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Silbermann/II

La bibliothèque libre.
NRF (p. 29-52).

II


En classe d’anglais, je fus placé à côté de Silbermann et pus l’observer à loisir. Attentif à tout ce que disait le professeur, il ne le quitta pas du regard ; il resta immobile, le menton en pointe, la lèvre pendante, la physionomie tendue curieusement ; seule, la pomme d’Adam, saillant du cou maigre, bougeait par moments. Comme ce profil un peu animal était éclairé bizarrement par un rayon de soleil, il me fit penser aux lézards qui, sur la terrasse d’Aiguesbelles, à l’heure chaude, sortent d’une fente et, la tête allongée, avec un petit gonflement intermittent de la gorge, surveillent la race des humains.

Puis, une grande partie de la classe d’anglais se passant en exercices de conversation avec le professeur, Silbermann, levant vivement la main, demanda la parole à plusieurs reprises. Il s’exprimait en cette langue avec beaucoup plus de facilité qu’aucun d’entre nous. Pendant ces deux heures, nous n’échangeâmes pas un mot. Il ne fit aucune attention à moi, sauf une fois avec un regard où je crus lire de la crainte. D’ailleurs, les premiers jours, il se comporta de la sorte envers tous ; mais c’était sans doute par méfiance et non par timidité, car, au bout de quelque temps, on put voir qu’il avait adopté deux ou trois garçons plutôt humbles, de caractère faible, vers lesquels il allait, sitôt qu’il les avait aperçus, avec des gestes qui commandaient ; et il se mettait à discourir en maître parmi eux, le verbe haut et assuré.

En récréation il ne jouait jamais. Dédaigneux, semblait-il, de la force et de l’agilité, il passait au milieu des parties engagées sans le moindre signe d’attention ; mais si une discussion venait à s’élever, elle ne lui échappait point et aussitôt il s’arrêtait, quel que fût le sujet, l’œil en éveil ; on devinait qu’il brûlait de donner son avis, comme s’il avait possédé un trop-plein d’argumentation.

Il recherchait surtout la compagnie des professeurs. Lorsque le roulement de tambour annonçait la brève pause qui coupe les classes et que tous nous nous précipitions dehors, il n’était pas rare qu’il s’approchât de la chaire d’une manière insinuante ; et ayant soumis habilement une question au professeur, il se mettait à causer avec lui. Puis, il nous regardait rentrer, du haut de l’estrade, avec un air de fierté. Je l’admirais à ces moments, pensant combien à sa place j’eusse été gêné.

On ne tarda pas à s’apercevoir que Silbermann était non seulement capable de rester en troisième, mais qu’il prendrait rang probablement parmi les meilleurs élèves. Ses notes, dès le début, furent excellentes et il les mérita autant par son savoir que par son application. Il paraissait doué d’une mémoire singulière et récitait toujours ses leçons sans la moindre faute. Il y avait là de quoi m’émerveiller, car, élève médiocre, j’avais une peine particulière à retenir les miennes. J’étais d’une insensibilité totale devant tout texte scolaire ; les mots sur les livres d’étude avaient à mes yeux je ne sais quel vêtement gris, uniforme, qui m’empêchait de distinguer entre eux et de les saisir.

Un jour, pourtant, le voile se déchira, une lumière nouvelle fut jetée sur les choses que j’étudiais ; et ce fut grâce à Silbermann.

C’était en classe de français. La leçon apprise était la première scène d’Iphigénie, Silbermann, interrogé, se leva et commença de réciter :

Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille,
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille

Il ne débita point les vers d’une manière soumise et monotone, ainsi que faisaient la plupart des bons élèves. Il ne les déclama pas non plus avec emphase ; sa diction restait naturelle. Mais elle était si assurée et on y distinguait des subtilités si peu scolaires qu’elle nous surprit tous. Quelques-uns sourirent. Moi, je l’écoutais fixement, frappé par une soudaine découverte. Ces mots assemblés, que je reconnaissais pour les avoir vus imprimés et les avoir mis bout à bout, mécaniquement, dans ma mémoire, ces mots formaient pour la première fois image en mon esprit. Je m’avisais qu’ils étaient l’expression de faits réels, qu’ils avaient un sens dans la vie courante. Et à mesure que Silbermann poursuivait et que j’entendais le son de sa voix, des idées et des idées germaient dans ma tête d’un terrain jusqu’alors aride ; les scènes d’Iphigénie se composaient, scènes positives, qui ne ressemblaient nullement à celles que j’avais vues au théâtre, entre des toiles peintes et sous un éclairage artificiel. J’avais la vision d’un rivage où se trouvait dressé un camp ; les flots, qu’aucun vent n’agitait, glissaient doucement sur le sable ; et là, parmi des tentes à peine distinctes dans le petit jour et d’où nul bruit ne venait, deux hommes dont le front était soucieux s’entretenaient.

Je n’avais pas cru jusqu’ici que cette représentation vivante et sensible d’une tragédie classique fût possible. Voir remuer un marbre ne m’eût pas moins ému. Je regardai celui qui avait fait jouer les choses pour moi. Silbermann avait dépassé la limite de la leçon et cependant il continuait de réciter. Son œil pétillait ; sa lèvre était légèrement humide, comme s’il avait eu en bouche quelque chose de délectable.

Entendant quelques élèves protester contre l’empressement excessif de Silbermann, le professeur l’interrompit et le félicita. Silberman s’assit. Il était heureux ; je le remarquai à un petit souffle qui faisait palpiter ses narines. Mais ce souffle, me demandai-je, n’est-ce pas plutôt l’âme d’un génie mystérieux qui habite en lui ? Cette idée plut à mon imagination puérile, qui était encore près du fantastique ; et comme je le contemplai longuement au point d’être fasciné, il me fit songer, avec son teint jaune et sous le bonnet noir de ses cheveux frisés, au magicien de quelque conte oriental, qui détient la clef de toutes les merveilles.

Nous nous adressâmes la parole quelques jours plus tard, un dimanche matin, en des circonstances dont j’ai bien gardé la mémoire.

J’avais été au temple avec ma mère ; puis, à la sortie, je l’avais laissée. Je ressentais toujours quelque exaltation après le service religieux ; mais cette exaltation, je trouvais délicieux de l’user à des choses profanes. J’aimais me promener seul, dans le Bois, et, encore ému par le bourdonnement grave de l’orgue, excité par l’allégresse des cantiques, j’aimais me livrer, en cet état d’ivresse spirituelle, à une activité tout animale : courir, bondir à travers les buissons, aspirer l’odeur de la terre et des feuilles, me laisser toucher par les vivants effluves de la nature. Puis, ayant levé par hasard les yeux vers le ciel, je m’arrêtais, non pas calmé mais comme frappé d’amour. La vue d’un nuage voguant dans l’azur avait réveillé ensemble mon cœur et mon imagination. Tout frémissant, je soupirais vers un sentiment très doux, de qualité très noble, et je rêvais aux aventures où il m’entraînerait. Le plus souvent, ce sentiment se cristallisait sous la forme d’une amitié, où se mêlaient indistinctement une alliance mystique, une entente intellectuelle et un dévouement de toute ma chair.

J’éprouvais cette disposition confuse, ce matin-là, au Ranelagh, lorsque je vis avancer, dans la même allée, Silbermann. Il était seul. Il marchait à pas courts et précipités, remuant fréquemment la tête ; il semblait plein de pensées inquiètes ; on l’eût dit poursuivi. Il m’aperçut de loin mais n’en montra rien et ouvrit un livre qu’il avait à la main. Au moment qu’il allait passer, il leva vers moi des yeux incertains, esquissa un sourire, puis, comme je lui répondis par un bonjour très cordial, changea brusquement de physionomie, accourut et exprima sa joie de la rencontre.

— Tu habites donc par ici ? Et où cela ?

Il voulut connaître le nom de la rue, le numéro de la maison, me questionna sur mes habitudes, sur ma famille, et enveloppa cette enquête de manières si naturelles et si amicales que j’eus plaisir à répondre, malgré ma retenue ordinaire.

— De quel côté allais-tu ? ajouta-t-il. Veux-tu que je t’accompagne ?

J’acceptai. Il me montra son livre.

— C’est une édition ancienne de Ronsard. Je viens de l’acheter, dit-il en caressant la jolie reliure de ses doigts qui étaient maigres et bruns.

Il l’ouvrit et se mit à me lire quelques vers. J’eus la même impression qu’en classe. Le texte lu par lui semblait baigner dans une source qui m’en donnait fortement le goût. Les mots avaient une qualité nouvelle : ils flattaient mes sens ; émotion ignorée, sorte de frisson dans mon cerveau. Mais de Silbermann lui-même que dire et comment dépeindre sa figure ? Il lut ces vers :

Fauche, garçon, d’une main pilleresse
Le bel émail de la verte saison,
Puis à plein poing enjonche la maison
Des fleurs qu’avril enfante en sa jeunesse.

Ses narines se dilatèrent, comme piquées par l’odeur des foins, et des larmes de plaisir emplirent ses yeux.

Nous étions arrivés à l’angle d’une pelouse où est érigée une statue de La Fontaine. Silbermann s’écria en la désignant :

— Est-ce assez laid, ce buste que couronne une Muse ? Et ce groupe d’animaux, le lion, le renard, le corbeau, quelle composition banale ! Chez nous on ne connaît que cette façon de glorifier un grand homme. Et pourtant il y en a d’autres. Ainsi, l’été dernier, j’ai été à Weimar et j’ai visité la maison de Gœthe. On l’a conservée intacte. On n’a pas déplacé un objet dans sa chambre depuis la minute de sa mort. Dans la ville, on montre — et avec quel respect ! — le banc sur lequel il s’asseyait, le pavillon où il allait rêver. Je t’assure que de tels souvenirs ont de la grandeur. En France, on ne voit rien de pareil. Il y a quelques années, on a fait une vente au château de Saint-Point, en Bourgogne, où Lamartine a vécu. Eh bien ! mon père a pu acheter beaucoup d’objets qui avaient appartenu à Lamartine ; et, soit dit en passant, l’achat de ces reliques a été pour lui une très bonne affaire.

Nous étions toujours devant la statue.

— Est-ce que tu aimes La Fontaine ? me demanda-t-il.

Et comme cette question me laissait embarrassé, il reprit avec vivacité :

— Mon cher, c’est bien simple : La Fontaine est notre plus grand peintre de mœurs. Dans ces fables qu’on nous fait ânonner, il a dépeint son siècle. Louis XIV et la cour, la bourgeoisie et les paysans de son temps, voilà ce qu’il faut voir derrière les divers animaux. Et alors, comme l’anecdote prend de la valeur ! Combien il est audacieux dans sa moralité ! C’est ce que Taine a très bien compris… Tu as lu La Fontaine et ses fables ?

Je fis signe que non.

— Je te le prêterai.

Je ne répondis rien. J’étais étourdi. Ce garçon qui possédait des livres rares, qui distinguait avec assurance : « ceci est beau… cela ne l’est pas » ; qui avait voyagé, lu, observé, retenu des exemples, jetait en mon esprit tant de notions admirables que cette profusion me confondait. Je tournai les yeux vers lui. Qu’il fût supérieur à tous les camarades que j’avais, cela était évident et je n’en doutais pas ; mais je jugeais encore que je n’avais rencontré ni dans ma famille ni parmi notre milieu quelqu’un qui lui fût comparable. Ce goût si vif pour les choses de l’intelligence et cette façon si pratique de les présenter, cette adresse pour mettre à portée de main ce qui est élevé, étaient pour moi des qualités vraiment neuves. Et cette parole forte et aimable à la fois, qui imposait en même temps qu’elle charmait, qui donc s’en trouvait doué dans mon entourage ?

Il n’avait pas cessé de parler, citant des noms d’écrivains et des titres d’ouvrages.

J’avais un immense respect pour tout ce qui touchait à la littérature. Je plaçais certains écrivains qui avaient éveillé mon admiration au-dessus de l’humanité entière, à l’image des divinités de l’Olympe. Silbermann m’instruisait de bien des faits que j’ignorais, discourant facilement de l’un et de l’autre. Il me révéla finalement que son dieu était le « père Hugo ». Je l’écoutais avec avidité. Cependant, fut-ce cette familiarité, fut-ce l’éclat de sa voix ou la couleur un peu étrange de son teint ? je ne sais, mais j’eus à ce moment la vision d’une scène qui amena un léger recul de ma part. Souvent, à Aiguesbelles, un marchand de fruits, un Espagnol à la peau basanée, passait sur la route et arrêtait sa charrette devant le mas, criant bizarrement sa marchandise et maniant sans délicatesse les belles pommes écarlates, les pêches tendres et poudrées, les prunes lisses et glacées. Or, Célestine, notre cuisinière, n’aimait pas cet homme « venu on ne sait d’où », disait-elle, et lorsqu’elle avait eu affaire avec lui, on l’entendait maugréer en revenant :

— C’est malheureux de voir ces beaux fruits touchés par ces mains-là.

Silbermann, ignorant ce petit mouvement instinctif, poursuivit :

— Si les livres t’intéressent, tu viendras un jour chez moi, je te montrerai ma bibliothèque et je te prêterai tout ce que tu voudras.

Je le remerciai et acceptai.

— Alors quand veux-tu venir ? dit-il aussitôt. Cet après-midi, es-tu libre ?

Je ne l’étais point. Il insista.

— Viens goûter jeudi prochain.

Il y eut dans cet empressement quelque chose qui me déplut et me mit sur la défensive. Je répondis que nous conviendrions du jour plus tard ; et comme nous étions arrivés devant la maison de mes parents, je lui tendis la main.

Silbermann la prit, la retint, et me regardant avec une expression de gratitude, me dit d’une voix infiniment douce :

— Je suis content, bien content, que nous nous soyons rencontrés… je ne pensais pas que nous pourrions être camarades.

— Et pourquoi ? demandai-je avec une sincère surprise.

— Au lycée, je te voyais tout le temps avec Robin ; et comme lui, durant un mois, cet été, a refusé de m’adresser la parole, je croyais que toi aussi… Même en classe d’anglais où nous sommes voisins, je n’ai pas osé…

Il ne montrait plus guère d’assurance en disant ces mots. Sa voix était basse et entrecoupée ; elle semblait monter de régions secrètes et douloureuses. Sa main qui continuait d’étreindre la mienne comme s’il eût voulu s’attacher à moi, trembla un peu.

Ce ton et ce frémissement me bouleversèrent. J’entrevis chez cet être si différent des autres une détresse intime, persistante, inguérissable, analogue à celle d’un orphelin ou d’un infirme. Je balbutiai avec un sourire, affectant de n’avoir pas compris :

— Mais c’est absurde… pour quelle raison supposais-tu…

— Parce que je suis Juif, interrompit-il nettement et avec un accent si particulier que je ne pus distinguer si l’aveu lui coûtait ou s’il en était fier.

Confus de ma maladresse, et voulant la réparer, je cherchai éperdûment les mots les plus tendres. Mais dans ma famille, on ne m’avait guère enseigné la tendresse. Le gage d’amour que l’on offrait dans les circonstances graves était le sacrifice ; et seule l’intervention de la conscience donnait du prix à un acte. Aussi, ayant reculé d’un pas tout en conservant la main de Silbermann, je lui dis solennellement :

— Je te jure, Silbermann, que désormais je ferai pour toi tout ce qui sera en mon pouvoir.


Ce même jour, je passai l’après-midi chez Philippe Robin.

À la fin de la journée, l’oncle de Philippe, Marc Le Hellier, se trouva là. Il aimait beaucoup son neveu ; il le traitait en homme et non en écolier, ce qui flattait Philippe. Il lui répétait que rien n’était plus absurde que l’éducation donnée dans les lycées, qu’un assaut d’escrime développait mieux le cerveau qu’aucune étude, et que savoir appliquer un coup de poing au bon endroit était plus utile dans la vie que tout ce que l’on nous enseignait en classe.

Il reprit ce thème en voyant sur la table de Philippe les gros manuels scolaires. Il fit, du revers de la main, le geste de les pousser à terre. Philippe rit aux éclats. Je songeai au mouvement de Silbermann caressant le volume de Ronsard et à la ferveur qui brûlait en lui lorsqu’il récitait une poésie.

— Sais-tu où j’ai été tout à l’heure, Philippe ? dit Marc Le Hellier. Aux Français de France dont c’était la première assemblée depuis la rentrée. Ah ! elle ne marche pas mal, notre ligue. Près de cinq cents adhérents nouveaux en trois mois. Maintenant nous pouvons agir.

Philippe faisait une mine fort intéressée. Son oncle l’avait attiré à soi, lui tâtait les bras, et je voyais que Philippe gonflait orgueilleusement ses biceps.

— Et d’abord, continua Le Hellier, nous organisons une campagne contre les Juifs, qui sera menée avec soin et intelligence, je te prie de le croire. Pas seulement des manifestations dans la rue, comme on s’est contenté de faire jusqu’ici. Non : nous établissons des fiches, des dossiers ; et comme, vois-tu, à la base d’une fortune juive il y a généralement quelque canaillerie, nous suivrons pas à pas chaque youpin suspect, et au moment propice, vlan ! nous lui casserons les reins.

Il fit de la main un geste coupant. Sous la moustache rousse, très épaisse, mais taillée court, la lèvre supérieure se retroussa et découvrit, aux coins, des canines fortes.

Je n’aimais guère cet homme, qui par les goûts violents qu’il tentait de communiquer à Philippe éloignait de moi mon ami. Mais, ce jour-là, ce fut avec un vrai malaise que j’écoutai ces propos. Il me semblait entendre au loin la plainte de Silbermann : « Je croyais que tu refuserais de me parler… je n’ai pas osé… »

Aussi, comme l’oncle de Philippe poursuivait sur le même sujet et que Philippe, les yeux brillants, lui témoignait la plus vive attention, je me levai bientôt et partis.

L’appel de Silbermann à ma pitié m’avait touché profondément. Toute la soirée, je songeai à lui, me sentant bien plus attiré que lorsque j’étais seulement ébloui par ses dons merveilleux. Je me ressouvenais de ses yeux craintifs, le premier jour ; je m’expliquais son hésitation à m’aborder le matin ; et ces images, qui le représentaient parmi nous comme un déshérité, me navraient.

Dans ma chambre, machinalement, je pris un de mes cahiers et l’ouvris aux dernières pages. C’était là, sur des feuilles barbouillées, qu’on aurait pu pénétrer mes secrets ; c’était là qu’il m’arrivait de commencer une confession, d’écrire à un ami imaginaire, de griffonner des prénoms féminins. Puis, lorsque je m’apercevais de la puérilité de ces choses, ou, rougissant de honte, de la rêverie trouble où elles m’avaient entraîné, je me hâtais de recouvrir d’encre tout mon travail.

Je me mis à écrire à Silbermann. Je l’assurai qu’il avait eu bien tort de croire que j’agirais avec lui ainsi que Robin, car je n’avais aucun sentiment hostile contre sa race. Je lui glissai d’ailleurs que j’étais de religion protestante. J’ajoutai que toute la journée j’avais pensé à notre rencontre et que ma conscience n’oublierait pas le serment d’amitié que j’avais prononcé en nous séparant.

Je ne comptais pas lui donner cette lettre. Toutefois, le lendemain, au lycée, lorsqu’il accourut vers moi, débordant d’intentions affectueuses, j’arrachai brusquement la page de mon cahier, la pliai et la lui remis.

Je passai la récréation suivante avec Robin. À ma grande gêne, je vis Silbermann approcher de nous. Il me dit à voix très haute :

— Alors c’est entendu, je compte sur toi jeudi.

Et il s’en alla.

Philippe me regarda, surpris.

— Vous sortez ensemble jeudi ? Comment le connais-tu ?

Devenu très rouge, j’expliquai que je l’avais rencontré et qu’il m’avait proposé des livres.

— Tu sais que son père, qui est un marchand d’antiquités, est un voleur. Mon oncle Marc me l’a dit.

Cet avertissement était énoncé d’un ton sec. Je fis un geste vague. Nous parlâmes d’autre chose.

Ce qui arriva le lendemain fut comme le présage des temps troublés qui devaient suivre.

C’était le jour de la Sainte-Barbe. À cette date, les élèves qui se préparaient aux hautes écoles de sciences organisaient un tapage quasi toléré par leurs maîtres. Les classes inférieures ne s’y mêlaient guère. Pourtant cela suscitait dans tout le lycée quelque effervescence.

Cette année, le tumulte fut grand. Comme la classe de l’après-midi finissait, la lumière d’un feu de Bengale incendia brusquement la cour, puis s’éteignit, tandis que des clameurs et des chants éclataient. Un instant après, une forte détonation nous fit sursauter. Une sourde excitation se manifesta sur nos bancs. Moi, je regardais peureusement les vitres sombres, répugnant à ce désordre et à cette sauvagerie. Le tambour roula. Les élèves se ruèrent vers la porte en criant ; et l’un d’eux, je ne sais qui, passant devant Silbermann, le rejeta en arrière, hurlant férocement à sa face :

— Mort aux Juifs.