Silbermann/V

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NRF (p. 104-124).

V


Aiguesbelles m’offrait, chaque été, un spectacle identique, méthodiquement réglé. On eût dit qu’une ordonnance supérieure eût assigné à tous les habitants du mas une tâche exacte devant laquelle ils ne viendraient à faiblir qu’au moment de la mort.

Mon grand-père s’occupait de son domaine avec un soin invariable. Tous les jours, avant le coucher du soleil, quel que fût le temps, il allait inspecter ses vignes en voiture, suivant des chemins tracés exprès dans la terre labourée et par lesquels lui seul passait. On apercevait au loin son buste qui restait rigide en dépit des cahots et se dressait au-dessus de l’horizon.

Ma grand’mère était sans cesse en mouvement malgré son âge. Elle allait, du matin au soir, de la ferme à la magnanerie, son beau visage aux pommettes fraîches abrité sous un simple chapeau de paysanne. Préoccupée perpétuellement par l’amélioration du mas, elle décidait des changements qui s’effectuaient aussitôt, non sans qu’elle-même, qui bouillait d’activité, y eût mis la main. Lorsque par hasard nous la surprenions à ne rien faire, elle était si honteuse qu’elle se troublait et se retirait après nous avoir dit :

— Il faut que je vous laisse, mes enfants, j’ai tant de besogne !...

La tâche de ma mère, entre ces deux êtres, était de les servir avec un amour parfait. Je me demande si sa conscience scrupuleuse ne lui reprochait pas comme une trahison envers ses parents l’amour qu’elle portait à mon père, et si chaque année elle ne revenait pas à Aiguesbelles avec le cœur d’un enfant qui veut se faire pardonner.

Sous cette tradition austère, si bien revêtue de douceur, le devoir se présentait avec une saveur exquise. Je me plaisais à me fixer gravement de petites tâches secrètes que je m’évertuais à mener à bien. Au crépuscule, à l’heure où les travaux des hommes cessaient dans le mas, j’allais me recueillir dans ma chambre.

Ma chambre était située à l’étage le plus élevé de l’habitation. Les murs étaient blanchis à la chaux et le plancher recouvert de carreaux rouges. Il y avait, accrochée au mur, une image que je regardais souvent. C’était une grande photographie représentant un de mes oncles, un frère aîné de ma mère, qui était mort et que je n’avais jamais connu, mais dont la figure farouche et la destinée énigmatique hantaient mes pensées.

Ma mère m’avait fait sur lui bien des récits. Elle m’avait décrit, à travers la confusion de ses impressions d’enfance, les scènes auxquelles elle avait assisté lorsque ce frère, à l’âge de dix-huit ans, obéissant à un singulier vœu de renoncement plutôt qu’à un désir d’aventure, s’était enfui de la maison « afin d’accomplir ma mission », avait-il écrit ; il ne savait laquelle. Elle m’avait raconté comment, revenu après plusieurs mois, le révolté était resté sourdement obstiné à sa mystérieuse vocation, allant jusqu’à maudire ses parents qui s’efforçaient de le retenir. Enfin j’avais appris qu’à vingt-deux ans il s’était joint à un groupe de missionnaires qui se rendaient à Madagascar et était mort en mer.

De ma fenêtre, je découvrais presque tout le domaine. J’aimais à m’y tenir au déclin du jour. J’entendais le piétinement du troupeau qui rentrait à la bergerie. D’un côté, je contemplais, à l’infini, les lignes parallèles des vignes ; de l’autre, le clos des mûriers, le bois d’oliviers. Et à considérer cette graisse de la terre dont Dieu m’avait pourvu, j’étais exalté par un sentiment de reconnaissance. Je murmurais :

— Faire le bien… faire le bien…

Je me demandais :

— Qui puis-je sauver ? À qui me dévouer ?

J’allais interroger l’image de mon oncle, et j’étais dans une telle fièvre que je croyais voir dans la pénombre les lèvres du jeune missionnaire me dicter une tâche.


Pendant les vacances, Silbermann, qui avait peut-être senti le refroidissement de nos relations et s’en inquiétait, ne me laissa point l’oublier et correspondit fréquemment avec moi.

Il faisait en compagnie de son père un voyage en automobile à travers la France. Ses lettres, fort détaillées, me décrivaient les régions qu’il visitait. Il portait, sur le pays et les gens, des jugements critiques bien rares à notre âge et qui me paraissaient le signe d’un cerveau supérieur. Grâce à sa mémoire qui était extraordinaire, grâce aussi, sans doute, à l’aisance d’un esprit libre de toute attache, il assimilait promptement tout ce qui passait sous ses yeux et composait de vastes tableaux qui débordaient mes vues étroites. Ces lettres rappelaient une foule de faits historiques et abondaient en citations littéraires. Celle qu’il m’écrivit d’Amboise me fit une peinture de la cour des Valois ; peinture chargée de sang et de poison, bien faite pour justifier le sentiment d’aversion que m’inspirait la dynastie de la Saint-Barthélémy. Il se plaisait aussi à imiter le style d’un écrivain célèbre. Il réussissait cet exercice à merveille, trop bien même, selon l’opinion de notre professeur, ainsi que je l’ai rapporté. Passant à Chinon, il m’écrivit plusieurs pages dans la langue de Rabelais, qui me divertirent fort.

Il m’entretenait des monuments et des objets d’art avec une richesse de connaissances qui s’expliquait par la profession de son père. L’intérêt que celui-ci portait aux édifices religieux me frappa. J’appris qu’il faisait de longs détours afin de visiter de petites églises de campagne. J’attribuai cette particularité à ses goûts artistiques, d’autant que, dans ses lettres, Silbermann consacrait des développements enthousiastes à l’architecture religieuse.

Pour ma part, j’étais toujours resté insensible à la beauté de cet art. Une cathédrale, si grandiose fût-elle, me faisait le même effet, sous la carapace de ses sculptures, qu’une espèce de monstre préhistorique, unicorne ou dragon, qui eût été conservé à travers les âges. Je n’y trouvais rien d’explicable et la considérais seulement avec une vague curiosité.

Une des lettres de Silbermann fut pour moi une révélation à ce sujet. S’étant arrêté quelques jours dans une ville célèbre pour les sculptures de sa cathédrale, il me les décrivit entièrement. Il me démontra que cette multitude de scènes et d’ornements, qui étaient si confus à mes yeux, reproduisaient toutes les connaissances spirituelles et matérielles des artisans au moyen âge. Il me rendit intelligible tout ce qui était inscrit sur les pierres. Interprétant un à un le sujet des scènes religieuses, commentant le geste de chaque statue et le rapportant à la légende du modèle, il me donna d’abord un tableau merveilleux de la pensée mystique à cette époque. Puis, passant aux parties qui relataient la vie de l’homme, il me montra les bas-reliefs où était représenté le cycle des travaux rustiques : labour, semailles, moisson, vendange… Il ne négligea pas la plus petite pierre. Il alla jusqu’à me décrire les guirlandes de feuillage, composées uniquement, disait-il, de plantes poussant dans la province ; et il rapprocha de cette décoration humble et bornée la foi naïve exprimée dans les motifs religieux.

J’eus, en lisant cette lettre, une impression analogue à celle que j’avais reçue lorsque j’avais entendu Silbermann réciter en classe les vers d’Iphigénie. Il me sembla qu’un trait de lumière était jeté sur tous ces monuments que j’avais si mal distingués jusqu’ici. Je revis leurs sveltes ogives, leurs rosaces parfaites, leurs fines galeries brodées sur la nue, et cet art m’apparut soudain adorable. De grises figures de pierre que j’avais contemplées avec froideur saillirent dans ma mémoire, nouvellement parées d’une grâce ou d’une détresse ravissantes. Et devant ces visions, je restai un instant confondu, comme, par un beau soir succédant à des nuits brumeuses, devant un ciel constellé.

Après avoir reçu cette lettre, je songeai aux paroles que Silbermann m’avait dites un jour : « Ces choses, ne puis-je les comprendre aussi bien que Montclar ou Robin ? Est-ce que je ne les admire pas plus qu’ils ne les admirent ? »

Quoi ! c’était lui qui lisait comme à livre ouvert dans la tradition de la France, qu’on traitait d’étranger ! Lui, qui pénétrait jusqu’aux qualités les plus profondes de notre terroir, qu’on voulait chasser de ce pays ! Ah ! ces sentiments insensés soulevèrent mon indignation. Je les comparai à ceux qui avaient préparé jadis la révocation de l’édit de Nantes et fait perdre finalement à la France — je l’avais maintes fois entendu — les plus dignes et les plus travailleurs de ses habitants.

Ce rapprochement fortifia grandement dans mon esprit la cause de Silbermann. Et avant de quitter Aiguesbelles, regardant droit aux yeux le portrait de mon oncle, je jurai de ne point faillir à ma mission.


J’avais espéré qu’une nouvelle année scolaire, avec tous les changements qu’elle apporterait à nos habitudes, modifierait la situation de Silbermann au lycée. Mais la composition de la classe fut à peu près la même. Le jour de la rentrée, Philippe Robin passa à côté de moi sans m’adresser un regard. Les haines, la rancune persistèrent ; la quarantaine continua.

Notre nouveau professeur était un vieil homme qui ne se souciait plus guère de l’enseignement qu’il donnait. Il se plaisait surtout à observer chez ses élèves les travers des natures et à voir jouer les petites passions. Nous étions pour lui des marionnettes auxquelles il distribuait malicieusement de temps à autre des coups de bâton.

La figure et les gestes de Silbermann, le petit drame qu’il devina autour de lui, l’alléchèrent aussitôt. Il vit là un acteur bon à lui donner un spectacle divertissant et il le mit en vedette.

La même intimité reprit entre Silbermann et moi. J’évitai, par crainte de mes parents, de le recevoir souvent à la maison, mais je me rendis presque tous les jours chez lui.

J’assistai de là, une fois, à une scène dont le souvenir m’est resté.

C’était à l’époque où de nouvelles lois concernant l’exercice des cultes et les biens ecclésiastiques devaient être appliquées. À cette occasion, le propriétaire du château de la Muette invita les évêques de France ainsi que de nombreuses personnalités du monde catholique à se réunir chez lui afin de conférer sur la situation faite au clergé. Nous vîmes, par les fenêtres, les évêques passer et repasser lentement dans le parc. On distinguait les gants violets et le liseré des soutanes. Quelques graves personnages, tête nue, les escortaient. L’attitude de tous était empreinte de mesure et de résignation ; Ce spectacle faisait sur moi une impression très forte. Je ne disais mot. Silbermann était posté au carreau voisin ; ses yeux dardés et son nez écrasé contre la vitre donnaient à sa figure un type sauvage. Tout à coup, prenant mon bras et le serrant avec force, il s’écria :

— Retiens cette date… À partir de ce jour, le règne de la papauté cesse sur la France, et bientôt sans doute il va décliner dans le monde entier. Retiens cette date. Il se peut qu’elle soit conservée dans l’histoire comme celles qu’on nous fait apprendre aujourd’hui et dont on a marqué la chute des régimes.

Il avait quitté la fenêtre et était au milieu de la pièce, en proie à une agitation frénétique. Il prononça encore quelques paroles ; mais je ne les entendis pas, tant sa volubilité fut grande, comme s’il eût voulu précipiter la destruction qu’il prophétisait. Puis, il revint vers la fenêtre, et, désignant l’assemblée des prélats, il dit :

— Le dernier concile.

Ces mots détournèrent sa pensée. Et tandis qu’une singulière expression de sensualité apparaissait sur son visage, il s’écria vers moi :

— Ah ! comme Chateaubriand eût dépeint cette scène !… Hein ! Vois-tu sa phrase ?

Et après une seconde de réflexion, il déclama :

— Spoliés de leurs augustes demeures, les princes du catholicisme étaient réunis en plein air, comme les premiers serviteurs du Christ…

Mon esprit se trouvait à ce moment fort éloigné de la littérature. Il me semblait voir des adversaires abattus, mais des adversaires si proches que leur ruine m’atteignait. Je m’écartai de la fenêtre et entraînai Silbermann.

Maintenant de tels éclats étaient fréquents chez Silbermann. Sa nature s’altérait. Il dénonçait constamment, avec une ironie amère, les injustices et les ridicules qu’il apercevait ; et même il allait jusqu’à considérer avec une horrible complaisance les malheurs des autres.

Comment ne pas l’excuser lorsqu’on songe à l’alarme profonde où vivait sa pensée ? Je m’avisai de cela un jour : nous causions tranquillement ensemble ; je fis, par hasard, un geste de la main ; il crut que j’allais le frapper et protégea vivement son visage.

Puis, je m’aperçus à certains de ses propos combien il avait le sentiment que son ambition échouerait, combien il se savait rejeté par nous. C’est ainsi qu’il disait fréquemment de telles phrases : « Les Français agissent de la sorte… Les Français ignorent cette qualité »… comme si, de lui-même, il s’était retranché de notre nation.

Je faisais de mon mieux pour lui ôter cette impression. Ainsi, je lui parlais souvent des belles théories sociales qu’il m’avait exposées. Elles avaient germé dans ma tête et je rêvais à leur réalisation.

— C’est toi, lui disais-je, qui par tes livres, par ton éloquence, feras s’accomplir ces choses en France.

Mais il n’avait plus la même foi dans son idéal et me répondait par un geste sceptique. Quant au grand rôle que je lui assurais plus tard, il me disait avec une grimace amère :

— Tu oublies que je suis Juif.

— Mais ce qui se passe actuellement n’a pas d’importance, répliquais-je. Hors du lycée cette hostilité ne durera pas.

— Elle durera — reprenait-il d’une voix singulièrement profonde, tandis que ses joues se chargeaient d’un rouge sombre — elle dure pour moi aussi haut que je remonte dans mes impressions d’enfance. Ah ! tu ne peux savoir ce qu’est de sentir, d’avoir toujours senti, le monde entier dressé contre soi. Oui, le monde entier. Chez tous, même chez ceux qui n’ont point de haine, nous devinons, à leurs regards, à un certain air, une arrière-pensée qui nous blesse. Mais, tiens ! ne serait-ce que la manière dont on prononce le mot « Juif » ?… Ah ! tu n’as jamais remarqué… Les lèvres avancent en une moue méprisante pour accentuer la première syllabe, puis, faisant glisser la seconde, reviennent vite en arrière, comme afin d’expulser le mot sans se souiller. Ce mouvement, j’ai appris à le reconnaître et à le déchiffrer, à force de le voir répété sur les lèvres de tous ceux qui me regardent : « C’est un Jû-if… il est Jû-if ».

Que répliquer à cela ? Quand j’entendais ces confidences poignantes, je frissonnais, comme si ayant passé la tête dans un cachot affreux j’avais aperçu un homme y vivant.

Et en même temps, par une sorte de bravade ou bien peut-être afin d’amortir sa disgrâce personnelle, il avait pris la manie de me conter des histoires où ceux de sa race étaient tournés en dérision. Il les développait avec art, imitant l’accent des Juifs et empruntant leurs noms les plus communs. Dans son cas ces bouffonneries avaient quelque chose de sinistre. Loin de me faire rire, elles me glaçaient, comme lorsqu’on entend plaisanter sur son mal quelqu’un qui se sait mortellement frappé.

Mon zèle pour lui redoublait. Nulle expression ne définit mieux le sentiment qui m’animait. Il n’entrait dans ce sentiment rien de ce qui couve d’ordinaire à cet âge sous une amitié ardente, pensées tendres, désir de caresses, jalousie, et la fait ressentir comme la première invasion de l’amour. Mais le soin exclusif, l’abnégation, la constante sollicitude de l’esprit, les soucis déraisonnables, donnaient à cet attachement tous les mouvements de la passion. J’étais tourmenté sans cesse par la crainte de mal accomplir ma mission. Je m’accusais de relâchements imaginaires. La nuit, cette angoisse me hantait et se transformait en cauchemar. J’avais la vision de Silbermann se noyant ou se débattant au fond d’un précipice ; alors je me jetais à l’eau ou m’élançais dans l’espace afin de le sauver. Et le matin, je m’éveillais dans un tel trouble que, pareil à l’ami de la fable, je courais l’attendre à la porte de sa demeure.

Cette visible agitation inquiéta ma mère. Elle m’interrogea. Je répondis de façon confuse, mêlant à mes explications le nom de Silbermann, et je vis qu’elle fronçait les sourcils. Elle avait appris que je m’étais brouillé avec Philippe Robin à ce sujet et m’en avait vivement blâmé.

Bientôt, l’exigence de Silbermann qui me retenait auprès de lui sans souci de mes devoirs de famille apporta quelque irrégularité dans mes habitudes et me valut les remontrances de mon père. Souvent je me sentais observé par lui comme si une grave accusion pesait sur moi. Mais, si je continuais à les chérir tous deux, ni ma mère, par ses bons enseignements, ni mon père, par ses justes sentences, n’avaient plus de pouvoir sur ma conduite. Lorsque, le soir, ayant passé la journée avec Silbermann, l’ayant suivi, veillé, servi, je me retrouvais devant eux, c’était avec le détachement des âmes mystiques en présence de leurs terrestres amours. Entendant agiter des questions telles que l’avancement de mon père ou les occupations charitables de ma mère, j’éprouvais l’insensibilité mêlée d’indulgence que ces âmes témoignent aux propos des mondains. Quelquefois, peut-être, mes parents voyaient un sourire rayonner vaguement sur mon visage. C’est que, rêvant au sort de Silbermann, j’imaginais un subit revirement éclatant sur terre en faveur des Juifs, la fin de son tourment, bref un dénouement imité de celui d’Esther. Mais le plus souvent, au contraire, mon imagination, sans doute afin de multiplier les amorces incomparables du sacrifice, se plaisait à une peinture très rude de l’avenir et me faisait tirer de toutes choses des pressentiments funestes.

Ainsi, un jour, au lycée, je vis Robin dire quelques mots à Montclar. Puis celui-ci s’approcha de Silbermann et lui cria en ricanant :

— Eh ! bien, Juif, il paraît qu’on a pris ton père la main dans le sac ?

Silbermann blêmit et ne répondit rien.

Aussitôt, d’après cette scène, je conjecturai tout un complot ourdi par les ennemis de Silbermann, je vis un désastre inouï fondant sur lui...

Hélas ! cette fois-ci le pressentiment était juste. Quelques jours plus tard, Montclar, Robin et les autres élèves de Saint-Xavier, arrivant au lycée le matin, annoncèrent, montrant un journal, qu’une plainte avait été déposée contre le père de Silbermann.