Shirley/20

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 330-348).
Deux vies  ►


CHAPITRE XX.

Mistress Pryor.


Pendant que Shirley causait avec M. Moore, Caroline rejoignait mistress Pryor à l’étage supérieur. Elle trouva cette dame profondément abattue. Elle ne voulut pas avouer que l’emportement de miss Keeldar avait froissé ses sentiments ; mais il était évident qu’une blessure intime la torturait. Elle paraissait peu sensible aux tendres et délicates attentions par lesquelles miss Helstone cherchait à la consoler ; mais Caroline savait qu’elle remarquait et appréciait ces attentions, qui lui apportaient un soulagement réel.

« Je manque de confiance en moi-même et de décision, dit-elle enfin. Je n’ai jamais possédé ces qualités ; cependant je pensais que miss Keeldar eût dû assez bien connaître mon caractère pour savoir que j’éprouve toujours une sollicitude profonde à bien faire, à agir pour le mieux. La nature inaccoutumée de la demande m’a effrayée, surtout venant après l’alarme de la nuit. Je ne pouvais prendre sur moi d’agir précipitamment pour une autre ; mais j’espère qu’aucun mal sérieux ne sera arrivé par le fait de mon manque de fermeté. »

Un léger coup fût en ce moment frappé à la porte, qui s’entr’ouvrit.

« Venez ici, Caroline, dit une voix basse. »

Miss Helstone sortit : dans la galerie, elle trouva Shirley contrite, honteuse, affligée comme une enfant repentante.

« Comment se trouve mistress Pryor ? demanda-t-elle.

— Très-abattue, dit Caroline.

— J’ai agi honteusement, sans générosité et d’une façon ingrate envers elle, dit Shirley. Quelle insolence de ma part de l’avoir traitée ainsi, lorsqu’elle n’était coupable d’aucune faute, et qu’elle avait obéi à un excès de délicatesse ! Mais je regrette bien sincèrement mon erreur. Dites-le-lui, et demandez-lui si elle voudra me pardonner. »

Caroline s’acquitta de la commission avec un vif plaisir. Mistress Pryor se leva et vint à la porte : elle n’aimait pas les scènes ; elle les redoutait, comme tous les gens timides ; elle dit d’une voix émue :

« Entrez, ma chère. »

Shirley entra avec quelque impétuosité : elle se jeta au cou de sa gouvernante, et, l’embrassant avec effusion, elle lui dit :

« Vous savez qu’il faut me pardonner, mistress Pryor. Je ne pourrais vivre si la mésintelligence existait entre vous et moi.

— Je n’ai rien à vous pardonner, répondit mistress Pryor. Ne pensons donc plus à cet incident, dont le résultat final me prouve plus clairement que jamais combien je suis peu capable de faire face à certaines crises. »

Et c’était là le pénible sentiment qui dominait l’esprit de mistress Pryor : aucun effort de Shirley ni de Caroline ne l’en pouvait chasser ; elle pouvait bien pardonner à sa pupille coupable, elle ne pouvait se pardonner à elle-même, innocente, son excès de timidité.

Miss Keeldar, condamnée à être dérangée toute la matinée par des visites, fut appelée en ce moment : c’était le recteur qui venait d’arriver. Un vif accueil et une réprimande plus vive encore étaient à son service ; il s’attendait à tous les deux, et, étant dans une excellente disposition d’esprit, il les prit l’un et l’autre en bonne part.

Dans le cours de sa brève visite, il oublia tout à fait de demander des nouvelles de sa nièce : l’émeute, les émeutiers, le moulin, les magistrats, l’héritière, absorbaient toutes ses pensées, à la complète exclusion des liens de famille. Il fit allusion à la part que lui et les vicaires avaient prise à la défense de Hollow »

« La fiole de la colère pharisaïque va être vidée sur nos têtes pour la part que nous avons prise à cette affaire, dit-il ; mais je défie tous les calomniateurs. J’étais là uniquement pour donner force à la loi, pour remplir mes devoirs d’homme et d’Anglais, que je regarde comme parfaitement compatibles avec ceux de prêtre et de lévite. Votre tenancier Moore, continua-t-il, a gagné mon approbation. Je n’ai jamais vu de commandant plus froid ni plus déterminé. De plus, cet homme a fait preuve de jugement et de bon sens ; d’abord en se préparant parfaitement pour l’événement qui a eu lieu, et ensuite, lorsque ses plans bien concertés lui ont eu assuré le succès, en n’abusant point de sa victoire. Quelques-uns des magistrats sont en ce moment très-effrayés, et, comme tous les lâches, ont une tendance à se montrer cruels : Moore les arrête avec une admirable prudence. Il a jusqu’ici été très-impopulaire dans le pays ; mais, croyez-moi, le courant de l’opinion va lui revenir : le peuple s’apercevra qu’il n’a pas su l’apprécier, et il se hâtera de réparer son erreur ; et lui, quand il verra le public disposé à lui rendre justice, il nous montrera une plus gracieuse figure que celle qu’il nous a montrée jusqu’à ce jour. »

M. Helstone allait ajouter à ce discours quelques avertissements moitié plaisants moitié sérieux à miss Keeldar, au sujet de la partialité dont elle était accusée pour son tenancier, lorsqu’un coup de sonnette annonçant un autre visiteur arrêta sa raillerie sur ses lèvres ; et, comme cet autre visiteur apparut sous la forme d’un vieux gentleman à cheveux blancs, à la mine farouche, à l’œil dédaigneux, notre vieille connaissance et le vieil ennemi du recteur, M. Yorke enfin, le prêtre et lévite, saisit son chapeau, et avec les plus brefs adieux à miss Keeldar et le plus sévère regard au nouveau venu, il prit brusquement congé.

M. Yorke n’était pas de bonne humeur, et il exprima son opinion sur l’événement de la nuit en termes peu mesurés : Moore, les magistrats, les soldats, les chefs de la populace, tous eurent leur part de ses invectives ; mais il réserva ses plus vigoureuses épithètes, ses adjectifs les plus yorkshiriens pour les prêtres batailleurs, les sanguinaires et démoniaques recteurs et vicaires. À l’entendre, la coupe de l’iniquité ecclésiastique débordait.

« L’Église, dit-il, est dans un joli état : il ne manquait plus que de voir les curés se mettre dans les rangs des soldats, manier le mousquet et la poudre, et prendre la vie de gens beaucoup plus honnêtes qu’eux.

— Et qu’eût fait Moore, si personne ne lui avait prêté secours ? demanda Shirley.

— Il eût bu la bière qu’il a brassée, mangé le pain qu’il a cuit.

— Ce qui signifie que vous l’auriez laissé seul faire face à cette populace. Il est plein de courage, mais la plus grande somme de bravoure que puisse renfermer une poitrine humaine ne peut servir à grand’chose en face de deux cents ennemis.

— Il avait les soldats ; ces pauvres diables qui vendent leur sang et versent celui des autres pour de l’argent.

— Vous traitez les soldats avec autant d’injustice que le clergé. Pour vous, tout ce qui porte un habit rouge est le rebut de la nation, tout ce qui porte un habit noir est un fripon. Selon vous, M. Moore a mal fait de requérir la force armée, et il a fait pis encore en demandant une autre assistance. Votre manière de voir se résume en ceci : Moore eût dû livrer son moulin et sa vie à la rage d’une bande de furieux abusés, et M. Helstone et tout autre gentleman de la paroisse eussent dû se borner au rôle de simples spectateurs, voir le bâtiment rasé et son propriétaire massacré, sans remuer un doigt pour sauver l’un ou l’autre.

— Si Moore avait agi avec ses hommes depuis le commencement comme il eût dû le faire, jamais ils n’auraient eu pour lui les sentiments qu’ils ont à présent.

— Cela vous est aisé à dire, s’écria miss Keeldar qui commençait à s’échauffer, à vous dont la famille a habité Briarmains pendant six générations, à vous à qui le peuple est accoutumé depuis cinquante ans, et qui connaissez leurs habitudes, leurs préférences. Il vous est vraiment aisé d’éviter de les offenser. Mais M. Moore est arrivé étranger dans ce district ; il y est venu pauvre et sans amis, n’ayant que son énergie pour le protéger, n’ayant que son honneur, ses talents, son industrie, pour se frayer un chemin. N’est-ce pas vraiment un crime monstrueux que, dans de semblables circonstances, il n’ait pu tout d’un coup rendre populaires ses manières calmes et graves ; qu’il n’ait pu se montrer plaisant, libre, cordial avec ces singuliers paysans, comme vous l’êtes avec vos semblables de la ville ? N’est-ce pas une impardonnable faute qu’il n’ait peut-être pas gradué ses changements avec autant de délicatesse qu’eussent pu le faire de riches capitalistes ? Et, pour des erreurs de cette sorte, faut-il qu’il soit victime de la rage de la foule ? Lui refusera-t-on jusqu’au droit de se défendre lui-même ? Et ceux qui ont un cœur d’homme dans leur poitrine (et M. Helstone, dites de lui tout ce que vous voudrez, est un de ces hommes) seront-ils traités de malfaiteurs, parce qu’ils se sont placés à ses côtés, parce qu’ils ont épousé la cause d’un seul contre deux cents ?

— Allons, allons, calmez-vous, dit M. Yorke, souriant à l’ardeur avec laquelle Shirley multipliait ses rapides questions.

— Me calmer ! Faut-il que j’écoute froidement des absurdités, de dangereuses absurdités ? Non. Je vous aime beaucoup, monsieur Yorke, vous le savez ; mais je déteste tout à fait quelques-uns de vos principes. Tout ce jargon, excusez-moi, mais je répète le mot, tout ce jargon sur les curés et les vicaires offense vivement mon oreille. Toute ridicule et irrationnelle clameur d’une classe, qu’elle soit aristocrate ou démocrate ; toute clabauderie d’une caste, soit cléricale, soit militaire ; toute injustice criante contre les individus, qu’elle vienne du monarque ou du mendiant, m’afflige cruellement. Toutes ces excitations des uns contre les autres, toutes ces haines de partis, toutes ces tyrannies déguisées en libertés, je les rejette et m’en lave les mains. Vous vous croyez un philanthrope ; vous vous regardez comme un avocat de la liberté ; mais je vous dirai ceci : M. Hall, le curé de Nunnely, est un meilleur ami de l’humanité et de la liberté que M. Hiram Yorke, le réformiste de Briarfield. »

De la part d’un homme, M. Yorke n’eût pas souffert très-patiemment ce langage, et il ne l’eût pas enduré de la part de toutes les femmes. Mais il trouvait Shirley à la fois bonne et jolie, et sa colère librement exprimée l’amusait. De plus, il prenait un secret plaisir à l’entendre prendre la défense de son tenancier, car nous avons laissé déjà entrevoir qu’il avait fort à cœur les intérêts de Robert Moore ; d’ailleurs, s’il voulait tirer vengeance de la sévérité de Shirley, il savait que le moyen était en son pouvoir : un mot, croyait-il, suffirait pour la dompter et la réduire au silence, pour couvrir ce front fier de l’ombre rosée de la honte, pour voiler l’éclair de cet œil sous les cils et les paupières baissés.

« Qu’as-tu de plus à dire ? demanda-t-il, comme elle gardait le silence, plutôt pour reprendre haleine que parce que le sujet de son zèle était épuisé.

— Ce que j’ai à dire, monsieur Yorke ? répondit-elle en parcourant le parloir d’un mur à l’autre. Ce que j’ai à dire ? J’ai beaucoup de choses à dire, si je pouvais parvenir à les exprimer dans un ordre lucide, ce qui m’est impossible. J’ai à dire que vos idées et celles des politiques les plus avancés ne peuvent être soutenues que par des hommes dans une position irresponsable ; que ce sont purement des idées d’opposition, dont on parle très-haut, mais que l’on ne met jamais en pratique. Que vous soyez fait demain premier ministre d’Angleterre, et vous serez forcé de les abandonner. Vous blâmez violemment Moore d’avoir défendu sa fabrique ; si vous aviez été à sa place, votre honneur et votre bon sens ne vous eussent point permis d’agir autrement que lui. Vous vilipendez M. Helstone pour tout ce qu’il fait : M. Helstone a ses défauts ; quelquefois il fait mal, mais le plus souvent il agit bien. Si l’on vous ordonnait curé de Briarfield, vous verriez si ce serait tâche facile de mettre à exécution tout ce que votre prédécesseur a imaginé et accompli pour le bien de la paroisse. Je m’étonne que l’on ne puisse rendre plus loyalement justice aux autres et à soi-même. Lorsque j’entends MM. Malone et Donne bavarder sur l’autorité de l’Église, sur la dignité et les droits de la prêtrise, sur la déférence qui leur est due comme membres du clergé ; quand j’entends l’explosion de leur petit dépit contre les dissidents ; quand je suis témoin de leurs étroites jalousies et de leurs présomptions ; quand ils me rebattent les oreilles de leurs conversations sur les formalités, les traditions, les superstitions ; quand je vois leur insolence envers les pauvres, leur basse servilité envers les riches, il me semble, en vérité, que l’établissement est dans une pauvre voie, et qu’il a, ainsi que ses enfants, le plus grand besoin d’une réforme. Détournant mes regards désespérés de la tour de la cathédrale et de l’humble clocher du village, oui, aussi désespérée que le sacristain qui sent le besoin de faire blanchir l’église et n’a pas de quoi acheter de la chaux, je me souviens de vos sarcasmes insensés sur les gras évêques, les curés bien nourris, la vieille mère Église, etc. Je me souviens des traits que vous décochez à tous ceux qui ne pensent pas comme vous, de l’impitoyable condamnation à laquelle vous soumettez les classes et les individus, sans avoir le moindre égard aux circonstances et aux tentations : et alors monsieur Yorke, le doute étreint mon âme, et je me demande s’il existe des hommes assez cléments, assez raisonnables, assez justes, pour entreprendre la tâche d’une réforme. Je ne crois pas que vous soyez de ce nombre.

— Vous avez de moi une mauvaise opinion, miss Shirley. Vous ne m’avez jamais jusqu’ici autant montré vos sentiments.

— Je n’en avais jamais eu l’occasion ; mais je suis restée assise sur le tabouret de Jessy, à côté de votre chaise, dans le parloir de Briarmains, pendant des soirées entières, écoutant avidement votre causerie, tantôt admirant, tantôt m’insurgeant contre vos paroles. Je vous regarde comme un beau vieillard yorkshirien, monsieur ; je suis fière d’être née dans le même pays et la même paroisse que vous : vous êtes loyal, honnête, indépendant comme le roc qui a sa base au fond de la mer ; mais enfin vous êtes dur, roide, étroit et sans pitié.

— Non pour les pauvres, ma fille, non pour les humbles de la terre, seulement pour les orgueilleux et les superbes.

— Et quel droit avez-vous, monsieur, de faire une semblable distinction ? Il n’existe pas d’homme plus fier et plus hautain que vous. Vous trouvez aisé de parler d’un ton protecteur à vos inférieurs ; vous êtes trop orgueilleux, trop ambitieux, trop jaloux, pour être civil avec ceux qui sont au-dessus de vous. Mais vous êtes tous les mêmes. Helstone aussi est fier et rempli de préjugés. Moore, quoique plus juste et plus sensé que vous et le recteur, est cependant hautain, sévère et généralement égoïste. C’est heureux qu’il se rencontre accidentellement des hommes comme M. Hall, des hommes au cœur grand et généreux, qui peuvent pardonner aux autres d’être plus riches, plus prospères ou plus puissants qu’eux. De tels hommes peuvent avoir moins d’originalité et moins de force de caractère que vous, mais ce sont de plus vrais amis de l’humanité.

— Et quand cela aura-t-il lieu ? dit M. Yorke en se levant.

— Quoi ?

— La noce.

— Quelle noce ?

— Celle de Robert Gérard Moore, Esq., de Hollow, avec miss Keeldar, fille et héritière de feu Cave Keeldar, de Fieldhead ? »

Shirley regarda celui qui lui adressait cette question en rougissant ; mais son œil ne faiblissait pas : il brillait d’un éclat ferme, il brûlait d’un feu sombre.

« Voilà votre vengeance, » dit-elle lentement. Puis elle ajouta : « Est-ce que ce serait un mariage indigne de celle qui représente feu Charles Cave Keeldar ?

— Ma fille, Moore est un gentleman : son sang est pur et ancien comme le mien ou le tien.

— Et tous deux nous tirons vanité de notre origine. Nous avons notre orgueil de famille, bien que l’un de nous soit un républicain. »

Yorke, qui se tenait debout devant elle, s’inclina. Ses lèvres étaient muettes, mais son œil confessait la vérité de l’accusation. Oui, il avait un orgueil de famille, on le voyait dans toute son attitude.

« Moore est un gentleman, » répéta Shirley, redressant sa tête avec une grâce joyeuse.

Elle se contraignit cependant : les mots qu’elle ne voulait pas prononcer semblaient se presser sur sa langue ; mais son regard parlait assez en ce moment. Yorke essaya de lire ce langage des yeux, visible, mais intraduisible, un poëme plein d’ardent lyrisme en une langue inconnue. Ce n’était point cependant une vulgaire histoire, une simple bouffée de sentiment, une ordinaire confession d’amour, qu’exprimait ce regard. C’était quelque chose de plus profond, de plus obscur que ce qu’y croyait lire M. Yorke. Il sentit que sa vengeance venait de frapper à faux et que Shirley triomphait ; il se sentit en défaut, joué, déconcerté.

« Et, si Moore est un gentleman, vous pouvez être seulement une lady ; donc…

— Donc il n’y aurait aucune inégalité dans notre union ?

— Aucune.

— Merci de votre approbation. M’abandonnerez-vous lorsque je quitterai le nom de Keeldar pour celui de Moore ? »

M. Yorke, au lieu de répondre, la regardait avec le plus profond embarras. Il ne pouvait deviner ce que signifiait son regard, si elle parlait sérieusement ou si elle plaisantait : il y avait à la fois de la résolution et du sentiment, de la raillerie et du sarcasme, dans l’expression de ces traits mobiles.

« Je ne te comprends pas, dit-il en se détournant.

— Elle rit : prenez courage, monsieur, vous n’êtes pas seul dans votre ignorance ; mais je suppose que, si Moore me comprend, cela ira, n’est-ce pas ?

— Moore peut faire ses affaires lui-même dorénavant ; je ne veux pas m’en occuper davantage. »

Une pensée nouvelle traversa le cerveau de Shirley ; sa contenance changea comme par enchantement ; avec un regard plus sombre et une expression de visage plus austère elle demanda :

« Avez-vous été prié d’intervenir ? Est-ce que vous me questionnez comme le chargé de pouvoirs d’un autre ?

— Que le Seigneur nous protège ! Quiconque t’épousera doit faire attention à lui ! Garde toutes tes questions pour Robert ; je ne répondrai pas davantage à aucune. Au revoir, ma fille. »

Le temps était beau, ou du moins passable, car de légers nuages voilaient le soleil, et une brume épaisse, qui n’était cependant ni froide ni humide, couvrait les montagnes. Caroline, pendant que Shirley était occupée avec ses visiteurs, avait persuadé à mistress Pryor de mettre son chapeau et son châle d’été, et de faire avec elle une promenade vers l’extrémité la plus resserrée de la vallée de Hollow.

Là les versants opposés de la gorge se rapprochaient l’un de l’autre et, se couvrant de broussailles et de chênes rabougris, formaient une ravine boisée, au fond de laquelle courait le ruisseau du moulin, luttant contre de nombreuses pierres, se ruant contre des rives rugueuses et hérissées de racines et de troncs d’arbres noueux, écumant, bouillonnant dans sa course. Là, quand vous vous étiez éloigné d’un demi-mille du moulin, vous vous trouviez dans une profonde solitude, à l’ombre d’arbres que la cognée avait toujours respectés, et formait une sûre retraite pour les oiseaux qui la faisaient retentir de leurs chants. Ce lieu n’était guère fréquenté ; la fraîcheur des fleurs qui couvraient le sol attestait qu’elles n’étaient pas foulées souvent par le pied de l’homme. Les abondantes roses sauvages semblaient éclore, briller et se flétrir sous la garde de la solitude, comme dans le harem d’un sultan. Là, vous voyiez le doux azur des clochettes de la campanule, et reconnaissiez dans les fleurs d’un blanc de perle qui émaillaient l’herbe, l’humble type de quelques groupes étoilés qui constellent le firmament.

Mistress Pryor aimait une tranquille promenade : elle évitait les grands chemins et recherchait les sentiers écartés, les passages solitaires ; elle préférait une compagne à l’isolement absolu, car dans la solitude elle était peureuse. Une vague crainte de rencontres fâcheuses lui enlevait le plaisir de ses courses solitaires, mais elle ne craignait rien avec Caroline. Lorsqu’elle avait une fois quitté les habitations humaines et mis le pied sur le domaine de la nature, accompagnée par sa jeune amie, un heureux changement semblait se faire dans son esprit et rayonnait sur son visage. Lorsqu’elle était avec Caroline, et avec Caroline seule, on eût dit que son cœur avait secoué le fardeau qui l’oppressait, que son front s’était débarrassé d’un voile, que ses facultés s’étaient dégagées d’une entrave. Avec elle, elle était joyeuse, quelquefois tendre. Elle se montrait disposée à lui communiquer les trésors de son instruction et de son expérience, à lui laisser deviner quelle avait été sa vie, quelle culture avait reçu son esprit, quelle était l’étendue de son intelligence, en quels moments et sur quels points ses sentiments étaient vulnérables.

Ce jour-là, par exemple, pendant leur promenade, mistress Pryor parla à sa compagne des nombreuses variétés d’oiseaux qui chantaient dans les arbres ; elle décrivit leurs différentes espèces, ainsi que leurs habitudes et leurs particularités. L’histoire naturelle de l’Angleterre paraissait lui être familière. Elle connaissait toutes les fleurs sauvages qui bordaient le sentier. À toutes les chétives plantes qui poussaient auprès des pierres ou dans les crevasses de vieux murs, plantes que Caroline n’avait jamais remarquées, elle donnait leur nom en indiquant leurs propriétés : elle semblait avoir fait une étude minutieuse de la botanique des champs et des bois de l’Angleterre. Ayant atteint le haut du ravin, elles s’assirent sur un banc de roc gris et moussu qui faisait saillie à la base d’une hauteur verdoyante et escarpée s’élevant au-dessus d’elles : mistress Pryor regarda autour d’elle, et parla des environs comme si elle les avait vus déjà, dans un temps éloigné ; elle fit remarquer les changements qui s’étaient opérés dans ces lieux ; elle compara leur aspect avec celui d’autres parties de l’Angleterre, révélant dans ses descriptions un sentiment du pittoresque, une appréciation du beau et du vulgaire, une puissance de comparaison qui donnaient à ses discours sans prétention un charme tout particulier.

L’espèce de plaisir respectueux avec lequel écoutait Caroline, plaisir si sincère, si calme, et cependant si évident, excita les facultés de la dame, qui se laissa entraîner dans une douce animation. Rarement peut-être, avec son extérieur froid, son air timide et ses façons peu communicatives, avait-elle connu ce que c’était que d’exciter chez une personne qu’elle pouvait aimer des sentiments de vive affection et d’estime admiratrice. Quelle joie ne dut-elle pas éprouver en voyant cette jeune fille, vers laquelle, à en juger par l’expression émue de ses yeux et de ses traits, elle sentait son cœur entraîné par une irrésistible impulsion, la regarder comme une institutrice et s’attacher à elle comme à une amie ! Avec un accent d’intérêt un peu plus marqué que d’habitude, elle dit en se penchant vers sa jeune compagne et en écartant du front pâle de celle-ci une boucle de cheveux bruns qui s’était échappée du peigne qui la retenait :

« J’espère que l’air vif qui souffle de cette montagne vous fera du bien, ma chère Caroline : j’aimerais à voir un peu plus de couleurs à ces joues ; mais peut-être n’avez-vous jamais eu le teint fleuri ?

— J’avais autrefois des joues roses, répondit miss Helstone en souriant. Je me rappelle qu’il y a un an ou deux, lorsqu’il m’arrivait de me regarder dans la glace, j’y voyais un visage différent de celui que j’y vois maintenant, plus rond et plus rose. Mais quand nous sommes jeunes, ajouta la jeune fille de dix-huit ans, notre esprit est insouciant et notre vie tranquille.

— Est-ce qu’à votre âge, continua mistress Pryor en faisant violence à cette timidité qui, même dans la circonstance présente, lui rendait difficile la tâche de scruter le cœur d’une autre, est-ce qu’à votre âge vous vous tourmenteriez des soucis de l’avenir ? Croyez-moi, vous auriez tort. Laissez le lendemain pourvoir au lendemain.

— Mais, chère madame, ce n’est pas ce qui me tourmente : le mal du présent est quelquefois accablant, trop accablant, et je désire ardemment me soustraire à son étreinte.

— Le mal du présent… c’est… votre oncle n’est peut-être pas… vous avez de la peine à me comprendre… il ne sait pas apprécier… »

Mistress Pryor ne put compléter ses phrases brisées ; elle ne put venir à bout de poser cette question : si M. Helstone était trop dur pour sa nièce ? Mais Caroline comprit.

« Oh ! ce n’est pas cela, répliqua-t-elle ; mon oncle et moi nous entendons très-bien : nous ne nous querellons jamais, je ne l’accuse jamais de dureté, il ne me réprimande jamais. Quelquefois je me prends à désirer que quelqu’un au monde m’aime ; mais je ne puis dire que je désire particulièrement qu’il ait pour moi plus d’affection qu’il n’en a. Comme enfant, j’ai peut-être ressenti le manque d’attention ; mais les domestiques ont été très-aimables pour moi : seulement, quand les gens se montrent longtemps indifférents pour nous, nous devenons indifférents pour leur indifférence. C’est l’habitude de mon oncle de ne faire nulle attention aux femmes et aux jeunes filles, excepté aux ladies qu’il rencontre en société : il ne pourrait point la changer, et je n’ai nulle envie de la lui voir changer pour ce qui me concerne. Je crois qu’il ne me causerait que de l’ennui et de l’effroi s’il voulait se montrer affectionné maintenant. Mais vous le savez, mistress Pryor, c’est à peine vivre que de mesurer le temps comme je le fais à la rectorerie. Les heures passent, et je les occupe de façon ou d’autre, mais je ne vis pas. Je supporte l’existence ; je n’en jouis pas. Depuis que miss Keeldar et vous êtes arrivées ici, j’ai été, j’allais dire plus heureuse, mais ce ne serait pas vrai… »

Elle s’interrompit.

« Comment ! ce ne serait pas vrai ? Vous aimez miss Keeldar, n’est-ce pas, ma chère ?

— J’aime beaucoup Shirley ; je l’aime et je l’admire ; mais je suis dans une pénible position : pour une raison que je ne puis expliquer, j’ai besoin de m’éloigner de ces lieux, de les oublier.

— Vous m’avez dit déjà que vous désiriez être gouvernante ; mais, ma chère, s’il vous en souvient, je n’encourageai pas cette idée. J’ai été gouvernante une grande partie de ma vie. Je m’estime fort heureuse d’avoir fait la connaissance de miss Keeldar ; ses talents et ses dispositions ont rendu ma tâche aisée ; mais lorsque j’étais jeune, avant que je fusse mariée, mes épreuves ont été rudes, poignantes. Je ne voudrais pas vous en voir endurer de semblables. Ce fut mon sort d’entrer dans une famille qui avait de grandes prétentions à la naissance et à la supériorité intellectuelle, dont tous les membres croyaient être « tout particulièrement doués des grâces chrétiennes ; » que leurs cœurs étaient régénérés, et leurs esprits dans un état particulier de discipline. Il me fut bientôt donné à entendre que, comme je n’étais pas leur égale, je ne pouvais attendre leur sympathie. On ne me cachait nullement que j’étais un fardeau et un embarras pour la société. Les gentlemen me regardaient comme une femme à laquelle il leur était interdit d’accorder les privilèges du sexe. Les ladies me firent clairement comprendre que j’étais pour elles un ennui. Les domestiques même me détestaient ; pourquoi ? c’est ce que je n’ai jamais pu comprendre. Mes élèves, me dit-on, quelque amitié qu’ils eussent pour moi, et quelque profond que fût l’intérêt qu’ils m’inspiraient, ne pouvaient jamais devenir mes amies. Il me fut intimé que je devais vivre dans l’isolement, et ne jamais franchir la ligne invisible, mais rigide, qui marquait la différence qui existait entre moi et ceux qui m’employaient. Ma vie, dans cette maison, fut sédentaire, isolée, contrainte, sans joie, laborieuse ; mais ma constitution ne tarda pas à souffrir de ce genre de vie : je tombai malade. La dame de la maison me dit froidement que j’étais la victime de la vanité blessée. Elle me donna à entendre que, si je ne faisais pas un effort pour réprimer mon mécontentement impie et pour cesser de murmurer contre la position que Dieu m’avait faite, mon intelligence se briserait probablement en morceaux sur le roc où nombre de mes sœurs avaient fait naufrage, la morbide estime de soi-même, et que je mourrais dans une maison d’aliénées.

« Je ne répondis rien à mistress Hardman ; c’eût été inutile, mais à sa fille aînée, je laissai tomber un jour quelques observations auxquelles elle répondit ainsi :

« Il y avait des peines, elle en convenait, dans la position d’une gouvernante ; sans doute elle avait ses épreuves ; mais, dit-elle d’une façon qui me fait sourire lorsque j’y pense, mais cela devait être ainsi. Elle n’avait ni le dessein, ni l’espoir, ni le désir de voir apporter un remède à cet état de choses : car, dans la constitution des habitudes anglaises, des sentiments, des préjugés, un remède était impossible. Les gouvernantes, fit-elle observer, doivent être continuellement dans une espèce d’isolement : c’est le seul moyen de maintenir la distance que demandent la réserve des mœurs anglaises, le décorum des familles.

« Je me souviens que je poussai un soupir lorsque miss Hardman quitta mon lit ; elle l’entendit, et se retournant, me dit avec sévérité :

« Je crains, miss Grey, que vous n’ayez hérité dans la plus ample mesure du péché le plus grand de notre nature tombée, le péché de l’orgueil. Vous êtes orgueilleuse, et par conséquent vous êtes ingrate aussi. Maman vous paye un joli salaire, et, si vous aviez le sens commun, vous vous accommoderiez patiemment de ce que votre état a de fatigant et d’ennuyeux, puisque vous en êtes si bien rétribuée. »

« Miss Hardman, ma chérie, était une lady à l’esprit très-fort, et possédait des talents très-distingués : l’aristocratie est décidément une classe fort supérieure, vous le savez, physiquement, moralement et mentalement. En qualité de tory avancée je reconnais cela. Je ne pourrais décrire la dignité de sa voix et de son air pendant qu’elle me parlait ainsi, et cependant je crains qu’elle n’ait été égoïste, ma chère. Je ne voudrais pas mal parler de mes supérieurs en rang, mais je pense qu’elle était un peu égoïste.

« Je me souviens, continua mistress Pryor après une pause, d’une autre observation de miss Hardman, qu’elle débitait avec un très-grand air. « Nous avons besoin, disait-elle, des imprudences, des extravagances, des erreurs, des crimes d’un certain nombre de pères, pour répandre la semence qui produit la moisson de gouvernantes. Les filles de commerçants, quoique bien élevées, manquent de distinction, et nous n’en pouvons faire les hôtes de nos demeures et les gardiennes de la personne et de l’intelligence de nos enfants. Nous préférons toujours placer auprès de nos enfants ceux qui sont nés dans notre condition, et ont été élevés avec les mêmes raffinements que nous. »

— Miss Hardman devrait se croire quelque chose de mieux que ses semblables, madame, puisqu’elle soutenait que leurs malheurs et même leurs crimes étaient nécessaires pour servir à sa commodité. Vous dites qu’elle était religieuse : sa religion devait être celle du pharisien, qui remerciait Dieu de ce qu’il n’était pas semblable aux autres hommes, ni même au publicain.

— Ma chère, nous ne discuterons pas ce point. Je serais la dernière à vouloir insinuer dans votre esprit aucun sentiment de mécontentement contre votre lot dans la vie, ou aucun sentiment d’envie ou d’insubordination envers vos supérieurs. Une soumission entière aux autorités, une scrupuleuse déférence pour ceux qui sont meilleurs que nous (et dans cette catégorie je place les hautes classes de la société), sont, dans mon opinion, indispensables au bien de toute communauté. Tout ce que je veux dire, ma chère, est que vous feriez mieux de renoncer à vous faire gouvernante, parce que les devoirs de cette fonction seraient trop pénibles pour votre constitution. Je ne voudrais pas prononcer un mot irrespectueux envers mistress ou miss Hardman ; seulement, me rappelant ma propre expérience, je ne puis m’empêcher de penser que, si vous tombiez dans une famille semblable, vous lutteriez d’abord courageusement contre votre destin, puis vous dépéririez et deviendriez trop faible pour votre tâche ; vous reviendriez brisée à la maison, si vous aviez encore une maison. Puis suivraient ces années de langueur, dont la personne qui souffre et ses plus proches amies connaissent seules le fardeau. La consomption clorait le chapitre. Telle est l’histoire d’un grand nombre d’existences : je ne voudrais pas que ce fût la vôtre. Ma chère, nous allons marcher un peu, si vous voulez. »

Toutes deux se levèrent et parcoururent une terrasse naturelle et verdoyante qui bordait le lit profond du ruisseau.

« Ma chère, dit bientôt mistress Pryor, d’un ton timide et embarrassé, les jeunes filles, principalement celles que la nature a favorisées, souvent… fréquemment… anticipent… pensent au… au mariage comme au but, à la réalisation de leurs espérances. »

Elle s’arrêta ; Caroline vint à son aide avec promptitude, montrant une bien plus grande somme de courage et de possession d’elle-même que mistress Pryor, en face du redoutable sujet qui venait d’être entamé.

« Elles y pensent, et c’est tout naturel, répondit-elle avec une calme fermeté qui fit tressaillir mistress Pryor. Elles regardent le mariage avec quelqu’un qu’elles aiment comme la plus brillante, la seule brillante destinée qui puisse leur être réservée. Ont-elles tort ?

— Oh ! ma chère ! » s’écria mistress Pryor en joignant les mains. Elle se tut. Caroline tourna un œil ardent et scrutateur sur le visage de son amie : ce visage était fort agité. « Ma chère, murmura-t-elle enfin, la vie est une illusion !

— Mais non pas l’amour ! l’amour est la chose la plus réelle, la plus durable, la plus douce, et cependant la plus amère que nous connaissions.

— Ma chère, il est très-amer. On dit qu’il est puissant, puissant comme la mort. Beaucoup de déceptions de la vie sont puissantes aussi. Quant à sa douceur, rien n’est plus fugitif : sa durée est d’un moment, d’un clin d’œil. Son aiguillon reste pour toujours : il peut périr aux portes de l’éternité, mais il torture cruellement pendant le temps.

— Oui, il torture pendant le temps, dit Caroline, excepté lorsque c’est un amour réciproque.

— Amour réciproque ! ma chère, les romans sont pernicieux. Vous n’en lisez pas, j’espère ?

— Quelquefois, toutes les fois que je puis m’en procurer. Mais les romanciers ne doivent rien savoir de l’amour, à en juger par la façon dont ils en traitent.

— Rien absolument, ma chère, répondit vivement mistress Pryor, pas plus que du mariage. Et toutes les fausses peintures qu’ils font de ces sujets ne peuvent être trop fortement condamnées. Elles ne ressemblent pas à la réalité : elles vous montrent seulement la surface verdoyante et tentatrice du marais, et ne vous donnent pas une idée fidèle et vraie du bourbier qu’elle recouvre.

— Mais le bourbier n’existe pas toujours, objecta Caroline : il y a des mariages heureux. Là où l’affection est réciproque et sincère et les intelligences en harmonie, le mariage doit être heureux.

— Il ne l’est jamais complètement. Deux personnes ne peuvent être littéralement comme une seule : il y a peut-être un contentement possible, dans des circonstances particulières et qui se rencontrent rarement ; mais il est aussi bien de n’en pas courir le risque : vous pouvez commettre une fatale erreur. Soyez satisfaite, ma chère, et que toutes les personnes célibataires soient satisfaites de leur liberté.

— C’est l’écho des paroles de mon oncle ! s’écria Caroline d’un ton qui indiquait l’étonnement. Vous parlez comme mistress Yorke, dans ses moments de plus sombre humeur, comme miss Mann, quand elle est le plus portée à l’aigreur et à l’hypocondrie. Cela est terrible !

— Non, c’est simplement vrai. Oh ! enfant, vous avez vécu seulement l’agréable matin de la vie. Le milieu du jour aride et brûlant, le soir plein de tristesse, la nuit obscure, sont encore à venir ! M. Helstone, dites-vous, parle comme moi ; et je voudrais bien savoir comment eût parlé mistress Matthewson Helstone si elle avait vécu. Elle mourut ! elle mourut !…

— Hélas ! et ma propre mère, et mon père !… s’écria Caroline.

— Eh bien ?

— Ne vous ai-je jamais dit qu’ils étaient séparés ?

— J’en ai entendu parler.

— Ils doivent donc avoir été bien malheureux.

— Vous voyez que tous les faits prouvent la vérité de ce que je vous dis.

— Dans ce cas, le mariage ne devrait pas exister.

— Vous avez raison, ma chère, si ce n’était pour prouver que cette vie n’est qu’une longue épreuve dans laquelle nous ne devons attendre ni repos ni récompense.

— Mais votre propre mariage, mistress Pryor ! »

Mistress Pryor frémit et frissonna comme si un doigt rude eût pressé sur un nerf à nu. Caroline comprit qu’elle avait touché le point douloureux.

« Mon mariage a été malheureux, dit la dame, réunissant tout son courage ; mais cependant… Elle hésita.

— Mais cependant, demanda Caroline, pas entièrement misérable ?

— Non, pas dans ses résultats, au moins ; non, ajouta-t-elle d’un ton plus doux. Dieu mêle quelquefois un peu du baume de sa miséricorde dans la fiole des plus corrosifs malheurs. Il peut à son gré diriger les événements, et, de l’aveugle et folle action d’où est sortie la malédiction de la moitié de notre vie, faire couler la bénédiction de notre vieillesse. D’ailleurs, je suis d’une nature exceptionnelle, j’en conviens : d’humeur peu facile, sans adresse, et excentrique en quelques points, je n’eusse jamais dû me marier ; mon caractère n’est pas de ceux qui trouvent facilement leur pareil, ni qui puissent s’assimiler avec leur contraste. Je connaissais parfaitement ma propre inaptitude pour la vie commune, et, si je n’avais pas été si malheureuse comme gouvernante, je ne me serais jamais mariée. Et puis… »

Les regards de Caroline la priaient de continuer : ils la pressaient de déchirer ce nuage de désespoir que ses précédentes paroles avaient semblé jeter sur son existence.

« Et puis, ma chère, M…, c’est-à-dire le gentleman que j’épousai, était peut-être d’un caractère plus exceptionnel que commun. J’espère du moins que peu de femmes ont eu des épreuves semblables à la mienne, que peu ont ressenti leurs souffrances comme j’ai ressenti les miennes : elles furent bien près d’ébranler ma raison ; ma situation était si désespérée ! le remède était si impossible ! Mais, ma chère, je n’ai pas l’intention de vous décourager ; je désire seulement vous donner un avertissement, et vous prouver que les célibataires ne doivent pas trop anxieusement désirer de changer leur position, souvent pour une plus mauvaise.

— Merci, chère madame. Je comprends parfaitement vos bonnes intentions ; mais il n’y a aucune crainte que je tombe dans l’erreur que vous me signalez. Je n’ai, du moins, aucune pensée de mariage, et, pour cette raison, j’ai besoin de me créer une position par quelque autre moyen.

— Ma chère, écoutez-moi. J’ai réfléchi profondément sur ce que je vais vous dire, depuis que je vous ai entendue manifester le désir d’obtenir une position. Vous savez que je demeure en ce moment avec miss Keeldar en qualité de compagne. Qu’elle vienne à se marier (et beaucoup de circonstances m’induisent à penser que ce sera avant peu), et je cesse de lui être utile en cette qualité. Je dois vous dire que je possède une petite fortune, provenant partie de mes propres économies, et partie d’un legs qui m’a été fait il y a quelques années ; quand je quitterai Fieldhead, j’aurai une maison à moi. Je ne pourrais vivre dans la solitude, et je n’ai aucuns parents que je désire inviter à une étroite intimité : car, comme vous avez pu déjà l’observer et comme je vous l’ai avoué, mes habitudes et mes goûts ont leurs singularités. Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous suis attachée ; avec vous je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été avec personne. J’estimerais votre société comme un précieux privilége, une consolation, un bienfait. Vous viendrez alors demeurer avec moi ; Caroline, me refusez-vous ? J’espère que vous pouvez m’aimer. »

Après ces deux abruptes questions, elle se tut.

« Certainement, je vous aime, répondit Caroline. J’aimerais à vivre avec vous ; mais vous êtes trop bonne.

— Tout ce que j’ai, ajouta mistress Pryor, je vous le laisserais ; vous seriez pourvue contre les nécessités de la vie, mais ne me dites jamais que je suis trop bonne. Vous me percez le cœur, enfant.

— Mais, ma chère madame, cette générosité… je n’ai aucun droit…

— Paix ! vous ne devez pas parler de cela : il y a des choses dont nous ne pouvons entendre parler. Oh ! il est tard pour commencer, mais je peux encore peut-être vivre quelques années : je ne puis effacer tout à fait le passé ; mais peut-être un bref espace de l’avenir m’appartient. »

Mistress Pryor semblait profondément agitée : de grosses larmes roulaient dans ses yeux et coulaient le long de ses joues. Caroline l’embrassa de sa façon aimable et caressante, lui disant avec douceur :

« Je vous aime tendrement. Ne pleurez pas. »

Mais toute l’économie de la pauvre dame semblait ébranlée : elle s’assit, inclina sa tête sur ses genoux, et pleura à chaudes larmes. Rien ne put la consoler avant que l’orage intérieur eût eu son cours. À la fin sa douleur se calma d’elle-même.

« Pauvre enfant ! murmurait-elle en rendant le baiser de Caroline ; pauvre agneau solitaire ! Mais venez, ajouta-t-elle tout à coup ; venez, il faut que nous retournions à la maison. »

Pendant un certain temps, mistress Pryor marcha très-vite ; par degrés cependant elle se calma et revint à son pas ordinaire, particulier comme tous ses mouvements, et, lorsqu’elles atteignirent Fieldhead, elle était tout à fait redevenue elle-même : son extérieur avait repris son aspect calme et timide.