Shirley/12

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 204-231).

CHAPITRE XII.

Nouveaux incidents.


Il était dans la nature de Shirley de se laisser aller en certains moments à une complaisante indolence ; il y avait des instants où elle se plaisait dans une inaction absolue de ses facultés physiques, des moments où la pensée de son existence, du monde qui l’environnait et du ciel au-dessus d’elle, semblait lui faire un bonheur si complet, qu’elle n’eût pas levé un doigt pour l’augmenter. Souvent, après une matinée active, elle passait volontiers l’après-midi d’un beau jour assise sur le gazon, au pied de quelque arbre au bienfaisant ombrage. Elle n’éprouvait le besoin d’aucune société autre que celle de Caroline, d’aucun spectacle autre que celui du ciel parsemé de légers nuages voguant dans une mer d’azur, d’aucuns sons autres que le bourdonnement de l’abeille ou le frémissement de la feuille. Ses seuls livres, dans ces moments de douce nonchalance, étaient la vague chronique de ses souvenirs ou la page sibylline de l’avenir. De ses jeunes yeux tombait sur chacun de ces livres une radieuse lumière ; le sourire qui se jouait par moments sur ses lèvres révélait ses impressions à la lecture du roman du passé et de la prophétie de l’avenir : ce sourire n’était ni triste ni sombre. Le destin avait été doux à l’heureuse rêveuse, et promettait de lui continuer ses faveurs. Dans son passé étaient de doux souvenirs ; dans son avenir, de roses espérances.

Cependant, un jour, lorsque Caroline s’approcha d’elle pour l’engager à se lever, pensant qu’elle était restée couchée depuis assez longtemps, elle vit les joues de Shirley mouillées comme par la rosée ; ses beaux yeux étaient humides et pleins de larmes.

« Shirley, pourquoi pleurez-vous ? » s’écria Caroline.

Miss Keedlar sourit, et tournant sa charmante tête vers la questionneuse :

« Parce que j’éprouve un vif plaisir à pleurer, dit-elle ; mon cœur est à la fois triste et joyeux : mais pourquoi vous, bonne et patiente enfant, pourquoi ne me tenez-vous pas compagnie ? Je répands seulement des larmes douces et bientôt séchées ; vous, vous pourriez pleurer du fiel.

— Pourquoi pleurerais-je du fiel ?

— Pauvre oiseau solitaire et sans compagnon !…

— Et vous, Shirley, n’êtes-vous pas aussi sans compagnon ?

— Dans mon cœur, non.

— Oh ! qui a fait là son nid, Shirley ? »

Mais Shirley, au lieu de répondre, se mit à rire gaiement à cette question, et se leva vivement.

« J’ai rêvé, dit-elle ; ce n’est qu’un songe, assurément brillant, mais probablement sans aucune base. »

Miss Helstone se trouvait en ce moment assez dépourvue d’illusions. L’avenir lui apparaissait sous ses véritables couleurs, et elle s’imaginait voir parfaitement où tendaient sa destinée et celle de quelques autres personnes. Néanmoins, ses anciennes relations avaient conservé une influence qui, jointe à la puissance de l’habitude, la ramenait souvent le soir sous la vieille épine qui dominait le cottage et la fabrique de Hollow.

Un soir, le soir après l’incident de la lettre, elle s’était rendue à son poste habituel, attendant l’apparition de son fanal, qu’elle attendit vainement ; ce soir-là aucune lumière ne parut. Elle attendit jusqu’à ce que certaines constellations se levant au ciel vinssent l’avertir que la nuit avançait et qu’il était temps de rentrer. En passant auprès de Fieldhead, à son retour, l’effet du clair de lune sur le manoir attira ses regards et arrêta un instant ses pas. Les arbres et la maison se dressaient paisiblement sous le ciel calme et la pleine clarté de l’astre des nuits ; le bâtiment, doré d’une pâle teinte gris-perle, se détachait harmonieusement sur un fond sombre et doux. Des ombres d’un vert foncé se jouaient sur son toit couronné par l’épais feuillage des chênes. Le large espace pavé au-devant du manoir brillait aussi d’un ton pâle ; il semblait qu’un charme eût changé le sombre granit en resplendissant paros : sur l’espace argenté se détachaient immobiles deux ombres noires, produites par deux formes humaines. Ces figures, d’abord immobiles et muettes, se mirent à se mouvoir d’un pas mesuré et à parler d’une voix basse et harmonieuse. Ardent fut le regard qui les suivit lorsqu’elles sortirent de derrière le tronc du cèdre. Est-ce mistress Pryor et Shirley ?

Certainement, c’est Shirley. Quelle autre a une taille si flexible, un extérieur si fier, si gracieux ? Et son visage aussi est visible : son attitude nonchalante et pensive, méditative et joyeuse, moqueuse et tendre. Ne craignant pas la rosée, elle n’a point couvert sa tête ; ses boucles sont libres ; elles voilent son cou et caressent son épaule avec leurs anneaux. Un bijou en or brille à travers les plis à demi fermés d’une écharpe qu’elle a jetée autour de sa taille, et une pierre précieuse d’une grande dimension étincelle sur la main qui retient cette écharpe. Oui, c’est Shirley.

Alors l’autre personne ne peut être que mistress Pryor ?

Oui, si mistress Pryor a six pieds de haut, et si elle a changé son décent costume de veuve pour un déguisement masculin. La figure marchant à côté de miss Keeldar est un homme : un homme grand, jeune, majestueux ; c’est son tenancier, Robert Moore.

Le couple cause à voix basse, on ne peut distinguer leurs paroles : rester là un instant n’est pas être indiscret ; et comme la lune répand une lumière si claire, et que les deux personnages apparaissent si distinctement, qui pourrait résister à une attraction si puissante ? Caroline ne le peut, il paraît, car elle reste.

Il y avait eu un temps où, pendant les nuits d’été, Moore avait l’habitude de se promener avec sa cousine, comme il le faisait en ce moment avec l’héritière. Souvent elle avait gravi avec lui la montée de Hollow après le coucher du soleil, pour respirer la fraîcheur du soir sur une espèce de terrasse tapissée de gazon, bordant un ravin profond du fond duquel on entendait un son semblable à la plainte de l’esprit des eaux pleurant parmi les cailloux humides, entre ses rives herbeuses et sous la voûte sombre des aunes.

« Mais j’avais l’habitude d’être plus près de lui, pensa Caroline : il ne se sentait pas obligé de me traiter avec déférence ; je demandais seulement de la tendresse. Il avait coutume de me prendre la main ; il ne touche pas la sienne. Et cependant Shirley n’est pas fière avec ceux qu’elle aime. Il n’y a en ce moment aucune fierté dans son attitude ; mais seulement il y a dans son port cette nuance de dignité naturelle qui ne la quitte jamais, et qu’elle conserve en ses moments de plus complet abandon comme en ses moments de plus grande réserve. Robert doit penser aussi ce que je pense, qu’en cet instant il a sous les yeux un beau visage, et il doit le penser avec le cerveau d’un homme, et non avec le mien. Elle a des yeux qui brillent d’un feu si généreux et cependant si doux ! Elle sourit ; qu’est-ce qui rend son sourire si suave ? Je vois que Robert comprend la beauté de ce sourire ; et il doit le comprendre avec le cœur d’un homme, et non avec mes vagues et faibles perceptions de femme. Ils m’apparaissent en ce moment comme deux grands et bienheureux esprits : le pavé sur lequel ils marchent, argenté par les rayons de la lune, me rappelle ce rivage éclatant que nous croyons situé au delà du fleuve de la mort ; ils l’ont atteint ; ils marchent là réunis. Et qui suis-je, moi, cachée ici dans l’ombre, avec mon esprit plus sombre que ma retraite ? Je suis une habitante de ce monde, non un esprit, une pauvre et infortunée mortelle qui se demande, dans l’ignorance et le désespoir, pourquoi elle est née et pourquoi elle existe, comment elle arrivera à la mort, et qui l’assistera à ce douloureux passage.

« Voici la plus pénible épreuve que j’aie encore rencontrée ; et cependant j’y étais tout à fait préparée. J’ai renoncé à Robert, et je l’ai abandonné à Shirley le jour où j’appris qu’elle était arrivée, la première fois que je la vis, riche, jeune et aimable. Elle le possède maintenant. Il l’aime, elle est sa bien-aimée : il l’aimera bien plus encore lorsqu’ils seront mariés ; plus Robert connaîtra Shirley, plus son âme s’attachera à elle. Ils seront tous deux heureux, et je ne leur envie pas leur bonheur, mais je gémis sous le poids de ma propre misère. Oh ! que ma douleur est cruelle ! Pourquoi suis-je née ? pourquoi ne m’ont-ils pas étouffée au berceau ? »

En ce moment, Shirley s’écartant un peu pour cueillir une fleur humide de rosée, elle et son compagnon s’engagèrent dans un sentier qui était plus près de la porte extérieure. Quelques mots de leur conversation devinrent alors intelligibles. Caroline n’eût pas voulu rester là à écouter : elle s’éloigna sans bruit, et la lune vint caresser la place du mur que son ombre avait tenue jusque-là dans l’obscurité. Le lecteur a le privilège de rester et de saisir ce qu’il pourra de la conversation.

« Je ne puis concevoir que la nature ne vous ait pas donné une tête de bouledogue, car vous avez la ténacité de cet animal, disait Shirley.

— L’idée n’est pas flatteuse ; suis-je donc si ignoble ?

— Et vous avez aussi quelque chose de la manière avec laquelle cet animal fait ses coups : vous ne donnez aucun avertissement ; vous venez sournoisement par derrière, saisissez fort et ne démordez pas.

— Vous n’avez pu remarquer rien de semblable dans ma conduite : en votre présence je n’ai pas été un bouledogue.

— Votre silence même indique votre race. Combien en général vous parlez peu, et quelle est la profondeur de vos desseins ! Vous voyez de loin ; vous calculez.

— Je connais la façon d’agir de ces gens-là. J’ai eu connaissance de leurs intentions. Ma lettre d’hier soir vous apprenait que Barraclough a été déclaré coupable et condamné à la déportation. Ses associés vont comploter une vengeance ; je préparerai mes plans pour la déjouer, ou tout au moins pour y faire tête : voilà tout. Maintenant que je vous ai donné l’explication la plus claire que j’ai pu, dois-je espérer que vous m’accorderez votre approbation ?

— Je serai à vos côtés aussi longtemps que vous resterez sur la défensive, oui.

— Bien. Sans aucun appui, et même avec votre opposition ou votre désapprobation, je crois que j’eusse agi précisément comme j’ai l’intention de le faire, mais dans un autre esprit. Je suis maintenant satisfait. En somme, la position me plaît.

— Cela est évident, j’ose le dire ; la besogne que vous avez en perspective vous plaît plus peut-être qu’un contrat avec le gouvernement pour la fourniture de drap des armées.

— C’est vrai.

— Le vieux Helstone serait comme vous. Il est vrai qu’il y a une nuance de différence entre vos motifs : plusieurs nuances peut-être. Parlerai-je à M. Helstone ? Je le ferai, si vous le désirez.

— Agissez comme il vous plaira : votre jugement, miss Keeldar, vous guidera sûrement. Je me reposerais volontiers moi-même sur ce jugement dans une crise plus difficile ; mais je dois vous informer que M. Helstone est un peu en délicatesse avec moi en ce moment.

— Je le sais, j’ai appris tout ce qui concerne vos différends ; soyez sûr qu’ils disparaîtront ; il est impossible qu’il résiste à la tentation d’une alliance dans les circonstances présentes.

— Je serais heureux de l’avoir de mon côté ; il est de pur métal.

— Je le crois comme vous.

— Une vieille lame, et quelque peu rouillée ; mais le tranchant et la trempe sont excellents.

— Eh bien ! vous l’aurez, monsieur Moore, c’est-à-dire si je peux le gagner.

— Qui ne pourriez-vous gagner ?

— Le recteur, peut-être ; mais je ferai tous mes efforts.

— Vos efforts ! Il cédera pour une parole, un sourire.

— Nullement. Il m’en coûtera plusieurs tasses de thé, quelques toasts et une ample mesure de remontrances, de reproches et de persuasions. Mais l’air devient froid.

— Je m’aperçois que vous frissonnez. J’ai peut-être tort de vous retenir ici. Cependant, la soirée est si calme ! je la trouve presque chaude, et une société comme la vôtre est pour moi un plaisir si rare ! Si vous étiez enveloppée d’un châle plus épais ?

— Je pourrais rester plus longtemps et oublier qu’il est tard, ce qui chagrinerait mistress Pryor. Nous avons des habitudes régulières et nous nous couchons de bonne heure à Fieldhead, monsieur Moore ; et je suis sûre que votre sœur fait de même au cottage.

— Oui ; mais Hortense et moi nous nous entendons le mieux du monde, et nous faisons chacun de notre côté ce qui nous plaît.

— Que vous plaît-il de faire ?

— Trois nuits par semaine, je couche à la fabrique : mais je n’ai pas besoin d’un long repos, et, quand la lune brille et que la nuit est douce, souvent je me promène dans les environs de Hollow jusqu’à l’aurore.

— Lorsque j’étais une très-petite fille, monsieur Moore, ma nourrice avait coutume de me réciter des histoires de fées que l’on voyait dans Hollow. C’était avant que mon père bâtît la fabrique, lorsque Hollow était un ravin parfaitement solitaire ; vous tomberez dans leurs enchantements.

— Je crains que ce ne soit déjà fait, dit Moore d’une voix grave.

— Mais il y a des choses pires que des fées dont il faut se garantir, continua miss Keeldar.

— Des choses plus périlleuses ? répondit-il.

— Infiniment plus. Par exemple, aimeriez-vous à rencontrer Michael Hartley, ce fou calviniste, ce tisserand jacobin ? On dit qu’il est adonné au braconnage, et qu’il sort souvent la nuit avec son fusil.

— J’ai eu déjà le bonheur de le rencontrer. Nous eûmes, certaine nuit, une longue argumentation ensemble. Je trouvai ce petit incident étrange et agréable.

— Agréable ! J’admire votre goût ! Michael n’est pas dans son bon sens. Où l’avez-vous rencontré ?

— Dans le lieu le plus profond, le plus ombragé de la gorge, où l’eau coule sous les broussailles. Nous nous assîmes auprès du pont de planches. La lune brillait, mais le ciel était nuageux et il faisait un grand vent. Nous eûmes ensemble une conversation »

— Sur la politique ?

— Et la religion. Je crois que la lune était dans son plein, et Michael était aussi près que possible de la folie : il proféra d’étranges blasphèmes dans sa manière antinomienne.

— Excusez-moi, mais il me semble que vous deviez être presque aussi fou que lui, de demeurer là à l’écouter.

— Il y a un sauvage intérêt à ses divagations. Cet homme serait à moitié poëte, s’il n’était tout à fait maniaque ; ce serait peut-être un prophète, s’il n’était un débauché. Il m’informa solennellement que l’enfer était mon lot inévitable, qu’il lisait sur mon front le sceau de la bête, que j’étais maudit depuis le commencement. La vengeance de Dieu, dit-il, se préparait à tomber sur moi, et il affirma que, pendant la nuit, une vision lui avait révélé la manière dont s’accomplirait mon sort, et l’instrument de ma punition. J’aurais voulu en apprendre davantage, mais il me quitta avec ces mots : « Le moment n’est pas arrivé. »

— L’avez-vous jamais revu, depuis ?

« Environ un mois après, en revenant du marché, je le rencontrai en compagnie de Barraclough, tous deux dans un état fort avancé d’ivresse. Ils m’accostèrent comme si j’eusse été Satan, me criant retro et demandant à grands cris d’être délivrés de la tentation. Une autre fois, quelques jours après, Michael se présenta à la porte du comptoir, sans chapeau et en manches de chemise, son castor et son habit ayant été retenus au cabaret comme garantie ; l’agréable message qu’il apportait était qu’il engageait M. Moore à mettre ses affaires en ordre, parce que son âme ne tarderait pas à lui être redemandée.

— Comprenez-vous ces choses ?

— Le pauvre diable buvait depuis des semaines et était arrivé à un état voisin de la folie furieuse.

— Il n’en est que plus capable de mettre à exécution ses sinistres prophéties.

— Il serait absurde de se laisser affecter par de semblables incidents.

— Monsieur Moore, retournez chez vous.

Si tôt ?

— Descendez droit à travers les champs ; ne suivez pas le chemin entre les haies et ne tournez pas autour des plantations.

— Il est encore de bonne heure.

— Il est tard ; pour ma part, je rentre. Voulez-vous me promettre de ne pas vous promener dans les environs de Hollow, cette nuit ?

— Si vous le désirez !

— Je le veux. Est-ce que vous considérez la vie comme sans valeur ?

— Point du tout ; au contraire, depuis peu je trouve que mon existence a une valeur inestimable.

— Depuis peu ?

— Ma vie n’est plus sans but et sans espérance, maintenant, comme elle était il y a trois mois. J’étais en train de me noyer et il me tardait même que ce fût fini. Tout à coup une main me fut tendue, une main si délicate que j’osai à peine m’y confier : sa force cependant m’a arraché à la ruine.

— Êtes-vous réellement sauvé ?

— Pour le moment : votre assistante m’a créé une nouvelle chance.

— Vivez pour en profiter, et ne vous offrez pas comme cible à Michael Hartley. Bonsoir. »

Miss Helstone avait promis de passer la soirée du lendemain à Fieldhead, et elle tint sa promesse. Les heures qui s’écoulèrent dans l’intervalle furent tristes. Elle en passa une grande partie renfermée dans sa chambre, n’en sortant que pour joindre son oncle aux repas, et prévenant les questions de Fanny en lui disant qu’elle était occupée à changer la forme d’une robe, et qu’elle préférait coudre à l’étage supérieur, pour éviter d’être interrompue.

Elle s’occupa en effet de couture ; elle poussa continuellement et sans relâche son aiguille : mais le travail de son cerveau était plus rapide que celui de ses doigts. De nouveau et plus vivement que jamais elle désira une occupation fixe, quelque rude, quelque ennuyeuse qu’elle pût être. Elle résolut d’en entretenir de nouveau son oncle, mais auparavant elle voulait consulter mistress Pryor. Sa tête travaillait à imaginer des projets avec autant de diligence que ses doigts à plisser et à coudre le léger tissu de mousseline de la robe d’été étendue sur la couche au pied de laquelle elle était assise. De temps à autre, pendant cette double occupation, une larme remplissait ses yeux et tombait sur ses mains actives. Mais ce signe d’émotion était rare et promptement effacé : la douloureuse angoisse passait, le brouillard qui obscurcissait sa vue se dissipait ; elle reprenait son aiguille et continuait son travail.

Vers la fin de l’après-midi, elle s’habilla elle-même : elle se rendit à Fieldhead, et fit son apparition au vieux parloir juste au moment où l’on servait le thé. Shirley lui demanda pourquoi elle venait si tard.

« Parce que j’ai fait moi-même ma robe. Ces beaux jours resplendissants de soleil me faisaient rougir de mon mérinos d’hiver ; ainsi je me suis confectionné un vêtement plus léger.

— Dans lequel vous êtes comme j’aime à vous voir, dit Shirley. Vous avez l’air d’une petite lady, Caroline ; n’est-ce pas, mistress Pryor ? »

Mistress Pryor ne faisait jamais de compliments, et rarement se permettait des remarques, favorables ou autres, sur l’extérieur de quelqu’un. Dans l’occasion présente, elle écarta seulement les boucles de Caroline de ses tempes lorsque celle-ci prit un siège auprès d’elle, caressa son profil ovale et dit : « Vous maigrissez un peu, ma chérie ; vous êtes plus pâle que d’habitude. Dormez-vous bien ? Vos yeux ont une certaine expression de langueur. » Et elle le regardait avec un regard plein d’anxiété.

« J’ai parfois de tristes songes répondit Caroline, et, s’il m’arrive de demeurer éveillée une heure ou deux de la nuit, je pense continuellement que la rectorerie est une lugubre demeure. Vous savez qu’elle est très-près du cimetière. Le derrière de la maison est fort ancien, et l’on dit que les cuisines qui sont dans cet endroit étaient autrefois encloses dans le cimetière, et qu’il y a des tombes au-dessous. Je voudrais bien quitter la rectorerie.

— Ma chère, vous n’êtes sûrement pas superstitieuse ?

— Non, mistress Pryor, mais il me semble que je deviens ce que l’on appelle nerveuse. Je vois les choses sous un plus sombre aspect qu’autrefois ; j’ai des peurs que je n’ai jamais eues, non de revenants, mais de présages funestes, de désastreux événements ; j’ai sur l’esprit un poids inexprimable dont je ne puis arriver à me débarrasser.

— C’est étrange ! s’écria Shirley. Je n’éprouve jamais cela. »

Mistress Pryor garda le silence.

« Le beau temps, les belles journées, les scènes les plus ravissantes, n’ont aucun charme pour moi, continua Caroline. Les calmes soirées ne peuvent me donner la tranquillité ; la clarté de la lune, que je trouvais douce, maintenant me semble triste. Est-ce là une faiblesse d’esprit, mistress Pryor, ou autre chose ? Je ne puis le dire. Je lutte souvent contre cet état ; je fais appel à la raison, mes efforts et ma raison n’y peuvent rien.

— Vous devriez prendre plus d’exercice, dit mistress Pryor.

— De l’exercice ! j’en prends suffisamment ; j’en prends jusqu’à ce que je me sente défaillir.

— Ma chère, vous devriez quitter la rectorerie.

— Mistress Pryor, j’aimerais à quitter la rectorerie, mais non dans un but d’excursion ou de visite. Je voudrais être gouvernante comme vous l’avez été. Vous m’obligeriez beaucoup si vous vouliez parler à mon oncle à ce sujet.

— Absurdité ! interrompit Shirley. Quelle idée ! Être gouvernante ! mieux vaut cent fois être esclave ! Où est la nécessité de cela ? Pourquoi une résolution si extrême ?

— Ma chère, dit mistress Pryor, vous êtes trop jeune pour être gouvernante, et vous n’avez pas la force nécessaire ; les devoirs d’une gouvernante sont souvent pénibles.

— Et je crois avoir besoin de pénibles devoirs pour m’occuper.

— Pour vous occuper ! s’écria Shirley. Et quand êtes-vous oisive ? Je n’ai jamais vu une fille plus industrieuse que vous : vous êtes constamment au travail. Allons, venez vous asseoir à côté de moi, et prenez un peu de thé pour vous remettre. Vous ne tenez pas beaucoup à mon amitié, puisque vous désirez déjà me quitter ?

— J’y tiens beaucoup, au contraire, Shirley, et je ne désire pas vous quitter. Je ne trouverai jamais une amie si chère. »

À ces mots, miss Keeldar mit sa main dans celle de Caroline avec un mouvement plein d’affection, parfaitement secondé par l’expression de son visage.

« Si vous pensez ainsi, vous ferez mieux de faire plus de cas de moi et ne pas songer à me fuir. Je n’aime pas à me séparer de ceux à qui je me suis attachée. Mistress Pryor me parle quelquefois de me quitter, et dit que je pourrais faire une plus avantageuse liaison que la sienne. Je pourrais penser tout aussi bien à échanger une mère à la vieille mode contre quelque chose de fashionable et à la mode du jour. Pour vous, je commençais à me flatter que nous étions véritablement amies ; que vous aimiez Shirley presque autant que Shirley vous aime, et elle ne met pas de bornes à son amitié.

— J’aime Shirley : je l’aime chaque jour davantage ; mais cela ne me rend ni forte ni heureuse.

— Et cela vous rendrait-il forte et heureuse, de partir et d’aller vivre dans la dépendance parmi des étrangers ? Non assurément, et ce n’est pas une expérience à tenter. Je vous dis qu’elle ne réussirait pas : il n’est pas dans votre nature de supporter la vie désolée que mènent généralement les gouvernantes ; vous tomberiez malade ; je n’en veux plus entendre parler. »

Et miss Keeldar s’arrêta, après avoir prononcé cette prohibition d’un ton fort décidé. Bientôt elle continua d’un ton encore quelque peu courroucé :

« Oui, c’est maintenant mon plaisir de chaque jour de regarder si je n’aperçois pas le petit chapeau et l’écharpe de soie briller à travers les arbres de l’avenue, et d’apprendre que ma calme, rusée et méditative compagne et conseillère vient vers moi ; que je vais l’avoir assise en face de moi, pour la regarder, lui parler, ou la laisser seule, comme il plaira à nous deux. C’est peut-être là un langage égoïste, je le sais ; mais ce sont les paroles qui me viennent naturellement sur les lèvres, et je les prononce.

— Je vous écrirais, Shirley.

— Et que sont les lettres ? seulement une sorte de pis aller. Buvez du thé, Caroline : mangea quelque chose, vous ne mangez rien ; riez, soyez joyeuse, et restez à la maison. »

Miss Helstone secoua la tête et soupira. Elle comprenait quelle difficulté elle aurait à persuader qui que ce fût de l’assister ou de l’approuver dans ce changement de vie qu’elle croyait nécessaire. S’il lui était seulement donné de suivre son propre jugement, elle pensait qu’elle serait capable de trouver peut-être un rude mais efficace remède à ses souffrances ; mais ce jugement, fondé sur des circonstances qu’elle ne pouvait entièrement expliquer à personne, et moins à Shirley qu’à tout autre, semblait à tous les yeux, excepté aux siens, incompréhensible et fantasque, et était combattu en conséquence.

Il n’y avait réellement aucune nécessité pécuniaire présente qui pût la forcer à quitter une maison confortable et à « prendre une situation ; » et il y avait toute probabilité que son oncle pourrait de quelque façon pourvoir d’une manière permanente à ses besoins. Ainsi pensaient ses amis, et, aussi loin que leurs lumières permettaient de voir, ils raisonnaient juste ; mais des étranges souffrances de Caroline, qu’elle désirait si ardemment surmonter ou fuir, ils n’avaient aucune idée ; de ses nuits de tortures et de ses jours tourmentés, ils n’avaient aucun soupçon. C’était impossible à expliquer ; attendre et souffrir était son seul plan. Beaucoup de ceux qui manquent de nourriture et de vêtements ont une existence plus gaie, de plus brillantes perspectives qu’elle. Beaucoup, harassés par la pauvreté, sont dans une moins affligeante détresse.

« Est-ce que votre esprit est enfin calmé ? demanda Shirley, Consentiriez-vous à demeurer à la maison ?

— Je ne la quitterai pas contre le gré de mes amis, répondit-elle ; mais je pense qu’il viendra un temps où ils seront obligés de penser comme moi. »

Pendant cette conversation, mistress Pryor paraissait embarrassée. L’extrême réserve qui lui était habituelle lui permettait rarement de parler avec liberté ou d’interroger avec persistance. Il lui arrivait de penser à une foule de questions qu’elle ne se hasardait jamais à poser, de formuler dans son esprit des avis qu’elle ne donnait jamais. Si elle avait été seule avec Caroline, elle eût peut-être dit quelque chose sur la question agitée : la présence de miss Keeldar, si accoutumée qu’elle y fût, lui ferma la bouche. En cette circonstance, comme en mille autres, d’inexplicables scrupules l’empêchèrent d’intervenir. Elle montrait seulement son intérêt pour miss Helstone d’une manière indirecte, lui demandant si le feu était trop vif, plaçant un écran entre sa chaise et le foyer, fermant une fenêtre d’où lui semblait venir un courant d’air, et la regardant sans cesse d’un œil inquiet. Shirley reprit :

« Après avoir détruit votre plan, dit-elle, ce que j’espère avoir fait, j’en ai imaginé un à moi. Chaque été je fais une excursion. Cette saison, je me propose de passer deux mois soit aux lacs d’Écosse, soit à ceux d’Angleterre : c’est-à-dire, si vous consentez à m’accompagner ; si vous refusez, je ne bougerai pas d’une semelle.

— Vous êtes bien bonne, Shirley.

— Je serais très-bonne, si vous vouliez me le permettre : j’ai toutes dispositions à être bonne. C’est mon malheur et mon habitude, je le sais, de me croire supérieure à tout le monde ; mais qui ne me ressemble un peu sous ce rapport ? Cependant, lorsque le capitaine Keeldar possède son confortable et est pourvu de tout ce qu’il désire, y compris un aimable et sensible camarade, il éprouve le plus vif plaisir à faire tous ses efforts pour rendre ce camarade heureux. Et ne serons-nous pas bien heureuses, Caroline, dans les Highlands ? Nous irons aux Highlands. Si vous pouvez supporter un voyage en mer, nous visiterons les îles : les Hébrides, l’Ile de Shetland, etc. Ces voyages vous réjouiraient, je le vois. Mistress Pryor, je vous prends à témoin : son visage s’anime à leur seule mention.

— J’aimerais beaucoup ce voyage, » répondit Caroline, que l’idée de cette excursion semblait faire revivre.

Shirley se frottait les mains.

« Allons, je peux enfin accomplir un bienfait, s’écria-t-elle. Je peux faire une bonne action avec ma fortune. Mes mille livres sterling de rente ne sont plus seulement des banknotes malpropres et de jaunes guinées (j’en dois parler respectueusement cependant, car je les adore) ; mais elles sont peut-être la santé du malade, la force pour le faible, la consolation pour l’affligé. J’étais résolue à faire de cette fortune quelque chose de meilleur que d’habiter une belle maison ou de porter des robes de soie ; à en tirer autre chose que la déférence de mes connaissances et l’hommage de pauvres. Voici l’occasion de commencer. Cet été, Caroline, mistress Pryor et moi, nous embarquons sur l’Atlantique, nous allons au delà de l’île Shetland, peut-être jusqu’aux Îles Feroe. Nous verrons des veaux marins dans Suderoe, et certainement des sirènes dans Stromoe. Caroline rit, mistress Pryor ; je l’ai fait rire ; je lui ai fait du bien.

— Je me réjouis de ce voyage, Shirley, dit de nouveau miss Helstone. Il me tarde d’entendre le bruit des vagues, les vagues de l’Océan, et de les voir telles que je les ai imaginées dans mes rêves, comme des monticules de lumière verte secoués par l’orage, parsemés de guirlandes d’écume plus blanches que les lis. J’aimerai à côtoyer les rives de ces petites îles rocheuses, où les oiseaux de mer vivent et multiplient sans être inquiétés. Nous serons sur la trace des vieux Scandinaves, des hommes du Nord. Nous découvrirons presque les côtes de Norvège. J’éprouve à votre proposition un plaisir indéfinissable et vague, mais réel.

— Maintenant, la nuit, dans vos heures d’insomnie, penserez-vous à Fitful-Head, aux mouettes qui voltigent en criant autour de son pic, aux vagues qui viennent se briser sur sa base, plutôt qu’aux tombeaux sous la cuisine de la rectorerie ?

— J’essayerai ; et, au lieu de méditer sur des restes de suaires, des débris de cercueils et des os humains, je penserai aux phoques couchés au soleil, sur une côte solitaire où jamais chasseur ni pêcheur n’abordèrent ; aux crevasses de rochers remplies d’œufs semblables à des perles ; aux oiseaux couvrant les sables blancs de leurs troupeaux heureux.

— Et que deviendra ce poids inexprimable que vous disiez avoir sur votre esprit ?

— J’essayerai de l’oublier dans la contemplation du pouvoir exercé par le Grand-Abîme sur un troupeau de baleines se précipitant de la zone glaciale à travers les flots livides, au nombre de cent peut-être, se vautrant et se roulant dans le sillon creusé par un vieux patriarche d’une dimension assez énorme pour qu’il ait été créé avant le flot lui-même : créature semblable à celle que le pauvre Smart avait dans l’esprit lorsqu’il dit :


Strong against tide, the enormous whale,
Emerges as he goes…

— J’espère que notre barque ne rencontrera aucun écueil semblable au troupeau, comme vous l’appelez, Caroline (je suppose que vous vous imaginez les mammouths de la mer paissant autour de la base « des éternelles montagnes, » dévorant leur étrange provende dans les immenses vallées au-dessus desquelles la mer roule ses flots). Je n’aimerais pas que notre barque fût renversée par le vieux patriarche.

— Il me semble que vous vous attendiez à voir des sirènes, Shirley ?

— Une, tout au moins : il m’en faut absolument une. Et voici la manière dont elle apparaîtra : je me promène seule sur le pont, à une heure avancée d’une soirée d’août, par un splendide clair de lune. À la surface de la mer se lève quelque chose de blanc que la lune éclaire. Cet objet brille et disparaît. Il s’élève de nouveau : il me semble que je l’entends crier d’une voix articulée. Je vous appelle, je vous montre une forme, blanche comme l’albâtre, sortant des flots brumeux. Toutes deux nous voyons ses longs cheveux, son bras blanc levé, son visage ovale brillant comme une étoile. Elle glisse plus près de nous : on distingue alors clairement un visage humain, un visage dans le style du vôtre (excusez le mot, il convient parfaitement), dont la pâleur ne défigure nullement les traits réguliers et purs. Elle nous regarde, mais avec des yeux différents des nôtres. Je vois un éclat surnaturel dans ce regard cauteleux. Si nous étions hommes, nous nous élancerions à ce signe ; nous affronterions les flots pour l’amour de la froide enchanteresse ; mais nous sommes femmes, et nous sommes en sûreté, quoique non sans frayeur. Elle comprend pourquoi notre regard n’est point ému ; elle se sent impuissante : la colère plisse son front ; elle ne peut nous charmer, elle nous épouvantera. Elle s’élève très-haut, et sa forme entièrement visible glisse sur le sommet de la sombre vague. Terreur tentatrice ! monstrueuse image de nous-mêmes ! N’êtes-vous pas heureuse, Caroline, lorsqu’à la fin, avec un cri perçant, elle disparaît dans l’abîme ?

— Mais, Shirley, elle n’est pas comme nous : nous ne sommes pas des tentatrices, des terreurs, des monstres.

— Quelques-unes de notre sexe, dit-on, sont tout cela. Ce sont les hommes qui donnent à la femme, en général, de semblables attributs.

— Mes chères, interrompit mistress Pryor, ne vous apercevez-vous pas que votre conversation, depuis dix minutes, tourne singulièrement à la fantaisie ?

— Mais il n’y a aucun mal dans nos fantaisies, n’est-ce pas votre avis, madame ?

— Nous savons que les sirènes n’existent pas : pourquoi en parler comme si elles existaient ? Quel intérêt pouvez-vous trouver à parler d’êtres imaginaires ?

— Je ne sais, dit Shirley.

— Ma chère, je crois que quelqu’un vient d’arriver. J’ai entendu un pas dans l’avenue pendant que vous causiez ; n’est-ce pas la porte du jardin qui crie ? »

Shirley s’avança vers la fenêtre.

« Oui, c’est quelqu’un, » dit-elle en se retournant tranquillement ; et, comme elle reprenait son siège, une légère rougeur colorait son visage pendant qu’un rayon tremblant animait et adoucissait son œil. Elle porta sa main à son menton, abaissa son regard, et parut réfléchir en attendant.

On annonça M. Moore, et Shirley se retourna lorsqu’il parut à la porte. Sa stature paraissait très-élevée, comparée à celle des trois femmes, dont aucune ne dépassait la taille moyenne. Depuis un an on ne lui avait jamais vu aussi bonne mine ; une espèce de jeunesse ressuscitée brillait dans ses yeux et dans son teint ; une espérance fortifiante et un dessein arrêté soutenaient sa démarche ; son attitude annonçait encore la fermeté, mais non l’austérité : il semblait aussi joyeux qu’il était animé.

« J’arrive à l’instant de Stilbro’, dit-il à miss Keeldar en la saluant, et j’ai voulu vous faire connaître le résultat de ma mission.

— Vous avez bien fait de ne pas me tenir en suspens, dit-elle, et votre visite arrive à propos. Asseyez-vous : nous n’avons pas encore fini de prendre le thé. Êtes-vous assez Anglais pour aimer le thé ? ou êtes-vous un fidèle adhérent du café ?

Moore accepta du thé.

« Je suis en train de me naturaliser Anglais, dit-il ; mes habitudes étrangères me quittent une à une. »

Ensuite il présenta ses respects à mistress Pryor, et les présenta bien, avec une grave modestie qui convenait à son âge, comparé au sien. Puis il regarda Caroline, non cependant pour la première fois, son regard était tombé sur elle auparavant ; il s’inclina devant elle qui était assise, lui donna sa main, et lui demanda comment elle se portait. Le jour de la fenêtre ne tombait pas sur miss Helstone, elle lui tournait le dos : une calme réponse presque à voix basse, une contenance immobile et la protection du crépuscule qui arrivait, dérobèrent aux yeux tout traître symptôme. Personne n’eût pu affirmer qu’elle avait tremblé ou rougi, que son cœur avait tressailli, ses nerfs frissonné. Jamais accueil montrant moins d’effusion ne fut échangé. Moore prit la chaise vide à côté d’elle, en face de miss Keeldar. Il s’était bien placé : sa voisine, protégée par ce voisinage si rapproché, et abritée de plus par l’obscurité qui devenait de plus en plus intense, domina bientôt ses sentiments, qui s’étaient mis en insurrection à l’annonce de son arrivée. »

Moore adressa la parole à miss Keeldar.

« J’allai à la caserne, dit-il, et j’eus une entrevue avec le colonel Ryde. Il approuva mes plans, et me promit le secours dont j’avais besoin ; il m’offrit même une force plus nombreuse que celle qu’il me fallait. Une demi-douzaine d’hommes suffiront. Je me soucie peu de me faire gruger par les habits rouges : j’en ai besoin pour l’apparence plus que pour toute autre chose ; ma principale confiance est dans mes auxiliaires civils.

— Et dans leur capitaine, dit Shirley.

— Quoi, le capitaine Keeldar ? demanda Moore, en souriant légèrement et sans lever les yeux : le ton de raillerie avec lequel il dit cela était très-respectueux et à peine visible.

— Non, dit Shirley, en répondant au sourire ; le capitaine Gérard Moore, qui compte beaucoup sur son bras, je crois.

— Armé de l’aune de son comptoir, » ajouta Moore. Reprenant sa gravité habituelle, il continua :

« J’ai reçu par le courrier de ce soir une note du ministre de l’intérieur en réponse à la mienne ; il paraît qu’ils sont inquiets sur l’état des affaires ici dans le Nord : ils blâment la mollesse et la pusillanimité des propriétaires de fabriques ; ils disent, comme j’ai toujours dit, que l’inaction, dans les circonstances présentes, est criminelle ; que la couardise est de la cruauté, puisque toutes deux peuvent seulement encourager le désordre, et conduire finalement à de sanguinaires explosions. Voici la note. Je l’ai apportée pour que vous en preniez lecture, et voici un paquet de journaux contenant de plus amples détails sur ce qui se passe dans Nottingham, Manchester et ailleurs. »

Il plaça lettres et journaux devant miss Keeldar. Pendant qu’elle les parcourait, il prit son thé tranquillement ; mais, bien que sa langue fût au repos, il n’en était pas de même de ses facultés observatrices. Mistress Pryor, assise sur le second plan, ne se trouvait pas dans le rayon de son regard ; mais les deux jeunes filles en avaient le complet bénéfice.

Miss Keeldar, placée directement en face de lui, était vue sans effort ; et, comme ce qui restait encore de jour, reflet doré du couchant, tombait sur elle, sa forme se détachait en relief de la sombre boiserie de la salle. Les joues fraîches de Shirley gardaient encore l’empreinte de la rougeur qui les avait couvertes quelques minutes auparavant. Les cils noirs de ses yeux baissés pendant qu’elle lisait, la sombre mais délicate ligne de ses sourcils, le lustre presque noir de ses cheveux bouclés, faisaient ressembler, par le contraste, son teint animé à une belle rose sauvage. Il y avait une grâce naturelle dans son attitude, et un effet artistique dans les plis amples et brillants de sa robe de soie, d’une mode simple, mais presque splendide par l’éclat changeant de ses nuances, la chaîne et la trame étant de teintes foncées et changeant comme le col d’un faisan. Un bracelet étincelait sur son bras et produisait le contraste de l’or et de l’ivoire : il y avait quelque chose de brillant dans l’ensemble de ce tableau. Il est à supposer que Moore pensait ainsi, car son œil s’y arrêta longtemps ; mais il permettait rarement à ses sentiments ou à ses opinions de se révéler sur, son visage : son tempérament comportait une certaine dose de flegme, et il préférait un air peu démonstratif, non dur mais sérieux, à tout autre.

Caroline étant placée à son côté, il ne pouvait la voir en regardant droit devant lui : il fut donc obligé de manœuvrer un peu pour la faire tomber dans le rayon de son observation : il s’appuya en arrière sur sa chaise, et la regarda. Ni lui ni personne n’eût pu découvrir rien de brillant dans miss Helstone. Assise dans l’ombre, sans fleurs ni ornements, vêtue de mousseline sans aucune autre couleur que d’étroites raies de pâle azur, son teint sans rougeur et sans animation, la couleur brune de ses cheveux et de ses yeux invisible par cette faible lumière, elle était, comparée à l’héritière, comme une gracieuse esquisse à côté d’un tableau aux vives couleurs. Depuis la dernière fois que Robert l’avait vue, un grand changement s’était opéré en elle. S’aperçut-il de ce changement, c’est ce qu’il est impossible de savoir, car il n’en dit rien.

« Comment va Hortense ? demanda doucement Caroline.

— Très-bien ; mais elle se plaint de son inaction ; elle regrette votre absence.

— Dites-lui que je regrette de ne pas la voir, et que j’écris un morceau de français chaque jour.

— Elle demandera si vous lui envoyez vos amitiés ; elle est toujours singulière sur ce point : vous savez qu’elle aime les attentions.

— Mes meilleures amitiés, mes plus sincères ; et dites-lui que, si elle a le temps de m’écrire un petit mot, je serai heureuse d’apprendre de ses nouvelles.

— Et si j’oublie ? Je ne suis pas un bien sûr messager de compliments.

— Non, n’oubliez pas, Robert ; cela n’est pas un compliment, c’est bien sérieux.

— Et doit en conséquence être dit ponctuellement.

— S’il vous plaît.

— Hortense va être sur le point de verser des larmes. Elle est très-sensible au sujet de son élève ; cependant elle vous reproche quelquefois d’obéir trop littéralement aux injonctions de votre oncle. L’affection, comme l’amour, est injuste quelquefois. »

Caroline ne fit aucune réponse à cette observation : car son cœur était troublé, et, si elle l’eût osé, elle aurait porté son mouchoir à ses yeux. Si elle l’eût osé aussi, elle aurait avoué que les fleurs du jardin du cottage lui étaient chères ; que le petit parloir de cette maison était son paradis terrestre ; qu’elle désirait aussi ardemment y retourner que la première Femme, dans son exil, avait désiré revoir l’Éden. N’osant pas, cependant, dire ces choses, elle se tut : elle demeura tranquillement assise à côté de Robert, attendant qu’il voulût bien dire encore quelque chose. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était trouvée auprès de lui, que sa voix ne lui avait adressé la parole. Pouvait-elle, avec quelque apparence de probabilité, même de possibilité, imaginer que cette rencontre lui avait causé du plaisir ? Quant à elle, elle en avait éprouvé du bonheur. Cependant, quoiqu’elle doutât que Robert eût eu du plaisir à cette rencontre, et malgré sa crainte qu’il en fût contrarié, elle accepta le bienfait de cet incident, comme un oiseau captif accepte la clarté du soleil dans sa cage : il était inutile d’argumenter contre le sentiment de son bonheur présent ; être près de Robert, c’était revivre.

Miss Keeldar avait fini sa lecture.

« Et êtes-vous joyeux ou attristé de ces menaçantes nouvelles ? demanda-t-elle à son tenancier.

— Ni l’un ni l’autre précisément : mais certainement je suis éclairé. Je vois que notre seule ressource est la fermeté. Je vois qu’une attitude rigoureuse et résolue est le meilleur moyen d’éviter des collisions sanglantes. »

Alors il lui demanda si elle avait remarqué certain paragraphe particulier, et, sur sa réponse négative, il se leva pour le lui montrer ; il continua la conversation debout devant elle. D’après ce qu’il lui disait, il était évident que tous deux appréhendaient des troubles dans le voisinage de Briarfield, bien que la manière dont ces troubles devaient éclater ne fût pas spécifiée. Ni Caroline ni mistress Pryor ne firent de questions : le sujet ne paraissait pas mûr pour la libre discussion ; et miss Keeldar et son tenancier purent garder pour eux les détails sans être importunés par la curiosité de leurs auditeurs.

Miss Keeldar, en parlant à M. Moore, prenait un ton à la fois animé et plein de dignité, confidentiel et réservé. Cependant, lorsque les lumières furent apportées, que le feu fut ranimé et que la clarté ainsi reproduite rendit visible l’expression de son visage, vous eussiez pu y lire sur ses traits l’intérêt, la vie, l’animation : il n’y avait aucune coquetterie dans sa conduite ; ce qu’elle éprouvait pour Moore, elle l’éprouvait sérieusement. Ses sentiments à lui étaient sérieux aussi, et ses vues arrêtées, apparemment, car il ne faisait aucun effort pour attirer à lui, éblouir et produire de l’impression. Il conservait cependant toujours un petit air d’autorité : car sa voix grave, quoique doucement modulée, son esprit quelque peu rude, de temps à autre, quoique sans intention et involontairement, dominaient par le ton ou par quelque phrase péremptoire les accents plus doux et la nature fière mais susceptible de Shirley. Miss Keeldar paraissait heureuse de converser avec lui, et son plaisir semblait double : le plaisir du passé et du présent, du souvenir et de l’espérance.

Ce que je viens d’exprimer, ce sont les propres idées de Caroline sur Shirley et M. Moore. Elle éprouvait ce qui vient d’être décrit. Avec ce sentiment, elle s’efforçait de ne pas souffrir, mais souffrait amèrement néanmoins. Quelques minutes auparavant, son cœur affamé avait savouré une parcelle de nourriture qui, si elle lui eût été librement donnée, eût pu ramener une abondance de vie là où la vie allait défaillir ; mais le généreux repas lui avait été arraché, placé devant une autre, et elle restait la spectatrice du banquet.

L’horloge sonna huit heures : c’était l’heure pour Caroline de rentrer à la maison. Elle plia son ouvrage, plaça la broderie, les ciseaux, l’étui dans son sac ; elle dit à mistress Pryor un tranquille bonsoir, recevant en retour une pression de main plus chaleureuse que d’habitude ; elle s’avança vers miss Keeldar.

« Bonsoir, Shirley. »

Shirley tressaillit.

« Quoi ! si tôt ? Est-ce que vous partez déjà ?

— Il est neuf heures passées.

— Je n’entends jamais l’horloge. Vous viendrez encore demain ; et vous serez heureuse cette nuit, n’est-ce pas ? Souvenez-vous de nos plans.

— Oui, dit Caroline, je ne les ai pas oubliés. »

Son esprit lui faisait craindre que ni ces plans ni aucun autre ne pussent lui rendre d’une manière permanente sa tranquillité mentale. Elle se tourna vers Robert, qui se tenait tout près derrière elle ; au moment où elle levait les yeux, la lumière des bougies qui étaient sur la cheminée tomba en plein sur son visage : la pâleur, le changement de ce visage, apparurent alors avec toute leur triste signification. Robert avait de bons yeux, et eût pu voir ce changement ; rien cependant n’indiqua qu’il le vît.

« Bonsoir ! dit-elle tremblante comme une feuille, en lui offrant avec hâte sa main amaigrie, et paraissant empressée de se séparer de lui.

— Vous retournez à la maison ? demanda-t-il sans toucher sa main.

— Oui.

— Fanny est-elle venue vous chercher ?

— Oui.

— Je puis vous accompagner une partie du chemin ; non jusqu’au presbytère, cependant, de peur que mon vieil ami Helstone ne me tire un coup de fusil de sa fenêtre. »

Il prit son chapeau en riant.

Caroline parla de dérangement inutile : il lui dit de mettre son chapeau et son châle. Elle se trouva prête à l’instant, et ils furent bientôt tous deux en plein air. Moore prit sa main sous son bras, de la même manière qu’autrefois, de cette manière qu’elle trouvait toujours si aimable.

« Vous pouvez aller devant, Fanny, dit-il à la servante ; nous vous rattraperons. » Et lorsqu’elle eut un peu d’avance, il prit la main de Caroline dans la sienne, et lui dit qu’il était très-content de voir qu’elle était une habituée familière à Fieldhead ; qu’il espérait que son intimité avec miss Keeldar continuerait, et qu’une telle société ne pouvait lui être qu’agréable et avantageuse.

Caroline répondit qu’elle aimait Shirley.

« Et il n’y a aucun doute que l’affection ne soit réciproque, dit Moore ; si elle vous montre de l’amitié, soyez certaine qu’elle est sincère : elle ne peut feindre ; elle méprise l’hypocrisie. Et vous, Caroline, ne vous reverrons-nous plus au cottage de Hollow ?

— Je crois que non, à moins que mon oncle ne change d’avis.

— Êtes-vous bien seule, maintenant ?

— Oui, beaucoup. Je n’éprouve guère de plaisir dans aucune société, excepté celle de miss Keeldar.

— Avez-vous été bien portante, dernièrement ?

— Très-bien.

— Vous devez prendre soin de vous. Surtout ne négligez pas l’exercice. Savez-vous qu’il me semblait que vous étiez un peu changée, un peu maigre et pâle ? Votre oncle est-il bon pour vous ?

— Oui ; il est ce qu’il est toujours.

— Pas trop tendre, vous voulez dire ; pas trop empressé, ni attentif. Et quel mal avez-vous, alors ? Dites-le-moi, Lina.

— Rien, Robert ; mais sa voix tremblait.

— C’est-à-dire rien que vous veuillez me confier ; je ne dois pas être dans votre confidence. La séparation doit-elle donc nous rendre tout à fait étrangers ?

— Je ne sais. Je le crains presque quelquefois.

— Mais elle ne doit point avoir cet effet. Doit-on oublier les vieilles connaissances, les jours passés ?

— Robert, je n’oublie pas.

— Il y a deux mois, je crois, Caroline, que vous n’êtes venue au cottage ?

— Que je n’y suis entrée, oui.

— Êtes-vous venue quelquefois de ce côté, dans vos promenades ?

— Je suis allée en haut des champs quelquefois, le soir, et j’ai regardé en bas. Une fois je vis Hortense dans le jardin, arrosant ses fleurs, et je sais à quelle heure vous allumez votre lampe dans le comptoir. J’ai attendu quelquefois qu’elle brillât, et je vous ai vu vous pencher entre elle et la fenêtre. Je savais que c’était vous ; je pouvais presque distinguer les contours de votre personne.

— Je m’étonne de ne vous avoir jamais rencontrée. Je me promène de temps en temps jusqu’en haut des champs de Hollow, après le coucher du soleil.

— Je le sais ; j’aurais presque pu vous parler un soir : vous passiez si près de moi !

— Vraiment ! Je passai près de vous et je ne vous vis pas ? Étais-je seul ?

— Je vous ai vu deux fois ; ni l’une ni l’autre fois vous n’étiez seul.

— Qui était mon compagnon ? Probablement nul autre que Joe Scott, ou ma propre ombre, au clair de lune.

— Non : ni Joe Scott ni votre ombre, Robert. La première fois vous étiez avec M. Yorke, et la seconde fois, ce que vous appelez votre ombre était une forme qui avait un front blanc et des cheveux noirs, et un brillant collier autour du cou ; mais je ne fis que vous entrevoir, ainsi que votre jolie ombre ; je ne demeurai point pour entendre votre conversation.

— Il paraît que vous marchez invisible. J’ai remarqué un anneau à votre doigt, ce soir. Serait-ce l’anneau de Gygès ? Désormais, lorsque je serai assis seul dans mon comptoir, à la fin de la nuit, je m’imaginerai que Caroline est peut-être là, appuyée sur mon épaule, lisant avec moi dans le même livre, ou assise à côté de moi, occupée de sa tâche ordinaire, et de temps en temps levant sur mon visage ses yeux invisibles pour y lire mes pensées.

— Vous ne devez pas craindre cela. Je ne vais pas près de vous ; je me tiens seulement à l’écart, surveillant ce qui peut vous arriver.

— Lorsque je me promène le long des haies, le soir, après que la fabrique est fermée, ou lorsque la nuit je prends la place du gardien, je pourrais m’imaginer que le mouvement du petit oiseau sur son nid, le bruit de chaque feuille, est un de vos mouvements ; l’ombre des arbres prendra votre forme ; dans les blanches fleurs de l’aubépine il me semblera vous voir, Lina ; je serai hanté par vous.

— Je ne serai jamais où vous ne voudriez pas que je fusse ; je ne verrai ni n’entendrai jamais ce que vous ne voudriez pas qui fût vu ni entendu.

— Je vous verrai dans ma fabrique même, en plein jour. Et vraiment, je vous y ai déjà vue une fois. Il n’y a pas plus d’une semaine, je me tenais debout à l’extrémité d’une de mes longues salles ; des jeunes filles travaillaient à l’autre extrémité, et, parmi une demi-douzaine d’entre elles qui allaient et venaient, je crus voir une figure qui ressemblait à la vôtre. C’était quelque effet produit par une lumière douteuse ou par un éblouissant rayon de soleil. Je marchai vers ce groupe : ce que je cherchais s’était évanoui ; je me trouvai en face de deux grosses luronnes en tablier.

— Je ne vous suivrai jamais dans votre fabrique, Robert, à moins que vous ne m’y appeliez.

— Et ce n’est pas là le seul tour que m’ait joué mon imagination. Un soir que je revenais fort tard du marché, j’entrai dans le parloir du cottage, croyant y trouver Hortense ; mais au lieu d’elle, c’est vous que j’imaginai voir. Il n’y avait pas de lumière dans la chambre : ma sœur l’avait emportée avec elle à l’étage supérieur ; les jalousies n’étaient pas fermées, et les rayons de la lune pénétraient amplement à travers les vitres. Vous étiez là, Lina, dans l’embrasure, vous serrant un peu d’un côté, comme c’est votre habitude. Vous étiez vêtue de blanc, comme je vous ai vue une fois vêtue à une soirée. Pendant une demi-seconde, votre fraîche et vive figure parut tournée vers moi, me regardant ; pendant une demi-seconde, j’eus l’idée de m’avancer vers vous et de vous prendre la main, de vous gronder de votre longue absence et de vous remercier de votre visite. Deux pas en avant rompirent le charme ; la draperie du vêtement changea de forme, les couleurs de votre visage s’évanouirent, et, lorsque je fus à l’endroit où j’avais cru vous voir, je ne trouvai que le contour d’un rideau de mousseline et dans un pot une plante couverte d’abondantes fleurs. Sic transit, etc.

— Ce n’était pas mon fantôme, alors ? Je croyais presque que ce l’était.

— Non : seulement de la gaze, de la poterie et des fleurs roses ; un échantillon des illusions terrestres.

— Je m’étonne que vous trouviez du temps pour de semblables illusions, occupé comme doit l’être votre esprit.

— Et moi aussi. Mais je trouve en moi deux natures, Lina ; une pour le monde et les affaires, et une pour la maison et les loisirs. Gérard Moore est un rude chien, dans la fabrique et au marché : la personne que vous appelez votre cousin Robert est quelquefois un rêveur, qui vit ailleurs que dans la halle aux draps et le comptoir.

— Vos deux natures paraissent être en ce moment parfaitement d’accord. Il me semble que vous êtes en bonne humeur et en bonne santé : vous avez tout à fait perdu cet air harassé qui faisait peine à voir, il y a quelques mois.

— Avez-vous observé cela ? Certainement, je suis débarrassé de quelques difficultés : j’ai évité quelques écueils, et j’ai devant moi une mer plus vaste.

— Et, avec bon vent, vous pouvez espérer maintenant un heureux voyage ?

— Je peux l’espérer, oui ; mais l’espérance est trompeuse : le vent et les flots troublent continuellement la marche du navigateur, et il n’ose chasser de son esprit l’idée d’une tempête.

— Mais vous êtes préparé pour une brise, vous êtes un bon marin, un commandant expérimenté, vous êtes un habile pilote, Robert ; vous résisterez à l’orage.

— Ma cousine a toujours la meilleure opinion de moi, mais je veux prendre ses paroles pour un heureux présage. Je veux penser qu’en la rencontrant ce soir, j’ai rencontré un de ces oiseaux que les navigateurs saluent comme des messagers de bonheur.

— C’est une pauvre messagère de bonheur, que celle qui ne peut rien faire, qui n’a aucun pouvoir. J’ai le sentiment de mon incapacité ; il est inutile de dire que j’ai le désir de vous servir, lorsque je ne puis le prouver. Et cependant j’ai ce désir. Je veux votre succès ; je vous souhaite une grande destinée et un véritable bonheur.

— Quand m’avez-vous désiré autre chose ?… Qu’est-ce que Fanny attend ? Je lui ai dit d’aller devant… Oh ! nous avons atteint le cimetière ; alors, nous allons nous quitter ici : nous aurions pu nous asseoir un peu sous le porche de l’église, si cette fille n’eût pas été avec nous. La nuit est si belle, si douce, si calme ! je n’ai aucune envie de rentrer déjà à Hollow.

— Mais nous ne pouvons pas nous asseoir sous le porche maintenant, Robert. »

Caroline dit cela parce que Moore la dirigeait de ce côté.

« Vous avez raison ; mais dites à Fanny d’entrer ; dites-lui que nous la suivons : quelques minutes de retard ne seront pas remarquées. »

L’horloge sonna alors dix heures.

« Mon oncle va venir faire sa ronde habituelle, et il visite toujours l’église et le cimetière.

— Et quand même cela serait ? Si ce n’était que Fanny sait que nous sommes ici, je trouverais du plaisir à nous amuser un peu avec lui. Nous pourrions être sous la fenêtre du levant, lorsqu’il serait sous le porche : pendant qu’il viendrait par le côté du nord, nous passerions par celui du sud : nous pourrions, s’il nous serrait de trop près, nous cacher derrière quelques-unes des tombes : le grand monument des Wynne que voilà nous offrirait un refuge assuré.

— Robert, quelle joyeuse humeur vous avez ! Partez, partez ! ajouta vivement Caroline, j’entends la porte s’ouvrir.

— Je n’ai pas envie de m’en aller ; au contraire, j’ai envie de rester.

— Vous savez que mon oncle sera furieux : il m’a défendu de vous voir parce que vous êtes un jacobin.

— Un étrange jacobin !

— Partez, Robert, le voici ; je l’entends tousser.

— Diable ! c’est singulier, quelle furieuse envie j’ai de rester.

— Vous vous souvenez de ce qu’il fit à… » commença Caroline, sans oser achever sa phrase, le mot lui semblant éveiller des idées qu’elle n’avait point l’intention de suggérer.

Moore fut moins scrupuleux.

« À l’amoureux de Fanny, dit-il. Il lui fit prendre un bain sous la pompe, n’est-ce pas ? Il éprouverait un grand plaisir à m’en faire autant, j’en suis sûr. J’aimerais assez à provoquer le vieux Turc, non pas contre vous, cependant. Mais il ferait une distinction entre un cousin et un amoureux, qu’en pensez-vous ?

— Vous prendre pour un amoureux ! il n’y pense guère ; votre querelle avec lui est toute politique ; cependant je ne voudrais pas voir s’élargir encore l’abîme qui vous sépare, et mon oncle est si bizarre ! Le voici à la porte du jardin. Je vous en prie, Robert, partez ! »

Ces paroles étaient accompagnées d’un geste et d’un regard suppliants. Moore pressa un instant les mains de Lina dans les siennes, son regard rencontra le sien, il lui dit bonsoir et partit.

Caroline fut un moment à la porte de la cuisine, derrière Fanny ; l’ombre du large chapeau se projeta à l’instant sur une tombe éclairée par la lune ; le recteur sortit de son jardin droit comme un jonc, et s’avança à pas lents, les mains derrière le dos, vers le cimetière. Moore fut presque surpris. Il fut obligé de tourner autour de l’église, puis enfin de cacher sa haute stature derrière l’ambitieux monument des Wynne. Il fut forcé de demeurer là dix minutes, un genou sur le gazon, la tête découverte ; ses yeux noirs étincelaient ; sur ses lèvres se jouait un sourire qui exprimait l’étrangeté de sa position, car le recteur était là, regardant tranquillement les étoiles et prenant une prise de tabac, à deux pas de lui.

Il arriva toutefois que M. Helstone n’avait, ce soir-là, aucun soupçon : car, s’occupant ordinairement fort peu des mouvements de sa nièce, il ne s’était point aperçu de son absence pendant toute la journée, et s’imaginait qu’elle était alors dans sa chambre, occupée à son travail ou à la lecture. Elle y était, en effet, mais absorbée par tout autre chose que ce calme exercice : debout à sa fenêtre, réprimant avec peine les battements de son cœur, son regard suivait avec inquiétude, de derrière la jalousie, les mouvements de son oncle et de son cousin. Enfin elle entendit M. Helstone rentrer, et elle vit son cousin enjamber les tombes et escalader le mur du cimetière. Elle descendit alors pour la prière. Lorsqu’elle retourna dans sa chambre, ce fut pour y retrouver les souvenirs de Robert. Le sommeil fut long à venir ; longtemps elle demeura assise à sa fenêtre, les regards dirigés sur le vieux jardin et la vieille église, sur les tombes éparses çà et là, et éclairées par la tranquille et douce clarté de la lune. Elle suivit la progression de la nuit dans sa course étoilée : son esprit était avec Robert ; elle se croyait à ses côtés ; elle entendait sa voix ; elle avait sa main dans la sienne. Quand l’horloge sonnait, quand un bruit quelconque se faisait entendre, quand une petite souris, depuis longtemps la paisible et familière habitante de sa chambre, et pour laquelle elle n’eût jamais permis à Fanny de tendre une trappe, venait trotter sur sa table-toilette, où étaient déposés sa chaîne, son unique anneau et deux ou trois breloques, pour grignoter un morceau de biscuit placé là à son intention, elle levait alors les yeux et se trouvait rappelée pour un moment à la réalité. Elle disait alors à demi-voix, comme si elle eût craint d’être entendue par quelque censeur caché :

« Je ne me laisse pas aller à de doux rêves d’amour : je suis le cours de mes pensées, seulement parce que je ne peux dormir. D’ailleurs, je sais qu’il épousera Shirley. »

Après que le silence se fut rétabli, que le carillon eut cessé, que sa petite protégée se fut retirée, elle reprit son rêve, s’asseyant de nouveau à côté de sa vision, écoutant sa voix, lui adressant la parole. Cette vision pâlit enfin : à mesure que l’aurore approchait, la disposition des étoiles et les premiers rayons du jour obscurcirent la création de la fantaisie ; les premiers chants des oiseaux couvrirent ses chuchotements. Le chant de son cœur plein de passion et d’intérêt, emporté par le vent du matin, ne fut bientôt plus qu’un vague murmure. La forme qui, vue à la clarté de la lune, avait la vie et le mouvement, l’éclat de la santé et la fraîcheur de la jeunesse, devint froide et terne, comparée aux lueurs pourprées du soleil levant. Le rêve était fini. Caroline se vit seule ; elle se glissa tristement et en grelottant dans sa couche.