Shirley/11

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 182-204).

CHAPITRE XI.

Shirley et Caroline.


Shirley prouva qu’elle avait été sincère lorsqu’elle avait dit qu’elle serait heureuse de la société de Caroline, en recherchant fréquemment cette société.

Et vraiment, si elle ne l’eût pas recherchée, elle ne l’aurait pas eue : car miss Helstone était très-peu portée à faire de nouvelles connaissances, retenue qu’elle était toujours par l’idée que les gens n’avaient pas besoin d’elle, qu’elle ne pouvait les amuser, et qu’une brillante et heureuse jeune fille comme l’héritière de Fieldhead était trop indépendante d’une société si peu intéressante que la sienne pour la désirer réellement.

Shirley était dans une position brillante ; probablement aussi elle était heureuse : mais il n’est personne qui ne se réjouisse de rencontrer une aimable société, et, bien qu’elle eût fait depuis un mois la connaissance d’un grand nombre de familles des environs, et qu’elle fût sur un pied de liberté et d’aisance avec toutes les misses Sykes, toutes les misses Pearson, et les deux superlatives misses Wynne, de Walden Hall, elle paraissait n’en trouver parmi elles aucune de bien attrayante. Elle ne fraternisait avec aucune d’elles, pour me servir de ses propres expressions. Si elle avait eu le bonheur d’être réellement Shirley Keeldar, Esq., seigneur du manoir de Briarfield, il n’y avait pas une de ces jolies personnes dont il eût voulu faire mistress Keeldar, la dame de Fieldhead. C’est ce qu’elle déclara un jour à mistress Pryor, qui l’écouta fort tranquillement, comme elle avait l’habitude d’écouter les saillies imprévues de son élève, et qui lui répondit :

« Ma chère, ne vous laissez pas aller à l’habitude de vous considérer comme un homme ; elle est étrange ; ceux qui ne vous connaissent pas pourraient, vous entendant parler ainsi, croire que vous affectez des allures viriles. »

Shirley ne riait jamais de son ancienne gouvernante ; les petites formalités et les innocentes singularités de cette dame étaient respectables à ses yeux : elle accepta donc sans mot dire la remontrance. Elle se tenait debout tranquillement près de la fenêtre, regardant le grand cèdre de la pelouse, dans les branches inférieures duquel elle apercevait un oiseau. Elle se mit à gazouiller à cet oiseau, puis son gazouillement devint plus clair, elle se mit à siffler ; le sifflement prit ensuite la forme d’un air très-doux et très-habilement exécuté.

« Que faites-vous, ma chère ? s’écria mistress Pryor.

— Est-ce que j’ai sifflé ? demanda Shirley. C’est sans y penser, je vous l’assure. Je vous demande pardon, madame ; j’avais pris la résolution de ne pas siffler devant vous.

— Mais, miss Keeldar, où avez-vous appris à siffler ? Vous avez dû contracter cette habitude depuis votre retour dans le Yorkshire. Je ne vous ai jamais entendue siffler auparavant.

— Oh ! j’ai appris à siffler il y a très-longtemps.

— Qui vous a enseigné cela ?

— Personne ; j’ai appris en écoutant, et je l’avais oublié ; mais tout récemment, hier soir, comme je traversais l’avenue, j’entendis un gentleman qui sifflait ce même air dans un champ, de l’autre côté de la haie, et cela me le remit en mémoire.

— Quel gentleman ?

— Nous n’en avons qu’un ici, et c’est M. Moore, du moins c’est le seul qui n’ait pas les cheveux blancs : mes deux vénérables favoris, M. Helstone et M. Yorke, sont toutefois de charmants vieux beaux, infiniment supérieurs à tous nos stupides jeunes fats. »

Mistress Pryor gardait le silence.

« Vous n’aimez pas M. Helstone, madame.

— Ma chère, le caractère de M. Helstone le protège contre la critique.

— Vous avez l’habitude de quitter le salon quand on l’annonce. Pourquoi ?

— Sortirez-vous ce matin, ma chère ?

— Oui, j’irai à la rectorerie chercher Caroline Helstone, pour lui faire prendre un peu d’exercice. Je lui ferai faire une promenade du côté de Nunnely.

— Si vous allez dans cette direction, ma chère, ayez la bonté de recommander à miss Helstone de bien se couvrir ; le vent est frais, et elle me semble réclamer beaucoup de soins.

— On vous obéira minutieusement, mistress Pryor : est-ce que vous ne désireriez pas nous accompagner ?

— Non, je vous serais un embarras ; je suis pesante, et ne pourrais marcher aussi vite que vous le voudriez. »

Shirley persuada aisément à Caroline de l’accompagner ; et, lorsqu’elles furent seules dans la campagne tranquille et solitaire de Nunnely, elle engagea facilement la conversation. Le premier sentiment de timidité surmonté, Caroline éprouva bientôt un vif plaisir à causer avec miss Keeldar. Le premier échange d’observations légères suffit pour donner à chacune d’elles l’idée de ce qu’était sa compagne. Shirley dit qu’elle aimait la verte étendue de gazon qui les environnait, et mieux encore la bruyère qui couvrait les hauteurs, car la bruyère lui rappelait les marais qu’elle avait vus dans ses voyages sur les frontières de l’Écosse. Elle se souvenait particulièrement d’un district qu’elle avait traversé pendant toute la longue après-midi d’un jour d’été sans soleil et par une chaleur étouffante : ils avaient voyagé depuis le milieu du jour jusqu’à la nuit sur ce qui leur paraissait une solitude sans fin, couverte de hautes bruyères, sans apercevoir d’autres êtres que des moutons sauvages, sans entendre d’autre bruit que le cri des oiseaux.

« Je sais l’aspect que doit avoir la bruyère en un tel jour, dit Caroline ; elle est d’un noir rougeâtre, et l’azur du ciel est d’une teinte plus sombre encore, c’est-à-dire livide.

— Oui, tout à fait livide, avec des franges cuivrées aux nuages, et çà et là une blanche lueur, plus effrayante que la couleur livide, et qu’on s’attendait à chaque instant à voir se changer en éblouissant éclair.

— Tonnait-il ?

— On entendait au loin les sourds roulements du tonnerre, mais l’orage n’éclata pas avant le soir, quand nous eûmes atteint notre auberge, maison isolée, située au pied d’une chaîne de montagnes.

— Avez-vous observé alors les nuages descendant sur les montagnes ?

— Oui ; je demeurai pendant une heure debout à la fenêtre pour jouir de ce spectacle. Les montagnes semblaient enroulées dans un brouillard opaque, et, lorsque la pluie tomba en nappes blanchissantes, elles disparurent tout à fait.

— J’ai vu de semblables nuages dans les montagneux districts du Yorkshire ; et dans leur plus grande intensité, pendant que le ciel n’était qu’une cataracte et la terre un vaste torrent, je me suis souvenue du déluge.

— Comme il est vivifiant, après de semblables ouragans, de sentir le calme renaître, et de recevoir à travers les nuages déchirés un rayon consolateur qui atteste que le soleil n’a pas été submergé !

— Miss Keeldar, arrêtez-vous un instant et regardez en bas, sur le vallon et le bois de Nunnely. »

Toutes deux firent halte sur la verdoyante limite de la commune ; elles plongèrent leurs regards sur la profonde vallée resplendissante dans sa toilette de printemps, sur diverses prairies, les unes émaillées de pâquerettes, les autres de boutons d’or : ce jour-là, toute cette jeune verdure souriait gaiement au soleil ; l’émeraude transparente et les rayons ambrés se jouaient à sa surface. Sur le bois, reste d’une forêt antique, dormait l’ombre d’un nuage ; les montagnes lointaines étaient bigarrées de nuances diverses ; l’horizon avait les teintes de la nacre ; des bleus d’argent, des pourpres tendres, des verts changeants et des roses sombres se fondant en des masses de nuages blancs, purs comme la neige azurée, charmaient l’œil, qui croyait découvrir les fondements du ciel. L’air qui se jouait sur le front des deux jeunes filles était frais, doux et réconfortant.

« Notre Angleterre est une jolie île, dit Shirley, et le Yorkshire l’un de ses plus jolis endroits.

— Vous êtes aussi une fille du Yorkshire ?

— Oui, par le sang et la naissance. Cinq générations de ma famille dorment sous les ailes de l’église de Briarfield ; j’ai respiré mon premier souffle dans cette vieille et noire demeure qui est là derrière nous. »

Caroline lui tendit la main, qui fut vivement saisie et pressée.

« Nous sommes compatriotes, lui dit-elle.

— Oui, dit gravement Shirley. Et cela, demanda miss Keeldar, en montrant la forêt, c’est le bois de Nunnely ?

— Oui.

— Y êtes-vous jamais allée ?

— Souvent.

— À l’intérieur ?

— Oui.

— Comment est-il ?

— Il ressemble à un ancien camp des fils d’Anak. Les arbres sont vieux et énormes. Lorsque vous êtes à leur pied, leur sommet semble situé dans une autre région : leurs troncs demeurent immobiles et fermes comme des piliers, tandis que leurs rameaux s’agitent sous le souffle de la brise. Dans le calme le plus profond, leurs feuilles ne sont jamais entièrement immobiles, et, dans les grands vents, il vous semble qu’un flot se précipite, qu’une mer gronde au-dessus de vous.

— Est-ce que ce n’était pas une des retraites de Robin Hood ?

— Oui, et il existe encore des traces de son passage. Pénétrer dans le bois de Nunnely, miss Keeldar, c’est remonter très-loin dans les jours obscurs du passé. Pouvez-vous apercevoir une brèche qui est à peu près au centre de la forêt ?

— Je la vois très-distinctement.

— Cette éclaircie est un creux ; espèce de coupe profonde bordée d’un gazon aussi vert et aussi court que celui de la prairie de cette commune. Les plus vieux arbres, des chênes noueux et puissants, se pressent sur la lisière de cette enceinte ; au fond sont les ruines d’un couvent.

— Nous irons dans ce bois un jour, vous et moi, Caroline, seules, de bonne heure, par une des belles matinées d’été, et nous y passerons la journée. Nous emporterons des pinceaux, des albums, quelque livre intéressant et quelque chose à manger. J’ai deux petits paniers dans lesquels mistress Grill, ma femme de charge, pourra placer nos provisions, et nous porterons chacune le nôtre. Cela ne vous fatiguera pas trop d’aller si loin ?

— Oh ! non, surtout si nous demeurons longtemps dans le bois. J’en connais tous les plus agréables sites. Je sais où nous pourrons trouver des noisettes dans la saison des noisettes ; je sais où les fraises abondent ; je connais certaines avenues solitaires tapissées de mousses étranges, les unes jaunes comme si elles étaient dorées, d’autres d’un gris sévère, d’autres d’un vert d’émeraude. Je connais des groupes d’arbres qui ravissent l’œil par leur effet pittoresque ; de rudes chênes, de délicats bouleaux, des hêtres à l’écorce luisante, groupés dans le plus étrange contraste ; des frênes majestueux comme Saül, vieux géants des forêts, isolés et enveloppés de brillants manteaux de lierre. Miss Keeldar, je puis vous servir de guide.

— Vous ne vous ennuierez pas, avec moi toute seule ?

— Je ne le crois pas. Je pense que nous pourrons nous convenir. Et quelle est la troisième personne dont la présence ne gâterait pas nos plaisirs ?

— Vraiment, je n’en connais aucune à peu près de nos âges, aucune dame du moins, et quant aux gentlemen…

— Une excursion prend un tout autre caractère lorsqu’il y a des hommes de la partie, interrompit Caroline.

— Je suis de votre avis ; ce serait chose toute différente de celle que nous nous proposions.

— Nous voulions simplement aller voir de vieux arbres, de vieilles ruines ; passer un jour dans le vieux temps, environnées de silence et par-dessus tout de quiétude.

— Vous avez raison, et la présence d’hommes ferait évanouir ce dernier charme, je pense. S’ils sont de la mauvaise espèce, comme votre Malone, l’irritation prend la place de la sérénité ; s’ils sont de la bonne, il y a aussi un changement, je ne puis dire lequel, un changement aisé à comprendre, difficile à décrire.

— Premièrement, nous oublions la nature.

— Et alors la nature nous oublie ; elle couvre son front vaste et calme d’un voile obscur ; elle nous dérobe sa face et retire les joies paisibles dont, si nous nous étions contentées de son culte, elle eût rempli nos cœurs.

— Et que nous donne-t-elle à la place ?

— Plus d’orgueil et plus d’anxiété : une excitation qui emporte rapidement nos heures, et un trouble qui en tourmente et en agite le cours.

— Notre pouvoir d’être heureux gît beaucoup en nous-mêmes, je crois, fit sagement remarquer Caroline. Je suis allée au bois de Nunnely avec une nombreuse société, tous les vicaires et quelques gentlemen de ce district, avec plusieurs ladies, et je trouvai l’excursion insupportablement ennuyeuse ; j’y suis allée toute seule, ou accompagnée seulement de Fanny, qui s’asseyait dans la cabane du garde, cousait ou s’entretenait avec la bonne femme, pendant que j’errais çà et là, lisant ou dessinant des points de vue, et j’ai joui quelquefois d’un bonheur calme et complet pendant tout un jour. Mais alors j’étais jeune ; il y a de cela deux ans.

— Y êtes-vous jamais allée avec votre cousin Robert Moore ?

— Oui, une fois.

— Quelle sorte de compagnon est-il en ces occasions ?

— Un cousin, vous savez, n’est pas comme un étranger.

— Je le sais ; mais les cousins, s’ils sont stupides, sont encore plus insupportables que les étrangers, parce que vous ne pouvez pas aussi facilement les tenir à distance. Mais votre cousin n’est pas stupide ?

— Non, mais…

— Eh bien ?

— Si, comme vous le dites, la compagnie des imbéciles irrite, la société des hommes supérieurs laisse aussi une impression pénible et toute particulière. Lorsque la supériorité et le talent de votre ami est chose hors de doute et parfaitement établie, vous êtes toujours tentée de mettre en question votre droit à devenir sa compagne.

— Oh ! je ne vous suivrai pas sur ce terrain : cette inquiétude n’est pas de celles que je consentirais à entretenir un instant. Je ne me considère pas comme indigne d’être la compagne d’aucun homme, d’aucun gentleman, quoique ce soit beaucoup dire. Lorsqu’ils sont bons, ils sont très-bons, je crois. Votre oncle n’est pas un mauvais spécimen du gentleman âgé. J’aime toujours à rencontrer sa brune et intelligente vieille figure, soit chez moi, soit ailleurs. L’aimez-vous ? est-il bon pour vous ? Voyons, dites la vérité.

— Il m’a élevée, il a fait pour moi ce qu’il aurait fait pour sa propre fille si le ciel lui en eût accorde une, je n’en doute pas. C’est de la bonté, et cependant je suis loin de l’aimer passionnément : j’aime mieux être hors de sa présence qu’auprès de lui.

— C’est étrange ! lui qui a le talent de paraître toujours si aimable !

— Oui, en compagnie ; mais il est dur et silencieux à la maison. Comme il dépose sa canne et son large chapeau dans le vestibule de la rectorerie, de même aussi il enferme son enjouement et sa gaieté dans le pupitre de son cabinet : le front plissé et les brèves paroles pour le foyer domestique ; le sourire, la plaisanterie, les spirituelles saillies pour la société.

— Est-ce qu’il est tyrannique ?

— En aucune façon : il n’est ni tyrannique ni hypocrite. C’est simplement un homme qui est plutôt libéral qu’affable, plutôt brillant que gai, plutôt scrupuleusement équitable que vraiment juste, si vous pouvez comprendre d’aussi subtiles distinctions.

— Oh ! oui : l’affabilité implique l’indulgence qu’il ne connaît pas ; la douce gaieté accompagne un cœur chaud qu’il ne possède pas ; et la vraie justice engendre la sympathie, dont je soupçonne mon vieil ami d’être absolument destitué.

— Je ne sais, Shirley, si beaucoup d’hommes ressemblent à mon oncle dans les relations domestiques ; s’il est nécessaire d’être nouveau et peu familier avec eux pour paraître agréable et estimable à leurs yeux ; si enfin il leur est impossible de conserver une affection et un intérêt constants pour ceux qu’ils voient chaque jour.

— Je ne sais ; il m’est impossible d’éclaircir vos doutes. J’en ai moi-même quelquefois de semblables. Mais pour vous dire un secret, si j’étais convaincue que nécessairement et universellement les hommes diffèrent de nous, qu’ils sont inconstants, bientôt blasés et sans sympathies, je ne me marierais jamais. Il me serait trop pénible de découvrir que celui que j’aimerais ne m’aime pas, et que les efforts que je pourrais faire dans la suite pour lui plaire seraient plus qu’inutiles parce qu’il serait inévitablement dans sa nature de changer et de devenir indifférent. Une fois cette découverte faite, quel parti me resterait-il à prendre ? M’en aller, m’éloigner de quelqu’un à qui ma présence ne pourrait être qu’importune.

— Mais vous ne le pourriez pas si vous étiez mariée.

— Non, je ne le pourrais pas. Je ne pourrais plus redevenir ma propre maîtresse. Pensée terrible et qui me suffoque ! Rien ne m’irrite comme l’idée d’être un fardeau ou un ennui, un fardeau inévitable, un ennui incessant ! Maintenant, lorsque je trouve ma société à charge, je peux rouler mon indépendance autour de moi comme un manteau, laisser tomber mon orgueil comme un voile et me réfugier dans la solitude. Si j’étais mariée, je ne le pourrais plus.

— Je m’étonne que nous ne puissions toutes nous résoudre à demeurer célibataires, dit Caroline ; nous le ferions si nous écoutions les conseils de l’expérience. Mon oncle parle toujours du mariage comme d’un fardeau ; et je crois que, toutes les fois qu’il entend parler d’un homme qui se marie, il le regarde invariablement comme fou, en cela du moins.

— Mais, Caroline, les hommes ne sont assurément pas tous semblables à votre oncle, je l’espère. »

Elle s’arrêta et parut réfléchir.

« Je suppose que nous trouvons toutes une exception en faveur de celui que nous aimons, jusqu’à ce que nous soyons mariées, suggéra Caroline.

— Je le suppose aussi ; et nous croyons cette exception parfaitement fondée. Nous le rêvons semblable à nous ; nous croyons nos deux êtres en parfaite harmonie ; sa voix semble nous donner la plus douce et la plus sûre promesse que son cœur ne s’endurcira jamais contre nous ; nous lisons dans ses yeux ce fidèle sentiment : l’affection. Je ne pense pas que nous devions nous fier nullement à ce qu’ils nomment la passion, Caroline. Je crois que ce n’est qu’un feu de paille, jetant un peu de flamme et s’évanouissant aussitôt… Nous le voyons bienveillant envers les animaux, les petits enfants, les pauvres gens. Avec nous il est affable, bon, discret. Il ne flatte pas les femmes, mais il est patient avec elles ; il n’est point gêné en leur présence et trouve du plaisir à leur société. Il les aime non pour de vaines et égoïstes raisons, mais comme nous l’aimons lui-même, parce que nous l’aimons. Nous remarquons qu’il est juste, qu’il dit toujours la vérité, qu’il est consciencieux. Nous éprouvons la joie et le calme lorsqu’il entre où nous sommes, la tristesse et le trouble lorsqu’il s’en va. Nous savons que cet homme a été un bon fils, qu’il est un frère dévoué : qui osera me dire que cet homme ne sera pas un bon époux ?

— Mon oncle, qui l’affirmerait sans hésiter. Il sera las de vous au bout d’un mois, dirait-il.

— Mistress Pryor affirmerait sérieusement la même chose.

— Mistress Yorke et miss Mann en diraient autant.

— Si ce sont de vrais oracles, il est bon de ne jamais aimer.

— Très-bon, si on peut l’éviter.

— Mais j’aime à douter de leur véracité.

— Je crains bien que ce ne soit là une preuve que votre cœur est pris.

— Nullement. Mais s’il l’était, savez-vous quels oracles je consulterais ?

— Dites.

— Ni un homme ni une femme, vieux ou jeunes ; mais le petit mendiant irlandais qui vient pieds nus à ma porte ; la souris qui sort de la fente de la boiserie ; l’oiseau qui, par la neige et la gelée, frappe de son bec à ma fenêtre pour avoir quelques miettes de pain ; le chien qui lèche ma main et s’assied à côté de mon genou.

— Avez-vous jamais vu quelqu’un qui fût bienfaisant envers des êtres semblables ?

— Et vous, avez-vous jamais vu ces êtres suivre instinctivement quelqu’un, l’aimer, rechercher sa protection ?

— Nous avons une chatte noire et un vieux chien à la rectorerie. Je connais quelqu’un sur les genoux de qui la chatte noire aime à grimper, contre l’épaule et la joue de qui elle aime à faire son rouet. Le vieux chien sort toujours de son chenil, agite sa queue et gémit affectueusement lorsque ce quelqu’un vient à passer.

— Et que fait ce quelqu’un ?

— Il caresse doucement la chatte, et la laisse autant qu’il le peut où elle s’est placée ; lorsqu’il est obligé de la déranger en se levant, il la pose doucement à terre, et ne la jette jamais loin de lui. Il siffle toujours le chien et lui donne une caresse.

— Vraiment ? ce n’est pas Robert ?

— C’est lui-même.

— Généreux garçon ! dit Shirley avec enthousiasme et les yeux étincelants.

— N’est-ce pas qu’il est beau ? N’est-ce pas qu’il a de beaux yeux, des traits bien sculptés, un front pur et princier ?

— Il a tout cela, Caroline. Il est à la fois gracieux et bon.

— J’étais sûre que vous le jugeriez ainsi ; la première fois que je regardai votre visage, je fus assurée de cela.

— J’étais bien disposée pour lui avant de le connaître. Lorsque je le vis il me plut. Je l’admire maintenant. Il y a dans la beauté un grand charme, Caroline ; lorsque la beauté est unie à la bonté, ce charme devient tout-puissant.

— Et quand il a de plus l’intelligence, Shirley ?

— Qui pourrait lui résister ?

— Souvenez-vous de mon oncle, de Mmes Pryor et Yorke et de miss Mann.

— Et vous, souvenez-vous du coassement des grenouilles d’Égypte. C’est une noble créature ! Je vous dis que, lorsqu’ils sont bons, on peut à bon droit les appeler les chefs-d’œuvre de la création, les fils de Dieu. Faits à l’image du créateur, la plus mince parcelle de son essence les élève presque au-dessus de l’humanité. Un homme grand, bon et beau, est sans contredit la première des choses créées.

— Au-dessus de nous ?

— Je rougirais de lui disputer l’empire ; oui, j’en rougirais. Est-ce que ma main gauche dispute la prééminence à ma main droite ? Est-ce que mes veines sont jalouses du sang qui les remplit ?

— Hommes et femmes, époux et épouses, se querellent horriblement, Shirley.

— Pauvres créatures ! êtres tombés, déchus et dégénérés ! Dieu les fit pour une autre destinée, pour d’autres sentiments !

— Mais enfin, sommes-nous ou non les égales des hommes ?

— Rien ne me charme plus que de rencontrer mon supérieur, quelqu’un qui me fasse sincèrement sentir qu’il est mon supérieur.

— L’avez-vous jamais rencontré ?

— Je le voudrais rencontrer tous les jours. Plus il serait au-dessus de moi, plus je serais heureuse ; il est dégradant de s’incliner ; il est glorieux de regarder en haut. Ce qui me chagrine, c’est d’être trompée lorsque j’essaye d’accorder mon estime, et, si je me prosterne religieusement, de ne trouver que de faux dieux à adorer. Je dédaigne de me faire païenne.

— Miss Keeldar, voulez-vous entrer ? nous voici à la porte de la rectorerie.

— Non, pas aujourd’hui ; mais demain j’irai vous chercher pour passer la soirée avec moi. Caroline Helstone, si vous êtes ce que maintenant vous paraissez être, nous nous conviendrons. Je n’ai jamais pu parler à une jeune lady comme je vous ai parlé aujourd’hui. Embrassez-moi, et au revoir. »


―――


Mistress Pryor semblait aussi disposée que Shirley à cultiver la connaissance de Caroline. Elle, qui n’allait nulle part, se rendit quelques jours après à la rectorerie. Elle choisit l’après-midi, moment où le recteur était sorti. Il faisait très-chaud ; cette circonstance, jointe à l’embarras qu’elle éprouvait en entrant dans une maison étrangère, car elle avait l’habitude de vivre fort retirée, avait coloré son visage, et elle semblait fortement agitée. Lorsque Caroline alla à elle dans la salle à manger, elle la trouva assise sur le sofa, tremblante, se donnant de l’air en agitant son mouchoir, et paraissant lutter contre une agitation nerveuse qui menaçait de se changer en accès hystérique.

Caroline s’étonnait de voir une personne de cet âge si peu maîtresse d’elle-même ; elle ne pouvait comprendre un tel manque de force chez une lady en apparence si robuste : car mistress Pryor se hâta d’alléguer la fatigue de la marche, la chaleur, comme les raisons de son indisposition accidentelle. Pendant qu’avec plus de précipitation que de cohérence elle énumérait à plusieurs reprises les causes de son épuisement, Caroline s’efforçait doucement de la soulager en lui enlevant son châle et son chapeau. Mistress Pryor n’eût pas accepté de semblables attentions de tout le monde. En général, elle reculait devant le contact ou l’approche d’une main étrangère avec un mélange d’embarras et de froideur peu flatteur pour ceux qui lui offraient leur aide. Pour la petite main de miss Helstone elle se montra plus traitable ; elle cessa de trembler et se calma en quelques minutes.

Une fois dans son assiette ordinaire, elle se mit à causer de sujets familiers. Dans une compagnie mêlée, mistress Pryor ouvrait rarement la bouche, ou, si elle était obligée de parler, elle le faisait sous l’impression d’un sentiment de gêne et s’exprimait mal. Elle excellait dans le dialogue ; son langage, toujours un peu formaliste, était choisi ; ses idées étaient justes, ses connaissances variées et précises ; Caroline éprouva du plaisir à l’écouter, beaucoup plus qu’elle n’eût pu s’y attendre.

Sur le mur opposé au sofa où elles étaient assises se trouvaient trois portraits : celui du centre, au-dessus de la cheminée, était un portrait de femme ; les deux autres étaient des portraits d’hommes.

« Voilà une belle tête, dit mistress Pryor, interrompant une légère pause qui avait suivi une demi-heure de conversation animée. Les traits sont parfaits, nul ciseau de sculpteur ne pourrait ajouter à leur beauté. C’est un portrait d’après nature, je présume ?

— C’est le portrait de mistress Helstone.

— De mistress Matthewson Helstone ? de la femme de votre oncle ?

— Oui, et on le dit d’une parfaite ressemblance. Avant son mariage, elle était citée comme la beauté du district.

— Et à juste titre : quelle pureté de lignes ! C’est cependant un visage passif. L’original n’a pas dû être ce qu’on appelle généralement une femme d’esprit.

— Je crois que c’était une personne remarquablement calme et silencieuse.

— On a peine à croire, ma chère, que le choix de votre oncle ait pu tomber sur une compagne de ce caractère. Est-ce qu’il n’aime pas à être amusé par un vif babillage ?

— En compagnie, oui. Mais il dit toujours qu’il ne pourrait supporter une femme loquace. Il lui faut le calme à la maison. On sort pour bavarder, affirme-t-il. On rentre à la maison pour lire et réfléchir.

— Je crois avoir entendu dire que mistress Matthewson ne vécut que peu d’années après son mariage ?

— Environ cinq ans.

— Eh bien, ma chère, poursuivit mistress Pryor en se levant pour partir, il est entendu que vous viendrez souvent à Fieldhead ; j’espère que vous n’y manquerez pas. Vous devez vous trouver bien isolée ici, sans autre femme que vous dans cette maison ? Vous devez nécessairement passer une grande partie de votre vie dans la solitude ?

— J’y suis habituée ; j’ai grandi ainsi. Puis-je vous aider à arranger votre châle ? »

Mistress pryor accepta l’assistance qui lui était offerte.

« Si vous avez besoin de conseils dans vos études, dit-elle, je suis à vos ordres. »

Caroline exprima vivement sa gratitude.

« J’espère avoir de fréquentes conversations avec vous. Je désirerais pouvoir vous être utile. »

De nouveau miss Helstone exprima ses remercîments. Elle comprenait quel cœur sympathique était caché sous l’apparence froide et réservée de sa visiteuse. Observant que mistress Pryor jetait de nouveau en sortant un regard d’intérêt sur les portraits, Caroline lui dit :

« Le portrait le plus près de la fenêtre est, comme vous voyez, celui de mon oncle, mais plus jeune de vingt ans ; celui qui est à gauche de la cheminée est son frère James, mon père.

— Il y a entre eux un air de ressemblance, dit mistress Pryor ; cependant une différence de caractère se remarque dans le modelé du front et de la bouche.

— Quelle différence ? demanda Caroline en l’accompagnant jusqu’à la porte, James Helstone, c’est-à-dire mon père, est généralement considéré comme le mieux des deux. J’ai remarqué que les étrangers s’écrient toujours : « Quelle charmante figure ! » Trouvez-vous beau ce portrait, mistress Pryor ?

— Les traits en sont beaucoup plus doux et plus fins que ceux de votre oncle.

— Mais où est la différence de caractère dont vous parliez ? Dites-le-moi. Je désire savoir si vous jugez bien.

— Ma chère, votre oncle est un homme de principes : son front et ses lèvres sont fermes, et son œil est fixe.

— Bien ; et l’autre ? Ne craignez pas de m’offenser, j’aime la vérité.

— Aimez-vous la vérité ? C’est fort bien à vous. Attachez-vous à cette préférence, ne vous en départez jamais. L’autre, ma chère, s’il eût vécu jusqu’à ce jour, eût probablement été d’un faible secours pour sa fille ; c’est cependant une gracieuse tête, prise dans sa jeunesse, je crois. Ma chère (se retournant tout à coup), vous attachez une inestimable valeur aux principes ?

— Je suis sûre qu’aucun caractère ne peut avoir de valeur sans eux.

— Vous sentez l’importance de ce que vous dites ? Vous avez réfléchi sur ce sujet ?

— Souvent. Les circonstances l’ont de bonne heure fait l’objet de mon attention.

— Alors la leçon n’a pas été perdue, quoique venue si prématurément. Je suppose que le sol n’est ni aride ni pierreux ; autrement, la semence tombant en cette saison n’eût jamais porté de fruits. Ma chère, ne restez pas ainsi sur la porte, vous pourriez vous enrhumer. Bonsoir. »

Les nouvelles connaissances de miss Helstone lui devinrent bientôt précieuses. Leur société fut considérée comme un privilège. Elle reconnut qu’elle aurait eu tort de laisser échapper cette occasion de soulagement, de négliger de profiter de cet heureux changement. Un mouvement nouveau fut imprimé à ses pensées ; une nouvelle issue leur fut ouverte, qui, en détournant quelques-unes au moins de l’unique direction qu’elles avaient suivie jusqu’alors, abattit l’impétuosité de leur cours, et diminua la force de leur pression sur le point douloureux.

Bientôt elle fut enchantée de passer des journées entières à Fieldhead, faisant tour à tour ce que désiraient d’elle Shirley et mistress Pryor ; et elle était à tout instant réclamée par l’une ou par l’autre. Rien n’était moins démonstratif que l’amitié de mistress Pryor ; mais aussi rien ne pouvait être plus vigilant, plus assidu, plus infatigable. J’ai dit qu’elle était un singulier personnage ; et rien ne mettait mieux sa singularité en évidence que la nature de l’intérêt qu’elle montrait pour Caroline. Elle surveillait tous ses mouvements ; il semblait qu’elle voulût protéger tous ses pas. Elle était heureuse lorsque miss Helstone lui demandait ses conseils et son assistance. Elle l’aidait alors avec un si joyeux empressement, que bientôt Caroline prit plaisir à la mettre à contribution.

La complète docilité de Shirley Keeldar envers mistress Pryor avait tout d’abord surpris miss Helstone, non moins que de voir l’ex-gouvernante, ordinairement si réservée, si parfaitement à l’aise dans la résidence de sa jeune élève, où elle remplissait avec une calme indépendance un poste fort dépendant. Mais elle remarqua bien vite qu’il suffisait de connaître les deux dames pour avoir le mot de l’énigme. Il lui semblait qu’il était impossible de connaître mistress Pryor sans l’aimer et l’apprécier. Peu importait qu’elle fût constamment vêtue à l’ancienne mode, que son langage fût formaliste et ses manières froides, qu’elle eût vingt petites singularités qui n’appartenaient qu’à elle ; elle était, à sa manière, un guide si sûr, un conseiller si fidèle, si dévoué et si bienveillant, que, dans l’idée de Caroline, nulle personne, habituée à sa présence, n’eût pu aisément s’en passer.

Quant à la dépendance et à l’abjection, si Caroline n’en éprouvait point dans ses relations avec Shirley, pourquoi mistress Pryor en eût-elle ressenti ? L’héritière était riche, très-riche, comparée à sa nouvelle amie : l’une possédait un clair revenu de mille livres sterling par an, l’autre n’avait pas un penny ; et cependant on éprouvait en sa société un sentiment d’égalité inconnu dans celle de la noblesse ordinaire de Briarfield et de Whinbury.

La raison de cela, c’est que la tête de Shirley était occupée d’autre chose que d’argent et de positions. Elle était contente d’être indépendante par sa fortune. Par moments elle éprouvait un certain orgueil à penser qu’elle était la dame du manoir et avait des fermiers et un domaine. Elle se rappelait avec une certaine complaisance que tout ce domaine de Hollow, comprenant un excellent moulin à fouler le drap, une teinturerie, des magasins, avec la maison, le jardin et les bâtiments extérieurs appelés le cottage de Hollow, lui appartenait : mais sa satisfaction, n’étant nullement déguisée, était singulièrement offensive. Pour ses pensées sérieuses, elles suivaient un autre courant : admirer ce qui était grand, révérer ce qui est bon, se montrer joyeuse avec la joie, tel était le penchant naturel de l’âme de Shirley, et il lui arrivait plus souvent de songer aux moyens de suivre ce penchant que de méditer sur sa supériorité sociale.

Miss Keeldar avait d’abord éprouvé de l’intérêt pour Caroline, parce qu’elle était calme, retirée, qu’elle paraissait d’une santé délicate et qu’elle semblait avoir besoin que quelqu’un prît soin d’elle. Sa prédilection s’accrut encore lorsqu’elle découvrit que sa propre manière de penser était comprise et appréciée de la jeune fille. Elle était loin de s’attendre à cela : elle s’imaginait que miss Helstone avait un trop joli visage, des manières et une voix trop douces, pour sortir de la ligne ordinaire sous le rapport de l’intelligence et de la capacité, et elle fut très-étonnée de voir ces traits charmants s’illuminer à la vivacité d’une ou deux saillies risquées par elle ; et plus étonnée encore de découvrir le trésor de connaissances et d’idées qui travaillaient dans cette tête enfantine et voilée de si jolies boucles. Caroline avait instinctivement aussi les mêmes goûts qu’elle : les livres que miss Keeldar avait lus avec le plus de plaisir étaient ceux qui plaisaient à miss Helstone. Beaucoup d’aversions aussi leur étaient communes, et elles s’accordaient merveilleusement pour rire des prétentions pompeuses et du faux sentimentalisme.

Shirley savait combien peu d’hommes ou de femmes ont le goût sûr en poésie, c’est-à-dire la faculté de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. Plusieurs fois elle avait entendu des gens fort remarquables donner comme admirables tels passages de tels versificateurs, qu’à la lecture son âme avait refusé de reconnaître pour autre chose que de l’emphase et du clinquant, ou tout au plus un langage vide soigneusement élaboré, curieux, remarquable, savant peut-être ; coloré quelquefois des teintes brillantes de la fantaisie, mais différant autant de la vraie poésie que le pompeux et massif vase de mosaïque diffère de la petite coupe de pur métal, ou que la guirlande de fleurs artificielles diffère du lis des champs.

Shirley trouva que Caroline savait distinguer le pur métal des scories brillantes et sans valeur. Les intelligences de ces deux jeunes filles, étant ainsi accordées au même diapason d’harmonie, sonnaient souvent ensemble le plus doux et le plus suave carillon.

Un soir, il leur arriva de se trouver seules dans le parloir Elles avaient passé sans ennui un long jour de pluie ; la nuit approchait ; les lumières n’avaient point encore été apportées, toutes deux, à mesure que le crépuscule devenait plus obscur, devinrent méditatives et silencieuses. Un vent d’ouest soufflait violemment autour du manoir, chassant devant lui les nuages et la pluie torrentielle qui venaient du lointain Océan : tout était tempête au dehors ; tout était paisible et calme au dedans, Shirley était assise auprès de la fenêtre, regardant la tempête au ciel, le brouillard sur la terre, écoutant certaines notes du vent qui pleuraient comme des esprits tourmentés, notes qui, si elle n eût pas été si jeune, si gaie, si vigoureuse, eussent agité ses nerfs comme quelque funeste présage ou quelque chant funèbre anticipé : dans le printemps de l’existence et la fleur de la beauté, cela ne put que changer sa vivacité en mélancolie. Des fragments de douces ballades résonnaient à son oreille ; elle en chanta une du deux stances : ses accents obéissaient à l’impulsion agitée du vent. Caroline, retirée dans l’endroit le plus éloigné et le plus obscur du parloir, la figure éclairée seulement par le reflet du feu sans flamme, se promenait de long en large, en se murmurant à elle-même des fragments de poésie gravés dans sa mémoire. Elle parlait très-bas ; mais Shirley l’entendit, et, tout en chantant doucement, elle écouta. Voici le passage :

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Le fragment s’arrêta là, sans doute parce que le chant de Shirley, auparavant sonore et vibrant, était devenu très-faible.

« Poursuivez, dit-elle.

— Alors, continuez aussi, vous. Je répétais seulement le Naufragé.

— Je sais : si vous pouvez vous le rappeler, dites-le tout entier. »

Et comme il faisait entièrement nuit, et qu’après tout miss Keeldar n’était pas un très-formidable auditeur, Caroline dit le poëme tout entier, et avec un tel sentiment qu’on eût cru voir la mer furieuse, le vaisseau emporté malgré lui par la tempête, et entendre le cri de détresse du marin qui se noie. Mais ce qu’elle réalisa le mieux, ce fut l’angoisse du poëte, qui ne pleurait pas pour le naufragé, mais qui, dans une heure de désespoir, avait tracé l’image de sa propre détresse dans le sort du marin abandonné, et s’était écrié des profondeurs où il se débattait :


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« J’espère que William Cowper jouit maintenant du calme et de la paix dans le ciel, dit Caroline.

— Avez-vous pitié de ce qu’il souffrit sur la terre ? demanda miss Keeldar.

— Si j’en ai pitié, Shirley ? Comment pourrais-je m’en empêcher ? Il avait le cœur brisé quand il écrivit ce poëme, dont la lecture brise le cœur. Mais il trouva du soulagement en l’écrivant, j’en suis sûre, et ce don de la poésie, le plus divin que la divinité ait accordé à l’homme, lui a été donné, je n’en doute pas, pour apaiser ses émotions lorsqu’elles sont devenues insupportables. Il me semble, Shirley, que nul ne devrait faire de la poésie dans le but de déployer son talent et son intelligence. Qui se soucie de ce genre de poésie ? Qui se soucie du savoir, des mots choisis, en poésie ? Au contraire, qui ne recherche pas le sentiment, le sentiment réel, quoique simplement et même rudement exprimé ?

— Il paraît que vous le recherchez, vous, dans tous les cas ; et assurément, en entendant ce poëme, on découvre que Cowper agissait sous l’impulsion d’une émotion aussi forte que le vent qui balayait le navire, une émotion qui, ne lui permettant pas de s’arrêter pour ajouter aucun ornement à une seule stance de son poëme, lui donna la force de l’écrire tout entier avec une perfection consommée. Vous l’avez récité d’une voix ferme, Caroline ; j’en suis étonnée.

— La main de Cowper ne trembla point en traçant ces vers ; pourquoi ma voix tremblerait-elle en les répétant ? Soyez-en sûre, Shirley, aucune larme ne mouilla le manuscrit du Naufragé. Je n’y entends pas les sanglots de la douleur, mais seulement le cri du désespoir, et, ce cri poussé, je crois que le spasme mortel lâcha son cœur, qu’il pleura abondamment et fut consolé. »

Shirley reprit sa ballade. Mais bientôt, s’arrêtant tout à coup, elle dit :

« On aurait aimé Cowper, n’eût-ce été que pour le plaisir d’avoir le privilège de le consoler.

— Vous n’auriez jamais aimé Cowper, reprit promptement Caroline ; Cowper n’était pas fait pour être aimé par une femme.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je dis. Je sais qu’il est de certaines natures en ce monde, et des plus nobles et des plus élevées, dont l’amour n’approche jamais. Vous auriez pu rechercher Cowper avec l’intention de l’aimer ; vous l’auriez vu, vous l’auriez plaint et vous l’auriez quitté, entraînée loin de lui par le sentiment de l’impossible, de l’inconcevable, comme les matelots du vaisseau furent entraînés par la furieuse tempête loin de leur malheureux camarade qui se noyait.

— Vous avez peut-être raison. Qui vous a dit cela ?

— Et ce que je dis de Cowper, je le dirais de Rousseau. Rousseau fut-il jamais aimé ? Il aima passionnément ; mais fut-il jamais payé de retour ? Jamais, j’en suis certaine. Et, s’il y avait des Cowper et des Rousseau dans notre sexe, je pourrais affirmer d’elles la même chose.

— Qui vous a dit cela ? je vous le demande. Est-ce Moore ?

— Et pourquoi quelqu’un me l’aurait-il dit ? Est-ce que je n’ai pas mon instinct ? Ne puis-je pas deviner par analogie ? Jamais Moore ne m’a parlé de Cowper, de Rousseau, ni de l’amour. La voix que nous entendons dans la solitude m’a appris tout ce que je sais sur ce sujet.

— Aimez-vous les caractères comme Rousseau, Caroline ?

— Nullement, comme ensemble. Je sympathise vivement avec quelques-unes de leurs qualités. Certaines étincelles divines de leur génie éblouissent mes yeux et enflamment mon âme. Malgré cela, je les méprise. Ils sont faits d’argile et d’or. La scorie et le métal forment une masse de faiblesse. Pour dire toute ma pensée, ce sont des caractères contre nature, malades et répulsifs.

— J’ose dire que je serais plus tolérante que vous envers un Rousseau, Cary. D’une nature soumise et contemplative vous-même, vous aimez cependant les hommes positifs et pratiques. Aussi vous devez regretter beaucoup votre cousin Moore, maintenant que vous et lui ne vous rencontrez jamais.

— Je le regrette, en effet.

— Et lui doit vous regretter aussi ?

— Oh ! assurément non.

— Je ne puis imaginer, poursuivit Shirley, qui avait pris l’habitude d’introduire le nom de Moore dans la conversation, même lorsqu’il semblait n’y avoir rien à faire, je ne puis croire qu’il n’ait pas eu pour vous un profond attachement, puisqu’il faisait tant attention à vous, vous parlait et vous instruisait si bien.

— Jamais il n’eut pour moi un attachement profond ; jamais il ne me l’a fait voir. Il s’attachait au contraire à me prouver qu’il me tolérait seulement. »

Caroline, décidée à ne pas se laisser entraîner du côté flatteur en appréciant l’attachement que son cousin avait pour elle, s’était habituée à y penser et à le mentionner avec la plus grande réserve. Elle avait ses raisons pour être moins confiante que jamais dans l’avenir, moins indulgente aux agréables souvenir du passé.

« Alors, dit miss Keeldar, en retour, vous le tolériez seulement aussi ?

— Shirley, les hommes et les femmes sont si différents ! ils sont dans une si différente position ! Les femmes ont si peu de choses qui les occupent, les hommes en ont tant ! Vous pouvez éprouver de l’amitié pour un homme, tandis que vous lui êtes à peu près indifférente. Une grande partie de ce qui réjouit votre vie peut dépendre de lui, sans qu’aucun de ses sentiments, aucune de ses pensées, se rapporte à vous. Robert avait l’habitude de se rendre à Londres, quelquefois pour une semaine ou deux ; eh bien, lorsqu’il était parti, son absence me semblait un vide, il me manquait quelque chose ; Briarfield était plus triste ; j’avais mes occupations habituelles, et cependant lui me manquait. Lorsque, le soir, je me trouvais seule, j’éprouvais une conviction étrange et que je ne puis décrire : à savoir que, si un magicien ou un génie m’eût en ce moment offert la lunette du prince Ali (vous savez, dans les Mille et une Nuits), à l’aide de laquelle j’eusse pu voir Robert, savoir où il était, ce qu’il faisait, j’aurais appris de la manière la plus frappante la profondeur de l’abîme situé entre lui et moi. Je savais que, quoique mes pensées pussent s’attacher à lui, les siennes étaient bien réellement détachées de moi.

— Caroline, demanda brusquement miss Keeldar, ne désirez-vous pas avoir une profession, un état ?

— Je le désire cinquante fois par jour. Je désire que quelque chose d’absorbant et de forcé remplisse ma tête et occupé mes mains et mes pensées.

— Est-ce que le travail seul peut rendre heureux un être humain ?

— Non ; mais il peut varier nos peines, et empêcher nos cœurs de se briser sous l’étreinte d’une violente et tyrannique torture. En outre, tout travail qui réussit a sa récompense ; une existence vide, triste et sans espérance, n’en a aucune.

— Mais les rudes travaux et les professions libérales, dit-on, rendent les femmes masculines, rudes et peu de leur sexe.

— Et qu’importe que des femmes non mariées, et qui ne doivent jamais l’être, soient ou non privées d’attraits et d’élégance ? Pourvu qu’elles soient décentes, convenables, propres, c’est tout ce qu’il faut. Le plus que l’on puisse demander aux vieilles filles, sous le rapport de l’extérieur, c’est quelles n’offensent pas trop les regards des hommes lorsqu’elles passent à côté d’eux dans la rue. Quant au reste, il devrait leur être permis, sans qu’elles fussent trop exposées au ridicule, d’être aussi absorbées, aussi graves, aussi vulgaires, aussi grossièrement vêtues qu’il leur plairait.

— Vous pourriez être une vieille fille vous-même, Caroline ; vous parlez si sérieusement !

— J’en serai une : c’est ma destinée. Je n’épouserai jamais un Malone ni un Sykes, et nul autre ne voudra jamais m’épouser. »

Un long silence suivit. Shirley le rompit. De nouveau le nom qui semblait l’avoir ensorcelée se présenta presque le premier sur ses lèvres.

« Lina… est-ce que Moore ne vous appelait pas quelquefois Lina ?

— Oui ; ce mot est employé quelquefois, dans son pays natal comme une abréviation de Caroline.

— Eh bien, Lina, vous rappelez-vous la remarque que je fis un jour sur l’inégalité de votre chevelure, une boucle manquant de ce côté droit, et la réponse que vous me fîtes que c’était la faute, de Robert, qui en avait une fois coupé une longue mèche ?

— Oui.

— S’il est et a toujours été pour vous aussi indifférent que vous le dites, pourquoi aurait-il voulu avoir de vos cheveux ?

— Je ne sais. Ah ! voici, je me souviens. C’est de moi que vient la chose, et non de lui ; toutes les choses de ce genre sont toujours venues de moi. Il allait partir pour un voyage, pour Londres, comme de coutume ; le soir avant son départ, j’avais trouvé dans la boîte à ouvrage de sa sœur une mèche de cheveux noirs, courte et frisée ; Hortense me dit que ces cheveux étaient de son frère, et que c’était un souvenir. Il était assis en ce moment près de la table ; je regardai sa tête ; il avait une grande abondance de cheveux ; sur les tempes étaient plusieurs boucles rondes semblables. Je pensai qu’il pourrait m’en donner une : je désirais beaucoup l’avoir, et je lui en fis la demande. Il consentit, mais à la condition qu’il pourrait choisir une de mes longues tresses. Ainsi il coupa une mèche de mes cheveux, et moi une des siens. Je conserve les siens, mais probablement il a perdu les miens. C’était bien là une action digne de moi, une de ces étourderies qui tourmentent le cœur et font monter le feu au visage lorsqu’on y pense ; un de ces souvenirs insignifiants, mais acérés, dont le retour lacère votre dignité comme un canif aigu, et arrache de vos lèvres, lorsque vous êtes seule, de soudaines et folles interjections !

— Caroline !

— Je me crois insensée, Shirley, sous certains rapports. Je me méprise. Mais j’ai dit que je ne voulais pas vous faire mon confesseur ; car vous ne pouvez pas faire avec moi un échange réciproque de faiblesses : vous n’êtes pas faible, vous. Avec quelle fixité vous me regardez en ce moment ! Détournez de moi votre œil d’aigle, si vif et si perçant. C’est une insulte que de le tenir ainsi fixé sur moi.

— Quel sujet d’étude de caractère vous êtes ! Faible, certainement, mais non dans le sens que vous pensez… Entrez ! »

Ce mot fut dit en réponse à un léger coup frappé à la porte. Miss Keeldar se trouvait près de la porte en ce moment, Caroline à l’autre bout de la chambre. Elle vit remettre un billet entre les mains de Shirley, et entendit ces mots :

« De la part de M. Moore, madame.

— Apportez les lumières, » dit miss Keeldar.

Caroline attendit.

« Une lettre d’affaires, » dit l’héritière ; mais, lorsque les lumières furent apportées, elle ne l’ouvrit ni ne la lut. Fanny, la servante du recteur, fut aussitôt annoncée, et miss Helstone retourna à la rectorerie.