Aller au contenu

Silbermann/VI

La bibliothèque libre.
NRF (p. 125-149).

VI


Dès que cela me fut possible, j’allai vers Silbermann et lui posai des questions. Il me répondit avec un mouvement d’insouciance mais cependant sur un ton précipité qui trahissait son trouble :

— Il arrive à mon père ce qui arrive très fréquemment dans son métier. Il a vendu comme authentiquement anciens des objets qui ne le sont pas ou qui avaient été restaurés. Il les reprendra, indemnisera l’acheteur, et l’affaire n’aura pas de suite.

Il se trompait. Le lendemain, de nouveaux détails apprirent que la vente s’était faîte à l’aide de faux papiers et que l’acheteur lésé maintenait sa plainte. Ces explications étaient produites par le journal qui avait le premier ébruité l’affaire, la Tradition française, et qui appartenait à la ligue des Français de France. On ajoutait que d’autres faits plus graves encore pourraient être reprochés à l’antiquaire Silbermann.

Deux jours passèrent. L’anxiété de Silbermann grandissait visiblement. Étant avec moi, il tomba à plusieurs reprises dans de lourds silences d’où il sortait par une animation factice s’il se voyait observé, comme font ceux qui veulent détourner de leur personne un soupçon.

Ce soin était nécessaire, car l’affaire Silbermann était devenue au lycée le sujet de toutes les conversations. Dans la cour, on chuchotait sur son passage, on le montrait du doigt ; et me rappelant ce qu’il m’avait confié sur sa sensibilité, sur son œil toujours en éveil, je pouvais imaginer quelles étaient ses souffrances !

Un matin, la Tradition française annonça qu’une nouvelle plainte était déposée. Il s’agissait cette fois d’achat et de recel d’objets volés. J’étais assez au courant des choses juridiques pour savoir les conséquences possibles de ces actes. Le soir, je m’empressai d’acheter un journal ; je l’ouvris fiévreusement. Je lus que le parquet avait retenu la plainte et je vis, recevant un choc, que mon père était le juge d’instruction désigné.

Le hasard fit que ma famille ne resta pas à la maison ce soir-là et que je pus abriter mon trouble dans la solitude. Mais dans la solitude mon imagination grossit les choses. Je comparai la situation où je me trouvais à l’un de ces conflits, amenés par une horrible fatalité, qui forment le sujet des tragédies. Déchiré par les scènes que je présageai, je restai éveillé toute la nuit.

Le lendemain matin, comme je partais pour le lycée, je vis, m’attendant au coin de la rue, Silbermann.

— Eh ! bien, tu sais ce qui se passe ? dit-il avec vivacité. Mon père est victime d’une machination abominable. Je vais tout te raconter. Mais, d’abord, qu’est-ce que ton père t’a dit ?

Je répondis que nous n’avions pas parlé de l’événement.

— Écoute-moi, reprit Silbermann. Il faut que tu saches la vérité. Les Français de France, soit pour une vengeance personnelle dont nous ignorons le motif, soit par simple antisémitisme, se sont mis en campagne contre mon père. Chaque jour, dans la Tradition française, il est insulté copieusement et accusé de délits imaginaires. Or, pour le perdre, on n’a rien trouvé de mieux que de lui tendre un piège. Cet été, au cours de notre voyage en province, mon père a acheté beaucoup d’objets d’art provenant des églises et que les bons curés se hâtaient de soustraire aux inventaires du gouvernement. Oui, il faut croire que ces richesses tutélaires ont moins de prix pour eux que les espèces sonnantes… Le plus souvent, ces achats se faisaient indirectement. Aujourd’hui, on accuse mon père d’avoir, à plusieurs occasions, acheté des objets volés. Il ne peut s’adresser aux vendeurs qui agissaient très probablement à l’instigation de ses ennemis et qui ont disparu. D’autre part, s’étant déjà défait de quelques objets, il est dans l’incapacité de les restituer. Voilà les faits. Voilà sur quoi on ouvre une instruction contre lui.

Il s’était exprimé avec vigueur et clarté. Visiblement il se servait de tout son art pour me persuader. Mais il en avait à peine besoin, tant sa parole me trouvait crédule. Puis, je me ressouvenais des propos tenus un jour chez Philippe Robin par l’oncle de celui-ci, et ils concordaient avec les dessous que Silbermann me révélait.

Silbermann souffla un instant ; ensuite il reprit sur un ton plus bas, grave, pathétique :

— Telle est la vérité. Il importe que ton père la connaisse. Rapporte-lui tout ce que je viens de te dire, je t’en conjure. Fais-lui admettre ces choses. Arrange-toi pour qu’il conclue tout de suite à un non-lieu. Il ne faut pas que mon père soit inculpé. S’il était poursuivi, songe à mon avenir. Qu’adviendrait-il de ces beaux projets que tu es seul à connaître, mon ambition d’écrire des livres, d’être un grand Français ?… Peut-être serais-je obligé de quitter le lycée ?… Que deviendrais-je ? Sauve-moi de ce désastre…, sauve-moi… Une fois, tu te rappelles, tu as juré que tu ferais pour moi tout ce qui serait en ton pouvoir… Eh ! bien, je te le dis, mon sort dépend de toi.

À ces paroles, je l’interrompis. L’émotion serrait ma gorge. Mais je trouvais cette émotion si délicieuse que, de gratitude, je pressais les mains et les bras de Silbermann. Je lui promis de parler le soir même à mon père. Et tant de naïveté entrait dans mes sentiments éperdus que je ne doutais pas que mon père, entendant ce récit, ne ressentît la même émotion que moi. Il me parut que ce serait comme un beau présent que j’apporterais et que je partagerais avec lui.

Le soir, sans hésiter, le doigt tremblant toutefois, je frappai à la porte du cabinet de mon père. Sa voix juste et sans nuances cria d’entrer.

Dans la pièce étroite, tendue d’étoffe vert sombre, mon père était au travail devant son lourd bureau de chêne noirci. Derrière lui, dans une bibliothèque de même bois, s’alignaient sous une monotone reliure de toile, noire également, les livres juridiques. Sur ce fond sévère se détachait sa figure aux traits droits, privée d’élégance mais non d’un air de noblesse tant mon père y arborait de roideur.

Je lui dis bonsoir d’une voix imperceptible, car, à peine entré, il m’était apparu que ma démarche était insensée. Et, tout de suite, je lui annonçai que j’avais des renseignements à lui donner au sujet de l’affaire Silbermann. Je me mis à débiter d’une haleine tout ce que j’avais entendu le matin, les raisons politiques et les menées suspectes de l’accusation, l’impossibilité où le père de mon ami était de prouver sa bonne foi, la nécessité d’un prompt non-lieu afin d’arrêter les attaques, enfin la version même dictée par Silbermann.

Où prenais-je l’audace et l’habileté nécessaires à ce plaidoyer, moi si timide d’ordinaire et silencieux à l’excès ? Je l’ignore. Il me semblait avoir devant la vue une flamme que rien de terrestre ne pouvait obscurcir et qui faisait rayonner dans mon esprit une chaleur extraordinaire. Ma mission, répétais-je en moi-même, ma mission !

Mon père m’avait écouté sans m’interrompre. Puis il me fit signe d’approcher.

— As-tu vu récemment cet homme, M. Silbermann ?

Je répondis que non.

— Alors, c’est par ton camarade que tu es informé de tout cela ?… C’est lui qui t’a sollicité d’intervenir, peut-être ?

— C’est lui qui m’a rapporté la vérité, mais c’est ma conscience, père, ma conscience qui m’a conduit vers toi.

— Tu emploies les mots sans discernement, mon enfant. Ta conscience aurait dû, au contraire, t’interdire un acte qui risque de dévier la justice. Je n’ai pas encore pris connaissance des faits qui sont reprochés au père de ton ami. Je ne veux rien retenir de ce que tu viens de m’en dire, et je ne saurais préjuger la décision que je prendrai.

À ces mots, je compris que j’échouais dans ma mission. Mais comme si j’avais aux oreilles le « sauve-moi » de Silbermann, je voulus tenter un dernier effort. Pour apitoyer mon père, je lui représentai la malédiction qui poursuivait Silbermann, son martyre secret, les transes où il vivait actuellement. Je lui avouai combien cet état me touchait ; je lui livrai, espérant l’attendrir, des preuves de ma folle amitié et de mon tourment. C’était la première fois que j’analysais mon cœur, et, grisé par les paroles, je me dénonçais avec une ardeur candide. Dans mon emportement, je poussai ce cri ingénu :

— Ah ! je ne savais pas qu’on pouvait éprouver un tel sentiment pour d’autres que ses parents !

Et dans un geste suprême, je tendis vers mon père des mains suppliantes.

Mon père s’était levé. Ces mains que je tendais, il les avait prises dans les siennes ; il ne les serrait pas fortement mais les retenait aux poignets avec la fausse douceur d’un médecin. J’avais levé le visage vers lui. Son regard plongeait dans mes yeux.

— Ce sentiment n’est pas normal envers un camarade. D’où provient cet attachement entre vous ?

Il avait dit ces mots avec une netteté qui trahissait une arrière-pensée. Je ne pouvais répondre clairement à sa question. Il m’aurait fallu bien connaître les régions les plus délicates et les plus mystiques de mon âme. J’esquissai un geste d’embarras… Et tout d’un coup, dans ses yeux sombres qui étaient restés fixés sur moi, j’entrevis, comme une salissante ténèbre m’enveloppant, la basse conjecture où il s’égarait.

Le soulèvement de mon être fut tel que, après avoir laissé échapper un cri de révolte, je ne songeai pas à me disculper mais à fuir. Honteux de mon père, je détournai le visage et tentai de défaire son étreinte. Mais, maintenant, mon père serrait les doigts.

— Avoue… avoue, proférait-il.

Je relevai la tête. Ce n’était plus mon père. Sa figure, constamment rigide et rarement émue, était devenue méconnaissable tant le soupçon et l’inquisition y imprimaient d’excitation et de vie. Elle s’était rapprochée de la mienne, et, les prunelles brillantes, le souffle pressant, elle m’interrogeait dans un langage muet, adroit et presque complice, que je comprenais aussi mal qu’un innocent l’argot des criminels.

Puis, cette expression disparut. Mon père réfléchit un moment. Enfin il me libéra lentement, et, levant l’index vers le ciel, il prononça ces mots :

— Je me garderai de te condamner sans preuves. Mais écoute-moi bien, mon enfant. Une amitié excessive telle que celle qui te lie à ce garçon, est toujours à éviter. Dans le cas particulier, vu la situation présente de son père et la mienne, elle ne saurait subsister. Je te prie donc de ne plus le considérer comme un de tes camarades.

Il avait repris sa physionomie habituelle. Et tandis que je me retirais à reculons de son cabinet, ayant devant les yeux son front empreint de justice et d’austérité, je m’avisai avec stupeur combien ces vertus irréprochables favorisaient les décisions inhumaines et les pensées indignes.


Le lendemain matin, je trouvai de nouveau Silbermann posté au coin de la rue. Il me demanda anxieusement le résultat de ma démarche. Je ne lui avouai pas la scène qui avait eu lieu. Je lui dis seulement que mon père ignorait encore l’affaire et qu’il ne m’avait rien promis.

— Mais qui pourrait agir sur lui ? dit Silbermann avec impatience… Un de ses collègues ? Une personnalité politique ?… Mon père en connaît plusieurs.

Je haussai les épaules et le détrompai. Était-il raisonnable de croire que celui qui avait accueilli si rudement la prière de son fils pût se laisser fléchir par un étranger ?

Silbermann reprit d’un ton accablé :

— Ce matin encore, il y a dans la Tradition Française un article terrible contre mon père. Maintenant que son cas est soumis à la justice, est-ce que ses ennemis ne devraient pas l’épargner ?

Nous fûmes dépassés à ce moment par un groupe d’élèves de Saint-Xavier qui se rendaient au lycée et qui, ayant vu Silbermann, se retournèrent à plusieurs reprises, ricanant et sifflant. Aussitôt Silbermann se redressa et prit mon bras avec une feinte désinvolture, tout en me disant sourdement :

— Hein ! Regarde-les… Quelle cruauté ! Ah ! je la sens bien, la charité chrétienne !

Puis il continua, avec une figure farouche :

— Mais ils ne triompheront pas de moi. Ils veulent me chasser d’ici. Je résisterai. Je leur prouverai que moi, je les ai, les qualités que l’on prête à ma race. Après tout, je ne suis pas le premier Juif que l’on persécute.

Et je sentis ses doigts qui s’agrippaient profondément à mon bras.

Mais s’il n’était pas le premier, on eût dit que sa chétive personne fût chargée de la réprobation universelle et légendaire jetée sur Israël. Car, au lycée, depuis que Silbermann passait pour le fils d’un voleur, ceux qui le taquinaient par simple jeu et non parce qu’il était Juif, changeaient de disposition à son égard. Il semblait que cette disgrâce eût ouvert leurs yeux ; ils découvraient maintenant le type sémite de Silbermann, de même que l’on remarque le pouce monstrueux et les oreilles décollées de l’homme placé entre deux gendarmes. Mêlés aux autres, ils acceptaient de le flétrir par l’invective commode de « sale juif ». Et à présent, chacun, sans exception, accablait Silbermann sous l’opprobre de sa race. De même, chacun, sans distinction d’opinion, lisait le journal royaliste où tous les jours le père de Silbermann était traité de voleur, de pilleur d’églises, et dépeint sous des traits comiques et odieux. Silbermann en trouvait des exemplaires partout, jetés à sa place en classe ou glissés dans sa serviette.

Les attaques avaient repris et devenaient chaque jour plus violentes. On guettait l’arrivée de Silbermann dans la cour, et dès qu’il était aperçu, les huées s’élevaient. Alors je volais vers lui et lui frayais son chemin. Nous avancions ensemble au milieu de la poussée générale. Les railleries et les injures s’entrecroisaient sur notre passage et m’éclaboussaient.

— Voleur… En prison… criait-on.

Craignant par-dessus tout, ainsi qu’il m’en avait fait part, que le retentissement donné à l’aventure de son père ne l’obligeât à quitter le lycée, Silbermann s’efforçait de ne pas grossir ces scènes et ne ripostait plus comme naguère. Endurant les insultes et les coups, baissant le front, il se dirigeait vers la classe avec une adroite ténacité, comme si atteindre son banc était la seule pensée dans sa tête.

Et moi, tandis que j’allais ainsi côte à côte avec lui, confondu dans la même ignominie, je savourais un sentiment délicieux. « Je lui offre tout, disais-je intérieurement, l’affection de mes amis, la volonté de mes parents et mon honneur même. » Et en me représentant ces sacrifices, je sentais un grand souffle gonfler ma poitrine, comme si j’avais été transporté soudain sur une cime.

Nos professeurs eux-mêmes ne dissimulaient pas à Silbermann leur improbation. L’un l’avait relégué au dernier banc de la classe et ne l’interrogeait que du bout des lèvres. L’autre tolérait sur le tableau noir les inscriptions insultant Silbermann qu’on y traçait fréquemment, et même se plaisait à les lire du coin de l’œil. Ces procédés n’échappaient pas à Silbermann, mais il ne le montrait point. Là encore, pour les mêmes raisons prudentes, il maîtrisait sa fierté et son caractère prompt. Je reconnaissais à peine sa figure ; sauf une grimace amère de la bouche, comme s’il eût vraiment bu l’affront, elle prenait à ces moments une expression humble et insensible. On eût dit que maintenant, pour arriver à ses fins, il déguisât sa jeune et superbe nature sous un vieil habillement légué par ses pères, habillement servile et honteux mais d’une trame à toute épreuve.

Le tapage autour de Silbermann grandit au point que le proviseur fut obligé de prendre certaines mesures. On redoubla de surveillance dans notre cour. Un répétiteur fut chargé de se tenir à la porte du lycée et de l’escorter jusqu’à sa classe. Alors, on n’entendit plus cette rumeur qui annonçait sa venue, mais tous les élèves, formant la haie en silence, allaient le voir passer. Silbermann avançait. Son visage était affreusement pâle. J’apercevais entre ses paupières, fixement abaissées, un regard court et aigu, tel une dague perçant sa gaîne. Il se glissait le long du préau, suivi d’un homme en noir à la physionomie sévère et ennuyée. Et cette sorte de cérémonie donnait à ses malheurs comme une confirmation officielle qui les aggravait.

Mais si douloureuse que fût sa situation, il l’acceptait.

— Tout m’est indifférent, me disait-il, pourvu que je reste au lycée.

Hélas ! Il ne se doutait pas que ce serait à cause de celui-là même auquel il se confiait qu’il n’y resterait pas.


Un jour, comme nous venions de sortir du lycée où il avait dû subir quelque pénible avanie — et c’était peut-être aussi un jour que son père était interrogé — il se laissa aller au découragement.

— Je suis à bout, soupira-t-il. Toute cette haine autour de moi !… Ce que j’ai rêvé ne se réalisera jamais, je le vois bien… À quoi bon persister ?… Je devrais partir.

Je voulus le réconforter et, pour qu’il sentît mon affection, je lui dis :

— Et moi ? Que deviendrais-je si tu me quittais ?

— Toi ? répondit-il avec une certaine rudesse, tu ne tarderais pas à m’oublier, tu irais retrouver Robin.

Je protestai, indigné.

— Jamais.

Je saisis sa main et la gardai dans la mienne. Mais il continua ses lamentations ; et son accent était si désespéré, si fatal, annonçait avec tant de force le dénouement inévitable que je lâchai sa main, comme cédant à l’injonction du destin. Et à cet instant, je vis, à quelques pas sortie de l’ombre où sans doute elle guettait mon passage, ma mère. Cruelle exécutrice de l’arrêt que j’avais pressenti, elle avança vers moi.

— C’est ainsi que tu obéis à ton père, me dit-elle d’une voix haute et sévère.

Silbermann, ayant ôté son chapeau, s’était approché d’elle, la main courtoisement tendue.

Se tournant à peine vers lui, elle lui jeta sans pitié :

— Vous devriez comprendre, Monsieur, que les circonstances ont rendu impossibles toutes relations entre vous et mon fils.

Cet affront amena instantanément sur le visage de Silbermann une expression de haine qui, se mélangeant à sa première attitude, lui composa un masque bizarre et équivoque. Arrêté net dans son salut mais encore courbé, son corps parut prêt à bondir. Sa main, revenue en arrière, se dissimula par un geste contourné. Et je sentais au dedans de cet être, longtemps opprimé, un bouillonnement si violent que, sa face un peu asiatique et son attitude double se rapprochant dans ma mémoire de je ne sais quelle image romanesque, j’eus la pensée que j’allais voir reparaître cette main, brandissant sur ma mère une longue lame courbe.

Il resta hésitant un moment, grimaça vers moi un sourire qui découvrit des mâchoires serrées, et nous tourna le dos.

Mais déjà ma mère m’entraînait à grands pas.

Son air n’eût pas été plus grave si elle m’avait surpris en train d’incendier notre maison.

— Malheureux ! tu ne songes sans doute pas aux conséquences de tes actes — dit-elle d’une voix frémissante — Ne comprends-tu pas que tu risques de ruiner la carrière de ton père ?… Il suffirait que quelqu’un de malintentionné ébruitât tes relations avec ce garçon pour que ton père fût blâmé, changé de poste, destitué peut-être !… Et comment ne vois-tu pas qu’en même temps c’est ton propre avenir que tu es en train de compromettre ? Ce Silbermann, ce Juif beau parleur, qui te mène comme il veut et que tu soutiens contre tous, que te donne-t-il en échange ?… Il te fait perdre tous tes amis ; il t’éloigne des milieux qui pourraient t’être utiles plus tard. Bientôt, il te faudra choisir une carrière, prendre ta course… Qui te mettra le pied à l’étrier ? Un marchand d’antiquités plus ou moins véreux ?… Bonne recommandation ! Vois comme elle agit aujourd’hui : son fils et toi vous êtes dans la cour du lycée comme deux parias… oui, je sais cela. Je sais aussi que tu passes des journées entières dans la maison de ce garçon… Mon enfant, comment as-tu pu en arriver là ?… Toi si délicat, si sensible à la tradition de notre famille… toi qui naguère n’admirais rien qui s’éloignât de notre foyer… qui répétais, quand tu étais petit, en te redressant : « Je veux ressembler à père et à grand-père »… comment te plais-tu à présent avec ces gens qui n’ont ni feu ni lieu ?

En rappelant à ma conscience ces engagements puérils, ma mère espérait me regagner. Mais elle ne réussissait pas. Au contraire : frappé déjà par la manière brutale dont elle avait attaqué Silbermann, j’éprouvais à mesure qu’elle parlait une surprise qui m’éloignait d’elle. Cette voix que j’avais toujours entendue vanter le bien et la bonté trouvait des accents plus forts pour exalter l’intérêt et me pousser aux actes calculés. Était-ce possible ? Je n’en revenais pas. Lorsqu’elle me demanda quels avantages je retirais de mon amitié avec Silbermann, je crus une seconde, dans l’obscurité tombée, qu’une autre femme, une inconnue, avait pris sa place et me questionnait. Je la regardai, étonné. Elle portait ce jour-là une ample mante de couleur sombre, qu’elle revêtait lorsque l’œuvre de bienfaisance dont elle était la secrétaire la chargeait de quelque enquête dans une famille d’indigents. Ainsi enveloppée, ses mouvements restaient cachés. Et je me demandais si les pensées véritables de ma mère ne s’étaient pas toujours dissimulées de la sorte sous des plis austères.

Son agitation ne s’apaisait pas. Elle attendait de moi une parole de soumission, une promesse. Mais je m’obstinai dans le silence. Nous arrivâmes à la maison. En me laissant, elle me dit :

— Puisque tu ne veux entendre raison, je saurai bien te soustraire à cette influence.

Le lendemain, qui était jour de congé, je ne vis pas Silbermann. Le jour suivant, il ne parut point à la classe du matin. Et bientôt on apprit que le proviseur avait envoyé une lettre à ses parents, leur donnant le conseil, vu le désordre dont il était la cause, de retirer leur fils du lycée.