Seul à travers l’Atlantique/Chapitre XII

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Bernard Grasset (p. 148-163).


CHAPITRE XII

Traversée du Gulf-Stream. — Une rencontre en mer.


a tempête dura encore quatre jours et, le 22 août, je lis dans mon livre de bord :

« Trois heures, grain ; cinq heures, le vent augmente, vagues déferlent à bord ; huit heures, la mer augmente ; dix heures, fort coup de vent et pluie ; midi, mer très agitée. Balancine de bâbord se brise ; grand’voile s’ouvre aux coutures. Trois heures, fort coup de vent ; quatre heures, vent de tempête, mer démontée ; navire se conduit admirablement. Vent ouest, sud-ouest, route nord-ouest. À court de pommes de terre. Eu cinq pommes de terre bouillies pour dîner. Ai dû me contenter de riz. Sept heures, ouragan. Le vent hurle et siffle furieusement. Suis obligé de me mettre à la cape. Ciel très sombre et menaçant vers l’ouest. Rentré foc. La tempête est si furieuse que le foc se déchire dans cette opération. La mer est plus chaude maintenant et je dois être dans le Gulf-Stream. »

Le jour suivant, je n’eus pas de chance ; je réparais mes voiles, quand, à 10 heures, apercevant un poisson d’un mètre cinquante, je le perçai avec mon harpon ; mais, en même temps, je perdis l’équilibre et dus laisser aller mon harpon pour ne pas être emporté par-dessus bord. Je ne pourrai plus maintenant attraper de poisson, et j’aurai à me nourrir presque exclusivement de riz.

De nombreux poissons volants qui tombèrent sur le pont me dédommagèrent amplement. C’était le vingtième jour des tempêtes ; j’étais saturé d’eau et prenais constamment de la quinine.

Quand je me remémore tous ces événements, je pense que si une seconde vague semblable à celle du 20 août s’était abattue sur le Firecrest, il aurait pu être laissé comme une épave à des centaines de milles de la route des paquebots ; pourtant, j’ai le sentiment que j’aurais pu le mener à New-York en faisant, avec les débris du mât, un mât de fortune et en utilisant une petite voile carrée. Peut-être alors aurais-je mis deux ou trois mois de plus pour atteindre la côte américaine.

Mais l’énorme vague fut, en réalité, comme disent les marins, une vague de beau temps. Elle marquait le point culminant de la tempête et annonçait l’approche d’un temps plus favorable.

Pendant vingt jours consécutifs, le Firecrest avait lutté contre des orages et des tempêtes et, finalement, contre cet ouragan qui terminait presque la croisière. Le cotre portait des traces de la bataille qu’il avait livrée contre l’océan.

Des déchirures couraient en zigzags au travers de ses voiles. Un des panneaux avait été emporté par une vague et le beaupré de fortune diminuait tellement la voilure d’avant que tout le plan de voilure était déséquilibré.

J’étais fier de mon navire.

Dessiné et bâti pour la vitesse, il avait prouvé qu’il était un splendide navire de croisière.

Les marques de mon travail de matelot étaient sur les voiles et le gréement. Pourtant, tout était net et en bon ordre.

Incapable de faire beaucoup de chemin ouest contre les tempêtes et le Gulf-Stream, le Firecrest avait dévié au nord et maintenant il était à peu près dans la latitude de l’île de Nantucket, à 360 milles à l’est.

Je traversai le Gulf-Stream et m’approchai de la route suivie par les grands paquebots qui vont de New-York aux ports européens. Je m’attendais à voir leurs nuages de fumée et leurs innombrables lumières, s’ils me dépassaient pendant la nuit. Il commençait à faire froid et je compris que j’étais sorti du courant du Gulf-Stream.

Les avaries à mes voiles se succédaient toujours. Le 25 août, comme je réparais le laçage de la voilure de cape, un vicieux coup de vent la déchira et je dus l’amener et la rentrer dans la cabine pour la réparer.

Naturellement, à la mer, un orage n’est pas un incident de très grande importance, pourvu qu’il ne vous attrape pas quand vous avez trop de toile ; vous devez en hâte abaisser votre voile, ou, suivant la vieille expression des marins : saluer le grain.

À midi, j’avais réparé la voile de cape et déterminé ma position, par le sextant et le chronomètre, comme étant 62° de longitude ouest et 38° de latitude nord.

Cela prouvait que j’avais perdu du chemin ouest, mais je désirais faire le plus de route nord possible pour sortir du courant contraire du Gulf-Stream. Il y avait un fort vent d’ouest après l’orage et le ciel s’éclaircit, montrant des bandes d’un bleu éblouissant. Sous la voile de cape, le Firecrest se comportait très bien, jusqu’à ce que, tard dans l’après-midi, le vent diminuât ; je pus alors hisser la grand’voile.

Le lendemain matin 26, je trouvai deux poissons volants sur le pont et, pour la dernière fois, pus cuire un déjeuner de leur chair délicieuse. Le vent avait viré au nord-ouest ; je changeai de bord et dirigeai ma route ouest-sud-ouest. Je passai la journée à tout mettre en ordre et à réparer la grand’voile qui s’était de nouveau ouverte aux coutures. La nuit, ce fut le calme plat.

Le jour suivant, j’aperçus, pour la première fois dans mon voyage, un des plus étranges spectacles de la mer : une trombe d’eau. Un grain passa à environ un mille de distance emportant un nuage bas et noir. Réunissant ce nuage à l’océan, une colonne d’eau en forme de tire-bouchon tourbillonnait en s’enfonçant dans la mer. C’était un spectacle magnifique, mais il m’était impossible de voir où l’eau commençait, où les nuages finissaient, et je ne puis dire comment le tout s’en alla avec le vent dans un roulement de tonnerre.

Quoique je fusse très au nord, les daurades suivaient encore mon navire ; le 27 août j’en tuai une à la carabine, et elle s’enfonça comme une pierre. Les poissons volants avaient disparu. Sans harpon pour pouvoir pêcher, j’en étais réduit à un régime de céréales, lard, riz et pommes de terre.

Le jour suivant, le vent était favorable. Hissant la trinquette-ballon, je fus capable de faire beaucoup de chemin ouest, et, à midi, j’étais dans la longitude 65° 40.

La mer et les poissons sont maintenant d’une couleur tout à fait différente et les algues marines ne sont plus les mêmes. Je suis certainement hors du Gulf-Stream. Le loch que je traîne ne fonctionne plus. Il est probablement plein de sel et devrait être lavé dans de l’eau douce bouillante. La terre doit se rapprocher, car les oiseaux de mer deviennent plus nombreux.

Cette nuit, le 28 août, j’aperçus pour la première fois, un bateau passant vers l’ouest avec toutes ses lumières. Après plusieurs mois de solitude, c’était une sensation étrange de trouver d’autres navires sur la mer. Je ne me sentais plus seul maître sur l’océan, et je considérais ce paquebot avec un sentiment un peu triste.

J’étais réellement dans la route des vapeurs, car le matin suivant j’en aperçus un autre. Je hissai les couleurs nationales, fier de montrer aux étrangers qu’il y avait encore des marins en France. Le Firecrest avait accompli un vaillant voyage ; j’en désirais partager les honneurs, avec mon pays. Quand le vapeur fut suffisamment près, je fis des signaux avec mes bras. Voici le message que j’envoyai :

« Yacht Firecrest, 84 jours de Gibraltar. »

Il était très difficile de signaler, car la houle était forte et je devais me tenir dans le gréement avec les jambes et les pieds pendant que j’agitais mes bras. Le vapeur ne sembla pas comprendre mon message, mais ralentit ses machines et se rapprocha.

De la passerelle de commandement, le capitaine se servant d’un mégaphone me demanda en mauvais français et anglais ce que je désirais ; je n’avais pas de porte-voix, mais je lui criai que je ne voulais pas l’arrêter et lui demandais seulement de me signaler à New-York ; j’ajoutai que j’étais parti pour une promenade à la voile, que j’étais parfaitement heureux et que je n’avais besoin de rien. Mais comme un millier d’émigrants parlaient tous à la fois, je ne pouvais me faire comprendre.

Les passagers semblaient très excités et surpris de voir un petit navire et son solitaire équipage, et ils parlaient avec bruit, tous ensemble. Quand je me souviens maintenant que je ne portais presque aucun vêtement et étais entièrement bruni par le soleil, je comprends leur étonnement.

En vain, j’essayai de leur signaler de poursuivre leur route, que je n’avais pas besoin d’eux, mais le vapeur s’approcha dangereusement près et stoppa ses machines. Sa grande coque m’abritait du vent, je ne pouvais plus avancer et nous dérivions ensemble. La houle poussait le Firecrest contre les flancs d’acier du vapeur.

Le Firecrest était maintenant en plus grand danger d’avoir des avaries que dans aucune des tempêtes qu’il avait rencontrées. Ils me jetèrent un câble et je l’amarrai au mât. Je leur demandai de me tirer un peu en avant pour sortir de leur dangereux voisinage, mais fus très étonné de voir qu’ils avaient remis leurs machines en marche et essayaient de remorquer le Firecrest. En vain, je leur criai que je ne désirais pas d’aide pour atteindre New-York. Finalement, je fus obligé de couper l’amarre avec un couteau. Mais maintenant, avec l’élan, mon gouvernail put avoir de l’action, et je parvins à m’écarter du vapeur.

Je croyais être tranquille, mais je découvris qu’ils mettaient une embarcation à la mer ; je mis mon navire en panne et attendis. Deux jeunes officiers grecs, couverts d’or comme des généraux sud-américains, s’approchèrent ; ils étaient très effrayés de monter à bord avec la houle assez forte, mais, finalement, prirent leur élan et roulèrent à mes pieds.

L’un d’eux me demanda pourquoi je ne gouvernais pas quand le Firecrest était contre le vapeur et me dit qu’un capitaine devait toujours rester à la barre. Je lui répondis que s’il était un réel marin au lieu d’un mécanicien à bord d’un train sur l’eau, il saurait qu’un bateau à voiles ne peut gouverner sans vent dans les voiles, et que je n’avais pas traversé seul l’Atlantique pour recevoir des leçons sur la manière de conduire mon bateau.

Je leur dis ensuite que je n’avais pas voulu les arrêter, mais seulement leur demander de transmettre un message à New-York, et je leur traçai mon nom et le nom de mon navire sur un morceau de papier.

L’un d’eux me dit qu’il avait apporté de l’eau et des vivres et me demanda si j’en avais besoin. Je leur répondis que j’avais suffisamment de vivres, mais que néanmoins j’acceptais ce qu’ils avaient eu l’amabilité de m’apporter.

Un de ces jeunes officiers me demanda si je désirais savoir ma position et l’inscrivit sur un morceau de papier comme étant 41° de latitude et 62° 30 de longitude. Mes propres observations m’avaient donné une longitude de 66°40 et j’étais très étonné de constater qu’il y avait une différence de 200 milles. Ils insistèrent sur l’exactitude de leur point. Naturellement, je pouvais penser que mon chronomètre était hors d’usage après avoir été si longtemps secoué à la mer. C’est pourquoi, bien que très confiant dans ma navigation, je gardai sur mon livre de bord les deux positions. Je pus vérifier plus tard que la mienne était correcte, mais je ne saurai jamais si les jeunes officiers se trompèrent ou si le vapeur était lui-même en erreur sur sa route.

Comme mes visiteurs regagnaient leur bord, je découvris que les vivres qu’ils m’avaient apportés ne pouvaient m’être d’aucune utilité. C’étaient trois bouteilles de cognac et des boîtes de conserves que je n’aime pas.

Quelques instants après le vapeur s’éloignait, tous ses émigrants acclamant le Firecrest. Je répondis en saluant de mon pavillon.

Bientôt l’horizon était libre et j’étais heureux d’être seul à nouveau.