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Sermon LXXII. Les bons arbres.

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Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON LXXII. LES BONS ARBRES[1].

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ANALYSE.

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– Notre-Seigneur veut que nous travaillions à devenir de bons arbres. Ce qui fait comprendre la nécessité de ce commandement, c’est que 1° un arbre mauvais ne saurait porter de bons fruits. Aussi, 2° Jésus-Christ est venu travailler à nous rendre bons. 3° Il nous menace de la mort éternelle si pour le devenir, nous ne profitons pas des délais que nous accorde sa bonté. 4° N’est-il pas incompréhensible que l’homme ne veuille rien avoir que de bon et que toutefois il ne cherche pas à devenir bon lui-même ? Qu’il, s’attache donc à Dieu, source de bonté. 5° Les calamités présentes doivent nous servir d’avertissement sérieux.
1. Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a avertis d’être de bons arbres afin de pouvoir porter de bons fruits. « Ou rendez l’arbre bon et son fruit bon, dit-il ; ou rendez l’arbre mauvais et son fruit mauvais ; car c’est par le fruit qu’on connaît l’arbre. » Dans ces mots : « Ou rendez l’arbre bon et son fruit bon », il y a, non point un avis ; mais un précepte salutaire que nous sommes obligés d’accomplir. Et dans ces autres : « Rendez l’arbre mauvais et son fruit mauvais », il n’y a pas un précepte à accomplir, mais l’avis d’être sur ses gardes. Car cet avis s’adresse à. ces hommes qui croyaient, tout mauvais qu’ils étaient, pouvoir bien parler ou bien agir. Cela ne se peut, dit le Seigneur Jésus. Pour changer la conduite, il faut d’abord changer l’homme. Si celui-ci reste mauvais, il ne peut bien agir : et s’il est bon, il ne saura agir mal.
2. Or qui a été trouvé bon par le Seigneur, lorsque le Christ est mort pour les impies.[2] ? Il n’a donc rencontré que des arbres mauvais ; mais il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu s’ils croyaient en son nom[3]. Ainsi quiconque est bon aujourd’hui, c’est-à-dire est un bon arbre, a d’abord été trouvé mauvais et est devenu bon. Ah. ! S’il avait voulu, en venant parmi nous, arracher tous les mauvais arbres, en resterait-il un seul qui ne méritât d’être déraciné ? Mais il est venu l’aire miséricorde, afin d’exercer ensuite la justice, ainsi qu’il est écrit « Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre justice[4]. » Aussi a-t-il accordé aux croyants la rémission de leurs péchés sans vouloir même revenir avec eux sur les comptes passés. Il a fait d’eux de bons arbres ; il a détourné la cognée et apporté la paix.
3. C’est de cette cognée que parle Jean quand il dit : « Déjà la cognée est mise à la racine des arbres. Tout arbre qui ne produit pas de bon fruit, sera coupé et jeté au feu[5]. » C’est de cette cognée que menace le père de famille, lorsqu’il dit dans l’Évangile : « Voilà trois ans que je viens voir cet arbre, sans y trouver de fruit. Je dois maintenant rendre libre la place. Qu’on le coupe donc. » Le vigneron intercède : « Seigneur, dit-il, laissez-le encore cette année ; je vais creuser tout autour et y mettre une charge de fumier. Vous serez content, s’il porte du fruit ; s’il n’en porte pas, vous viendrez et l’abattrez[6]. Le Seigneur, en effet, a visité le genre humain comme pendant trois ans, c’est-à-dire à trois époques déterminées. La première époque précède la loi ; la seconde est celle de la loi, et la troisième est l’époque actuelle de la grâce. Si le Seigneur n’avait point visité le genre humain avant la loi, comment expliquerait-on la justice d’Abel, d’Enoch, de Noé, d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, dont il a voulu être nommé le Seigneur, comme s’il n’était le Dieu que de ces trois hommes, lui à qui toutes les nations appartiennent ? « Je suis, dit-il, le Dieu d’Abraham, et d’Isaac et de Jacob[7]. » Et s’il ne nous avait point visités sous la loi, aurait-il donné cette loi ? Ce père de famille est venu aussi après la loi ; il a souffert, il est mort, il est ressuscité, il a fait prêcher l’Évangile dans tout l’univers ; et il reste encore quelque arbre stérile ! Il est encore une portion de l’humanité qui ne se corrige point ! Le jardinier se fait médiateur ; l’Apôtre prie pour le peuple : « Je fléchis pour vous, dit-il, les genoux devant le Père, afin qu’enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre, avec tous les saints, quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur, et acquérir aussi la science suréminente de la charité du Christ, pour être remplis de toute la plénitude de Dieu[8]. » En fléchissant ainsi les genoux devant le Père de famille, il demande que nous ne soyons pas déracinés. Puisque ce Père de famille viendra nécessairement, faisons en sorte qu’il trouve en nous des arbres féconds. On creuse autour de l’arbre par l’humilité d’un cœur pénitent, attendu qu’on ne peut creuser sans descendre. Le fumier figure l’abjection à laquelle se livre le repentir. Est-il en effet rien de plus abject que le fumier. Et pourtant, est-il rien qui rapporte plus, si l’on en fait bon usage ?
4. Que chacun donc devienne un bort arbre, et qu’on ne s’imagine pas porter de bons fruits en restant arbre mauvais. Il n’y a de bons fruits que sur les bons arbres. Change ton cœur et tu changeras de conduite. Arraches-en la cupidité et plantes-y la charité. De même que la cupidité est la racine de tout mal[9], la racine de tout bien est la charité. Pourquoi alors, pourquoi des hommes murmurent-ils, disputent-ils entre eux et disent-ils Qu’est-ce que le bien ? – Ah ! Si tu savais ce que c’est que le bien ! Le bien véritable n’est pas ce que tu voudrais avoir, mais ce que tu ne veux pas être. Tu voudrais avoir la santé du corps ; c’est un bien sans doute, mais ce n’est pas un grand bien, car le méchant l’a aussi. Tu veux avoir de l’or et de l’argent ; j’en dis autant, c’est un bien, vrais à la condition que tu en feras un bon usage. Et tu n’en feras pas un bon usage, si tu n’es bon toi-même. D’où il suit que l’or et l’argent sont un mal pour les méchants et un bien seulement pour les bons. Ce n’est pas que l’or et l’argent rendent ceux-ci bons ; mais ils ne sont employés à un bon usage que pour être tombés entre les mains des bons. Tu veux de l’honneur ; c’est un bien, ruais à condition encore que tu en feras un sage emploi. Combien y ont trouvé leur ruine ! Et pour combien a-t-il été un instrument de bonnes œuvres !
5. Ainsi donc, s’il est possible, sachons mettre de la différence entre ces diverses sortes de biens, puisqu’il est aujourd’hui question de bons arbres. Or il n’est rien dont chacun doive ici s’occuper davantage que de tourner ses regards sur lui-même, de s’examiner, de se juger, de se sonder, de se chercher et de se trouver ; que de détruire ce qui lui déplaît, que de souhaiter et de planter ce qui lui plaît. Comment être avide des biens extérieurs, lorsqu’on est vide des biens meilleurs ? Qu’importe d’avoir la bourse pleine, quand la conscience est vide ? Tu veux des biens sans vouloir être bon ! Ne comprends-tu pas que tu dois rougir de ce que tu possèdes, si dans ta maison tout est bien excepté toi ? Que veux-tu avoir de mauvais ? Dis-le-moi. Rien absolument ; ni épouse, ni fils, ni fille, ni serviteur, ni servante, ni campagne, ni tunique, ni même chaussure. Et tu veux toutefois mener une mauvaise vie ! Je t’en conjure, élève ta vie au-dessus de ta chaussure. Tout ce que rencontrent tes regards autour de toi, est élégant, beau et agréable pour toi : toi seul restera laid et, hideux Ah ! Si ces biens dont ta maison est pleine, si ces biens dont tu as convoité la possession et dont tu redoutes la perte, pouvaient te répondre, ne te crierait-il pas : Tu veux que nous soyons bons et nous aussi nous voulons avoir un bon traître ? Mais ils crient silencieusement contre toi devant ton Seigneur : Vous lui avez, disent-ils, accordé de bonnes choses, et lui reste mauvais ! Que lui importe ce qu’il a, puisqu’il n’a pas l’auteur de tout ?
6. Ces paroles touchent ici quelque cœur ; livré peut-être à la componction il demande ce que t’est que le bien, quelle en est la nature, l’origine. Tu l’as donc bien compris, c’est de cela que tu dois t’enquérir. Eh bien ! Je répondrai à ta question et je dirai : Le bien est ce que tu ne saurais perdre malgré toi. Tu peux, malgré toi, perdre ton or, et ta demeure et tes honneurs et la santé même ; mais le bien qui te rend bon, tu ne peux ni l’acquérir, ni le perdre malgré toi. Quelle est maintenant la nature de ce bien ? Nous trouvons dans un psaume un grand enseignement, c’est peut-être ce que nous cherchons. « Enfants des hommes, y est-il dit, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? » Jusques à quand cet arbre demeurera-t-il stérile ? « Enfants des hommes, jusques à quand serez-vous appesantis de cœur ? » Que signifie, « Appesantis de cœur ? – Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez-vous le mensonge ? » Venant ensuite au fond même de la question « Sachez que le Seigneur a glorifié son Saint [10]. » Déjà en effet le Christ est venu, déjà il est glorifié, il est ressuscité et monté au ciel, déjà son nom est célébré par tout l’univers : « Jusques à quand serez-vous appesantis de cœur ? N’est-ce pas assez du passé ? Et maintenant que ce Saint est glorifié, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? » Les trois ans écoulés, qu’avez-vous à attendre, sinon la cognée ? « Jusques à quand serez-vous appesantis de cœur ? Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez-vous le mensonge ? » Même après la glorification du Saint, du Christ, on s’attache encore à la vanité, encore à l’inutilité, encore à l’ostentation, encore à la frivolité ! La vérité se fait entendre et l’on court encore après la vanité ! « Jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? »
7. C’est avec justice que le monde endure de si cruels fléaux ; car il connaît aujourd’hui la parole de son Maître. « Le serviteur qui ne sait pas la volonté de son maître, est-il écrit, et qui fait des choses dignes de châtiment, recevra peu de coups.[11] » Pourquoi ? Afin de l’exciter à rechercher cette volonté. Tel était le monde avant que le Seigneur glorifiât son Saint ; c’était un serviteur ignorant la volonté de son Maître ; aussi recevait-il peu de coups. Mais aujourd’hui et depuis que Dieu a glorifié son Saint, le serviteur qui connaît la volonté de son Maître et qui ne l’accomplit point, recevra un grand nombre de coups. Est-il donc étonnant que le monde soit si fort châtié ? C’est un serviteur qui connaît les intentions de son maître et qui fait des choses dignes de châtiment. Ah ! Qu’il ne se refuse pas aux nombreuses afflictions qu’il mérite ; car s’il ne veut pas écouter son précepteur, Il trouvera justement en lui un vengeur. Qu’il ne murmure pas contre la main qui le frappe, qu’il se reconnaisse digne de châtiment ; c’est le moyen de mériter la miséricorde divine, par Jésus-Christ, qui vit et règne avec Dieu le Père et avec l’Esprit-Saint dans les siècles des siècles. Amen.

  1. Mat. 12, 33
  2. Rom. 5, 6
  3. Jn. 1, 12
  4. Psa. 100, 1
  5. Mat. 3, 10
  6. Luc. 12, 7-9
  7. Exo. 3, 14
  8. Eph. 3, 14-19
  9. 1 Ti. 6, 10
  10. Psa. 4, 3-4
  11. Luc. 12, 48