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Sermon CV. Les trois pains.

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Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CV. LES TROIS PAINS[1].

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ANALYSE. – Quoique ce discours ne soit que l’explication de ce que dit Notre-Seigneur au chapitre 11, 5-13, selon saint LUC, on y distingue deux parties manifestes. La première est l’explication proprement dite du texte sacré, et la seconde la réfutation des calomnies lancées par les païens contre le Christianisme, à propos du sac de Rome par Alaric. – I. La parabole employée ici par le Sauveur est une excitation bien pressante à la prière. Mais quel est le sens des principaux traits qu’elle renferme ? L’ami qui vient frapper à la porte de son ami pour en obtenir les trois pains nécessaires aux trois hôtes qui viennent de lui arriver pendant la nuit, ne désigne-t-il pas l’embarras où nous nous trouvons quelquefois pour répondre à certaines questions religieuses ? Nous aussi demandons trois pains. Ces trois pains sont d’abord une foi claire et ferme au mystère adorable de la Trinité. Ces trois pains sont aussi les trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité ; et l’on peut croire que ces trois vertus sont particulièrement représentées dans la même parabole par le pain, le poisson et l’œuf. Le pain est le symbole de la charité qui le donne, et si Notre-Seigneur y oppose la pierre, c’est que rien n’est contraire à cette vertu comme la dureté. Le poisson rappelle la foi, qui conserve toute sa vigueur au milieu des tempêtes et des agitations du siècle, sans se laisser dévorer par le serpent infernal. L’œuf enfin qui n’est que la promesse d’un poussin, l’œuf dont le germe est recouvert et voilé par la coque, représente convenablement l’espérance des biens futurs que l’on ne voit pas encore. Le scorpion qui cherche à le détruire est-il autre chose que ce monde ennemi qui cherche à détourner nos regards de l’éternelle félicité ? – II. Le monde attribue au Christianisme la ruine de Rome. Mais, premièrement, est-ce que le Christ a promis que Rome subsisterait éternellement ? Il n’a promis l’éternité qu’à la Jérusalem céleste, et les poètes flatteurs de Rome ne l’ont jamais sérieusement considérée comme une ville impérissable. Au milieu de nos épreuves allons plutôt déposer notre espérance sous les ailes de Jésus-Christ. Secondement, comment les dieux païens, si on avait continué de les adorer à Rome, auraient-ils préservé Rome de sa ruine, puisqu’ils n’ont pu se préserver eux-mêmes de la destruction ? Troisièmement enfin, ce qui prouve l’impuissance des idoles, c’est que Rome n’a pas été prise par l’adorateur des idoles qui voulait y en rétablir le culte, mais par un ennemi des idoles. Dans ce sac douloureux, les chrétiens, il est vrai, ont eu beaucoup à souffrir ; mais pour eux quel dédommagement dans l’autre vie, tandis que les infidèles perdent tout en perdant ce monde !


1. Nous avons entendu Notre-Seigneur, notre céleste Maître, notre conseiller fidèle, lui qui nous presse de demander et qui nous donne quand nous demandons ; nous l’avons entendu, dans l’Évangile, nous exciter à le prier avec instances et à frapper jusqu’à paraître opiniâtres. Voici l’exemple qu’il nous propose. Supposez, dit-il, que l’un de vos amis vienne la nuit vous demander trois pains, parce qu’un de ses amis vient de lui arriver et qu’il n’a rien à lui offrir ; supposez que celui à qui il s’adresse réponde qu’il repose et ses serviteurs avec lui, et qu’on ne doit pas troubler son sommeil par d’inutiles prières, mais que le premier insiste, continue à frapper sans se laisser intimider, sans s’éloigner et que, contraint par la nécessité, il fasse en quelque sorte des menaces ; l’autre se lèvera, sinon par égard pour les devoirs de l’amitié, au moins pour faire cesser tant d’importunité, et donnera tous les pains qui lui seront demandés. Et combien lui en demande-t-on ? Trois seulement. À cette parabole le Seigneur joint une exhortation et nous presse vivement de demander, de chercher, de frapper, jusqu’à ce que nous ayons obtenu ce que nous demandons, ce que nous cherchons, ce que nous voulons nous faire ouvrir. Il se sert pour cela d’un exemple emprunté aux contraires. C’est un juge qui n’avait ni crainte de Dieu ni égards pour personne ; mais fatigué et vaincu par les instances qu’une pauvre veuve ne cessait de lui faire chaque jour, il finit par lui accorder malgré lui, ce qu’il n’avait pu se déterminer à lui octroyer avec bienveillance [2]. Mais Celui qui supplie avec nous et qui donne avec son Père, Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne nous presserait pas autant de demander, s’il n’était disposé à accorder. Rougis donc, paresse humaine. Oui, Jésus est mieux disposé à nous donner que nous à accepter ; plus disposé à faire miséricorde que nous ne le sommes à sortir de la misère : et pourtant nous y resterons s’il ne nous en tire, car ses invitations n’ont en vue que' notre intérêt.
2. Éveillons-nous enfin, fions-nous à ses avertissements, ayons égard à ses promesses, réjouissons-nous de ses dons. Nous aussi n’avons-nous pas été visités par quelqu’un de nos amis en voyage, sans avoir de quoi lui offrir, et dans notre besoin n’avons-nous pas été obligés de recevoir, et pour nous et pour lui ? Il est impossible en effet qu’un ami n’ait adressé des questions auxquelles on n’a pu répondre, et qu’au moment où il fallait donner on ne se soit trouvé à court. L’ami qui t’arrive est en voyage, c’est-à-dire qu’il vit dans ce monde où nous passons tous comme des voyageurs, sans que personne y reste comme propriétaire, et où une voix dit à chacun : « Tu as mangé, sors ; continue ta route, fais place à un autre [3]. » Ou bien encore c’est un ami, je ne sais qui, fatigué d’un mauvais chemin, c’est-à-dire d’une vie déréglée ; il ne trouve pas la vérité, dont l’exposition et l’intelligence pourraient le rendre heureux ; épuisé par ses passions autant que par l’ingratitude du siècle, il vient à toi parce que tu es chrétien et il te dit : Rends-moi raison de ta foi, fais-moi chrétien aussi. Mais il te demande peut-être ce que la simplicité de ta foi te permettait d’ignorer, tu n’as pas pour apaiser sa faim et sa demande te découvre ton indigence. Ainsi le besoin de l’instruire te force à apprendre ; et la confusion que tu éprouves devant ces questions auxquelles tu ne saurais répondre, te détermine à chercher à ton tour afin de pouvoir trouver.
3. Et où chercheras-tu ? Où, sinon dans les livres sacrés ? Peut-être en effet que la réponse à ses interrogations s’y trouve quelque part ; mais peu claire. Peut-être que dans quelqu’une de ses Épîtres l’Apôtre a enseigné ce qu’on te demande ; mais si tu peux le lire, tu ne saurais le comprendre. Et pourtant, il t’est impossible de passer outre ; ce questionneur est là qui te presse. D’un autre côté, tu ne saurais t’adresser directement ni à Pierre, ni à Paul, ni à aucun prophète, car toute cette heureuse famille repose avec son Seigneur. Ensuite on est au milieu de la nuit, dans une ignorance profonde, et la faim de ton ami te presse de plus en plus. La simplicité de la foi te suffisait ; elle ne lui suffit pas. Faut-il donc l’abandonner ? Faut-il le chasser de ta maison ? Adresse-toi plutôt à ton Seigneur lui-même, frappe à la porte de cette demeure où il repose avec sa famille, prie, supplie, insiste. Bien différent de cet ami dont il est parlé dans la parabole, qui ne cède qu’à l’importunité ; il se lèvera et te donnera, car il est tout disposé à donner. Tu frappes sans avoir encore, obtenu ; frappe encore, car il veut te donner, et s’il diffère, c’est pour enflammer tes désirs, et pour t’empêcher d’apprécier moins ce que tu aurais obtenu trop tôt.
4. Or, quand tu seras parvenu à obtenir les trois pains, c’est-à-dire à contempler et à connaître l’auguste Trinité, tu auras pour te nourrir et pour nourrir autrui. Tu pourras alors ne pas craindre l’arrivée de ton ami en voyage, mais le traiter comme un membre de ta famille et sans avoir peur de manquer de pain, car ce pain mystérieux ne manque jamais, il met seulement un terme à vos besoins. Compte : un pain et un pain ; c’est Dieu le Père, feu le Fils et Dieu le Saint-Esprit ; le Père éternel, le Fils éternel et le Saint-Esprit coéternel à l’un et à l’autre ; c’est le Père immuable, le Fils immuable, le Saint-Esprit immuable également ; c’est le Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit ; le Pasteur suprême et l’auteur de la vie, Père, Fils et Saint-Esprit ; ##Rem le Paire et l’aliment, immortel, Père, Fils et Saint-Esprit. Instruis-toi donc et instruis ; vis et donne à vivre, Si généreux qu’il soit, Dieu n’a rien à te donner de meilleur que lui. O avare ; que voulais-tu autre chose ? Et si réellement tu demandes autre chose, de quoi te contenteras-tu, quand Dieu ne te suffit pas ?
5. Mais afin de pouvoir goûter ce don précieux, tu as besoin de foi, besoin d’espérance, besoin de charité. N’est-ce pas aussi le nombre trois : foi, espérance, charité ? Ces trois vertus son également des dons de Dieu. C’est de lui que nous recevons la foi : « Selon la mesure de la foi, dit l’Apôtre, que Dieu, a départie à chacun de nous [4]. » De toi aussi nous vient l’espérance : « C’est vous qui m’avez donné l’espérance », Seigneur[5]. De lui aussi la charité : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint, qui nous a été donné[6]. » Il y a toutefois quelque différence entre ces trois choses qui néanmoins sont toutes des dons divins, Car « maintenant demeurent toutes les trois, la foi, l’espérance et la charité ; et la plus grande des trois est la charité[7]. » Mais il n’est pas dit des pains évangéliques que l’un fût plus grand que les autres ; il est dit simplement qu’on en demanda et qu’on en reçut trois.
6. Voici encore le nombre trois : « Si quelqu’un d’entre vous voit son fils lui demander du pain, lui.donnera-t-il une pierre ? Si c’est un poisson, lui présentera-t-il un serpent ? Et si c’est un cent, lui offrira-t-il un scorpion. Si donc tout mauvais que vous êtes, vous savez donner à vos enfants des choses bonnes ; à combien plus forte raison votre Père qui est aux cieux n’accordera-t-il que ce qui est bon à ceux qui lui en feront la demande ? » Arrêtons-nous à examiner ceci : peut-être découvrirons-nous aussi, toutes les trois, la foi, l’espérance et la charité. La charité l’emporte sur les autres. Si on compare un pain, un poisson et un neuf, n’est-ce pas le pain qui vaut mieux ? C’est donc avec raison que nous prenons ici le pain comme symbole de la charité ; et si au pain le Sauveur oppose une pierre, c’est qu’à la charité la dureté est bien contraire. Dans le poisson nous voyons la foi ; et nous aimons à répéter avec un saint personnage qu’un bon poisson est une foi pieuse. Il vit au milieu des flots sans se déchirer et sans se dissoudre. C’est ainsi que vit la foi pieuse au sein des tentations et des tempêtes du siècle ; le monde la persécute, elle demeure intacte. Mais prends garde au serpent, il en est l’ennemi. En effet c’est par la foi qu’a été fiancée cette épouse à qui il est dit, au livre des Cantiques : « Viens du Liban, mon épouse ; viens et du commencement de la foi passe ici [8]. » Ainsi elle est fiancée, parce que la foi est le commencement des fiançailles. De fait, l’Époux alors fait une promesse et on y tient avec foi. Et si le Seigneur oppose le serpent au poisson, le diable à la foi, l’Apôtre ne dit-il pas de son côté à l’épouse mystique : « Je vous ai fiancée à un Époux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure ; et je crains que comme le serpent a séduit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est dans le Christ[9] », c’est-à-dire, qui est dans la foi donnée au Christ. « Le Christ, est-il écrit encore, habite par la foi dans vos cœurs[10]. » Ah que le démon ne corrompe point cette foi, que le serpent ne dévore point ce poisson.
7. Reste l’espérance, et l’espérance, me semble-t-il, peut être comparée à l’œuf. L’espérance, en effet, n’est point encore la réalité, comme l’œuf n’est point encore un poulet ; bien qu’il soit quelque chose. Si les mammifères donnent le jour à leurs petits eux-mêmes ; les ovipares ne produisent que ce qui est comme l’espoir de ces petits. Ainsi donc l’espérance nous invite à mépriser les choses présentes et à attendre les biens futurs, à oublier ce qui est derrière pour nous porter avec l’Apôtre ce qui est en avant. « Seulement, dit-il, oubliant ce qui en est arrière et m’avançant vers ce qui est devant, je tends au terme ; à la palme de la céleste vocation de Dieu dans le Christ-Jésus[11]. » D’où il suit que rien n’est si contraire à l’espérance que de regarder derrière, c’est-à-dire que de se confier aux choses qui passent et qui s’en vont, au lieu de compter sur ce qui ne passera jamais, quoiqu’on ne le possède pas encore et qu’on doive seulement l’obtenir un jour. Or, c’est quand des épreuves multipliées tombent sur le monde comme la pluie de soufre tomba sur Sodome, qu’on doit craindre d’imiter la femme de Lot. Elle regarda derrière et resta aussitôt immobile, changée en un monceau de sel, pour inspirer et assaisonner en quelque sorte la prudence [12]. Voici ce que l’Apôtre Paul dit encore de l’espérance : « Car c’est en espérance que nous avons été sauvés. Or l’espérance qui se voit n’est pas de l’espérance ; comment en effet espérer ce qu’on voit ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons, par la patience[13]. » — « Comment espérer ce qu’on voit ? » On voit l’œuf ; mais l’œuf n’est pas encore un poulet ; et l’on ne voit pas ce poulet, parce qu’il est couvert de la coque de l’œuf. Il faut : l’attendre patiemment et l’échauffer pour l’amener à la vie. Ainsi, applique-toi, porte-toi en avant, oublie ce qui est passé ; car ce qui se voit, passe avec le temps. « Ne considérons point ce qui se voit, dit encore l’Apôtre, mais ce qui ne se voit pas ; puisque ce qui se voit est temporel, tandis que ce qui ne se voit pas est éternel[14]. » Oui, c’est vers ce qui – ne se voit pas que tu dois porter ton espoir ; attends, prends patience, ne regarde point derrière, crains pour ton veuf la queue du scorpion, n’oublie pas que c’est de la queue, que c’est par-derrière qu’il frappe. Non, que le scorpion ne brise pas cet œuf, que le monde ne détruise pas ton espérance par ce poison funeste qu’il t’offre en quelque sorte par-derrière. Que ne dit-il pas, en effet ? quel bruit ire fait-il pas derrière toi pour te porter à tourner la tête, c’est-à-dire à t’appuyer sur les biens présents ? et toutefois peut-on appeler présent ce qui toujours ne fait que passer ? et à perdre de vue, pour reposer tes affections dans ce monde qui s’évanouit, les promesses que t’a faites le Christ et qu’il accomplira sûrement, parce qu’il est fidèle à sa parole ?
8. Et si Dieu mêle tant d’amertumes aux prospérités de la terre, c’est pour nous porter à chercher une autre félicité, une félicité dont la douceur ne soit pas trompeuse. Mais par ces amertumes le monde veut détourner tes regards de ce qui est devant toi et te faire regarder derrière. N’est-ce pas pour cela que tu te plains des adversités et des afflictions ? Depuis l’avènement du Christianisme, dis-tu, tout s’en va. Pourquoi ces murmures ? Dieu ne m’a point promis que tout cela ne périrait pas ; le Christ non plus ne l’a point promis. Éternel il n’a point promis ce qui est éternel, et si je crois, je deviendrai éternel moi-même, de mortel que je suis. Pourquoi faire tant de bruit, ô monde immonde ? Pourquoi tant murmurer ? Pourquoi chercher à me détourner de Dieu ? Tu veux me retenir ici, et tu t’en vas ? Que ne ferais-tu point, s’il n’y avait en toi que douceur, puisque tout amer que tu sois, tu sembles nous présenter de doux aliments ? Si donc je conserve, si je garde ainsi mon espérance, l’œuf mystérieux n’est point écrasé par le scorpion. « Je bénirai le Seigneur en tout temps ; sa louange sera toujours sur mes lèvres[15]. » Que le monde prospère ou tombe en ruines, « Je bénirai le Seigneur » qui a fait le monde ; oui je le bénirai. Qu’humainement parlant le monde soit en bon ou en mauvais état ; « Je bénirai le Seigneur en tout temps, toujours sa louange sera dans ma bouche. » Bénir Dieu quand le monde prospère et blasphémer quand il est éprouvé, ce serait être blessé par l’aiguillon du scorpion et regarder derrière. Dieu nous en préserve ! « Le Seigneur a donné, le « Seigneur a ôté ; comme il a plu au Seigneur « ainsi il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni[16] ! »
9. La cité qui nous a donné le jour subsiste encore, grâces à Dieu. Ah ! si seulement elle naissait à la vie spirituelle et passait avec nous à l’éternité ! Mais si cette cité qui nous a engendrés à la vie terrestre ne doit pas subsister toujours ; toujours subsistera celle qui nous a fait naître à la vie céleste. « C’est le Seigneur qui a bâti Jérusalem[17]. » Mais a-t-il en dormant laissé crouler son édifice ? Y a-t-il laissé entrer l’ennemi pour n’avoir pas veillé sur lui ? « Si le Seigneur ne protège la cité, c’est en vain qu’on veille à sa garde.[18] » Quelle est cette cité ? « Le protecteur d’Israël ne dort ni ne sommeille.[19] » Or qu’est-ce qu’Israël, sinon la postérité d’Abraham ? Et qu’est-ce que la postérité d’Abraham, sinon le Christ, comme le dit l’Apôtre ? Et nous, que sommes-nous ? « Vous êtes au Christ, poursuit-il ; conséquemment de la postérité d’Abraham et les héritiers de la promesse[20]. Toutes les nations, est-il dit en effet, seront bénies dans ta postérité[21]. » Voilà la cité sainte, la cité fidèle, la cité qui est étrangère sur la terre mais qui a ses fondements au ciel. O fidèle, ne perds point tes espérances, ne perds point la charité ; ceins-toi les reins et attends que ton Seigneur revienne des noces[22]. Pourquoi trembler en voyant périr les royaumes de la terre ? N’est-ce pas pour t’empêcher de succomber avec eux qu’un autre royaume t’a été promis au ciel ? Et n’a-t-il pas été prédit, prédit sûrement que ces royaumes de la terre périraient ? Nous, ne pouvons le nier : ce Seigneur que tu attends a dit en propres termes : « Les nations se jetteront l’une sur l’autre et les royaumes sur les royaumes[23]. » Ces royaumes subissent des révolutions ; mais viendra celui dont il est écrit qu’il n’aura pas de fin.
10. Il est des hommes qui ont promis cette immortalité aux royaumes de ce monde ; ils ne disaient pas vrai, l’adulation les faisait mentir. Un de leurs poètes représente Jupiter disant des Romains : « Je ne leur fixe ni limites ni durée ; je leur donne un empire éternel[24]. » Mais tel n’est point le langage de la vérité. O donneur qui n’as rien donné, ce prétendu royaume éternel, où l’as-tu placé ? Sur la terre ou au ciel ? Sur la terre assurément. Du reste, fût-ce au ciel, « le ciel et la terre passeront[25]. » Or si les œuvres de Dieu même doivent passer, combien plus vite encore l’œuvre d’un Romulus. Peut-être même, si nous voulions attaquer Virgile et lui reprocher d’avoir ainsi parlé, nous prendrait-il à part pour nous dire : Je sais comme vous, ce qu’il en est ; mais pour vendre mes vers aux Romains, ne devais-je pas les flatter et leur faire de mensongères promesses ? Remarquez toutefois quelles précautions j’ai prises en écrivant ces paroles : « Je leur donne un empire éternel. » C’est leur Jupiter que j’ai mis en scène pour lui prêter ce langage. Ce n’est pas en mon nom que j’ai dit ce mensonge, c’est à Jupiter que j’ai fait remplir un rôle trompeur. Ne fallait-il pas qu’il fût aussi faux prophète qu’il était faux dieu ? D’ailleurs, voulez-vous savoir que je ne me faisais pas illusion ? Quand ailleurs je n’ai pas prêté la parole à Jupiter, c’est-à-dire à une pierre, mais que j’ai parlé en mon nom, j’ai dit expressément : « Ce n’est ni la fortune de Rome ni son règne périssable[26]. » Observez comment j’ai nommé son règne un règne périssable, je l’ai dit sans hésitation. – Il parlait donc sincèrement quand il a nommé ce règne périssable ; et en flatteur quand il l’a dit éternel.
11. Ainsi, mes frères, point de découragement ; tous les royaumes de la terre auront une fin. Est-ce maintenant ? Dieu le sait. Peut-être n’est-ce pas encore ; peut-être aussi est-ce la faiblesse de caractère, la compassion, la misère humaine qui nous font désirer l’éloignement de cette fin s’ensuit-il qu’elle ne viendra jamais ? Fixez votre espoir en Dieu, désirez, attendez les biens éternels. Vous êtes chrétiens, mes frères, nous le sommes. Mais le Christ n’est point descendu pour vivre dans les délices ; supportons le présent plutôt que de nous y attacher ; l’adversité nuit, hélas ! trop manifestement, et la prospérité flatte avec trop de perfidie. Redoute la mer, lors k même qu’elle est calme. Gardons-nous bien d’entendre vainement l’exhortation solennelle d’élever nos cœurs. Pourquoi laisser ce cœur sur la terre, puisque nous la voyons se bouleverser ? Nous ne pouvons que vous exciter à préparer de quoi répondre, pour justifier votre espérance, à ces insulteurs, à ces blasphémateurs du nom chrétien. Qu’aucun murmure ne parvienne à vous détacher de l’attente des biens à venir. Tous ceux qui dans les adversités actuelles outragent notre Christ, ne sont-ils pas comme la queue du scorpion ? Ah ! courons cacher notre œuf mystérieux sous les ailes maternelles de cette poule évangélique qui crie : « Jérusalem, Jérusalem », ceci s’adresse à la Jérusalem perdue de la terre et du mensonge, « combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants ; comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu n’as pas voulu [27] ! » Ah ! qu’elle ne nous dise point : « J’ai voulu et tu n’as pas voulu ! » Cette poule évangélique est en effet la divine. Sagesse qui s’est incarnée pour se mettre à la portée de ses petits. Pour ses poussins que ne fait point une poule ? Voyez ses plumes hérissées, ses ailes pendantes, sa voix fatiguée, affaiblie, amoureuse et languissante. Oui, déposons notre œuf, notre espoir, sous les ailes de cette poule sacrée.
12. Peut-être avez-vous remarqué encore comment la poule tue le scorpion. Plaise donc à Dieu que ces blasphémateurs qui rampent à erre, qui sortent de sombres cavernes et dont l’aiguillon funeste fait de mortelles blessures, soient déchirés et dévorés par cette poule qu’elle se les incorpore et les transforme, en quelque sorte, en œuf ! Ah ! qu’ils ne s’irritent point ; nous paraissons émus, mais nous ne rendons pas malédictions pour malédictions ; nous opposons, au, contraire, les bénédictions aux malédictions, la prière ail blasphème [28]. Qu’on ne dise donc pas, à propos de moi : O si seulement il ne parlait pas de Rome ! Est-ce que je l’insulte ? Est-ce que plutôt je ne prie pas Dieu pour elle, vous y exhortant vous-mêmes comme je puis ? Loin de moi la pensée de l’insulter ! Que Dieu détourne cette idée de mon cœur et de mon esprit, déjà si douloureusement affectés ! N’y avions-nous pas et n’y avons-nous point encore des frères en grand nombre ? N’y a-t-il pas là une portion importante de cette Jérusalem qui voyage sur la terre ? N’y a-t-elle pas enduré des calamités temporelles, mais sans perdre les félicités éternelles ? Que veux-je donc, en parlant de Rome, sinon montrer la fausseté de leurs accusations contre notre Christ, lequel, disent-ils, aurait perdu Rome, soutenue auparavant par des dieux de pierre et de bois ? Pourquoi n’ajouter pas des dieux de monnaie, des dieux d’airain, des dieux même d’argent et d’or ; car « les idoles des nations sont de l’argent et de l’or. » Le prophète ne dit point que ces dieux soient de la pierre, ni du bois, ni de terre cuite, mais ce qu’on estime beaucoup, « de l’argent et de l’or. » Mais tout or et tout argent qu’ils soient, « ils ont des yeux et ne voient pas[29]. » Considérés comme monnaie, les dieux d’or et les dieux de bois sont loin d’être équivalents ; considérés comme ayant des yeux et ne voyant point, ils se valent. Et voilà les gardiens auxquels les doctes ont confié le salut de Rome, des gardiens qui ont des yeux sans voir ! S’ils pouvaient sauver Rome, pourquoi eux-mêmes ont-ils succombé avant elle ? – Rome a succombé avec eux, reprennent-ils. – Ils n’en ont pas moins succombé. – Ce n’est pas eux, poursuivent-ils, mais leurs statues. – Quoi ! ils n’ont pu protéger leurs propres statues et ils auraient pu préserver vos demeures ? Depuis longtemps déjà Alexandrie a perdu ces espèces de divinités ; et Constantinople, depuis qu’un Empereur chrétien en a fait une grande ville, n’a pi us également de faux dieux s’en est-elle moins développée ? Ne prospère-t-elle pas et né subsiste-t-elle pas encore ? Elle subsistera tant qu’il plaira à Dieu, car nous ne prétendons pas ici lui assurer l’immortalité. Aujourd’hui encore Carthage subsiste sous la protection du Christ et depuis longtemps y est tombée cette prétendue divinité qu’on appelait Céleste et qu’on voit maintenant bien terrestre.
13. On a tort aussi de publier que Rome a été prise et saccagée aussitôt après la destruction de ses dieux. Rien de plus faux ; les idoles étaient renversées bien auparavant, et même, depuis, les Goths furent vaincus sous la conduite de Rhadagaise. Rappelez vos souvenirs, mes frères, rappelez vos souvenirs ; il n’y a pas longtemps, il y a seulement quelques années que ceci s’est passé. Après que toutes les idoles eurent été renversées dans la ville de Rome, Rhadagaise, roi des Goths, y accourut avec une grande armée, une armée bien plus grande que celle d’Alaric. Rhadagaise était païen et sacrifiait chaque jour à Jupiter. On publiait de toutes parts qu’il ne cessait d’offrir des victimes. Aussi tous les païens disaient-ils alors : Nous ne sacrifions pas et lui sacrifie, nous devons donc nous attendre à être vaincus. Mais pour montrer que de ces sacrifices ne dépendent ni le salut temporel, ni l’existence des empires, Dieu fit essuyer à Rhadagaise une défaite surprenante. Vinrent ensuite d’autres Goths qui ne sacrifiaient point ; ils n’étaient pas chrétiens catholiques, mais ils détestaient les idoles ; et avec leur haine des idoles ils s’emparèrent de Rome, triomphant ainsi de ceux qui mettaient leur espoir dans les faux dieux, qui recherchaient encore des idoles renversées et voulaient leur offrir encore des sacrifices. Nos frères sans doute étaient là aussi et ils eurent à souffrir ; mais ils savaient répéter « Je bénirai le Seigneur en tout temps [30]. » Ils souffrirent dans un empire terrestre, mais ils ne perdirent point le royaume des cieux ; au contraire, ces afflictions temporelles les rendirent meilleurs et plus capables d’en faire la conquête. S’ils n’ont pas blasphémé au milieu de leurs épreuves, ils ressemblent à des vases qui sortent intacts de la fournaise et ils sont remplis des bénédictions du ciel. Quant à ces blasphémateurs qui recherchent les choses de la terre, qui les désirent et y mettent leur espoir, une fois que, bon gré, mal gré, elles leur auront échappé„ que posséderont-ils encore ? où pourront-ils s’arrêter ? N’ayant rien au dedans ni rien au-dehors, la conscience plus dénuée encore que la bourse, où sera leur repos ? où sera leur salut ? où sera leur espoir ? Ah ! qu’ils viennent, qu’ils cessent de blasphémer et apprennent à adorer,: que ces scorpions avec leurs dards soient mangés par la Poule mystérieuse et transformés par elle en son corps ; qu’ils s’exercent sur la terre, pour être couronnés dans le ciel.

  1. Luc. 11, 5-13
  2. Luc. 18, 1-8
  3. Sir. 29, 33
  4. Rom. 12, 3
  5. Psa. 118, 49
  6. Rom. 5, 5
  7. 1Co. 13, 13
  8. Can. 4, 8
  9. 2Co. 11, 2-3
  10. Eph. 3, 17
  11. Phi. 13,14
  12. Gen. 19, 26
  13. Rom. 8, 24-25
  14. 2Co. 4, 18
  15. Psa. 32, 2
  16. Job. 1, 21
  17. Psa. 146, 2
  18. Psa. 126, 1
  19. Ps 120, 4
  20. Gal. 3, 16, 29
  21. Gen. 22, 18
  22. Luc. 12, 35-36
  23. Mrc. 13, 8
  24. Enéid. liv. 1, vers 278, 279
  25. Luc. 21, 33
  26. Géorg. liv. 2, vers 498
  27. Mat. 23, 37
  28. 2Co. 4, 12, 13
  29. Psa. 113, 4, 5
  30. Psa. 33, 2