Sermons choisis de Sterne/09

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 174-186).


LA CONDUITE DE FÉLIX
ENVERS SAINT PAUL.


SERMON SUR L’AVARICE.


SERMON IX.


« Il espéroit aussi que Paul lui donneroit de l’argent pour le mettre en liberté. » Actes des Apôt. XXIV. 26.


De l’argent ! le noble projet pour captiver l’attention d’un gouverneur romain !

Il espéroit recevoir de l’argent ! Et pourquoi ? pour juger entre le juste et l’injuste ? Et de qui ? d’un misérable disciple du fils d’un charpentier, qui n’avoit laissé à ses sectateurs que la pauvreté et les souffrances ?

Est-ce là le Félix ? le noble, le grand Félix ? l’heureux Félix ? le galant Félix qui enrichissoit Drusilla ? pouvoit-il ?… Passion vile ! que ne peux-tu pas nous suggérer ?

Jetons un regard sur cette histoire.

Paul avoit été accusé par Tertullus devant Félix de plusieurs crimes très-graves, d’être un séducteur et profanateur du temple. Ayant eu de Félix la permission de répondre à ces accusations, l’apôtre plaida sa cause à son tribunal. Il montra d’abord que les allégations étoient destituées de preuves, et il défia Tertullus d’en fournir. Il dit que bien loin d’être ce que son ennemi avançoit, les principes de sa religion dont on lui faisoit un crime, et qu’on traitoit d’hérétiques, étoient parfaitement opposés aux vices dont on le chargeoit, qu’ils exigeoient du chrétien un exercice continuel de la vertu, et l’ame toujours pure d’offenses tant envers Dieu qu’envers les hommes ; qu’en conséquence, ses adversaires ne l’avoient jamais trouvé disputant dans le temple, et soulevant le peuple soit dans la Sinagogue, soit dans la Cité. « J’en appelle à vous-même, continuoit-il, il y a douze jours que je suis venu à Jérusalem pour adorer ; je me suis purifié dans le temple pendant ce temps, et je l’ai fait comme il convient à mon caractère, sans bruit et sans tumulte. »

Il appela alors les Juifs qui venoient d’Asa, et les produisit comme des témoins de sa conduite ; pleinement convaincu de son innocence, il pressa en un mot ses adversaires devant Félix d’une manière si forte, qu’il ne leur laissa aucune réplique à faire.

Ah, Paul ! il te restoit encore un ennemi dans ce tribunal, il se taisoit, mais il n’étoit pas satisfait. Épargne ton éloquence, Tertullus roule le cahier de ta plainte ; Il s’élève un orateur plus pathétique que toi : c’est l’avarice, elle prend possession de la place la plus dangereuse pour le prisonnier ; elle entre dans le cœur de celui qui va le juger.

Si Félix convaincu de l’innocence de Paul va agir conséquemment, et le relâcher, l’avarice cet avocat subtil lui dit qu’il perd un des profits de son emploi, et s’il embrasse la foi du Christ, que Paul a développée dans sa défense, il lui ajoute qu’il perdra l’emploi même. En vain donc la conduite de l’apôtre lui paroît-elle sans tache, en vain son cœur consent-il à suivre l’impulsion d’une croyance à laquelle il s’étoit ouvert ; dans le même moment, ses passions se révoltent, il se forme dans son ame un parti si fort contre les premières impressions en faveur de l’apôtre et de sa cause, que l’un et l’autre sont abandonnés.

Il renvoya l’une à une audience plus particulière, qui n’eut jamais lieu, et l’autre dans les ténèbres d’un cachot, où il resta deux ans ; il espéroit recevoir de l’argent pour sa liberté, ainsi que le texte nous l’apprend. Lorsqu’enfin il quitta la province, il voulut obliger les Juifs, c’est-à-dire, qu’il voulut servir son intérêt d’une autre manière, il leur prouva qu’il n’avoit rien fait pour le prisonnier, le laissa dans les chaînes et à la perspective désespérante d’y finir ses jours.

L’avarice n’est point un vice cruel par lui-même : on peut donc imaginer qu’un mélange de motifs divers remplissoit le cœur du gouverneur ; il agissoit d’une manière si opposée à l’humanité et à sa propre conviction, que si l’on pouvoit faire élever ici des conjectures, on trouveroit aisément la base qui peut les supporter. Il semble que Drusilla, que sa curiosité conduisit aux instructions de Paul, avoit un rôle qui eût très-bien figuré dans notre siècle. Joseph nous apprend qu’elle avoit abandonné le Juif son époux, et que sans aucun motif légal de justifier son divorce, elle s’étoit donnée à Félix sans cérémonie. Quoiqu’elle soit appelée ici sa femme, elle étoit la femme d’un autre, et vivoit par conséquent dans l’adultère le plus ouvert. Il étoit impossible que Saint-Paul en expliquant la foi du Christ, en développant la morale de l’Évangile, et déployant les lois éternelles de la justice, les obligations immuables de la tempérance dont la chasteté est une branche, il étoit impossible, dis-je, que quand il auroit eu envie de temporiser, il eût retenu la fougue de ses paroles, et n’eût pas offensé l’intérêt et l’amour de Drusilla. On ne nous dit pas qu’elle trembla à ce récit comme Félix ; elle étoit sans doute agitée d’autres passions, et l’apôtre en ressentit les effets. Pouvoit-il résister à deux ennemis aussi violens que l’amour et l’avarice combinés contre lui.

Mais puisque le texte ne parle que de l’un de ces motifs, nous nous tairons avec lui sur l’autre.

Il est remarquable que le même apôtre parlant des mauvais effets de l’avarice dans son épître à Timothée, affirme qu’elle est cause de tous les maux, et je ne doute pas que le souvenir de ses souffrances n’ait beaucoup influé sur la sévérité de cette réflexion. On citeroit à l’infini des exemples pour prouver que l’amour de l’argent n’est qu’une passion subordonnée et ministérielle, et qu’elle n’est que le support de quelqu’autre vice. C’est lorsqu’elle nourrit l’ambition, la prodigalité, la luxure, que sa rage se déploye sans merci et sans discrétion ; dans tous ces cas elle n’est point, à proprement parler, la racine de ces maux, elle n’en est que les branches.

Cette pensée me fait souvenir que j’ai dit plus haut que l’avarice n’est point une passion naturellement cruelle. Elle ne se présente pas d’abord à notre imagination sous cet aspect. Nous la considérons comme une inclination criminelle, incapable de nous faire juger et exécuter ce qui est bon ; mais comme elle ne travaille pas pour elle-même, pour savoir ce qu’elle est réellement, il faut connoître quels maîtres elle sert ; ils sont innombrables et de différentes humeurs ; l’avarice emprunte de chacun d’eux quelque chose de leurs caractères et de leurs passions.

Voilà pourquoi il y a dans l’amour de l’argent un mystère plus grand, plus singulier, que dans toute autre problême qu’on puisse proposer, quelque bisarre qu’il soit.

Dans la supposition la plus favorable, quand cette passion semble ne chercher autre chose que son propre amusement, il y a bien peu de choses à dire sur son humanité. Ce qui est un plaisir pour l’avare est la mort pour d’autres hommes. Au moment où cette inclination sordide saisit le timon et gouverne, adieu toutes les affections honnêtes et naturelles, adieu tous les liens qui attachent l’individu à ses parens, ses amis, ses enfans ; comme toutes les obligations s’évanouissent ! voyez l’avare dénué de tout sentiment quelconque ; le cri perçant de la Justice, les lamentations profondes de l’humble misère sont des sons auxquels il n’accoutume pas ses oreilles. Grand Dieu ! vois, il passe à côté de celui que tu as frappé, sans se laisser aller à la moindre réflexion ! Il entre dans la cabane de cette veuve éperdue à qui tu as enlevé son époux et son enfant, sans soupirer ! Oh ! si je dois être tenté, mon Dieu ! que ce soit par l’ambition, la gloire, par quelque vice généreux et humain ; si je dois tomber que ce soit sous les efforts de quelque passion que tu aies tissue dans ma complexion naturelle, qui n’endurcisse pas et ne resserre pas mon cœur, mais qui y laisse assez de place pour que je t’y trouve quelquefois !

Il seroit facile d’ajouter ici les argumens communs que la raison offre contre ce vice ; mais ils sont tellement connus, qu’ils ne paroissent pas nécessaires.

Je pourrois citer ce qu’un philosophe ancien nous dit sur l’avarice ; mais le malheur est que pendant qu’il écrivoit contre les richesses, il jouissoit de la plus grande fortune, et cherchoit tous les moyens de la rendre plus immense.

Avec quel plaisir un prédicateur enrichiroit son discours en y cousant les maximes des anciens et des modernes sur l’amour de l’argent, il vous informeroit,

« Que la pauvreté manque de quelque chose, et l’avarice de tout.

» Qu’un avare a des richesses comme un malade la fièvre, pour en être tyrannisé et non pour leur commander ; que l’avarice est le vêtement le plus voisin de l’ame, le dernier vice qu’elle dépouille. »

Combien notre Sauveur sait mieux parler à nos cœurs quand il nous dit, que la vie de l’homme ne consiste pas dans l’abondance des choses qu’il possède, la seule comparaison du câble et du passage étroit qu’on lui ouvre, exerce une puissance plus coërcitive, que les sentences de la philosophie.

Je vais tâcher de déduire quelques autres réflexions de cette histoire sacrée, et de les rendre applicables à la vie humaine.

Il n’y a rien qui intéresse plus notre bonheur, que de se former de justes idées sur les hommes et les choses ; car à proportion que nous acquérons cet art difficile, nous nous nous rendons agréables au monde, et en nous gouvernant d’après de tels jugemens, nous assurons notre tranquillité et notre bien-être pendant notre passage. Les méprises et les faux pas qui dérivent de l’ignorance sont si nombreux et si fatals, que rien n’est plus instructif que les recherches qui peuvent nous faire connoître nos erreurs. Elles sont souvent bien grossières ; quand on considère le monde, et les notions qu’il se fait, quand on voit par quelles considérations il est gouverné, on dit de la folie de ses jugemens, ce que le prophète disoit de la folie de ses actions : nous sommes fort sages pour mal faire, mais nous n’avons pas le sens de bien juger.

Que nous errions dans des questions abstraites, de pure spéculation, cela n’est pas étrange ; nous vivons environnés de mystères et d’énigmes ; tout ce qui s’offre sur notre chemin sous un point de vue ou sous l’antre peut dérober et confondre notre entendement ; mais nous devrions cependant saisir les extrémités, et ne pas prendre un contraire pour l’autre. Il est rare, par exemple, que nous estimions la vertu d’une plante être chaude, quand elle est excessivement froide, et que nous éprouvions l’opium pour nous tenir éveillés ; et cependant nous tentons de pareilles expériences dans la conduite de la vie, ainsi que dans son but principal. Dire que ces déterminations vicieuses ne dérivent pas d’un défaut de jugement en nous, seroit vouloir en réfléchir le déshonneur sur Dieu, comme s’il nous avoit créés et envoyés dans le monde pour y faire des folies. Son cœur est aussi juste que ses jugemens sont vrais. Il faut donc supposer que dans toutes nos inconséquences, il est un motif secret, qui maîtrise notre esprit et le détourne de la raison et de la vérité.

Quel est-il ? si nous ne voulons pas prendre la peine de le chercher en nous, nous le trouverons enregistré dans la conduite de Félix, et la même explication que le texte en donne pourra nous servir quand nous voudrons parvenir à connoître le secret de nos jugemens injustes. Ce motif caché est en quelque considération de notre amour-propre, quelque contrat impur entre nous et nos passions.

Les jugemens des plus désintéressés parmi nous reçoivent quelque teinture de leurs affections ; nous les consultons généralement dans les points douteux, et tout va bien quand la matière en question est décidée avant que l’arbitre soit appelé ; mais quand les passions maîtrisent l’homme entier, qu’il est douloureux de voir l’office auquel est réduite la raison, cette grande prérogative de la nature. Elle sert bassement celui qui devroit être son esclave, et s’occupe à ramasser des argumens captieux pour justifier ses vices.

Pour juger sainement de notre mérite, retirons-nous un peu loin du monde, et considérons ses plaisirs ; considérons aussi ses peines, sous toutes leurs vues et dans toutes leurs dimensions. C’est la raison sans doute pour laquelle Paul, quand il entreprit de convertir Félix, parla d’abord sur le jugement universel ; il vouloit détourner son cœur du monde et de ses plaisirs qui métamorphosent l’homme sage en sot.

Si vous élargissez vos opérations sur ce plan, vous trouverez que là, consistent les maux occasionnés par ces opinions perverses qui ont si long-temps divisé le monde chrétien, et qui le tourmenteront toujours.

Examinez quelques systèmes religieux, et vous verrez qu’on peut les définir des moyens fiscaux bien faits pour opérer sur l’esprit et les passions des hommes pendant que leur bourse est vidée ; ils servent parfaitement les vues de Félix dans son amour de l’argent et du pouvoir ; voilà d’où s’élève le nuage qui s’étend et couvre l’entendement humain.

Si cette raison est concluante à l’égard de ceux qui diffèrent de croyance avec nous, elle peut l’être encore pour ceux qui n’ont aucune croyance, ou plutôt qui affectent de ridiculiser la religion des autres. Grâce au bon sens et à une instruction plus saine, cette manie passe et descend se placer dans la classe inférieure des hommes, où elle restera ; quant à la plus basse classe, quoique le peuple soit toujours prêt à suivre la mode, il ne se laissera pas frapper par celle-ci, il ne rira jamais de ce qui fait sa consolation ; la pauvreté et la misère le défendront du désespoir d’un sort meilleur.

Pourquoi donc ce système sacré qui tient le monde dans l’harmonie et la paix, est-il le premier objet que l’homme inconsidéré choisisse pour en faire l’objet de sa raillerie ? Cependant dans le nombre de ceux qui raillent ainsi, croyez-vous qu’il y en ait un sur mille que la conviction, la logique, la raison, des recherches sobres dans l’antiquité, et le mérite véritable de la question, aient fournis de ces plaisanteries irréligieuses. Non, leur vie va vous expliquer leur manie.

La religion qui ordonne tant de privations est une fâcheuse compagne pour ceux qui ne veulent pas se contraindre, et l’on observe communément que ces petits sophismes rassemblés par les hommes contre la religion dans leur jeunesse, quelqu’importans qu’ils paroissent à travers les passions et les préjugés qui les colorent, finissent cependant, quand le tranchant de leurs appétits est émoussé et que la chaleur de leurs désirs se refroidit, par les rendre à la raison et au bon sens. Ces deux amis des hommes ont bientôt ensuite ramené ces brebis égarées dans leur bercail. Ainsi soit-il.