Signor Formica/Chapitre 4

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Chapitre III Signor Formica Chapitre V



IV
Nouvelle intrigue ourdie par Salvator Rosa et Antonio contre signor Pasquale Capuzzi et sa compagnie. Quelle en est l’issue.

Le lendemain matin, Antonio arriva chez Salvator, affecté d’une tristesse sans égal.

« Eh bien, lui dit l’artiste, comment ça va-t-il ? — Mais qu’avez-vous à baisser ainsi la tête ? qu’est-il survenu ? n’êtes-vous pas trop heureux de pouvoir tous les jours aborder, contempler et embrasser votre bien-aimée ?

« Ah ! Salvator, répondit Antonio, c’en est fait de mon bonheur, c’en est fait de moi : le diable se joue de ma destinée. Notre ruse a échoué, et nous voici à présent en guerre ouverte avec ce maudit Capuzzi.

« Tant mieux ! dit Salvator ; mais racontez-moi donc ce qui s’est passé. » — Antonio parla ainsi :

« Imaginez-vous, Salvator, qu’hier, en revenant à la rue Ripetta, après une absence de deux heures au plus, muni d’une provision de drogues, j’aperçois le vieux tout habillé à la porte de sa maison ; derrière lui se tenaient debout le docteur Pyramide et le sbire enragé ; et dans je ne sais quoi de bigarré qui se démenait encore entre leurs jambes, j’ai cru reconnaître le petit monstre Pitichinaccio. Dès que le vieux m’aperçut, il me menaça de ses poings, vomit des injures et mille imprécations, et jura qu’il me ferait assommer si je reparaissais devant sa porte. — Allez-vous en à tous les diables, méchant racleur de barbes ! cria-t-il, vous pensiez m’attraper par vos supercheries et vos mensonges, démon incarné qui harcelez ma pauvre et sage Marianna, et qui rêvez de l’empêtrer dans vos filets diaboliques ; mais allez ! j’y emploierai plutôt mon dernier ducat pour vous envoyer ad patres quand vous y songerez le moins ! et quant à votre impudent patron signor Salvator le brigand, l’assassin échappé du gibet, qu’il aille rejoindre en enfer son capitaine Mas’Aniello ! je saurai bien le faire chasser de Rome sans forme de procés. —

« Ainsi tempêtait le vieux fou, et comme le damné sbire, à l’instigation du docteur Pyramide, se préparait à s’élancer sur moi ; voyant en outre le peuple qui s’attroupait déjà par curiosité, il ne me resta d’autre parti à prendre que de vider la place le plus diligemment possible. Mais je me suis gardé dans mon affreux désespoir de venir vous trouver, car je sais trop bien que vous vous seriez moqué de mes plaintes, vous qui même à cette heure pouvez à peine étouffer votre rire sardonique. »

En effet, Antonio n’eut pas plutôt achevé son récit que Salvator éclata de rire. « C’est maintenant que l’aventure devient délicieuse, s’écria-t-il, et je vais vous apprendre en détail, mon cher Antonio, tout ce qui s’est passé, après votre départ, dans la demeure de Capuzzi. Vous veniez d’en sortir quand signor Splendiano Accoramboni, à qui, Dieu sait comment ! il est revenu que son ami intime, Capuzzi, s’était cassé la jambe droite la nuit même, parut escorté cérémonieusement d’un chirurgien ; votre appareil et l’étrange façon dont signor Pasquale avait été traité, éveillèrent naturellement ses soupçons : le chirurgien ôta les éclisses et les bandages, et l’on découvrit, — ce que nous savions mieux que personne, — que le pied droit du digne Capuzzi n’avait pas le plus petit os disloqué ni démis, ni cassé à plus forte raison. Il ne fallait pas une grande subtilité d’esprit pour deviner toute l’intrigue.

« Mais, disait Antonio tout surpris, mon cher maître, mais dites-moi de grâce comment se fait-il que vous soyez si bien au courant, et par quel moyen pénétrez-vous dans la demeure de Capuzzi, pour savoir tout ce qui s’y passe ? — Ne vous ai-je pas déjà dit, répondit Salvator, que dans la maison de Capuzzi et. sur le même palier demeure une connaissance de dame Catterina ? C’est la veuve d’un marchand de vins qui à une fille à laquelle ma petite Marguerite rend de fréquentes visites. Par suite de l’instinct particulier qui rapproche et unit les jeunes filles entre elles, Marguerite et Rosa, c’est le nom de sa petite amie, eurent bientôt découvert une légère ouverture pratiquée pour donner de l’air à un garde-manger, et donnant sur un cabinet noir contigu à la chambre de Marianna ; celle-ci, de son côté, ne tarda pas à s’apercevoir des chuchotements qui s’échappaient de cet endroit, et cette voie de communication fut, dès ce moment, mise à profit. Quand le vieux fait sa méridienne, les jeunes filles de jaser aussitôt à cœur-joie. Vous devez avoir remarqué que la petite Marguerite, la privilégiée de dame Catterina et la mienne, est (au contraire d’Anna, sa sœur ainée, un peu froide et indifférente) une fillette éveillée, rusée et gaillarde. Sans toutefois lui rien confier de votre amour, je l’ai instruite à se faire raconter par Marianna tout ce qui se passe au logis de Capuzzi ; elle s’acquitte de ce soin avec beaucoup d’adresse, et si j’ai ri tout-à-l’heure de votre affliction et de votre tourment, c’est que je suis à même de vous consoler et de vous prouver que vos affaires sont dans le meilleur train du monde. J’ai à vous faire part d’une masse d’excellentes nouvelles…

« Salvator ! s’écria Antonio radieux, quel doux espoir ! béni soit le garde-manger et son ouverture ! — Je vais écrire à Marianna : Marguerite se chargera de la lettre…

« Point du tout, Antonio, interrompit Salvator. Marguerite nous aidera utilement, sans devenir votre messagère d’amour officielle ; et d’ailleurs, le hasard, qui enfante à plaisir tant d’accidents bizarres, pourrait faire tomber vos fleurettes entre les mains de Capuzzi, et susciter mille nouveaux dèsagréments à la pauvre Marianna, tandis qu’elle complote en ce moment même de réduire le fol et vieux fat à se courber sous sa mignonne pantoufle de velours. L’accueil qu’elle lui a fait, quand nous le transportâmes chez lui, a tourné la tête à Capuzzi ; il tient pour certain que Marianna ne songe plus à vous, il s’imagine qu’elle lui a gracieusement donné au moins la moitié de son cœur : à ses yeux, il ne s’agit plus que de conquérir le reste. — Pour Marianna, elle a gagné trois ans d’expérience, de maturité et de savoir faire, depuis qu’elle a goûté du poison de vos baisers. Elle a su convaincre le vieux, non-seulement qu’elle n’avait nullement participé à notre ruse, mais qu’elle abhorrait nos faits et gestes, et qu’elle repousserait avec le dernier mépris toute intrigue ayant pour but un rapprochement entre elle et nous. Le vieux s’est trop pressé, et, dans l’excès de son ravissement, il a juré de satisfaire le premier désir de son adorable Marianna, et de lui procurer tel plaisir qu’elle choisirait. Sur cela, Marianna a demandé tout simplement et d’un air réservé, à Zio Carissimo7, de la conduire au théâtre de signor Formica, à la porte del popolo. Le vieillard a été un peu interdit de cette demande ; il y a eu des conférences avec le docteur Pyramide et le Pitichinaccio. Finalement, nos deux compères, signor Pasquale et signor Splendiano, ont décidé de mener effectivement Marianna demain à ce spectacle ; Pitichinaccio doit l’accompagner accoutré en chambrière, rôle qu’il n’a consenti à jouer qu’à deux conditions : signor Pasquale doit lui faire cadeau d’une perruque outre la veste de peluche, et de plus il est convenu avec le docteur Pyramide de reporter le nain chez lui, en s’en chargeant à tour de rôle ; ainsi donc, demain soir, le précieux trio doit se rendre avec la charmante Marianna au théâtre de signor Formica, en dehors de la porte del popolo. »

Il est nécessaire de donner ici quelques explications sur le théâtre de signor Formica, voisin de la porte del popolo.

C’était à Rome une désolation véritable, quand les impresarii, entrepreneurs de spectacle, étaient malheureux dans le choix de leur répertoire ; quand le premier tenor ou la basse-taille en chef du théâtre Argentina avaient oublié leur voix en route, quand le primo uomo da donna du théâtre Valle était alité par suite d’un rhume, et quand enfin le plaisir principal sur lequel on comptait venant à manquer, le giovedi grasso, coupait court subitement à toutes les espérances survivant encore au désappointement général. Précisément, à la suite d’un carnaval aussi déplorable, un certain Nicolo Musso ouvrit devant la porte del popolo un théâtre où il annonça ne devoir représenter que quelques farces improvisées. Le programme était rédigé d’un style ingénieux et spirituel, ce qui prévint en faveur de l’entreprise de Musso ; les Romains déjà disposés par leur appétit dramatique vivement aiguisé, à accepter tout aliment de cette nature à eux offert, quelqu’inférieur qu’il pût être.

La disposition de la salle ou plutôt de l’étroite baraque ne prouvait guère que l’entrepreneur fût dans une position brillante ; il n’y avait ni orchestre, ni loges : pour en tenir lieu, l’on avait pratiqué dans le fond une galerie sur la devanture de laquelle se dessinaient les armes de la maison Colonna, indice que le comte de ce nom avait pris sous sa protection spéciale Musso et son théâtre. La scène était formée par une élévation en planches recouvertes de tapis et entourée de feuilles pendantes de papier peint, qui représentaient, suivant les exigences de la pièce, une forêt, une rue, ou un salon ; joignez à cela que les spectateurs étaient obligés de se contenter, pour siéges, de bancs de bois durs et incommodes, et vous concevrez sans peine les murmures d’improbation des premiers venus contre signor Musso, qui décorait du nom de théâtre une mauvaise échoppe.

Mais à peine les deux premiers acteurs eurent-ils paru sur la scène, et échangé quelques paroles, que le public devint attentif. Bientôt de l’attention naquit un vif assentiment, à l’assentiment succéda l’admiration, et puis enfin l’enthousiasme le plus extrême, qui se manifesta par des battements de mains unanimes et des cris de bravo mille fois répétés.

En effet, on ne pouvàit rien voir de plus parfait que ces scènes improvisées de Nicolo Musso, toutes remplies d’esprit, de verve et de talent, et dont la mordante ironie châtiait d’un fouet satirique les ridicules du jour. Chaque acteur jouait son rôle avec une originalité sans exemple ; mais le Pasquarello surtout enlevait les suffrages de tous les assistants, par son jeu mimique incomparable, par sa verve inépuisable, la causticité de ses saillies, et son talent à contrefaire, jusqu’à l’illusion la plus complète, la voix, la démarche et la tournure des personnages les plus connus. L’homme qui jouait ce rôle de Pasquarello, et qu’on appelait signor Formica, paraissait être doué d’un esprit singulier et surnaturel. Souvent il y avait dans son geste et dans son accent quelque chose de si extraordinaire que les spectateurs éclataient, malgré eux, d’un fou rire, en même temps qu’ils se sentaient presque glacés d’un étrange frisson.

À côté de lui figurait dignement le docteur Graziano, dont la pantomime, et la façon de débiter les bouffonneries les plus extravagantes comme s’il s’agissait des propos les plus délicats, brillaient d’un mérite vraiment surprenant. Ce docteur Graziano était reprèsenté par un vieux bolonais nommé Marin Agli. En peu de temps, comme cela ne pouvait manquer d’arriver, on vit le beau monde de Rome accourir à l’envi au petit théâtre de Musso, en dehors de la porte del popolo ; le nom de Formica vola dans toutes les bouches, et chacun dans la rue, ainsi qu’au théâtre, s’écriait, entrainé par l’enthousiame : Oh Formica ! Formica benedetto ! oh Formicissimo ! — On regardait Formica comme un phénomène surnaturel, et mainte vieille femme, qui s’était pâmée de rire au théâtre, à la moindre critique qu’on osait faire du jeu de Formica, prenait tout-à-coup l’air sérieux et solennel en disant : Scherza coi fanti e lascia star santi.8 Cela était motivé par le secret impénétrable qui, hors du théâtre, enveloppait signor Formica, on ne le voyait nulle part ; Nicolo Musso gardait sur le lieu de son séjour un silence inflexible, et toutes les peines qu’on avait prises pour découvrir ses traces étaient restées sans résultat. — Tel était le théâtre qui faisait soupirer d’envie la belle Marianna.

« Mon avis est d’aller droit à la rencontre de notre ennemi, disait Salvator, le chemin du théâtre à la ville nous en fournit une occasion des plus favorables. » — Alors il fit part à Antonio d’un projet aventureux et plein de risques au premier coup-d’œil, mais que le jeune homme adopta très-volontiers, dans l’espoir de réussir à enlever sa Marianna à l’infâme Capuzzi ; il accueillit aussi tout d’abord le projet de Salvator de châtier spécialement le docteur Pyramide.

La nuit venue, Salvator et Antonio se munirent de guitares, et, s’étant rendus dans la rue Ripetta, donnèrent à l’aimable Marianna la plus délicieuse sérénade possible. Salvator jouait et chantait en maître, et Antonio, doué d’une belle voix de tenor, pouvait presque rivaliser avec Odoardo Ceccarelli. Signor Pasquale se montra sur le balcon et tenta d’imposer silence aux chanteurs en les invectivant ; mais tous les voisins, attirés aux fenêtres par cet agréable concert, lui crièrent que si lui et ses compagnons, à cause qu’ils piaillaient et hurlaient comme des diables d’enfer, ne pouvaient plus souffrir aucune bonne musique, il n’avait qu’à s’enfermer et à se boucher les oreilles sans troubler le plaisir d’autrui. Signor Pasquale se vit ainsi obligé de souffrir, à son mortel dépit, que Salvator et Antonio chantassent, presque la nuit entière, des airs exprimant tantôt les transports de l’amour le plus tendre, tantôt d’amères satires sur la folie des vieillards amoureux.

Les peintres aperçurent distinctement au balcon Marianna que signor Pasquale suppliait, mais en vain, quoique avec les protestations les plus doucereuses, de ne pas s’exposer à l’air malsain de la nuit.

Le lendemain soir, la société la plus remarquable qu’on ait jamais pu voir se mit en marche par la rue Ripetta, pour gagner la porte del popolo ; elle accapara tous les regards, et l’on se demandait sur son passage si le carnaval avait laissé en arrière une queue de masques enragés.

Signor Pasquale Capuzzi, dans son habillement espagnol bigarré, brossé en tout sens, une plume jaune toute neuve à son chapeau pointu rafraichi et repassé à neuf, pimpant et élégant de la tête aux pieds, et ayant l’air de marcher sur des œufs avec ses souliers trop étroits, donnait le bras à la charmante Marianna, dont on distinguait à peine la taille svelte et le joli visage sous la quantité de voiles qui l’enveloppaient.

De l’autre côté, marchait le signor Splendiano Accoramboni dans son immense perruque qui couvrait tout son dos, de sorte qu’on eût cru voir, en le regardant par derrière, une tête énorme se promenant sur deux jambes exiguës. Sur leurs talons, en arrière de Marianna, et presque fourré sous ses jupons, haletait le petit monstre de Pitichinaccio dans des habits de femme couleur de feu, et la tête ceinte de façon ridicule de mille fleurs de couleurs disparates.

Signor Formica se surpassa ce soir-là ; et, ce qui ne lui était jamais arrivé, il entremêla ses répliques de petits airs qu’il chanta en imitant le son de voix de tel ou tel chanteur connu. Le vieux Capuzzi sentit se réveiller en lui l’ardente passion du théâtre, qui l’avait possédé, jusqu’à la rage, dans sa jeunesse. Il couvrait de baisers la main de Marianna, et jura qu’il ne passerait plus une soirée sans visiter le théâtre de Nicolo Musso ; il portait aux nues signor Formica, et ses acclamations bruyantes se distinguaient de toutes les autres. Signor Splendiano se montrait moins enthousiaste et ne cessait d’engager Capuzzi et la belle Marianna à modérer leur rire, nommant, tout d’une haleine, plus de vingt maladies qui pouvaient résulter d’un trop vif ébranlement de la rate ; mais Marianna et Capuzzi ne tenaient nul compte de ses avis.

Qui se trouva bien à plaindre ? ce fut Pitichinaccio ; il avait été réduit à prendre place derrière le docteur Pyramide, qui l’ombrageait complètement de sa vaste perruque ; il ne pouvait rien apercevoir, ni des acteurs, ni même de la scène, et, pour comble de malheur, il ne cessa point d’être tourmenté et martyrisé par deux malignes commères placées à ses côtés ; elles l’appelaient charmante et chère Signora, lui demandaient si malgré sa jeunesse, elle n’était pas déjà mariée, et si elle avait des petits enfants, qui devaient être, à coup sûr, de bien jolies créatures, etc., etc. Une sueur froide inondait le front du pauvre Pitichinaccio, et il gémissait d’une vois plaintive, maudissant sa déplorable existence.

Lorsque la représentation fut achevée, signor Pasquale attendit que tous les spectateurs fussent sortis de la salle, et déjà l’on avait éteint toutes les chandelles, hors une seule à laquelle signor Splendiano alluma un petit bout de bougie, quand Capuzzi et ses dignes compagnons, ainsi que Marianna, se mirent en route, avec lenteur et précaution, pour retourner chez eux.

Pitichinaccio pleurait et criait. Capuzzi se vit obligé, à son grand dépit, de le prendre sur son bras gauche, tandis qu’il donnait le droit à Marianna. Le docteur Splendiano ouvrit la marche avec son petit bout de flambeau, tellement chétif et mal nourri qu’il les éclairait tout juste assez pour faire ressortir d’autant mieux la profonde obscurité de la nuit.

Ils étaient encore assez éloignés de la porte del popolo, quand ils se virent tout d’un coup accostés par quatre grandes figures enveloppées dans de larges manteaux.

Au même instant la bougie fut éteinte dans les mains du docteur et jetée à terre. Capuzzi et Splendiano restaient incapables d’articuler une seule parole. Soudain une lueur blafarde jaillit, on ne savait d’où, sur les quatre inconnus, et quatre visages pâles comme la mort, rangés devant le docteur Pyramide tenaient horriblement fixés sur lui leurs yeux creux privés de mouvement. — « Malheur, malheur, malheur à toi ! Splendiano Accoramboni ! » Ainsi mugirent d’une voix sourde et sépulchrale les quatre spectres affreux. — Puis l’un se mit à gémir : « Me connais-tu, me connais-tu, Splendiano ? je suis Cordier, le peintre français qu’on a enterré la semaine dernière, et que tu as envoyé dans l’autre monde avec tes drogues. » — Le second s’avança : « Me connais-tu, Splendiano ? je suis Kufner, le peintre allemand que tu as empoisonné avec tes poudres infernales. » — Puis le troisième : « Me connais-tu, Splendiano ? je suis Liers, le peintre flamand que tu as assassiné avec tes pilules, et dont le frère a été dépouillé par toi de mes tableaux. » — Le quatrième enfin : « Me connais-tu, Splendiano ? je suis Ghigi, le peintre napolitain que tu as tué avec tes élixirs. » — Et alors tous les quatre reprirent : « Malheur, malheur, malheur à toi, damné docteur Pyramide ! il faut descendre, descendre sous terre avec nous ; allons, allons, en avant ! avec nous en avant ! hé ! hulla, hulla ! » Et ils se jetèrent à la fois sur le malheureux docteur, le soulevèrent de leurs bras en l’air et disparurent avec lui comme un tourbillon. Bien que signor Pasquale fût sur le point de défaillir de peur, il se remit pourtant avec un courage admirable quand il vit qu’on n’en voulait qu’à son ami Accoramboni. Pitichiuaccio avait fourré sa tête avec l’attirail de guirlandes qui la couvrait sous le manteau de Capuzzi, et s’était accroché à son cou si tenacement qu’aucun effort ne pouvait lui faire lâcher prise.

« Reviens à toi, disait Capuzzi à Marianna quand tout eut disparu, et les spectres et le docteur Pyramide ; reviens à toi, ma mignonne chérie, ma colombe, ma tourterelle ! C’en est donc fait de mon digne et excellent ami Splendiano ? que saint Bernard, qui fut un grand médecin lui-même, et à qui tant d’âmes durent leur prompt salut éternel, l’assiste et ait pitié de lui, quand les peintres, qu’il s’est trop pressé d’expédier à sa pyramide, assouviront leur vengeance en lui tordant le cou ! — Mais qui chantera désormais la basse de mes ariettes ? Et le lourdaud de Pitichinaccio m’a tellement serré le gosier que, sans compter l’épouvante que ma causée l’enlèvement de Splendiano, je suis incapable de chanter la moindre note d’un ton net et clair, d’ici peut-être à six semaines. — Ma Marianna, âme de ma vie ! tout est passé.»

Marianna assura qu’elle était revenue de sa frayeur, et pria seulement Capuzzi de la laisser marcher seule, pour qu’il pût en liberté se débarrasser du poupon incommode ; mais signor Pasquale serra de plus belle le bras de sa pupille, bien résolu à ne pas s’en dessaisir d’un seul pas, à quelque prix que ce fût, dans une obscurité aussi périlleuse.

Au moment même où signor Pasquale, un peu rassuré, se disposait à continuer son chemin, il vit surgir à ses côtés, comme s’ils eussent été vomis par la terre, quatre fantômes de diables hideux revêtus de courts manteaux rouges, et qui l’envisageaient avec des yeux élincelants, en sifflant et en hurlant d’une manière abominable : « Hui ! hui ! Pasquale Capuzzi ! fou enragé, vieux diable amoureux ! nous sommes tes frères ; nous venons pour t’emmener dans l’enfer, dans l’enfer embrasé, toi et ton camarade Pitichinaccio. » En criant ainsi, les démons s’élancèrent sur le vieux qui tomba par terre avec Pitichinaccio, et tous deux se mirent à braire sur un ton perçant et lamentable, comme aurait pu le faire un troupeau d’ânes fouettés.

Marianna s’était dégagée de vive force du bras de Capuzzi, et se tenait à quelque distance ; alors un des quatre personnages s’approcha d’elle, et la serrant tendrement dans ses bras, lui dit d’une voix douce et émue : « Ah ! Marianna, oh ! ma chère Marianna ! Enfin nous triomphons ; les camarades vont emporter le vieux bien loin d’ici, et je sais pour nous un asile sûr. — Mon Antonio ! » soupira tout bas Marianna.

Mais tout-à-coup la scène fui éclairée de la lueur des torches, et Antonio recut un coup sur le haut du bras. Prompt comme l’éclair, il se retourna, mit l’épée à la main et se précipita sur l’individu qui se préparait à lui porter un second coup de stylet ; il vit en même temps ses trois amis occupés à se défendre contre les sbires, supérieurs en nombre. Enfin, ayant mis en fuite son adversaire, il s’empressa de prêter main-forte à ses compagnons. Quelque bravoure qu’ils missent à se défendre, le combat était par trop inégal, et les sbires devaient l’emporter inévitablement si deux hommes ne s’étaient élancés subitement dans les rangs des jeunes gens en jetant de hauts cris, et si l’un d’eux n’eût abattu aussitôt le sbire qui serrait Antonio de plus prés.

L’avantage fut alors décidé en peu d’instants contre les sbires, et ceux qui ne gisaient pas à terre gravement blessés se sauvèrent en criant vers la porte del popolo.

Salvator Rosa (car c’était lui-même qui était accouru au secours d’Antonio et avait terrassé le sbire) était d’avis, avec Antonio et les jeunes peintres déguisés en diables, de rentrer immédiatement dans la ville sur les traces des sbires.

Maria Agli, qui l’avait accompagné, et qui, malgré son grand âge, avait témoigné de sa valeur dans la lutte, fit observer que ce parti était imprudent, et que les soldats de garde à la porte del popolo, instruits de l’affaire, ne manqueraient pas de les arrêter.

Alors ils se rendirent tous chez Nicolo Musso, qui les reçut avec joie dans sa petite et modeste maison peu éloignée du théâtre. Les peintres déposèrent leurs masques diaboliques et leurs manteaux enduits de phosphore, et Antonio, qui, sauf le coup léger qu’il avait reçu à l’omoplate, n’était point blessé, fit valoir ses talents de chirurgien en pansant Salvator, Agli et ses jeunes confrères, qui tous avaient emporté quelques contusions n’offrant pas néanmoins le plus petit danger.

Ce coup si extravagant, tenté avec une telle hardiesse, aurait réussi sans encombre, si Salvator et Antonio n’avaient pas oublié un personnage qui gâta toute l’affaire. Michel, le ci-devant bravo devenu sbire, qui logeait au rez-de-chaussée de la maison de Capuzzi, et qui remplissait, en quelque sorte, l’office de son valet de pied, l’avait, d’après son ordre, suivi au théâtre, mais à un certain intervalle, Capuzzi ayant honte de ce malheureux déguenillé. Michel au retour avait observé la même consigne. Lors de l’apparition des spectres, lui qui n’avait pas peur, ni de la mort, ni du diable, se douta aussitôt du piège et courut à toutes jambes dans les ténèbres jusqu’à la porte del popolo, d’où, ayant donné l’alarme, il revint, avec les sbires qui s’y trouvaient réunis, juste au moment, comme on l’a vu, où les faux diables assaillaient le pauvre Capuzzi et se disposaient à l’enlever, ainsi que les premiers fantômes avaient fait du docteur Pyramide.

Malgré l’ardeur du combat, l’un des jeunes peintres s’était cependant aperçu qu’un homme, portant entre ses bras Marianna évanouie, avait gagné la porte de la ville, et que signor Pasquale, comme si du vif-argent eût donné le branle à ses jambes, s’était mis à courir sur ses pas avec une agilité surprenante ; il avait aussi distingué à la clarté des flambeaux quelque chose de rayonnant pendu à son manteau et miaulant, ce qui ne pouvait être que l’infortuné Pitichinaccio.

Le docteur Splendiano fut trouvé le lendemain matin près de la Pyramide de Cestius, accroupi en rond comme une boule, et dormant d’un profond sommeil, enfoncé dans sa perruque ainsi que dans un nid chaud et moelleux : quand il fut réveillé, il délira, et l’on eut beaucoup de peine à le convaincre qu’il se trouvait encore sur ce globe sublunaire et à Rome même. Enfin, ayant été ramené chez lui, il remercia la sainte Vierge et tous les saints de sa délivrance, puis il jeta par les fenêtres tous ses onguents, toutes ses poudres, ses teintures et ses essences, il brûla ses recettes et fit le vœu de ne plus traiter à l’avenir ses malades que par les frictions et l’application des mains. C’était ainsi qu’un médecin célèbre, inscrit depuis au nombre des saints, mais dont le nom ne veut pas me revenir en mémoire, avait agi autrefois et avec un merveilleux succés ; car ses malades mouraient bien comme ceux des autres docteurs, mais le saint, avant la mort, leur faisait voir le ciel ouvert et tout ce qu’il lui plaisait en de ravissantes extases.

« Je ne sais, disait le lendemain matin Antonio à Salvator, quelle rage s’est allumée en moi depuis que mon sang a coulé ! mort et damnation à l’infâme tuteur ! — Savez-vous, Salvator, que je suis résolu à pénétrer de vive force dans la demeure de Capuzzi ; je poignarde le vieux s’il fait mine de se défendre… et j’enlève Marianna !

« Admirable expédient, s’écria Salvator en riant, et merveilleusement imaginé ! je ne mets pas en doute que tu n’aies découvert le moyen de transporter ta Marianna par les airs jusqu’à la place d’Espague pour éviter d’être arrêté et pendu avant d’avoir gagné cet asile. — Non, mon cher Antonio, rien n’est à tenter ici par la violence : vous pouvez bien vous imaginer que signor Pasquale s’est mis en mesure de parer à toute aggression ouverte. De plus, notre aventure a fait trop d’éclat : le retentissement de ces rires immodérés sur la manière bouffonne dont nous avons traité Splendiano et Capuzzi ont éveillé la police de son nouchalant sommeil, et elle va maintenant nous harceler par tous les pauvres moyens dont elle dispose. Con arte e con inganno si vive mezzo l’anno, con inganno e con arte si vive l’altra parte. La fraude et la ruse nous font profit l’été durant ; ruse et fraude voilà notre ressource en hiver. — C’est l’avis de dame Catterina, et elle a raison. Notre étourderie, au reste, prête assez à rire ; nous avons agi en vrais écervelés, et je dois être surtout honteux, moi qui suis de beaucoup votre ainé. Dites, Antonio : quand même notre coup eût réussi, quaud même vous eussiez enlevé votre Marianna au vieux tuteur, où fuir avec elle ? où la tenir cachée ? et comment parvenir à faire consacrer votre union assez promptement pour que le vieux n’y pût mettre obstacle ? — Mais cet enlèvement, croyez-moi, se réalisera sous peu de jours ; j’ai initié à tout Nicolo Musso et Formica, et combiné avec eux un plan autant dire infaillible. Rassurez-vous donc, Antonio, signor Formica vous viendra en aide.

« Signor Formica ? répondit Antonio d’un ton indifférent et presque dédaigneux, en quoi peut me servir cet histrion ?

« Hoho ! s’écria Salvator, ayez plus de respect pour signor Formica, je vous en prie ; ignorez-vous donc que Formica est une espèce de magicien qui possède la science des secrets les plus merveilleux ? je vous le répète : signor Formica nous viendra en aide. — Le vieux Maria Agli le Bolonais, l’excellent docteur Graziano, est aussi du complot et y jouera un rôle très-important. C’est au théâtre de Musso, cher Antonio, que vous enleverez votre Marianna.

« Salvator, dit Antonio, vous m’abusez avec des espérances trompeuses ; vous convenez vous-même que signor Pasquale saura se tenir soigneusement en garde contre toute attaque ouverte : comment serait-il donc possible qu’il se résolût, après tant de désagréments essuyés à cette occasion, à faire une nouvelle apparition au théâtre de Musso ?

« Il est moins difficile que vous ne pensez de faire jouer un ressort qui l’y attire ; il le sera bien davantage d’amener le vieux à se rendre au théâtre sans ses compagnons. Mais, quoi qu’il en soit, il faut à présent, Antonio, faire vos préparatifs pour fuir de Rome avec Marianna, dès que l’instant favorable se présentera. Vous vous rendrez à Florence ; là vous serez déjà recommandé par votre art, et pour que vous ne manquiez à votre arrivée, ni de secours, ni de connaissances et de dignes appuis, je me charge d’y pourvoir. Nous allons nous reposer quelques jours, et puis nous verrons ce qu’il y aura à faire. Encore un coup, Antonio ! Bonne espérance : — Formica vous viendra en aide ! »


Chapitre III Signor Formica Chapitre V
NOTES DU TRADUCTEUR

7. Zio carissimo : Le très-cher oncle.

8. Il ne faut pas mêler les choses saintes aux profanes ; litt. : badinez avec les valets et laissez les saints en repos.


Chapitre III Signor Formica Chapitre V