Seul à travers l’Atlantique/Chapitre XIII

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Bernard Grasset (p. 164-175).


CHAPITRE XIII

Le brouillard. — L’arrivée à New-York.


rois jours de calme et de brouillard vinrent ensuite. Le Firecrest était au milieu de la route des longs-courriers.

Toutes mes voiles de beau temps avaient été emportées. Avec son court beaupré et sa coque incrustée d’algues, le Firecrest n’avançait pas très vite.

Je courais un réel danger enveloppé dans le brouillard dans ces parages fréquentés par les navires. Je ne saurais décrire la lugubre et profonde tristesse de ces jours qui ressemblaient aux nuits.

La brume était si épaisse, que de l’arrière du Firecrest je ne pouvais apercevoir le mât. Les coups de sirène des paquebots m’arrivaient plaintifs et assourdis par le brouillard. Les appels des cornes de brume des voiliers résonnaient comme un glas.

La plupart du temps j’étais assoupi, cherchant à retrouver les heures de sommeil perdues, et j’attendais qu’un bruit de machines m’annonçât la proximité dangereuse d’un paquebot pour sauter sur le pont et souffler dans ma corne de brume.

Le troisième jour de brouillard je fus très près d’être coulé par un paquebot. Je pouvais entendre sa sirène et le bruit de ses machines et j’avais la sensation qu’il venait droit sur moi ; mais le Firecrest n’avait pas de vent dans ses voiles et je ne pouvais m’éloigner de sa route.

Que pouvais-je faire d’autre que sonner la cloche du bord et espérer que le vapeur m’entende ? Pendant plusieurs minutes il fut fort probable que j’allais partager le destin supposé du capitaine Slocum, le fameux navigateur solitaire qu’on croit avoir été abordé dans la brume, mais finalement le vapeur m’entendit et signala avec sa sirène qu’il tournait vers tribord.

Ce jour-là, une observation me prouva que le Firecrest avait fait 20 milles dans les dernières vingt-quatre heures, alors que je n’avais pas eu le moindre vent. Certainement il y avait un courant et je devais me rapprocher de terre.

Il y avait beaucoup de marques de l’approche de la terre, le jour suivant, dimanche 2 septembre. La couleur de l’eau était différente, les marsouins étaient nombreux et j’aperçus même quelques papillons morts flottant sur l’eau.

Je savais maintenant que ma navigation était correcte. À midi une goélette passa loin de moi.

Vers 3 heures de l’après-midi du 3 septembre, j’aperçus une quantité innombrable de mouettes et en découvris bientôt la cause : à l’horizon, à 3 milles de distance, passait une goélette de pêche suivie par une véritable armée de mouettes.

La brise était très légère et pendant deux heures je fis voile vers la goélette qui était droit sur ma route vers l’ouest. À 4 heures, ses embarcations revinrent à bord et le navire se dirigea vers le Firecrest. Je hissai alors les couleurs françaises. La goélette passa et je pus lire son nom, Henrietta, et son port d’attache, Boston.

Un de ses canots, un doris, comme on les appelle à Terre-Neuve, se dirigea vers mon navire, et un pêcheur français de Saint-Pierre sauta à bord, Je ne vous décris pas son étonnement d’apprendre que le Firecrest et moi arrivions de France et sa joie de rencontrer « un pays ».

Il me demanda de venir à bord et de partager son dîner ; aussi, laissant mon bateau se gouverner lui-même, je partis rendre visite à ces braves gens.

Je sautai à bord de l’Henrietta et tombai dans le poisson jusqu’à la ceinture. Tout en regardant le pont et les pêcheurs travaillant au vidage et au nettoyage du poisson, je me souvins des descriptions que j’avais lues dans le fameux livre de Kipling, Capitaines courageux.

Ils m’accueillirent en souriant, et j’étais heureux d’être parmi eux et d’entendre l’accent particulier de Boston ; je me sentais beaucoup plus chez moi avec ces pêcheurs qu’avec les Grecs. Ils étaient de vrais marins.

Je descendis dans le poste d’équipage et, pour la première fois depuis quatre-vingt-dix jours, pus goûter du pain frais et de la viande fraîche ; ils ont de bons cuisiniers sur ces bateaux de pêche américains. Ils voulaient m’offrir toutes les provisions du bord, mais je refusai presque tout et n’acceptai que du pain et quelques fruits.

Après avoir déjeuné, je remontai sur le pont et parlai quelque temps avec le capitaine Albert Hines, qui tenait la barre, suivant le Firecrest. C’était une sensation étrange de regarder de si loin mon navire et de le voir rester tout seul sur sa route ; je commençais à craindre que le moteur de la goélette ne s’arrêtât. Au plus près, dans une brise légère, je ne pense pas qu’elle puisse rejoindre mon bateau.

Le capitaine était un réel loup de mer. C’était plaisir de rencontrer un homme comme lui, connaissant à fond la mer et son navire. Il me donna une carte du banc Georges, le grand territoire de pêche à l’est de l’île Nantucket, et un rouleau de fil à voile.

J’appris que ma position obtenue par mes propres observations était absolument correcte.

À ce moment, le brouillard devenait de plus en plus dense et, par moments, le Firecrest disparaissait à ma vue. Je commençais à être inquiet et me fis amener à bord par deux pêcheurs. Je leur donnai les bouteilles de cognac que les officiers du vapeur m’avaient offertes. Les pêcheurs retournèrent vers la goélette et au moment où nous échangions des signaux d’adieu sur la corne de brume, le brouillard très épais nous cacha l’un à l’autre.

Ma visite à l’Henrietta fut un intermède plaisant dans mon voyage. J’étais très intéressé par les pêcheurs, autant qu’ils l’étaient eux-mêmes par le long voyage du Firecrest.

Avec le moindre vent, je n’aurais pas dû mettre plus de quelques jours pour entrer dans le détroit de Long-Island, qui est seulement à 200 milles du banc Georges, mais les jours qui suivirent furent généralement calmes avec quelques souffles de brise qui pousssaient le cotre pendant une heure ou deux pour le laisser ensuite immobile sur une mer d’huile.

La marée, très forte sur le banc, ramenait par moments le Firecrest en arrière pendant que je réparais mes voiles. La plupart du temps, j’étais en vue de quelques bateaux de pêche.

En me servant de la carte que le capitaine m’avait donnée et en sondant constamment, je passai au travers des bancs de sable de Nantucket. J’aperçus un jour un couple de petites baleines à peine plus grosses que le Firecrest ; j’en tirai une avec mon winchester, mais une baleine a fort peu de points vulnérables. Elles furent tellement effrayées qu’elles se sauvèrent à une vitesse d’au moins 20 nœuds.

Ce fut le matin du 10 septembre que je découvris l’Amérique et l’île de Nantucket ; la première terre aperçue depuis la côte africaine, quatre-vingt-douze jours auparavant. Contrairement à ce que tout le monde pourrait croire, je me sentis un peu triste. Je comprenais que cela annonçait la fin de ma croisière, que tous les jours heureux que j’avais vécus sur l’océan seraient bientôt terminés et que je serais obligé de rester à terre pendant quelques mois. Je n’allais plus être seul maître à bord de mon petit navire, mais parmi les humains, prisonnier de la civilisation.

Le jour suivant, je passai à travers une flotte d’innombrables petits canots de pêche à moteur. Je remarquai aussi quelques rapides chasseurs guettant les contrebandiers d’alcool. Mercredi 12 septembre, j’eus le plaisir de rencontrer une partie de la flotte des États-Unis faisant de grandes manœuvres au large de Newport. C’était un spectacle merveilleux et j’admirai beaucoup les rapides destroyers se déplaçant en ligne à une vitesse de plus de 30 nœuds.

J’avais décidé de m’approcher de New-York par le détroit de Long-Island, car je ne voulais pas passer à travers la rivière d’Est. Pour la première fois depuis trois semaines, je trouvai une forte brise près des îles Block, le 12 septembre, et, le soir, j’étais entré dans le détroit, quittant l’océan avec regret.

il y avait de nombreux vapeurs maintenant. Les bateaux de passagers avec leur pont très élevé étincelant de lumières passaient toute la nuit. Pour un solitaire voyageur, ces vapeurs possèdent une grande fascination.

Il était impossible pour moi, maintenant, de quitter la barre comme au large ; j’étais trop près de terre et je devais suivre le chenal entre les bouées pour ne pas échouer le Firecrest.

Tout près du but, j’avais maintenant peur de ne pas réussir.

Pendant deux jours, je fis voile le long de l’île Longue, admirant les magnifiques maisons de campagne et leurs pelouses vertes.

Le détroit se rétrécissait : j’étais maintenant à l’embouchure d’East River. À 2 heures, le matin du 15 septembre, je jetai l’ancre devant le fort Totten ; je n’avais pas quitté la barre ni dormi depuis soixante-douze heures. La croisière du Firecrest était terminée : cent un jours auparavant j’avais quitté le port de Gibraltar.

J’avais accompli ce que je voulais accomplir.