Seul à travers l’Atlantique/Chapitre X

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Bernard Grasset (p. 117-133).


CHAPITRE X

Premières tempêtes dans la zone des ouragans.


E 9 août (soixante-quatre jours de Gibraltar) trouva le Firecrest à environ 500 milles est des îles Bermudes et approximativement, 1.200 milles de New-York, mon port de destination. Si je devais en croire mon expérience, il me faudrait environ un mois pour terminer mon voyage. Mais je savais que le passé n’était pas une indication certaine pour l’avenir.

Je pressentais que de fortes tempêtes d’ouest se trouvaient entre ma position présente et la côte américaine, prévision qui fut pleinement justifiée par la suite.

En fait, j’eus, dès ce jour, une indication de ce qui allait arriver.

Il y avait eu des orages et une forte mer toute la nuit. Le vent était ouest et très fort, je voulais passer au sud des îles Bermudes pour rencontrer le Gulf-Stream et profiter de son courant nord-est pour remonter vers New-York. Aussi je tournai le Firecrest vers le sud-est.

Durant l’après-midi, mon navire était resté pratiquement à la cape, pendant que je réparais les déchirures dans la grand’voile. L’après-midi, au moment de la hisser de nouveau, le vent avait atteint la force d’une tempête.

Les vagues étaient hautes et déferlaient à bord. Le pont était constamment sous l’eau, le cotre étroit se couchait sous la force du vent et plongeait dans la mer, ensevelissant le pont.

Celui-ci avait l’inclinaison du toit d’une maison, et je devais faire très attention pour me déplacer. Une glissade, et j’aurais été par-dessus bord, tandis que mon navire, sans maître désormais, s’en serait allé au loin, me laissant pour nourriture aux requins et aux daurades.

Le pont était tellement balayé par les vagues que je devais garder toutes les claires-voies et panneaux fermés. Il faisait chaud dans les cabines ; dans de telles conditions, faire la cuisine était une tâche extrêmement difficile. Le poste était juste assez large pour me permettre de me tenir entre le réchaud à tribord et les barils d’eau de l’autre côté.

Si, dans un moment d’inattention, je posais une tasse ou un plat, il roulait immédiatement par terre du côté opposé. Mon réchaud avait aussi la mauvaise habitude de renverser de l’eau bouillante sur mes jambes et mes pieds nus ; je devais garder une attention constante pendant que mon navire roulait dans les vagues.

Cet après-midi-là je vis une énorme baleine couper ma route à l’avant du navire, déplaçant des montagnes d’eau ; le monstre marchait en ligne droite, à une vitesse de plus de dix nœuds ; probablement poursuivi par des narvals, qui sont ses ennemis naturels, il se souciait peu des obstacles qu’il pouvait rencontrer sur sa route.

La tempête continua toute la nuit. J’avais changé de bord, me dirigeant vers le nord-nord-ouest, et, après avoir établi les voiles de manière que le Firecrest conservât sa route, je dormis dans une couchette qui semblait vouloir se sauver sous moi.

J’étais debout à 4 heures, le lendemain matin, juste à temps pour amener la grand’voile devant un fort coup de vent qui faisait tourbillonner l’écume à la surface de la mer et aurait sûrement déchiré toute ma toile.

Il faisait un sale temps, vraiment. Un vent vicieux poussait devant lui d’énormes vagues avec des crêtes moutonneuses. Quand mon navire plongeait au milieu d’elles, il ensevelissait son avant sous un tourbillon d’écume qui volait dans les voiles et courait le long du pont pour s’écouler à l’arrière.

Une grande armée de nuages noirs cachait le ciel d’un horizon à l’autre, et des amas de nuages d’orage étaient épars à de plus basses altitudes ; la pluie frappait durement ma figure avec un rythme lancinant.

J’étais trempé, saturé d’eau de mer, lavé alternativement par l’écume et la pluie, mais il faisait chaud et je ne portais aucun vêtement qui aurait été de peu d’utilité en de telles circonstances. Sans vêtement, je séchais plus vite.

Je ne me plaignais jamais du mauvais temps, qui était la sorte de temps que j’attendais, celui qui met à l’épreuve l’habileté et l’endurance du marin et la force de son navire. Loin d’être impressionné par la majesté de l’océan en furie, je tressaillais à l’approche du combat : j’avais un adversaire redoutable, et, tout joyeux dans la tempête, je chantais toutes les chansons de mer dont je pouvais me souvenir.

Le Firecrest plongeait dans l’écume comme s’il voulait se faire sous-marin, et se couchait lourdement sous les coups de vent ; la tempête soufflait droit de la direction où je désirais aller, et le cotre avait à combattre pour chaque mètre qu’il gagnait.

Il ne se comportait vraiment pas mal dans ce mauvais temps. Mais le beaupré était enseveli complètement dans la mer, et quand il sortait de l’eau, je pouvais sentir tout le gréement, le mât et les voiles trembler, et le cotre secoué. Ma confiance dans les haubans du beaupré était faible, si l’un d’eux cédait, je pouvais perdre le beaupré.

Les vagues étaient si hautes qu’il était difficile de prendre une observation ; quand, par brefs moments, l’écran de nuages s’entr’ouvrait pour laisser apparaître le soleil, je devais attendre d’être au sommet d’une vague avant d’apercevoir l’horizon.

Cependant, je pus me prouver que j’étais dans la latitude 33° et la longitude 56°.

L’orage continuait, violent ; je descendis sous le pont et je découvris que le Firecrest avait embarqué énormément d’eau ; les couvertures des claires-voies étaient attachées aussi serrées que possible, mais de temps en temps, un peu d’eau entrait ; en bas, tout était saturé d’eau de mer.

La tempête tourna au sud-ouest dans l’après-midi, mais ne diminua nullement ; à 7 heures, au moment où j’allais prendre un ris dans la trinquette, celle-ci se déchira de haut en bas. Il était difficile de travailler sur le pont qui était si souvent balayé par les vagues mais je parvins à rentrer en bas la trinquette et à rouler le gui pour réduire la surface de ma grand’voile.

Fatigué et trempé comme je l’étais, je ne pouvais me reposer, mais travaillai une partie de la nuit pour recoudre la voile déchirée. Pendant toute la nuit, ce fut une succession d’orages et de coups de vent.

Le lendemain, la tempête diminua, mais la mer était toujours très forte ; pendant environ vingt-quatre heures, le temps fut plus calme, et j’en profitai pour réparer toutes mes voiles.

Le lundi 13 août, mes observations me montrèrent que j’avais couvert environ 45 milles en vingt-quatre heures. Je ne pouvais faire beaucoup de chemin ouest contre ces tempêtes qui me transportaient au nord des Bermudes ; je ne pouvais désormais que couper le courant du Gulf-Stream trop à l’est.

L’après-midi de ce lundi, le Firecrest tanguait violemment dans un nouveau vent de tempête et une mer démontée ; il ensevelissait constamment son beaupré dans les vagues, et l’effort transmis au mât était très grand ; j’étais convaincu à ce moment qu’un long beaupré et la corne de la grand’voile n’étaient qu’une source d’ennuis pour un navigateur solitaire. Je pris la décision de modifier mon gréement après avoir atteint New-York, et de le remplacer par une voilure triangulaire Marconi qui sera équilibrée par un beaupré plus court.

Je renonçai à réparer une de mes trinquettes, car la réparation aurait absorbé tout le fil à voile qui me restait.

Des mers furieuses se brisaient à bord toute la nuit ; le lendemain matin tout était mouillé dans le poste d’équipage. À 4 heures du matin je trouvai Firecrest qui plongeait dans une forte mer et essayait de battre son chemin contre une tempête d’ouest.

Le baromètre baissait, indiquant que je n’étais pas encore au plus mauvais de l’orage ; dans la matinée, la tempête augmenta encore, et vers 11 heures sa force était extraordinaire ; en bas, tout était dans un désordre extrême. Il était très difficile de cuire le déjeuner ; j’essayai vainement de bouillir du riz quand une vague déferla à bord, et je reçus l’eau bouillante sur mes genoux. Montant sur le pont, je découvris que la vague avait emporté le panneau de ma soute aux voiles, à l’arrière du bateau.

Des trous commencèrent à apparaître dans la grand’voile et la trinquette, et je dus les amener. C’était pour moi l’occasion d’essayer mon ancre flottante et je laissai mon navire dériver dans la tempête, mais je trouvai qu’il y avait peu de différence et qu’il se comportait aussi bien sans elle.

Beaucoup de marins prétendent qu’une ancre flottante est très utile quand il est impossible de porter aucune toile pour maintenir l’avant du navire dans le vent, mais je fus loin de trouver qu’il en était ainsi. Mon expérience est contre tout ce qui a été écrit sur les navires dans les tempêtes. Je pense que le danger d’être roulé dans le creux des vagues ne s’applique pas à un navire de la taille du Firecrest. Je trouvai qu’il n’y avait pas beaucoup de différence à présenter l’avant, le côté ou l’arrière aux lames, aussi longtemps que le bateau dérivait sans avancer. Si je pouvais porter un peu de toile, c’est à la cape — sous voilure réduite — que je trouvais le moindre danger.

Je fus obligé de couvrir la soute aux voiles avec de vieilles voiles pour empêcher l’eau d’y pénétrer.

Comme j’essayais cette nuit-là de cuire mon dîner, la pompe de mon réchaud qui force le pétrole sous pression à travers un petit trou se brisa, et je dus abandonner la cuisine ; quoique très fatigué, je passai une partie de la nuit à réparer la trinquette.

Les nuages de tempête disparurent le lendemain matin, 15 août, et la force du vent diminua un peu. Toute la nuit le Firecrest était resté amarré à l’ancre flottante. Juste avant midi je la ramenai à bord, hissai les voiles, et à midi je reprenais ma route vers le nord-ouest.

C’était la dernière fois que j’employais l’ancre flottante, car je l’avais trouvée de peu d’utilité.

Vingt minutes après avoir repris ma route, un coup de vent frappa le cotre et déchira en lambeaux la trinquette que j’avais réparée toute la nuit, pendant dix longues heures. Elle partit en un instant, dans un seul coup de vent. Je fus cependant capable de sourire tout en pensant aux heures que j’avais passées à coudre tous les morceaux ensemble. N’ayant plus de trinquette, je hissai un foc à sa place.

À ce moment, je n’avais pas dormi depuis trente heures. Le Firecrest prenait soin de lui-même et je pus dormir pendant deux heures ; le jour suivant, la tempête était moins forte et je mis tout en ordre, jetant par-dessus bord tout ce que je trouvais inutile. Ceci me fait toujours un vrai plaisir et c’est une des grandes joies de la mer de pouvoir ainsi jeter loin de soi tout ce qu’on n’aime plus.

Des daurades suivaient encore le Firecrest, mais maintenant elles étaient très timides et n’osaient plus venir à portée de mon harpon. Le jour suivant, je fus cependant capable d’en percer une qui avait près d’un mètre de long.

Je pensais avec un sourire à ma supériorité actuelle, mais qu’un jour peut-être les poissons voraces auraient leur revanche : récompense de leur inlassable et patiente poursuite.

Le 18 août, la tempête revint très forte, mes voiles recommencèrent à s’ouvrir, des parties du gréement se brisèrent sous l’effort. Ma pompe était hors d’usage ; les vagues étaient très fortes et très hautes et, à la nuit, j’étais froid-mouillé et exténué de fatigue ; je pris de la quinine pour prévenir les refroidissements. Après avoir été à court d’eau pendant un mois, j’en avais tant maintenant que je ne pouvais plus la garder hors de mon navire ; il était impossible d’empêcher la forte pluie et l’écume de mer de trouver un passage à travers les toiles qui fermaient la soute aux voiles.

L’eau était maintenant au niveau du plancher dans la cabine, et, quand le Firecrest s’inclinait sur un bord, elle sautait dans les tiroirs et les couchettes, mouillant et gâtant tout.

Au dehors, maintenant, soufflait un véritable ouragan. Le ciel était entièrement obscurci de nuages noirs si bas et si épais que le jour semblait être la nuit. J’eus à rouler ma grand’voile jusqu’à ce que rien ne se montrât que la corne et fort peu de toile. Les vagues étaient si hautes et le navire battait son chemin si lourdement qu’il semblait, par moments, qu’il voulût rejeter son mât loin de lui. La pluie tombait à torrents, lancinante, poussée par la force de l’orage et m’aveuglant presque, je pouvais à peine ouvrir mes yeux et, quand je le faisais, je voyais à peine d’une extrémité à l’autre du navire. Pendant plusieurs jours, je m’étais exposé à la pluie et à l’écume. La peau de mes mains était devenue si molle que je souffrais terriblement quand j’avais à tirer sur les cordages.