Sermon C. Choix libres de la grâce.
ANALYSE. – Un homme demande à suivre. Jésus-Christ ; Jésus-Christ n’en veut pas, car il ne voit pas en lui une âme droite. Un second n’ose demander ; le Sauveur l’excite et l’encourage. Un troisième enfin diffère ; le Fils de Dieu lui en fait un reproche. Cette conduite si différente prouve que le choix divin dépend tout entier de la grâce ; et s’il a égard aux bonnes dispositions qu’il rencontre parfois, ces bonnes dispositions ne sont-elles pas aussi l’effet de cette même grâce ? À la grâce donc, attribuez tout le bien, et à vous vous tout le mal qui est en vous.
1. Écoutez, sur ce passage de l’Évangile, ce que le Seigneur a daigné me suggérer. Nous venons de voir, en Jésus Notre-Seigneur, une conduite bien différente. Un homme s’offre à le suivre, et il le repousse ; un autre n’ose s’avancer, et il l’excite ; un troisième enfin diffère, et il lui en fait des reproches. Le premier lui disait donc : « Seigneur, je vous suivrai partout où vous irez. » Se peut-il rien d’aussi décidé, d’aussi courageux, de mieux disposé et de plus digne d’un bonheur si grand, que de suivre le Seigneur partout où il ira ? Mais c’est de là que vient ton étonnement : Comment, dis-tu, pendant qu’un Maître si bon, pendant que Jésus Notre-Seigneur invite des disciples à recevoir de lui le royaume des cieux ; n’agrée-t-il pas une âme aussi bien préparée ? – Ah! mes frères, ce bon Maître connaissait, l’avenir, et il voyait sans doute que cette âme en le suivant chercherait ses propres intérêts et non ceux de Jésus-Christ. N’a-t-il pas dit : « Tous ceux qui me répètent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas au royaume des cieux [2] ? » Cette âme était du nombre de ceux-ci, et elle ne se connaissait pas aussi bien que la voyait l’œil de son Médecin. Si en effet elle se savait remplie de feinte, de fourberie et de duplicité, elle ne connaissait donc pas Celui à qui elle parlait ; car c’est de lui que dit un Évangéliste : « Il n’avait pas besoin qu’on lui rendit témoignage d’aucun homme, puisqu’il savait par lui-même ce qu’il y avait dans l’homme[3]. » Et que lui répondit-il ? « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel, des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer la tête ? » Où ne saurait-il reposer la tête ? Dans ton cœur ; car les renards y ont des tanières, tues un fourbe ; et les oiseaux du ciel y ont des nids, tu es un orgueilleux. Fourbe et orgueilleux, tu ne me suivras point. Comment la duplicité pourrait-elle marcher sur les traces de la simplicité
2. Le second gardait le silence, il ne disait, ne promettait absolument rien. Jésus lui dit : « Suis-moi. » Autant il voyait de dispositions mauvaises dans celui-là, autant dans celui-ci il en voyait de bonnes. Mais quoi, Seigneur, il ne témoigne aucun vouloir et vous lui dites : « Suis-moi ! » Vous aviez tout à l’heure un homme tout préparé, il vous disait : « Je vous suivrai partout où vous irez ; » et à ce dernier qui ne montre point de volonté, vous dites : «
Suis-moi ? » – Je ne veux pas du premier, reprend-il, parce que je vois en lui des nids et des tanières. – Pourquoi alors importuner celui-ci ? Pourquoi l’exciter quand il s’excuse ? Vous le poussez, et il ne marche point ; vous l’appelez, et il ne vous suit pas. Et que dit-il ? « J’irai auparavant ensevelir mon père. » – Ah ! le Seigneur voyait clairement la religion de son cœur, mais la piété filiale lui demandait un délai. Cependant, lorsque le Christ appelle un homme à prêcher l’Évangile, il ne veut aucune excuse tirée de cette piété charnelle et temporelle. La loi de Dieu, sans doute, en fait un devoir, et Notre-Seigneur même reproche aux Juifs d’anéantir ce commandement divin. Paul a dit aussi dans l’une de ses Épîtres : « Voici le premier commandement accompagné d’une promesse. » Lequel ? « Honore ton père et ta mère [4]. » Dieu effectivement en a fait un précepte. Ce jeune homme voulait donc obéir à Dieu et ensevelir son père. Mais il y a des temps, des circonstances et des devoirs qui doivent céder à d’autres devoirs, à d’autres circonstances et à d’autres temps. Il faut sans aucun doute honorer son père ; il faut aussi obéir à Dieu. Il faut aimer l’auteur de nos jours ; mais il faut lui préférer le Créateur. C’est moi, dit le Sauveur, qui t’appelle à prêcher l’Évangile ; j’ai besoin de toi pour cette mission bien différente et qui l’emporte sur l’obligation que tu veux accomplir. « Laisse les morts ensevelir leurs morts. » Ton père est mort ; il y a d’autres morts pour ensevelir les morts. Mais quels sont les morts qui ensevelissent des morts ? Un mort peut-il être enseveli par des morts ? Comment ceux-ci l’envelopperont-ils, s’ils sont morts ? Comment, s’ils sont morts, le porteront-ils? Comment le pleureront-ils, s’ils sont morts ? Eh bien ? ils l’envelopperont, ils le porteront, ils le pleureront, et ils sont morts. C’est qu’ils sont infidèles. Voici un devoir tracé dans le Cantique des cantiques. L’Église y dit : « Réglez en moi la charité. » Que signifie : «Réglez en moi la charité ?[5] » Faites-y des distinctions et rendez à chacun ce qui lui est dû. Ne mettez pas au-dessus ce qui doit être au-dessous. Aimez vos parents, mais sachez leur préférer Dieu. Voyez cette mère des Macchabées : « Mes enfants, dit-elle, j’ignore comment vous avez paru dans mon sein. » J’ai pu vous concevoir, j’ai pu vous mettre au monde, je n’ai pu vous former. C’est donc voire Créateur que vous devez écouter, c’est lui que vous devez me préférer ; ne craignez point, si sans vous je reste sur la terre. – Ils furent fidèles à suivre ses recommandations[6]. Or, ce que cette mère enseignait à ses enfants, c’est ce qu’enseignait Notre-Seigneur Jésus-Christ en disant : « Suis-moi. »
3. Un troisième disciple perce la foule, et sans que personne lui ait rien dit : « Je vous suivrai, Seigneur, s’écrie-t-il ; mais je vais premièrement l’annoncer aux membres de ma famille. » C’est en effet le sens qui me parait vrai et c’est comme si nous lisions : Permettez que je porte cette nouvelle à mes parents, dans la crainte qu’ils ne s’occupent de me chercher comme il arrive en pareil cas. « Quiconque ayant mis la main à la charrue, regarde derrière, reprit alors le Seigneur, n’est pas propre au royaume des cieux. » On t’appelle à l’Orient, et tu te tournes vers l’Occident ? Tout ce passage nous apprend que le Seigneur fait ses choix comme il lui plaît. Or, il choisit, dit l’Apôtre, en consultant sa grâce et en consultant la justice de ceux dont il fait choix. Voici en effet les paroles de Saint Paul. « Remarquez ; dit-il, le langage d’Élie : Seigneur, ils ont tué vos prophètes, démoli vos autels, et moi, je suis resté seul et ils en veulent à ma vie. Mais que lui dit la réponse divine ? Je me suis réservé sept mille hommes, qui n’ont point fléchi le genou devant Baal. » Tu te crois seul de bon serviteur ; il y en a aussi d’autres qui me craignent, et ils ne sont pas en petit nombre, puisque j’en ai jusqu’à sept mille. – L’Apôtre poursuit : « Ainsi en est-il encore aujourd’hui. » Alors en effet plusieurs Juifs étaient arrivés à la foi, bien qu’un plus grand nombre eussent été repoussés, comme le fut cet autre qui avait dans son âme des tanières de renards. « Ainsi donc en est-il encore aujourd’hui, un reste a été sauvé suivant l’élection de la grâce ; » en d’autres termes : nous avons aujourd’hui le même Christ qu’on avait alors et qui disait à Élie : « Je me suis réservé. » — « Je me suis réservé », c’est-à-dire j’ai choisi ces sept mille, parce qu’ils s’appuyaient sur moi, et non sur eux ni sur Baal. Ils ne sont pas corrompus ; je les vois encore tels que je les ai formés. Et toi, qui te plains, où serais-tu, si tu ne te confiais en moi ? Si tu n’étais rempli de ma grâce, ne fléchirais-tu pas aussi le genou devant Baal ? Tu es donc rempli de ma grâce, parce que de ma grâce tu attends tout, et rien de ta vertu. Ainsi garde-toi de croire orgueilleusement que tu es seul à mon service, J’ai d’autres serviteurs et je les ai choisis, comme toi, parce qu’ils ne comptent que sur moi. Tel est le sens de ces paroles apostoliques : «Maintenant aussi un reste a été sauvé selon le choix de la grâce. »
4. Prends-garde, ô chrétien, prends-garde à l’orgueil. Fusses-tu l’imitateur des saints, toujours attribue tout à la grâce ; car c’est la grâce de Dieu et non tes mérites, qui a laissé en toi quelque chose de bon. Aussi le prophète Isaïe avait dit de ces restes, en évoquant ses souvenirs : « Si le Seigneur des armées ne nous avait conservé un rejeton, nous serions devenus comme « Sodome, et semblables à Gomorrhe[7]. » – « Ainsi donc en est-il encore aujourd’hui, dit « l’Apôtre, un reste a été sauvé selon le choix « de la grâce. Mais si c’est par grâce, conclut-il, ce n’est point à cause des œuvres », et tu ne dois pas t’enfler de ton mérite ; autrement la grâce n’est plus grâce[8]. » Si en effet tu as confiance en tes œuvres, c’est une récompense qu’on t’accorde et non une grâce qu’on te fait ; et si c’est une grâce, elle est nécessairement gratuite.O pécheur, crois-tu au Christ ? – J’y crois, réponds-tu. – Tu crois aussi qu’il peut te remettre tous tes péchés ? Tu possèdes ce que tu crois. O grâce vraiment gratuite ! Et toi, juste, tu crois que sans Dieu tu ne peux observer la justice ? À sa bonté donc rends grâces de tout ce que tu possèdes de vertu, et à ta malice attribue tous tes péchés. Accuse-toi, et il te pardonnera ; car tous nos crimes, tous nos péchés sont l’œuvre de notre négligence ; comme toute notre vertu, toute notre sainteté vient de la miséricorde divine. Tournons-nous vers le Seigneur, etc.