Seul à travers l’Atlantique/Chapitre XI

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Bernard Grasset (p. 134-147).


CHAPITRE XI

L’Épreuve.


i les tempêtes, qui déchiraient mes voiles, ni l’eau qui entrait dans la cabine, ni la pluie d’écume qui me fouettait constamment ne pouvaient apaiser mon amour de la mer. Un marin qui traverse seul l’océan doit s’attendre à de durs moments. Les anciens mariniers, qui faisaient le tour du cap Horn, devaient combattre constamment pour leur existence et souffraient plus du froid que moi.

Je savais qu’il était possible qu’un jour le Firecrest et moi rencontrions une tempête qui serait trop forte et nous entraînerait au fond ensemble, mais c’est une fin à laquelle tous les gens de mer doivent s’attendre. Est-il d’ailleurs plus belle mort pour un marin ?

La tempête continua à travers la nuit du 19 août ; l’une après l’autre les vagues balayaient le petit cotre qui se secouait sous elles. J’étais souvent réveillé par le choc de la mer et la grande inclinaison du navire.

Dès le matin du 20 août, je compris que ce jour allait voir le point culminant de toutes les tempêtes que j’avais rencontrées. Le Firecrest fut en effet tout près d’aborder au port des navires perdus. Aussi loin que l’œil pouvait voir, il n’y avait rien qu’un furieux tourbillon d’eau que surplombait une armée de nuages noirs comme de l’encre, poussés par la tempête.

À 10 heures, le vent avait atteint la force de l’ouragan, les vagues étaient démontées, courtes et vicieuses ; leur crête était déchirée par le vent en petits tourbillons qui déferlaient et devenaient blancs d’écume ; ils se précipitaient sur mon petit navire comme s’ils voulaient le détruire. Mais lui battait toujours son chemin au travers des vagues, si vaillamment que j’avais envie de chanter. C’était la vie.

Tout d’un coup, un désastre sembla m’engloutir ; il était juste midi ; le Firecrest faisait route presque vent de travers sous un morceau de sa grand’voile et le foc. Soudain, je vis arriver de l’horizon une vague énorme, dont la crête blanche et rugissante semblait si haute qu’elle dépassait toutes les autres. Je pouvais à peine en croire mes yeux. C’était une chose de beauté aussi bien que d’épouvante. Elle arrivait sur moi avec un roulement de tonnerre.

Sachant que, si je restais sur le pont, j’y trouverais une mort certaine, car je ne pouvais pas ne pas être balayé par-dessus bord, j’eus juste le temps de monter dans le gréement et j’étais environ à mi-hauteur du mât quand la vague déferla, furieuse, sur le Firecrest qui disparut sous des tonnes d’eau et un tourbillon d’écume. Le navire hésita et s’inclina sous le choc et je me demandai s’il allait pouvoir revenir à la surface.

Lentement, il sortit de l’écume et l’énorme vague passa. Je glissai du mât pour découvrir que la vague avait emporté la partie extérieure du beaupré. Retenu par l’étai de foc, un amas de cordages et de voiles restait contre les flancs de mon navire et les vagues le poussaient comme un bélier contre le bordage, menaçant à chaque coup de percer un trou dans la coque et d’envoyer le Firecrest et moi au fond de la mer.

Le mât était secoué dangereusement ; les haubans de bâbord étaient devenus lâches. Il était fort possible que le mât se brisât, même si la partie cassée du beaupré ne perçait pas un trou dans la coque. Le vent me coupait la figure avec une force incroyable et le pont était la plupart du temps sous les vagues.

Je travaillai ferme pour sauver mon navire. D’abord, je dus amener la grand’voile : l’ouragan tendait la toile si fort contre la balancine de tribord qu’il fut extrêmement difficile d’amener la grand’voile et de la rouler sur le pont. Plus difficile encore fut le travail de hisser l’épave à bord ; le plancher glissait et le vent soufflait si fort que je devais ramper sur le pont pour ne pas être emporté par la tempête. Je me tenais aux haubans avec les mains. La partie cassée du beaupré était terriblement lourde ; je dus passer un filin autour d’elle pendant qu’elle était secouée par les vagues. Maintes fois, elle m’entraîna presque par-dessus bord. Enfin, je pus avoir à bord le foc et le beaupré que j’attachai sur le pont. Il était presque nuit et je me sentais très fatigué. J’avais encore à essayer de réparer le mât et ne pouvais prendre aucun repos avant d’avoir fait une tentative. Montant sur ce mât qui se secouait d’une vague à l’autre, je découvris que le laçage qui tient les haubans de bâbord dans une sorte d’œil avait cédé et que les haubans avaient glissé le long du mât.

Deux fois, je perdis prise et fus enlevé ; suspendu à une drisse je revins contre le mât avec un grand choc. J’étais trop fatigué pour pouvoir réparer et je glissai sur le pont pour trouver le navire entier vibrant sous les secousses. J’avais peur que le pont ne s’entr’ouvrît sous l’effort.

Je hissai la voile de cape et amenai mon navire sur l’autre bord, de manière à laisser les haubans de tribord recevoir la force de la tempête.

Maintenant les secousses n’étaient pas aussi fortes ; il faisait nuit, et, fermant tout, je descendis dans la cabine.

J’étais exténué.

J’essayai de faire du feu, mais découvris qu’aucun de mes deux réchauds ne voulait fonctionner. Je dus me coucher, affamé, transi et saturé d’eau : pour la première fois de ma carrière, un triste et misérable marin.

Les îles Bermudes étaient seulement à 300 milles au sud, et New-York, avec le détour que le Gulf-Stream allait m’obliger à faire, à 1.000 au moins. Je savais qu’il était plus sûr de me diriger vers les îles Bermudes que je pouvais atteindre en quelques jours, et là réparer mes avaries, avant d’aller vers l’Amérique. J’avais décidé de faire le voyage de Gibraltar à la côte américaine sans escale. Abandonner ce projet me brisait le cœur et je me sentais triste à mourir.

À ce moment je me souciais fort peu qu’une vague précipitât le Firecrest et moi au fond de la mer. En vain j’essayai de dormir ; les secousses du mât étaient si fortes que je craignais qu’il ne se brisât avant le jour. Je restai ainsi plusieurs heures, étendu épuisé sur ma couchette, en proie à un profond désespoir. Et pourtant malgré la fièvre qui brûlait dans mon cerveau une idée fixe persistait toujours. Je savais que je devais aller aux Bermudes et je ne pouvais penser qu’à New-York qui était le port que je voulais atteindre.

Soudain je décidai de tenter ce qui semblait impossible, je me levai et, comme avant tout j’avais besoin de nourriture, je commençai par réparer mes réchauds. Je brisai trois aiguilles l’une après l’autre avant de pouvoir en limer une suffisamment petite pour nettoyer le trou à travers lequel le pétrole se vaporise.

Quand le jour arriva, j’avais été capable de cuire un déjeuner de lard et de thé ; alors je me sentis tout à fait honteux de moi-même d’avoir pensé, même quelques heures, à me diriger vers les Bermudes.

Quoique la tempête fût un peu moins forte, il ventait encore très fort ce matin du 21 août et la mer était toujours démontée. Je devais consolider le mât et en réparer les dommages. Il était très dur de grimper à ce mât qui branlait ; il était plus dur encore d’y pouvoir rester. Avec mes jambes autour de la barre de flèche je devais travailler la tête en bas. Dans cette position je mis plus d’une heure à saisir ensemble les deux haubans pour les empêcher de glisser.

Descendant alors sur le pont, je roidis les haubans : le mât était sauvé.

Il fallait encore réparer le beaupré cassé. C’était un travail pour la scie et la hache. Avec ces outils, je fis une entaille dans la partie cassée du beaupré et fus capable de le fixer à sa place, mais ce beaupré de fortune était de trois mètres trop court.

La plus dure partie du travail n’était pas encore accomplie. Je devais faire une sous-barbe pour tenir l’extrémité du beaupré en coupant un morceau de la chaîne de l’ancre et en fixant une de ses extrémités à un anneau fixé à l’avant du navire, juste au-dessus de la flottaison.

Je devais pendre, la tête en bas, mes jambes autour du beaupré, et, comme l’avant du navire se levait et retombait dans les vagues, je sortais de l’eau pour être plongé à un mètre de profondeur. Je ne sais pas comment je fus capable de le faire, mais je le fis tout de même.

J’avais à peine fini de réparer, que la tempête devint soudain plus modérée, comme si elle avouait qu’elle était vaincue et ne pouvait rien contre mon vaillant navire.

Je pus prendre deux observations et me convaincre que j’étais dans la latitude 36° nord et la longitude 62° ouest ; j’étais à environ 800 milles de New-York, à vol d’oiseau, mais à une distance réelle de 1.000 ou 1.200 milles.

J’étais absolument épuisé, mais le plaisir de la victoire me donnait des forces illimitées. Aussi je revins au travail pour réparer la pompe et trouvai qu’un morceau d’allumette dans un clapet en empêchait le fonctionnement. Après deux heures de travail mon navire était sec. Montant en haut du mât pour vérifier ma réparation, je m’aperçus que les haubans étaient très usés et que j’allais avoir besoin de toute mon attention pour conserver mon mât jusqu’à New-York.

Sous le court beaupré et la voilure réduite de l’avant, le Firecrest était très mal équilibré. Je faisais route avec la barre entièrement d’un côté, et près du vent la dérive était grande.

Toutes les réparations étaient maintenant terminées. Attachant la barre, je disposai les toiles de manière que le Firecrest fît route de lui-même vers New-York.

Enfin je me jetai exténué sur ma couchette pour prendre un repos que j’avais bien gagné.

J’avais été successivement gabier, voilier, menuisier et navigateur, et satisfait d’avoir accompli mon rude travail de matelot, je m’endormis en souriant à la pensée que mon navire sur la mer houleuse se rapprochait maintenant du but lointain que je ne désespérais plus d’atteindre.