Signor Formica/Chapitre 5

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Chapitre IV Signor Formica Chapitre VI



V
Nouvelle mésaventure de signor Pasquale. Heureux dénouement
pour Antonio de l’intrigue montée au théâtre de Nicolo. Il
prend la fuite pour Florence.

Signor Pasquale n’avait que trop bien deviné ceux qui l’avaient rendu victime, lui et le pauvre docteur Pyramide, des méchants tours dont le chemin de la porte del popolo avait été le théâtre, et l’on peut s’imaginer de quelle fureur il était possédé contre Antonio, et surtout contre Salvator Rosa, qu’il regardait, à bon droit, comme le meneur en chef de toute l’intrigue.

Il s’épuisait en consolations près de la pauvre Marianne, qui était malade, non de sa frayeur comme elle le disait, mais du chagrin de s’être vue arrachée des mains de son Antonio par Michel et les sbires maudits. Elle eut cependant par Marguerite de fréquentes nouvelles de son bien-aimé, et elle mettait tout son espoir dans l’entreprenant Salvator, attendant d’un jour à l’autre, non sans impatience, quelque événement imprévu. Son humeur retomba sur le vieux qu’elle accabla de tant de contrariétés qu’il en devint tout contrit et découragé, sans pourtant renoncer à l’amour diabolique qui faisait rage en son cœur. Et quand Marianna, après avoir donné cours à toutes les boutades d’un esprit morose et fantasque, voulut bien permettre aux lèvres fanées du vieillard de se reposer sur sa blanche main, il jura dans l’excès de son ravissement qu’il ne se lasserait point de couvrir d’ardents baisers la pantoufle du pape, jusqu’à ce qu’il ait obtenu la dispense nécessaire pour son mariage avec sa nièce, cet ange de grâce et de beauté !

Marianna n’eut garde de le désabuser de son extase ; car la confiance où elle le laissait venait à l’appui de ses espérances, et elle voyait d’autant plus de chances de lui échapper, qu’il la croirait plus fermement et plus intimement attachée à lui.

Quelque temps s’était écoulé, lorsqu’un jour, à l’heure du diner, Michel grimpa l’escalier, en toute hâte, pour annoncer avec de longues parenthéses à signor Pasquale, qui ne lui avait ouvert la porte qu’après des frappements réitérés, qu’un monsieur était en bas qui insistait pour parler au signor Pasquale Capuzzi, prétendant être bien sûr qu’il demeurait dans cette maison.

« Oh ! par toutes les légions d’anges et d’archanges ! s’écria le vieux courroucé, comme si cet imbécille ne savait pas que je ne recois chez moi aucun étranger !

« Ce monsieur, ajouta Michel, est d’une tournure fort distinguée, déjà sur l’âge, il s’exprime de la meilleure façon et s’appelle Nicolo Musso. — Nicolo Musso ? se disait Capuzzi réfléchissant en lui-même, le possesseur du théâtre de la porte del popolo ? je serais curieux de savoir ce qu’il me veut. » — En murmurant ces mots, il ferma avec précaution toutes les portes, tira les verroux, et descendit l’escalier avec Michel pour parler à Nicolo, en bas, dans la rue, devant la maison.

« Mon digne signor Pasquale, dit Nicolo en s’avançant vers lui et le saluant avec aisance, combien je suis flatté que vous daigniez m’accorder l’honneur de votre connaissance, et que de grâces j’ai à vous rendre ! Sachez que depuis qu’on vous a vu à mon théâtre, vous, dont on sait le goût exquis et la science profonde, vous le modèle des virtuoses, ma réputation et mes recettes ont doublé. J’ai été d’autant plus désespéré que de méchants coquins vous aient attaqué, vous et votre société, d’une manière aussi infâme, à votre retour chez vous ; mais, au nom de tous les saints ! signor Pasquale, que cette aventure, dont les auteurs seront punis sévèrement, ne vous inspire aucune rancune contre moi, ni contre mon théâtre, et ne m’imposez pas la privation de vos visites.

« Soyez persuadé, cher signor Nicolo, répondit le vieux, que je n’ai jamais éprouvé plus de plaisir qu’à votre théâtre. Votre Formica ! votre Agli ! voilà des acteurs vraiment incomparables ! Mais songez à la frayeur qui a failli causer la mort de mon ami signor Splendiano et la mienne propre ! Ce n’est pourtant pas de votre théâtre que je suis dégoûté, c’est du chemin qui y conduit.—Si vous vous installez sur la place del popolo, ou dans la rue Babuina, ou bien dans la rue Ripetta, je ne manquerai pas une seule représentation ; mais nulle puissance au monde ne m’entrainera nuitamment aux abords de la porte del popolo. »

Nicolo gémissait comme pénétré du plus vif chagrin. « Cela m’est bien funeste, peut-être plus que vous ne le pensez, signor Pasquale ! Ah ! c’est sur vous que j’avais fondé toutes mes espérances ; je venais implorer votre concours. — Mon concours ? en quoi peut-il vous devenir avantageux ? — Mon digne signor Pasquale ! répondit Nicolo en passant son mouchoir sur ses yeux comme pour essuyer une larme, mon digne et excellent signor Pasquale ! vous avez sans doute observé que mes acteurs intercalent, ça et là, quelques petits airs dans leurs rôles ; j’avais donc songé à donner peu à peu à cela plus d’extension, à me munir d’un orchestre, et enfin, à la dérobée, en éludant adroitement les défenses, à créer en quelque sorte un opéra. Vous êtes, vous signor Capuzzi, le premier compositeur de toute l’Italie. L’insouciance impardonnable des Romains et la jalouse inimitié des maestri, sont seules cause qu’on entende sur les théâtres d’autres compositions que les vôtres ; et je venais vous supplier à genoux, signor Pasquale, de me concéder vos œuvres immortelles, pour les exécuter, autant que j’y pourrai réussir, sur mon modeste théâtre. — Mon brave signor Nicolo ! fit le vieux tout empourpré d’une rougeur subite, mais pourquoi cet entretien ici, en pleine rue ? Prenez la peine, je vous prie, de monter quelques marches un peu raides : entrons ensemble chez moi. »

À peine arrivé dans sa chambre avec Nicolo, le vieux déterra un gros ballot poudreux de cahiers notés, le dénoua, s’empara de sa guitare, et commença les hurlements les plus épouvantables qu’il baptisa du nom de mélodie. Nicolo gesticulait comme un frénétique ; il soupirait, il gémissait, et criait, de moment en moment, bravo ! bravo ! bravissimo ! benedetissimo Capuzzi ! jusqu’à ce que tombant à terre, comme dans l’excès d’un délire enchanteur, il embrassa les genoux de Pasquale si brusquement, que le vieux fit un bond en l’air et s’écria avec l’accent d’une douleur aiguë : « Lâchez-moi, au nom de tous les saints ! lâchez-moi, signor Nicolo, vous m’assassinez !

« Non, s’écria Nicolo ! je ne me releverai pas, signor Pasquale ! que vous ne m’ayez promis cet air divin que vous venez de chanter, pour que Formica puisse, après demain, le faire entendre sur mon théâtre.

« Vous êtes un homme de goût, murmurait Pasquale, un homme d’une pénétration profonde ; et à qui pourrais-je confier plus dignement qu’à vous mes compositions ? Vous emporterez tous mes airs avec vous ; mais lâchez-moi donc ! — Hélas, mon Dieu, je ne les entendrai pas mes précieux chefs-d’œuvre ! — Mais lâchez-moi donc, signor Nicolo.

« Non, reprit Nicolo toujours à genoux, et tenant fortement serrés les fuseaux de jambes décharnés du vieillard, non, signor Pasquale, je ne vous lâcherai pas, jusqu’à ce que vous me donniez votre parole de venir après demain assister à mon spectacle. — Comment craindriez-vous une nouvelle attaque ? ne devinez-vous pas que les spectateurs, quand ils auront entendu votre musique, vous reconduiront chez vous en triomphe, à la lueur des flambeaux. Mais, quand cela n’aurait pas lieu, moi-même et mes braves amis tout armés, nous nous chargerons de vous escorter jusqu’à votre demeure.

« Vous-même ? demanda Pasquale, vous proposez de m’accompagner avec vos camarades ? combien d’hommes cela peut-il faire ? — Huit et dix personnes seront à votre disposition, signor Pasquale ; décidez-vous : exaucez mes prières.

« Formica a une belle voix, disait tout bas Pasquale, je voudrais bien savoir comment il chantera ma musique. — Décidez-vous, s’écria Nicolo encore une fois, en se cramponnant de plus belles aux jambes de Capuzzi.

« Vous me répondez, demanda le vieux, que je rentrerai chez moi sans encombre. — J’y engage mon honneur et ma vie, répartit Nicolo, en donnant au vieillard une secousse encore plus forte.

« Allons ! dit Capuzzi, j’irai après demain à votre théâtre. » Alors Nicolo se leva en sautant de joie, et serra le vieux contre sa poitrine si violemment qu’il gémissait et haletait comme un homme essoufflé. Au même instant parut Marianna. Signor Pasquale tenta de la faire rétrograder en lui lançant un coup-d’œil furieux, mais, sans y faire aucune attention, elle s’avança droit vers Musso, et lui dit d’une voix irritée, « C’est en vain, signor Nicolo, que vous cherchez à attirer mon cher oncle à votre théâtre ; vous oubliez que ces ravisseurs impies qui me poursuivent ont failli l’autre jour, avec leur piège abominable, compromettre les jours de mon oncle chéri, ceux de son digne ami Splendiano et les miens propres. Jamais je ne consentirai que mon oncle s’expose de nouveau à un pareil danger. Renoncez, Nicolo, à vos instances. N’est-ce pas, mon oncle ? vous resterez prudemment à la maison, et vous n’affronterez plus les risques nocturnes, ni les embûches des traitres de la porte del popolo. »

Signor Pasquale demeura comme pétrifié ; il regardait sa nièce avec de grands yeux ; enfin il lui expliqua longuement et avec des ménagements infinis comment signor Nicolo s’obligeait à prendre toutes les mesures propres à prévenir le moindre danger au retour du théâtre.

« Je persiste dans ce que j’ai dit, répliqua Marianna, et je vous supplie, mon cher oncle, de ne pas paraitre au théâtre de la porte del popolo. Pardonnez-moi, signor Nicolo, de m’expliquer aussi franchement en votre présence ; mais, je ne sais quel sombre pressentiment me dicte cet avis ; vous êtes lié, je le sais, avec Salvator Rosa et peut-être même aussi avec Antonio Scacciati ; et si vous agissiez de concert avec nos ennemis, si vous usiez de feinte envers mon bon oncle, qui certes, j’en suis sûre, n’ira pas visiter votre théâtre sans moi, pour le faire tomber, sans défiance et au dépourvu, dans un nouveau piége ?

« Quel soupçon ! s’écria Nicolo avec transport, quel horrible soupçon ! Signora, mejugez-vous réellement si odieusement ? ai-je une telle réputation, que vous puissiez me croire capable d’une aussi noire trahison ? — Mais si vous pensez tant de mal de moi et si vous vous méfiez de l’assistance que je vous promets, eh bien, faites-vous escorter par Michel, qui vous a sauvée, je le sais, des mains des bandits, et qu’il s’adjoigne un bon nombre de sbires, qui pourront vous attendre en dehors du théâtre, car vous ne pouvez pas exiger de moi que je remplisse ma salle de sbires. »

Marianna regarda Nicolo en face, puis d’un ton sérieux et solennel : « Que dites-vous ? reprit-elle, Michel et des sbires nous servir d’escorte ? Ah ! je vois bien à cette heure que vous avez d’honnêtes intentions, et que mes préventions défavorables étaient mal fondées. Pardonnez-moi mes paroles irréfléchies ; et pourtant je ne puis m’empêcher de m’inquiéter et de craindre pour mon cher oncle ; je le conjure encore de ne pas s’exposer sur cette route malencontreuse. »

Signor Pasquale avait écouté le pourparler avec une contenance singulière, qui témoignait assez du combat intérieur qui l’agitait. Enfin n’y tenant plus, il se précipita aux pieds de sa jolie nièce, saisit ses mains, les couvrit de baisers et de pleurs qu’il répandait par torrents, et s’écria avec délire : « Divine ! adorable Marianna ! nulle ombre n’obscurcit la flamme dont mon cœur est dévoré : Ah ! cette anxiété, cette inquiétude à mon égard, sont le plus doux aveu de tes sentiments ! » — Il la conjura ensuite de bannir toute crainte et de venir entendre chanter, avec les honneurs de la scène, la plus belle œuvre musicale qui eût jamais illustré un compositeur.

Nicole, de son côté, ne mit aucune trêve aux supplications les plus attendrissantes, jusqu’à ce que Marianna se déclarât vaincue, et promit, en mettant toute peur de côté, de suivre le cher oncle au théâtre de la porte del popolo. Signor Pasquale était ravi au troisième ciel ; il avait la conviction de l’amour de Marianna, l’espoir d’entendre sa musique en plein théâtre, et de cueillir des lauriers qu’il avait brigués en vain depuis si long-temps ; il voyait donc tous ses songes les plus délicieux sur le point de se réaliser à la fois. — Mais il voulait rendre témoins oculaires de son éclatant triomphe ses fidèles et intimes amis ; c’est-à-dire, qu’il ne songeait à rien moins qu’à décider signor Splendiano et le nain Pitichinaccio à l’accompagner au théâtre comme la première fois.

Outre son enlèvement par les spectres, signor Splendiano avait eu, pendant son sommeil près de la Pyramide de Cestius, englouti dans sa perruque, une foule de visions lugubres. Tous les morts du cimetière avaient ressuscité, et cent squelettes l’avaient menacé de leurs bras osseux en maudissant en chœur ses poudres et ses essences, dont l’influence funeste les tourmentait encore dans l’autre monde. Par suite de ces impressions, et bien qu’il ne pût disconvenir, avec signor Pasquale, que le maudite aventure ne pouvait s’attribuer qu’à un stratagème odieux dû à d’infâmes scélérats, le docteur Pyramide était resté toutefois mélancolique, et, quoiqu’il fût peu enclin aux idées superstitieuses, il avait l’esprit tellement frappé, qu’il voyait partout des fantômes, et se débattait péniblement contre de mauvais rêves et de sinistres pressentiments.

Pitichinaccio n’en était nullement à douter que ce ne fussent point des vrais diables de l’enfer embrasé qui avaient assailli signor Pasquale, et jetait de hauts cris à la moindre allusion qu’on pût faire à cette nuit d’horreur. Toutes les protestations de signor Pasquale pour lui persuader que les prétendus diables n’étaient autres que Salvator Rosa et Antonio Scacciati affublés de masques, restaient sans effet, car Pitichinaccio jurait en pleurant à chaudes larmes, que malgré son effroi il avait très-bien distingué la voix et la tournure du diable Fanferell qui lui avait pincé le ventre, ce dont il lui restait encore des taches brunes et bleues.

On peut s’imaginer quelle tâche pénible s’était imposée signor Pasquale pour parvenir à les déterminer tous les deux, le docteur Pyramide et le Pitichinaccio, à être encore une fois ses compagnons de route. Splendiano s’y décida le premier, après qu’il eut réussi à se procurer d’un moine Bernardin un sachet béni, plein de musc, dont ni les morts, ni les diables ne peuvent supporter l’odeur, et qui devait le prèserver de toute atteinte.

Pitichinaccio ne put résister à la promesse d’une boite de raisins confits ; mais il fallut qu’en outre signor Pasquale consentit expressément à lui laisser mettre son habit neuf d’abbate à la place de ses jupes de femme qui, au dire du nain, avaient seules attiré les démons.

Ce que Salvator avait craint paraissait ainsi devoir s’effectuer, et cependant tout son plan dépendait, disait-il, de l’isolement de signor Pasquale avec Marianna au théâtre de Nicolo, et de l’absence de ses compagnons habituels.

Les deux peintres se cassaient la tête à qui mieux mieux pour trouver un expédient propre à détourner signor Splendiano et le Pitichinaccio de leur engagement vis-a-vis de signor Pasquale. — Le ciel, qui emploie souvent les moyens les plus étranges pour amener le châtiment des fous, intervint au secours du couple amoureux, et son instrument en cette circonstance, ce fut Michel, dont la maladresse amena le résultat que Salvator et Antonio voyaient échapper à tous les efforts.

Dans la nuit même il s’éleva tout d’un coup dans la rue Ripetta, devant la maison de signor Pasquale, des cris si lamentables, et un tapage si furieux, que tous les voisins furent réveillés en sursaut ; en même temps des sbires, revenant de la poursuite d’un assassin qui s’était réfugié à la place d’Espagne, dans l’appréhension d’un autre meurtre, accoururent en toute hâte avec des torches. Quand ils furent rendus avec bien d’autres personnes attirées par le bruit à l’endroit qu’ils présumaient être la scène d’un crime, on trouva le nain Pitichinaccio etendu à terre sans mouvement et Michel frappant d’un énorme gourdin le docteur Pyramide qui tomba sous ses coups redoublés, quand signor Pasquale, se relevant à peine, tira son estoc et assaillit furieusement Michel ; les débris de plusieurs guitares jonchaient le champ de bataille. Plusieurs des assistants arrêtèrent le bras du vieux Capuzzi, qui sans cela aurait infailliblement percé Michel de part en part ; celui-ci, ayant reconnu seulement alors à la clarté des torches à qui il avait à faire, restait béant, immobile, comme frappé de la foudre, les yeux hors de tête, et ressemblant assez au portrait de ce tyran dont il est parlé quelque part, précisément indécis entre la force et la volonté d’agir ; enfin il jeta un hurlement épouvantable, et, s’arrachant les cheveux par poignée, cria grâce et miséricorde.

Ni le docteur Pyramide, ni Pitichinaccio n’avaient reçu de graves blessures ; mais ils étaient tous deux meurtris à ne pouvoir ni marcher, ni bouger, et l’on fut obligé de les transporter chez eux.

Signor Pasquale s’était attiré, par sa faute, ce malheur sur la tête. Nous savons que Salvator et Antonio avaient donné à Marianna une exquise sérénade ; mais j’ai oublié de dire qu’ils la renouvelèrent chaque nuit suivante au désespoir du vieux jaloux.

Signor Pasquale, que ses voisins réprimaient dans sa rage contre nos virtuoses, eut la naïveté de s’adresser à l’autorité pour faire défendre aux deux jeunes peintres de chanter dans la rue Ripetta ; mais l’autorité fut d’avis qu’interdire à qui que ce fût de chanter et de pincer de la guitare où bon lui semblait était chose inouïe à Rome, et qu’une pareille requête était dénuée de bon sens : alors signor Pasquale résolut de mettre lui-même fin à l’affaire, et promit à Michel une assez bonne somme s’il voulait, à la première occasion, faire irruption sur les peintres, je veux dire les chanteurs, et les rosser d’importance.

Michel fit aussitôt l’emplète d’un solide gourdin et se posta chaque nuit de guet derrière la porte. Mais il arriva simultanément que Salvator et Antonio, pour écarter de l’esprit de Capuzzi toute idée de leurs artifices, jugèrent à propos de supprimer leurs sérénades à la rue Ripetta durant les nuits qui devaient précéder l’exécution de leur projet. Marianna avoua ingénuement qu’autant elle avait de haine pour Antonio et Salvator, autant elle prenait plaisir à entendre leurs concerts, dont les accords dans le silence de la nuit avaient, disait-elle, un charme suprême. Signor Pasquale ne laissa pas tomber à terre ces paroles, et projeta, en vrai chevalier galant, de surprendre sa bien-aimée par une sérénade de sa façon, qu’il répéta avec un soin extrême, assisté de ses deux intimes.

Or, dans la nuit même qui précédait le jour où il espérait voir célébrer au théâtre de Nicolo Musso son plus beau triomphe, il sortit à la dérobée et alla quérir ses compagnons prévenus d’avance ; mais à peine avaient-ils tiré un premier accord de leurs instruments que Michel, à qui signor Pasquale n’avait rien communiqué de son dessein, enchanté de la rencontre et pour gagner enfin la somme promise, s’élança de sa cachette et se mit à frapper à tours de bras sur les concertants, et nous avons vu le résultat de cette méprise.

Ce n’était plus une question de savoir si le docteur Pyramide et Pitichinaccio, tous les deux alités et bien emmaillotès de la tête aux pieds, pourraient accompagner signor Pasquale au théâtre de Nicolo : cependant Capuzzi ne pouvait se résoudre à renoncer à la partie, quoique son dos et ses épaules se ressentissent douloureusement des horions qui l’avaient atteint ; mais chaque note de ses partitions était une amorce qui le fascinait irrésistiblement.

« Puisque le hasard, disait Salvator à Antonio, s’est chargé de lever l’obstacle que nous jugions insurmontable, il ne dépend plus que de vous de profiter adroitement du moment favorable pour enlever votre Marianna au théâtre de Nicolo ; mais vous réussirez, et je vous salue déjà comme fiancé à la charmante nièce de Capuzzi votre prochaine épouse. Agréez mes souhaits, Antonio, pour votre bonheur, malgré le frisson involontaire qui me saisit à la pensée de votre mariage…

« Que voulez-vous dire, Salvator ? demanda Antonio avec surprise.

« Traitez mes idées de chimères, répliqua Salvator, d’imaginations folles, ou comme il vous plaira, Antonio, il n’importe : — j’aime les femmes, entendez-vous ; mais pas une, celle même dont je serais épris jusqu’à la rage, celle pour qui je sacrifierais volontiers ma vie, qui ne provoque au fond de mon âme un secret soupçon dont je tressaille malgré moi jusqu’à la moelle des os, dès que j’envisage une union avec elle, telle que le mariage la comporte. Il y a dans la nature féminine quelque chose d’indéfinissable, au-dessus de tous les calculs de l’homme. Celle que nous croyons s’être donnée à nous corps et âme et de complète abnégation, est la première à nous trahir, et les baisers les plus voluptueux distillent souvent le poison le plus funeste.

« Et ma Marianna ? s’écria Antonio tout interdit.

« Pardonnez, Antonio ! continue Salvator ; mais justement votre Marianna, la douceur et la grâce en personne, m’a prouvé de nouveau combien nous est redoutable la nature mystérieuse de la femme. Rappelez-vous les démonstrations de cette enfant ingénue et sans expérience, quand nous rapportâmes chez elle son oncle soi-disant blessé, et comme elle devina, sur un seul coup-d’œil, tout le manège, et comme elle continua à jouer son rôle, ainsi que vous me l’apprites vous-même, avec une finesse consommée ; aiais cela n’est rien auprès de ce qui se passa, lors de la visite de Musso chez Capuzzi. La ruse la mieux exercée, la feinte la plus impénétrable, bref, toute l’adresse imaginable de la femme la plus expérimentée du grand monde ne saurait surpasser l’art dont la petite Marianna fit usage pour abuser son vieux tuteur en toute sécurité ; elle ne pouvait agir avec plus de dextérité pour nous aplanir un chemin plus large à nos tentatives. Dans la guerre contre ce vieux fou enragé tout artifice peut passer pour légitime. — Pourtant… Quoi qu’il en soit, Antonio, ne vous laissez pas troubler par mes fantasques rêveries. — Mais soyez heureux avec votre Marianna autant que vous pouvez l’être. »

Si le premier moine venu se fût joint à signor Pasquale, lorsqu’il se mit en marche avec sa nièce Marianna pour le théâtre de Nicolo Musso, tout le monde aurait certainement vu, dans le couple étrange, des criminels conduits au lieu du supplice ; car en avant marchait le farouche Michel, à l’aspect menaçant et armé jusqu’aux dents, tandis que vingt sbires, au moins, entouraient et suivaient signor Pasquale et sa nièce.

Nicolo reçut le vieillard et Marianna avec cérémonie à l’entrée du théâtre, et les conduisit à des places d’honneur, réservées pour eux, tout près de l’avant-scène. Signor Pasquale fut très-sensible à cette distinction, et promenait autour de lui des regards superbes et rayonnants ; son plaisir et son contentement s’accrurent du double, quand il remarqua que toutes les places, à l’entour de Marianna, étaient occupées exclusivement par des femmes.

Derrière les décors en papier peint l’on entendait une demi-douzaine de violons et une basse, qui tâchaient de se mettre d’accord. Le cœur de Capuzzi battait d’espérance, et ses os frémirent comme d’une commotion électrique, quand résonna tout-à-coup la ritournelle de son ariette.

Formica parut en Pasquarello et chanta, — chanta, à s’y méprendre, avec la voix propre et les gestes habituels de Capuzzi, l’air, le plus détestable des airs. Le théâtre résonna du rire éclalant et immodéré des spectateurs, c’était du délire, — des cris confus : « Ah ! Pasquale Capuzzi ! compositore, virtuoso celeberrimo ! bravo ! bravissimo ! » — Le vieux, prenant ces rires pour argent comptant, était au comble de l’allégresse.

L’ariette achevée, on demanda le silence ; car le docteur Graziano, représenté cette fois par Musso lui-même, entra en scène se bouchant les oreilles et criant à Pasquarello s’il n’en finirait pas avec son beuglement infernal ; puis il lui demanda depuis quand il avait adopté cette affreuse manière de chanter, et où il avait pris cet air abominable.

Pasquarello, d’un grand sang-froid, dit qu’il ne savait à qui en voulait le docteur, qu’il était bon à faire nombre avec les Romains dépourvus du moindre goût en tait de bonne musique, et méconnaissant les plus rares talents ; que l’ariette était du plus grand virtuose et compositeur vivant, chez qui il avait le bonheur d’être actuellement en service, et dont il recevait même des leçons de musique et de chant.

Alors Graziano, cherchant à deviner, nomma, l’un après l’autre, maints virtuoses ou compositeurs connus ; mais à chaque nom célébre Pasquarello secouait la tête d’un air dédaigneux. Enfin : le docteur, dit-il, montrait sa profonde ignorance, puisqu’il ne connaissait même pas le plus illustre compositeur contemporain, lequel n’était autre que signor Pasquale Capuzzi, qui lui avait fait l’honneur de le prendre à son service, puis il demanda s’il n’était pas bien naturel que Pasquarello fût l’ami et le serviteur de signor Pasquale.

Là-dessus le docteur se mit à rire aux éclats et se récria sur ce que Pasquarello, après avoir quitté son service, à lui Graziano, lequel lui valait de bons gages et la nourriture, sans compter tous les quattrini qu’il lui dérobait, fût allé se mettre en condition chez le fat le plus achevé de tous les fats qui jamais se fût bourré de maccaroni, chez ce mannequin de carnaval ambulant, ce fou gonflé de suffisance qui ressemblait à un coq se rengorgeant sous ses plumes mouillées, chez cet avare crasseux., ce vieux Cassandre amoureux, dont le braillement intolérable, auquel il prostitue le nom de chant, était la plaie de la rue Ripetta, etc., etc…

Pasquarello, tout en colère, répondit : qu’on voyait bien que le docteur ne parlait que par envie ; mais qu’il parlait, lui, le cœur dans la main : — Parla col cuore in mano. — Que le docteur n’était nullement capable, ni digne de juger le signor Pasquale Capuzzi di Senigaglia ; — Il parlait, lui, le cœur dans la main. — Que le docteur avait une odeur très-prononcée de tous les ridicules qu’il prétait à l’excellent signor Pasquale ; — Il parlait, lui, le cœur dans la main. — Que le docteur avait eu, plus d’une fois, la honte de voir six cents personnes réunies éclater de rire aux dépens de monsieur le docteur Graziano, etc., etc. Alors Pasquarello entama un long panégyrique sur son nouveau maître, signor Pasquale, où il lui attribuait toutes les vertus imaginables, et finit par la description de sa personne, qu’il exalta comme un modèle unique de grâce et d’amabilité.

« Bénédiction sur toi, Formica ! disait Capuzzi à voix basse, je vois bien que tu as résolu de rendre mon triomphe complet, en déroulant à la barbe des Romains le tableau de leur ingratitude, et leur apprenant, tout net, ce que je vaux.

« Mais voilà mon maître lui-même, » s’écria au même instant Pasquarello ; et l’on vit entrer… signor Pasquale Capuzzi, tel qu’il était vivant et agissant, semblable en tout, visage, habits, tournure, gestes, démarche et le reste, au Capuzzi de la salle, à tel point que celui-ci, saisi de frayeur, lâcha Marianna qu’il tenait serrée par la main, et se tâtait lui-même à la face, à la perruque, pour s’assurer si ce n’était pas un rêve et s’il n’était pas double, s’il était réellement assis au théâtre de Nicolo et s’il devait croire à un pareil miracle.

Le Capuzzi du théâtre embrassa le docteur Graziano d’un air affable, et lui demanda comment il se portait. Le docteur répondit qu’il avait le sommeil tranquille, l’appétit ouvert, à son service ! — Per servirlo, — mais qu’à l’égard de sa bourse, elle se trouvait affligée d’une consomption extrême, qu’il avait la veille dépensé, en l’honneur de ses amours, son dernier ducat pour une paire de bas couleur romarin, et qu’il voulait aller sur-le-champ trouver un banquier pour se procurer trente ducats à crédit.

« Comment cela ? dit Capuzzi, et vous ne songez pas à votre meilleur ami ? Tenez, mon cher Signor, voici cinquante ducats que je vous prie d’accepter.

« Pasquale ! que fais-tu là ? » disait le Capuzzi de la salle à demi-voix.

Le docteur Graziano voulut toucher un mot du reçu et des intérêts ; mais signor Capuzzi déclara ne vouloir rien entendre, à ce sujet, avec un ami tel que le docteur.

« Pasquale ! tu es hors de bon sens, » murmura Capuzzi, dans la salle, d’un ton plus haut.

Le docteur Graziano quitta l’autre après force embrassades et protestations de reconnaissance. Alors Pasquarello s’approcha, fit révérences sur révérences, éleva signor Pasquale jusqu’aux nues, et conclut en présentant son gousset comme affecté de la même maladie que la bourse de Graziano, et en priant Capuzzi de le secourir au moyen du remède souverain ; celui-ci, riant et s’égayant de l’habileté de Pasquarello à profiter de sa bonne humeur, lui jeta quelques braves ducats.

« Pasquale ! tu es enragé, possédé du diable ! » s’écria encore plus haut le Capuzzi de la salle ; mais on lui imposa silence.

Pasquarello renchérit de plus belle sur l’éloge de Capuzzi et en vint à parler de l’air, composé par son maître, avec lequel, lui Pasquarello, espérait charmer tout le monde. Capuzzi l’acteur frappa alors sur l’épaule à Pasquarello, et, d’un regard malin, lui dit, — Il pouvait bien confier cela à son fidèle serviteur : — Qu’à proprement parler il n’entendait rien à l’art de la musique, et que l’air en question, comme tous ceux qu’il avait composés, il les avait copiés dans les canzone de Frescobaldi et les motets de Carissimi.

« Tu en as menti par la gorge, misérable ! » s’écria Capuzzi dans la salle en se levant de son siége. On le fit taire de nouveau, et l’une de ses voisines le força de se rasseoir sur la banquette.

« Il est temps, reprit le Capuzzi du théâtre, de s’occuper d’une autre chose plus intéressante. » Il dit qu’il voulait donner le lendemain un grand régal, et que Pasquarello devait s’employer diligemment à fournir tout ce qui était nécessaire ; alors il déploya une liste complète des mets les plus recherchés et les plus chers, et à chaque plat mentionné, Pasquarello, sur sa consigne, en indiquait le prix, et recevait la somme équivalente.

« Pasquale ! fou ! enragé ! vaurien ! prodigue ! » Telles étaient dans la salle les interruptions de Capuzzi, dont la colère augmentait par degrès, à mesure que s’accumulaient les frais du repas le plus extravagant.

Quand la liste fut épuisée, Pasquarello demanda y signor Pasquale quel motif l’engageait à donner une fête aussi magnifique.

« C’est demain, répondit le Capuzzi de la scène, que doit luire le jour le plus heureux et le plus fortuné de ma vie ! Apprends, mon cher Pasquarello, que je célèbre demain les noces de ma chère Marianna ; je la marie à ce brave et excellent peintre, le jeune Antonio Scacciati. »

Capuzzi sur le théâtre n’eut pas plutôt prononcé ces mots, que celui de la salle, hors de lui, exaspéré, rouge comme un coq, le visage contracté par la fureur et les poings convulsivement serrés, se dressa vis-à-vis de son Sosie et s’écria d’une voix tonnante : « Cela ne sera pas, entends-tu, méchant coquin de Pasquale ! quoi ! tu la livrerais à ce misérable gueux ?… la douce Marianna…, ta vie…, ton espérance…, ton tout ! — Ah ! va, va, fou ensorcelé, essaie de te présenter chez moi ; tiens, vois-tu, je t’éreinterai de coups, jusqu’au vif, et je te ferai bien oublier ton diner et ta noce. »

Mais Capuzzi le comédien, contrefaisant l’attitude et la fureur de celui d’en bas, riposta en criant encore plus haut : « Que tous les diables se logent dans ta carcasse, enragé Pasquale ! vieux fat amoureux, âne vêtu en arlequin avec des grelots de fou. Prends garde que je ne te coupe le sifflet pour mettre un terme à tous les méfaits honteux que tu voudrais endosser lâchement à l’honnête, au bon, au vénérable Pasquale Capuzzi. »

Et sans s’inquiéter des imprécations et des horribles jurements du véritable Capuzzi, son parodiste se mit à raconter, sur son compte, maints tours plus infâmes l’un que l’autre.

Enfin il lui cria : « Ose t’y frotter, vieux singe amoureux, essaie une fois seulement de troubler le bonheur de ces deux jeunes gens que le ciel a créés et assortis l’un pour l’autre !» — En même temps l’on vit s’avancer sur le théâtre Marianna et Antonio Scacciati dans les bras l’un de l’autre.

La rage rendit aux jambes du vieux tuteur plus de vigueur et d’agilité qu’il n’en avait jamais eues ; d’un seul bond il fut sur la scène, l’épée à la main, et il s’élançait pour frapper le feint Antonio, quand il se sentit retenu par derrière. Un officier de la garde papale s’assura de sa personne, et lui dit d’un ton sévère : « Souvenez-vous, signor Pasquale, que vous êtes au théâtre de Nicolo Musso ; sans vous en douter, vous y avez joué ce soir un rôle délicieux. » — Les deux acteurs que Capuzzi avait pris pour Marianna et Antonio s’étaient approché avec tous les autres, et Capuzzi se trouva en face de visages complètement inconnus. Le fer s’échappa de sa main tremblante ; il ouvrit de grands yeux, porta la main à son front, et reprit haleine avec un long soupir, comme s’il sortait d’un songe pénible. Un vague pressentiment de ce qui s’était passé le saisit subitement, et, d’une voix qui fit trembler les murs de la salle, il cria : « Marianna ! »

Mais elle n’était plus à portée de l’entendre ; Antonio avait su trop bien saisir le moment où Pasquale, oubliant tout ce qui l’entourait et s’oubliant lui-même, cherchait querelle à l’Antonio supposé, pour se glisser près de Marianna à travers les spectateurs, et s’esquiver avec elle par une porte latérale. Là se tenaient tout prêts un vetturino et sa voiture. Ils partirent d’une course rapide sur la route de Florence.

« Marianna ! cria à tue-tête le vieux une seconde fois, — elle n’y est plus… elle s’est enfuie… le traitre d’Antonio me l’a volée !… Allons…, courons à sa poursuite. — Par pitié ! À moi, braves gens ! des flambeaux ; venez…, rendez-moi ma tourterelle… Ah ! petit serpent… »

Et le vieux prenait son élan… ; mais l’officier le retint d’une main ferme, en lui disant : « Quoi ! parlez-vous de cette jeune et jolie demoiselle qui était assise à vos côtés ? en ce cas, il y a long-temps que je l’ai vue disparaitre, juste au moment où vous cherchiez querelle, sans sujet, à l’acteur qui a votre ressemblance ; elle est partie avec un jeune homme, Antonio Scacciati, si je ne me trompe. Mais, soyez sans inquiétude, on va sur-le-champ se mettre en perquisition, et l’on vous rendra votre Marianna dès qu’on l’aura retrouvée. — Quant à vous, signor Pasquale, je suis obligé de vous arrêter après cet éclat et votre tentative de meurtre sur la personne du jeune acteur. »

Signor Pasquale, pâle comme la mort et incapable d’articuler un seul mot, fut remis aux mains des mêmes sbires qui devaient le protéger contre les spectres et les diables masqués ; et c’est ainsi que la nuit même où il espérait voir célébrer son triomphe le rendit victime de la honte et du désespoir réservés aux vieux fous amoureux et trahis.


Chapitre IV Signor Formica Chapitre VI