Sermon XXI. de l'amour de Dieu.
ANALYSE. – C’est notre devoir de nous réjouir dans le Seigneur, c’est aussi notre bonheur. Ce bonheur ne saurait être complet que dans le ciel ; on peut néanmoins le goûter déjà sur la terre. – I. Par quel moyen ? Dieu étant invisible, Dieu étant charité, avoir la charité c’est posséder Dieu, c’est avoir le moyen de se réjouir en lui. Réservez donc votre amour à Dieu, ne le répandez point désordonnément sur les créatures ; gardez-vous d’aimer les créatures plus que Dieu. — II. Car Dieu a un double droit à la fidélité de votre cœur. Vous devez l’aimer parce qu’il vous a créés ; vous devez, l’aimer peut-être plus encore parce qu’il vous a rachetés. Comment donc se fait-il qu’on aime la terre ou la boue plus que lui ? — III. Afin de parvenir à l’aimer et à vous réjouir en lui, aimez tout ce qu’il commande ; ayez confiance en lui, bien qu’il ne vous exauce pas quelquefois ; acceptez pieusement les épreuves qu’il vous envoie ; faites enfin bon usage de vos biens ; possédez-les sans en être possédés. Les trois idées principales de ce sermon se rapportent ainsi 1° aux effets, 2° à la nécessité de l’amour de Dieu, et 3° aux moyens de le développer dans le cœur.
1. Voici ce que nous avons chanté de bouche et de cœur ; voici les paroles qu’ont adressées au Seigneur la conscience et la langue chrétienne « Le juste se réjouira dans le Seigneur », non dans le siècle. « La lumière s’est levée sur le juste, est-il dit ailleurs, et la joie sur ceux qui ont le cœur droit. [2] » Veux-tu savoir d’où vient cette joie ? écoute : « Le juste se réjouira dans le Seigneur », et s’il est dit : « La lumière s’est levée sur le juste », il est dit aussi « Réjouis-toi dans le Seigneur, et il remplira les désirs de ton cœur[3].
» Que nous prescrit-on ici ? Que nous présente-t-on ? Que nous est-il commandé ? Que nous est-il donné ? – De nous réjouir dans le Seigneur. Mais qui se réjouit dans ce qu’il ne voit pas ? Et voyons-nous Dieu ? Ce bonheur nous est promis : mais aujourd’hui c’est par la foi que nous marchons, pendant que nous sommes dans ce corps nous voyageons loin du Seigneur [4]. Remarquez : c’est par la foi, non par une claire vue. Nous parviendrons à voir quand s’accomplira ce que dit encore l’Apôtre Jean : « Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, mais on ne voit pas encore ce que nous serons. Nous savons que lorsqu’il apparaîtra nous lui serions semblables, car nous le verrons tel qu’il est[5]. » Alors donc la joie grande et parfaite, alors la pleine allégresse : ce ne sera plus le lait de l’espérance, mais la solide nourriture de la réalité. Dès maintenant toutefois, avant que la réalité vienne à nous et avant que nous allions à elle, réjouissons-nous dans le Seigneur. Y a-t-il peu de joie dans l’espérance que doit suivre la réalité ? Au milieu des choses du temps, dans la joie du siècle et non du Seigneur, il est beaucoup d’affections qui ne possèdent point encore ce qu’elles convoitent : quelle ardeur néanmoins dans cette espérance qui court sans atteindre ! Ainsi, pour citer des exemples : tu aimes l’argent ; tu ne l’aimerais point si tu n’espérais le posséder : tu aimes une femme, non après, mais avant de l’avoir épousée. Hélas ! ne sera-t-elle pas aussi détestée après l’union qu’elle est aimée auparavant ? Pourquoi ? Parce qu’elle ne s’est point montrée après le mariage comme le cœur se l’était figurée. Mais Dieu, ah ! si on l’aime encore absent, il ne perd rien quand il est présent. Quelque haute idée que se fasse l’âme humaine de ce Bien suprême qui est Dieu, jamais elle ne fait assez, elle est toujours infiniment au-dessous de la réalité ; et la possession lui donnera nécessairement beaucoup plus que ne rêvait la pensée. Si donc nous avons pu l’aimer avant même de le voir, nous l’aimerons beaucoup plus après l’avoir vu. Ainsi nous l’aimons présentement avec espérance. C’est pourquoi il est écrit : « Le juste se réjouira dans le Seigneur ; » et comme il ne le voit pas encore : « et il espérera en lui. »
2. Cependant nous possédons les prémices de l’Esprit et nous pouvons nous approcher de l’objet de notre amour, goûter même tant soit peu à ce que nous devons manger et boire avec avidité. Comment le prouver ? Le voici. Ce Dieu en qui il nous est ordonné de placer notre amour, de prendre notre joie, n’est ni l’or, ni l’argent, ni la terre, ni le ciel, ni cette lumière du soleil, ni tout ce qui brille au ciel ou resplendit avec éclat sur la terre. Dieu n’est pas un corps, il est esprit. Aussi dit-il que « ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité [6]. » Il n’est pas dans les lieux où sont les corps ; parce qu’il n’est pas corps. Il n’est pas sur une haute montagne et tu ne dois pas en la gravissant croire que tu t’approches de Lui. Il est vrai, le Seigneur est le Très-Haut, mais il s’abaisse vers les humbles ; il regarde de loin les superbes[7], mais ce n’est pas de loin qu’il regarde les humbles. – Sans doute il est le Très-Haut, et s’il regarde de loin les superbes, ne doit-il pas considérer les humbles de plus loin encore ? Si sa grandeur le tient si élevé, au-dessus des superbes et s’il doit les regarder de haut ; cette même grandeur, dit-on, ne l’éloigne-t-elle pas des humbles beaucoup plus ? Il n’en est rien. Dieu est élevé, et il s’abaisse vers les humbles. Comment s’abaisse-t-il vers eux ? Le Seigneur est proche de tous ceux qui se sont brisé le cœur[8]. Ne cherche donc pas une haute montagne pour te croire plus voisin de lui. Si tu t’élèves, il s’éloigne ; si tu t’humilies, il s’abaisse. Ce publicain se tenait loin et Dieu s’approchait de lui plus aisément ; il n’osait lever les yeux an ciel[9], et déjà il portait en lui le Créateur du ciel. Comment donc nous réjouir dans le Seigneur, si le Seigneur est tellement loin de nous ? C’est toi qui l’approches et l’éloignes. Aime-le et il s’approchera ; aime-le et il demeurera en toi. Le Seigneur est proche, ne vous inquiétez de rien[10]. Veux-tu savoir comme il est en toi si tu l’aimes ? « Dieu est charité[11]. » Pourquoi laisser courir à droite et à gauche les fantômes de ton imagination ? Pourquoi te demander : Qu’est-ce que Dieu ? Comment est-il ? Quoi que tu te représentes, il ne l’est pas. Ce qu’il est, ta pensée ne saurait le comprendre. Mais pour te donner un avant-goût, « Dieu est charité. » Tu me demanderas Qu’est-ce que la charité ! C’est par la charité que nous aimons. Et qu’aimons-nous par elle ? Le bien ineffable, le bien libéra le bien créateur de tous les biens. Qu’il te charme, puisque tu tiens de lui tout ce qui te plaît. Je ne parle pas du péché, car le péché est la seule chose que tu ne lui doives point. Excepté donc le péché, tu lui dois tout le reste.
3. J’ai dit : qu’il te charme, puisque tu tiens de lui tout ce qui te plaît. De grâce n’entends pas ici le péché et ne dis point : Le péché me plaît, est-ce à Dieu que je le dois ? Remarque d’abord : Est-ce bien le péché qui te plaît ? N’est-ce pas autre chose avec quoi tu commets le péché ? Oui, ton péché vient de ce que tu as pour la créature une affection désordonnée, contraire à l’usage honnête et permis que tu en peux faire, opposée à la loi et à la volonté du Créateur lui-même. Ce n’est pas précisément le péché que tu aimes ; mais en aimant dérèglement autre chose, tu tombes dans le péché. Tu cours après l’appât suspendu à la ligne, et sans le savoir tu avales le péché : tu vas même jusqu’à le défendre. Si c’est un péché de boire beaucoup, dis-tu, pourquoi le Seigneur a-t-il créé le vin ? Si c’est un péché d’aimer l’or, car j’aime l’or et non le Créateur, pourquoi a-t-il fait ce qu’il est défendu d’aimer ? Ainsi de tout ce que tu aimes désordonnément et d’où sortent toutes les dissolutions et tous les crimes Vois, regarde, considère que toute créature de Dieu est bonne ; il n’y a de péché que dans l’usage pervers que tu en fais. Écoute donc, ô homme. Tu dis : Pourquoi Dieu a-t-il établi ce qu’il me défend d’aimer ? Il ne devait pas l’établir, et je n’aurais pas à l’aimer ; il ne devait pas former les créatures qu’il m’ordonne de ne pas aimer, et je ne serais exposé ni à les aimer ni à me damner en les aimant. Ah ! si cette créature pouvait parler, elle que tu aimes mal parce que tu ne t’aimes point, elle te répondrait : Quoi ! tu voudrais que Dieu ne m’eût point faite, pour n’être pas exposé à m’aimer ! Vois quelle iniquité, vois comme tes propres paroles montrent en toi la plus profonde iniquité ! Tu veux bien que Dieu t’ait créé, lui qui est au-dessus de toi ; mais tu voudrais aussi qu’il n’eût fait rien autre chose de bien ! Ce que Dieu a fait pour toi est bien : mais il est encore d’autres biens, grands et petits, d’autres biens, terrestres, spirituels et temporels ; tous des biens cependant, parce qu’ils ont été produits par Celui qui est le Bien. C’est pourquoi il est dit dans un passage des divines Écritures : « Réglez en moi la charité », Dieu t’a lait quelque chose de bon ; au-dessous de lui et de toi il a fait quelque chose de moins bon. Soumis à Dieu, supérieur à son œuvre, ne laisse pas le bien d’en haut pour t’incliner vers celui d’en bas. Demeure droit, pour te rendre digne d’éloges ; car « on louera tous ceux qui ont le cœur droit. » D’où viennent les péchés, sinon du mauvais usage que tu fais de ce que tu as reçu pour ton service ? Emploie bien les choses d’en bas et tu jouiras justement du bien d’en haut.
4. Écoute maintenant et examine ce que tu connais déjà ; interroge et toi-même et les choses que tu manies chaque jour. Dis-moi : si dans un contrat tu préférais l’argent à l’or, le plomb à l’argent, la poussière au plomb ; tous tes associés de commerce, je suppose que tu sois commerçant, ne te regarderaient-ils point comme entièrement insensé ? Ne t’excluraient-ils point de leur compagnie ? Ne diraient-ils pas que tu les ruines et peut-être qu’il faut te guérir la tète ? En vérité, parleraient-ils autrement après t’avoir entendu dire : L’argent a plus de prix que l’or, ou bien l’argent vaut mieux que l’or ? Ne crieraient-ils pas : Tu le trompes, insensé ? Comme tu te ruines en préférant l’argent à l’or ? Et on ne te dira pas : Comme tu te ruines en préférant l’or à Dieu ? Comment, dit-on, préfèré-je l’or à Dieu ? Si j’avais la folie de mettre l’argent au-dessus de l’or, on aurait raison de m’appeler fou, parce que de deux choses que je vois également, que je regarde l’une et l’autre, que toutes deux je touche de la main, je préfère la moins bonne à la meilleure. Préfèré-je l’or à Dieu ? Je vois l’or, je ne vois point Dieu. Ce ne sera point pour toi une excuse. Pourquoi aimes-tu l’argent ? Parce qu’il est de grand prix, parce qu’il vaut cher. Et pourquoi estimes-tu l’or davantage ? C’est qu’il vaut plus cher encore. L’argent est cher, l’or est plus cher, Dieu est la charité même.
5. Pour te convaincre de préférer l’or à Dieu, je vais te parler d’un bienfait de Dieu. Tu vois l’or, tu ne vois pas Dieu : ne crois pas néanmoins que tu ne préfères pas l’or à Dieu, parce que personne ne voudrait préférer ce qu’il voit à ce qu’il ne voit pas. Voici donc ce que je dis que t’en semble ? La fidélité est-elle de l’argent ? Est-elle de l’or ? Est-elle de la monnaie ? Est-elle du bétail ? Estelle de la terre ? Est-elle du ciel ? Elle n’est rien de tout cela ; néanmoins elle est quelque chose : non-seulement, quelque chose, mais quelque chose de grand. Je ne parle point de cette fidélité surnaturelle d’où te vient le nom de fidèle, qui te permet d’approcher de la table de ton Seigneur et de redire avec foi les paroles de la foi : J’éloigne pour le moment cette espèce de fidélité. Je veux parler de cette autre fidélité qu’on nomme aussi vulgairement fidélité ; non de cette fidélité que Dieu te prescrit, mais de celle que tu exiges de ton esclave. Je parle de celle-là, car le Seigneur te la commande aussi et il entend que tu ne trompes personne, que tu sois loyal dans les affaires, fidèle à ton épouse. Ton Dieu te commande donc aussi cette sorte de fidélité. Or, qu’est-elle ? Sûrement tu ne la vois pas, et si tu ne la vois pas, pourquoi crier quand on en manque à ton égard ? Par ce cri même je te prouve que tu la vois. Tu disais : Comment préféré-je l’or à Dieu ? Je vois l’or, je ne vois pas Dieu. Tu vois l’or, tu ne vois pas la fidélité, ou pour être plus exact, ne vois-tu pas la fidélité ? Tu la vois quand tu la réclames, et quand on l’exige de toi tu ne veux pas la voir. Tu cries les yeux ouverts : Rends-moi la foi que tu m’as promise : et tu cries les yeux fermés : Je n’ai rien promis. Ouvre les yeux dans les deux cas. Homme inique, ne sacrifie pas la fidélité ; mais l’iniquité ; rends ce que tu réclames.
6. Tu veux affranchir ton esclave et tu le conduis par la main à l’Église. On fait silence, on lit ton acte d’affranchissement, ou on donne une autre preuve de ta volonté. Tu proclames que tu donnes la liberté à ton esclave, parce qu’en tout il s’est montré fidèle envers toi. Voilà ce que tu aimes, ce que tu loues, ce que tu récompenses par la liberté. Tu fais tout ce que tu peux ; tu rends un homme libre, dans l’impuissance de le rendre éternel. Dieu à son tour crie contre toi ; ton serviteur lui sert pour te convaincre ; il te dit au cœur Tu as emmené ton esclave de ta maison dans la mienne ; tu veux le reconduire libre de ma maison dans la tienne. Et toi, pourquoi me sers-tu si mal dans ma maison ? Tu lui donnes ce que tu peux ; je te promets ce que je puis : tu le rends libre parce qu’il t’est fidèle ; je te rends éternel si tu l’es envers moi. Pourquoi raisonner encore contre moi dans ton âme ? Fais pour ton Seigneur ce que tu loues dans ton esclave. Aurais-tu l’arrogance de te croire digne d’avoir une esclave fidèle dans celui dont tu dis : Je l’ai acheté, tandis que je ne mériterais pas d’avoir un serviteur fidèle dans l’homme que j’ai créé ? Ainsi te parle ton Seigneur, intérieurement, dans ce lieu ou nul que toi ne l’entend ; et celui qui te parle ainsi dit toujours la vérité. Se peut-il rien de plus juste que ce langage ? Ne ferme pas l’oreille. Tu aimes la fidélité dans ton esclave, sûrement tu ne vois pas cette fidélité. Pourquoi l’aimes-tu dans autrui ? Pourquoi dans autrui aimes-tu tout ce que j’ai dit ? Pourquoi l’aimes-tu dans un esclave que tu as acheté à prix d’argent, mais que tu n’as point créé ? La conduite de Dieu sur toi repose sur deux sortes de droit : il t’a créé et il t’a racheté. Avant que tu fusses, dit-il, je t’ai créé ; et lorsque tu t’étais vendu sous le joug du péché, je t’ai racheté. Pour affranchir ton esclave, tu brises les tablettes qui attestent sa servitude ; Dieu ne brise pas les tables où sont exprimés ses droits et tes devoirs. Ces tables sont l’Évangile même avec le sang qui t’a racheté : elles sont là, on les lit chaque jour, on t’y avertit de ta condition, on y rappelle la rançon donnée pour toi.
7. Si ce serviteur que tu affranchis ne te demeurait point fidèle, ni digne par sa fidélité, de la grâce que tu lui as faite, si tu le surprenais dans ta maison à quelques friponneries, comme tu crierais : Méchant serviteur, tu ne me gardes point la fidélité ? Ignores-tu que je t’ai acheté ? Ignores-tu que pour toi j’ai compté mon sang ? – Tu cries de toutes les forces, tu ébranles le ciel de tes plaintes et de tes reproches. J’ai donné mon sang pour toi, méchant serviteur. Et tous ceux qui entendent répondent : C’est vrai. Mais ne rougirais-tu pas si cet esclave osait répondre à tes colères et à tes cris, s’il te disait Quel sang, je te prie, as-tu donné pour moi ? Quand tu m’as acheté, on ne t’a même pas ouvert une veine. C’est ton argent que tu appelles ton sang et tu aimes ton argent jusqu’à l’appeler ton sang ! — Ton Seigneur maintenant te condamne par tes propres paroles. Tu dis que ton sang est ton argent, tu exiges la fidélité de ton esclave parce que tu as donné pour l’acheter, non du sang, mais de l’argent, de l’or. Rappelle-toi ce que j’ai donné à mon tour ; lis tes tablettes, si tu ne t’en souviens pas ; lis la mort du Sauveur, le coup de lance, le prix qu’il a versé pour te racheter. Un homme vivant, je l’ai dit, peut s’entrouvrir la veine, donner du sang et continuer à vivre. Ton Seigneur dit beaucoup plus : Vivant on ne m’a pas tiré quelques gouttes de sang, lorsque je t’ai acheté de mon sang, j’ajoute : Je t’ai payé de ma mort. Qu’as-tu à répondre ? Rends à ton Seigneur la fidélité que tu réclames de ton esclave. Tu vois l’or, ne vois-tu pas aussi la fidélité ? Si tu ne la voyais point, l’exigerais-tu ? la louerais-tu ? donnerais-tu la liberté ? Il est vrai, tu vois l’or des yeux de la chair et la fidélité des yeux du cœur. Mais plus ceux-ci l’emportent sur ceux-là, plus est préférable ce que tu vois par eux. Et à cette fidélité que ton Seigneur te demande tu préfères l’or ! Tu ne rends point celui que l’on t’a prêté et tu dis : Tu ne m’as rien donné ! Ou bien, quand tu n’as rien confié, tu dis : Rends-moi ce que je t’ai prêté ! Tu ne restitues point ce que tu as reçu et tu réclames ce que tu n’as point donné ! Eh bien ! acquiers de l’or, ravis-le de cette manière, entasse ta boue. Pourquoi presser en disant : Donne, quand tu n’as pas confié, et en niant ce que tu as reçu en dépôt ? Enlève tout, multiplie les gains ruineux ; voilà que ta caisse est pleine, tu nages dans l’or. Ouvre ton cœur, le trésor de la fidélité n’y est plus.
8. Reviens donc si tu as senti quelque chose, si tu as rougi, si tu as corrigé ce qui était difforme et dépravé : reviens, réjouis-toi dans le Seigneur, cherche en lui tes délices. Pour te réjouir en lui, réjouis-toi dans ce qu’il commande. Réjouis-toi dans la foi, réjouis-toi dans l’espérance, réjouis-toi dans la charité, réjouis-toi dans la compassion, réjouis-toi dans l’hospitalité, réjouis-toi dans la chasteté. Toutes ces vertus sont des biens, les trésors de l’homme intérieur, les perles renfermées non dans ta caisse, mais dans la conscience. Aime à posséder ces richesses, tu ne peux les perdre dans le naufrage, et en y échappant, tout dépouillé, tu n’en seras pas moins opulent. Car tu échappes avec ce cœur droit qui mérite des éloges ; tu ne reproches pas à ton Seigneur qu’il te soit arrivé des accidents en ce siècle, tu bénis même la verge du Père dont tu attends l’héritage. Réfugie-toi sous cette main qui corrige, ne fuis pas le châtiment, car Celui qui te l’inflige ne saurait se tromper. Celui qui t’a fait sait ce qu’il lui reste à faire avec toi. Le croirais-tu assez incapable pour avoir su te l’aire sans se souvenir ensuite de ce qu’il doit te faire encore ? Tu n’étais pas encore, il pensait à toi ; car tu ne serais jamais s’il n’y avait pensé. Donc pour te donner l’existence il a songé à toi quand tu ne l’avais pas. Et maintenant que tu existes, que tu subsistes, que tu vis, que tu le sers, il te méprisera, il te délaissera ? Il m’a délaissé, dis-tu. Je l’ai prié, il ne m’a point exaucé. Et si tu lui demandais ce que tu ne pouvais recevoir que pour ton malheur ? J’ai pleuré devant lui, il ne m’a pas donné. Enfant sans jugement, pourquoi as tu pleuré ? Pour obtenir les jouissances du temps. Et si ces jouissances que tu demandais avec tant d’ardeur et avec larmes, devaient te perdre ? Je parlais de ton serviteur ; tire maintenant une comparaison de ton fils. Il est petit et il pleure pour obtenir que tu le mettes sur ton cheval. L’écoutes-tu ? En vérité l’écoutes-tu ? Est-ce dureté ou bonté de ta part ? Dis-le-moi. Dans quel dessein agis-tu ? Ton dessein est sûrement un dessein d’amour, qui en doute ? A ce fils, quand il aura grandi, tu réserves toute ta fortune, et maintenant qu’il est petit et qu’il pleure tu ne le mets pas à cheval ? C’est pour lui tout ce que tu possèdes, maison et tout ce qu’elle contient, champs et tout ce qu’ils renferment et tu ne le mets pas à cheval, pauvre petit qui pleure ? Mais qu’il pleure tant qu’il voudra, qu’il pleure le jour entier ; tu ne l’écoutes pas et c’est par bonté, tu serais cruel si tu l’écoutais. Vois donc, examine : n’est-ce pas ainsi que ton Dieu agit envers toi lorsque tu lui demandes, sans l’obtenir, ce qui ne convient point ? N’est-ce point parce que le besoin servira à ton amendement et que l’abondance servirait à te corrompre ? L’abondance que tu cherches est une abondance de corruption, et il te faut le besoin pour ton instruction. Laisse tout entre les mains de Dieu ; il sait ce qu’il te doit donner, ce qu’il te doit ôter. S’il exauçait tes demandes, inconsidérées, ce serait peut-être dans sa colère. Ne vois-tu pas de ces traits dans la Loi ? Quand les Israélites voulurent assouvir leurs convoitises charnelles, dans sa colère il les exauça [12]. Paul lui disait : Délivrez-moi de l’aiguillon de la chair, il ne l’exauça point dans sa bonté[13].
9. Ainsi donc réjouis-toi dans le Seigneur, dans le Seigneur et non dans le siècle. Cet ancien se réjouissait dans le Seigneur ; après qu’il eût perdu toutes les joies du siècle, le Seigneur lui resta avec ses joies divines ; et il conserva, au milieu des épreuves, la joie pure, parfaite et immuable de son cœur. Il possédait les biens sans en être possédé, car il était au Seigneur. Il foulait ses biens et s’attachait à Dieu ; et quand lui furent ôtés ces biens sur lesquels il marchait, il resta fixé où il se tenait. Voici en effet ce qui s’appelle se réjouir en Dieu. « Le Seigneur a donné. » Le Seigneur, c’est lui qui fait sa joie. « Le Seigneur a ôté ; » Mais s’est-il ôté ? Il a ôté ce qu’Il a donné ; mais le Donateur même s’est offert, et on se réjouit dans le Seigneur. Donc « le Seigneur a donné, le Seigneur a retiré, comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni ![14] » Comment déplairait au serviteur ce qui plaît au Seigneur ? J’ai perdu mon or, j’ai perdu ma famille, j’ai perdu mes troupeaux, j’ai perdu tout ce que j’avais : mais je n’ai pas perdu Celui qui m’a tout donné. J’ai perdu ses dons, je ne l’ai pas perdu ; je suis toujours à lui ; il est ma joie, il est mes richesses. Et pourquoi ce langage ? Parce que Job n’est point renversé, il n’a point la tête, en bas, il ne s’est point détourné de Celui qui est au-dessus pour porter son amour à ce qui est au-dessous. Car en cela consiste le renversement, le mauvais usage de la créature.
10. Pourquoi accuser Celui qui t’a donné l’or, quand tu devrais t’accuser toi-même d’aimer l’or désordonnément ? Possède cet or, te dit le Seigneur, je te l’ai donné, fais-en bon usage. Tu cherches dans l’or des ornements, sois plutôt l’ornement de l’or ; tu cherches dans l’or l’honneur et la beauté, embellis plutôt l’or et n’en sois pas la honte. Les libertins, les fornicateurs, les débauchés ont de l’or ; ils donnent des jeux pompeux, ils distribuent aux histrions de folles largesses, et ils ne donnent rien aux pauvres affamés : ces hommes n’embellissent pas l’or. Ne dit-on pas, quand on les considère avec esprit de droiture : Je plains l’or qui coule chez lui : ah ! si j’en étais possesseur ! Eh bien ! si tu en étais possesseur ? Tu viens de dire : Je plains l’or qui coule chez lui ; ah ! si j’en étais possesseur ! Que ferais-tu donc ? – Je recueillerais les étrangers, je donnerais du pain aux indigents, je vêtirais ceux qui sont nus, je rachèterais les captifs. – Tu parles bien, avant d’avoir cet or, aies soin de tenir le même langage lorsque tu l’auras. Si tu fais ce que tu dis, l’or sera pour toi un ornement ; si, plus attaché au Créateur de l’or qu’a l’or même, tu fais de l’or cet usage, tu seras un homme droit, affectionné avant tout à ce qui est en haut, employant bien ce qui est en bas ; et tu te réjouiras dans le Seigneur ; juste, tu trouveras en lui tes délices ; tu ne seras point accusé par ton Créateur, le Rédempteur te rendra grâces.