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Sermon CIV. Marthe et Marie, ou les deux vies.

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Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CIV. MARTHE ET MARIE OU LES DEUX VIES[1].

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ANALYSE. – Marthe en ayant appelé à l’autorité de Jésus-Christ pour obtenir d’être aidée par sa sœur Marie, Jésus-Christ donne droit à Marie. Ne s’ensuit-il pas que nous devons tous abandonner les fonctions de Marthe ou l’exercice de la charité envers le prochain ? Gardons-nous-en avec soin. Si la part de Marie est préférée à celle de Marthe, c’est que Marie s’occupe de Dieu et Marthe de la créature. L’une fait ce qu’on fera éternellement au ciel, et l’autre ce qu’on ne saurait faire que sur la terre. L’une est ainsi le symbole de la vie future, et l’autre l’image de la vie présente. Servons-nous de l’une pour aller à l’autre ; et n’oublions pas que fidèles l’une et l’autre à leur vacation, Marthe et Marie sont saintes toutes deux et toutes deux attachées au Seigneur.


1. Nous avons vu, pendant la lecture du saint Évangile, une femme pieuse, nommée Marthe, recevoir le Seigneur et lui donner l’hospitalité. Comme elle était occupée des soins du service, sa sœur Marie se tenait assise aux pieds du Sauveur et entendait sa parole. L’une travaillait, l’autre demeurait en repos ; l’une donnait, l’autre recevait. Très-occupée cependant des soins et des préparatifs du service, Marthe en appela au Seigneur, et se plaignit que Marie ne l’aidât point dans son travail. Le Seigneur répondit à Marthe, mais ce fut en faveur de Marie et il devint son avocat après avoir été prié d’être son juge. « Marthe, dit-il, tu t’occupes de beaucoup de choses, quand il n’y en a qu’une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera pas ôtée. » Voilà donc, après l’appel de la plaignante, la sentence du Juge. Cette sentence sert à la fois de réponse à Marthe et de défense à Marie. Marie en effet s’appliquait à goûter la douceur de la divine parole ; et pendant que Marthe cherchait à traiter le Seigneur, Marie était heureuse d’être nourrie par lui. Marthe préparait un festin au Seigneur, et Marie jouissait des délices de son divin banquet. Mais pendant que celle-ci recueillait d’une manière si suave sa douce parole, pendant qu’elle se nourrissait si avidement à sa table, quelle ne fut pas sa crainte lorsque sa sœur en appela au Seigneur ? Ne tremblait-elle pas que le Sauveur ne lui dit : Lève-toi et aide ta sœur ? Elle goûtait en effet de merveilleuses délices, car les délices de l’âme l’emportent sur celles des sens. Enfin on l’excuse et elle se trouve plus tranquille. Mais comment Jésus l’excuse-t-il ? Soyons attentifs, examinons ; approfondissons autant que nous en sommes capables ; c’est pour nous aussi le moyen de nourrir notre âme.
2. Comment donc Marie fut-elle justifiée ? Nous imaginerons-nous que le Seigneur blâma les fonctions de Marthe, de Marthe appliquée aux devoirs de l’hospitalité et heureuse hôtesse du Seigneur lui-même ? Mais comment la blâmer de la joie que lui inspirait un tel hôte ? S’il en était ainsi, ne devrait-on pas renoncer au service des pauvres, choisir la meilleure part, la part qui ne sera point ôtée, s’appliquer à la méditation, soupirer après les délices de l’instruction, ne s’occuper que de la science du salut, sans se demander s’il y a quelque étranger à recueillir, quelque pauvre qui manque de pain ou de vêtements, quelque malade à visiter, quelque captif à racheter, quelque mort à ensevelir ? Ne faudrait-il pas enfin laisser là les œuvres de miséricorde et ne s’adonner qu’à la science sainte ? Si la part de Marie est la meilleure, pourquoi tout le monde n’en ferait-il pas choix ? N’aurions-nous pas pour défenseur le Seigneur lui-même ? Comment craindre de blesser ici sa justice, puisqu’il a rendu d’avance une sentence si favorable ?
3. Ce n’est pas cela néanmoins ; et le Seigneur a bien dit. La chose n’est pas comme tu l’entends, elle est comme tu dois l’entendre. Remarque bien : « Tu t’occupes de beaucoup de choses, quand il n’y en a qu’une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part. » La tienne n’est pas mauvaise, la sienne est meilleure. Pourquoi meilleure ? Parce que tu t’occupes de beaucoup de choses, et elle d’une seule. Or l’unité est au-dessus de la multiplicité, car l’unité n’a pas été produite par la multiplicité, mais la multiplicité par l’unité. La multiplicité a été créée et créée par un seul. Le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment, quelle foule d’objets ! Qui pourrait les énumérer, s’en figurer même la quantité ? Qui les a faits ? Dieu seul. Et voilà que tous sont très-bons [2]. Mais si toutes ces œuvres sont bonnes, combien meilleur encore Celui qui en est l’auteur ! Considérons à ce point de vue les occupations que suscite cette multitude d’êtres créés. Il est nécessaire de travailler à nourrir le corps. Pourquoi ? Parce que ce corps a faim, parce qu’il a soif. Il est nécessaire d’exercer la miséricorde envers les malheureux. Tu partages ton pain avec celui qui a faim. Pourquoi ? Parce que tu l’as rencontré souffrant de la faim. Suppose que personne n’endure plus la faim ; avec qui partager encore ? Qu’il n’y ait plus d’étranger ; à qui faire l’hospitalité ? Qu’il n’y ait plus de pauvre sans vêtements ; à qui en préparer ? Supprime la maladie ; qui visiter encore ? La captivité ; qui racheter ? Les querelles ; qui réconcilier ? La mort ; qui ensevelir ? Or, aucun de ces maux n’existera dans la vie future ; ni conséquemment aucun de ces services ; et Marthe avait raison de pourvoir aux besoins corporels, mais aux besoins corporels volontaires du Seigneur, de servir sa chair mortelle. Qui était dans cette chair mortelle ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. » Voilà Celui qu’écoutait Marie. « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous[3]. » Voilà Celui que servait Marthe ; et c’est pourquoi « Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée : » elle a choisi ce qui subsiste éternellement ; cela « ne lui sera point ôté. » Elle a voulu ne s’occuper que de cela seul, et déjà elle goûtait combien il est bon de s’attacher à Dieu[4]. Assise aux pieds de notre Chef, plus elle s’humiliait, plus elle recevait de lui. L’eau cherche le fond des vallées et fuit les hauteurs de la colline. Ainsi donc le Seigneur ne blâma point ce qu’elle faisait ; il distingua les fonctions. « Tu t’occupes de beaucoup de choses ; or, il n’y en a qu’une de nécessaire », et Marie en a fait choix. Quand cesseront les travaux produits par la multiplicité, restera l’amour de l’unité ; c’est ainsi que son choix « ne lui sera point ôté. » Mais le tien, c’est la conséquence, conséquence sous-entendue ; mais le tien te sera ôté. Et toutefois il ne te sera ôté que pour ton avantage, que pour être remplacé par quelque chose de meilleur. À tes travaux en effet succédera le repos, et aux inquiétudes de la navigation la sécurité du port.
4. Ainsi vous le voyez, mes bien-aimés, et vous le comprenez, j’espère ; il y a ici quelque grand mystère, quelque grand mystère que je dois faire connaître et comprendre à ceux-mêmes d’entre vous qui ne l’entrevoient pas encore. Ces deux femmes qui furent l’une et l’autre agréables au Seigneur, aimables toutes deux et toutes deux fidèles, ces deux femmes figurent deux vies : la vie présente et la vie future, la vie du travail et la vie du repos, la vie de l’épreuve et la vie du bonheur, la vie du temps et la vie de l’éternité. Voilà les deux vies ; approfondissez davantage leurs caractères réciproques. Qu’y a-t-il donc, dans la vie du temps, non pas quand elle est vicieuse, injuste, criminelle, débauchée, impie ; mais laborieuse et pleine de soucis, en proie aux supplices de la crainte et aux inquiétudes des tentations ; innocente pourtant, comme il convenait que Marthe la menât ? Examinez-la autant que vous en êtes capables et approfondissez sa nature, plus que je ne le fais dans mon discours. Quant à la vie coupable, elle était étrangère à Marie, et si elle lui fut jamais connue, elle disparut à l’approche du Seigneur ; en sorte que dans cette heureuse demeure qui reçut le Sauveur, il n’y avait que les deux vies représentées par les deux sueurs, deux vies innocentes, deux vies louables ; l’une appliquée au travail, l’autre au repos, sans que ni l’une ni l’autre fût une vie de dérèglements ou d’oisiveté ; oui, deux vies innocentes, deux vies louables dont l’une était appliquée au travail et l’autre au repos ; sans que la première fût une vie de dérèglements, car l’activité doit y prendre garde ; et sans que la seconde fut une vie d’oisiveté, car le repos y est exposé. Ces deux vies étaient donc alors dans cette demeure, et avec elles la source même de la vie. Marthe était une image du présent ; Marie, de l’avenir. Nous sommes à ce que faisait Marthe, nous espérons ce que faisait Marie. Faisons bien l’un pour posséder l’autre pleinement. Qu’avons-nous en effet, combien avons-nous de ces biens à venir ? Combien en avons-nous pendant que nous sommes ici ? Il est vrai toutefois que nous en goûtons quelque chose, quand éloignés des affaires et des soins domestiques vous vous réunissez ici, et vous y tenez attentifs. Vous êtes en cela semblables à Marie. Il vous est même plus facile de l’imiter qu’à moi, puisque c’est moi qui donne. Mais ce que je puis vous donner vient du Christ, vous n’êtes nourris que de ce qui vient de lui, car il est notre commun aliment, et avec vous je puise en lui la vie. Notre vie aussi, mes frères, c’est que vous soyez fermes dans le Seigneur [5] ; en vous appuyant sur le Seigneur, et non sur nous. Car celui qui est quelque chose, ce n’est pas celui qui plante, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l’accroissement[6].

  1. Luc. 10, 38-42
  2. Gen. 1, 31
  3. Jn. 1, 1-14
  4. Psa. 72, 28, 29
  5. 1Th. 3, 8
  6. 1Co. 3, 7