Six lectures sur l’annexion du Canada aux États-Unis/Première Lecture

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SIX LECTURES
SUR
L’ANNEXION DU CANADA
AUX
ÉTATS-UNIS.

PREMIÈRE LECTURE.



Messieurs de l’Institut,

Mesdames et Messieurs.


Un pays libre à côté d’un pays esclave sert à celui-ci de miroir pour y voir ses difformités.


À toutes les époques de l’histoire il s’est opéré, chez tous les peuples, des transformations sociales, des modifications dans les systèmes politiques, des changements radicaux dans les idées, dans les mœurs, dans les croyances. Les conditions d’existence de chacune des nations qui composent aujourd’hui la grande famille humaine se sont successivement modifiées et améliorées : en un mot, l’humanité dans chacune des phases de la vie morale, a constamment obéi à l’impulsion que lui a donnée la providence, a constamment suivi la loi immuable du progrès, qui est le plus beau comme le plus vrai de ses attributs.

La civilisation, cet être abstrait si longtemps inconnu à ceux-là mêmes qui grandissaient sous son action bienfaisante, mais inaperçue : ce levier social dont M. Guizot, dans de profondes et savantes recherches a si lumineusement retracé la voie et développé les effets, mais dont il n’a peut-être pas strictement défini l’essence ni indiqué l’origine : la civilisation, cette puissance à part, dans le monde, qui a tiré l’humanité de l’état de barbarie, d’ignorance et de dégradation dans lequel le christianisme lui-même n’avait pas pu l’empêcher de tomber ; la civilisation, qui a été, quoiqu’on en dise, la véritable institutrice des sociétés, a réussi, après un travail de quelques siècles, à donner une nouvelle direction aux idées, à imprimer de nouvelles tendances à l’intelligence humaine, à rectifier les croyances générales, les notions fondamentales du droit naturel et politique ; à organiser, dans le monde social, ces associations d’idées et de principes universellement admis contre lesquels tous les genres de despotisme sont venus ou viendront tour-à-tour se briser ; à faire apprécier exactement à l’homme sa dignité morale, sa pleine indépendance en tant qu’être pensant, et conséquemment à faire surgir chez lui la conscience de sa souveraineté native dans tout ce qui touche à l’organisation du corps social.

C’est la civilisation qui a dit aux peuples : « Vous seuls êtes les vrais souverains ; » et qui a dit aux Rois ; « Vous êtes les serviteurs et rien de plus, de ces agglomérations humaines qui forment les nations de la terre ; et c’était plus qu’une erreur, c’était un crime et une impiété que de vous en croire les maîtres. »

C’est la civilisation qui a dit aux peuples : « Ceux que vous appelez vos gouvernants n’ont reçu qu’une délégation d’autorité, qui se réduit au pouvoir de simple direction que vous, êtres collectifs, ne pouvez pas exercer directement. Or tout pouvoir délégué est essentiellement révocable. Vous avez donc le droit de changer vos institutions quand cela vous plaît : vous avez donc le droit de déplacer, quand vous le jugez utile, les fonctionnaires que vous avez constitués en autorité pour telle ou telle fin définie et limitée. »

C’est la civilisation qui a appris aux peuples que la souveraineté, soit individuelle soit collective, était inaliénable ; que par conséquent, de même qu’un homme ne pouvait être la propriété d’un autre homme, de même un peuple ne pouvait jamais être la propriété politique d’un autre peuple.

Enfin, Messieurs, la civilisation a trouvé dans le monde le principe de l’égalité native des hommes entre eux que le christianisme y avait implanté ; mais elle a vu bientôt l’ultramontanisme Romain refuser d’admettre les conséquences de ce principe, et consacrer théoriquement et pratiquement l’asservissement de l’intelligence, et conséquemment la dépendance morale et politique de l’individu.

Alors la civilisation a imprimé au monde un mouvement diffèrent. Elle a protesté contre la réaction ultramontaine, et ne pouvant l’éclairer ni la faire sortir de son immobilité systématique, elle l’a laissée loin derrière elle et l’a, de fait, réléguée sur le dernier plan où elle occupe aujourd’hui une position analogue à celle de ces poudreux et vénérables bouquins que l’on conserve encore, pour mémoire, sur les rayons de nos bibliothèques.

Ainsi, Messieurs, c’est la civilisation qui a tiré du principe Évangélique de l’égalité native de tous les hommes, la conséquence repoussée avec l’entêtement de l’intérêt et de la soif du pouvoir par l’ultramontanisme, savoir : l’indépendance morale de l’individu, d’où résulte sa souveraineté individuelle comme membre du corps social. Ou il faut nier la Providence, ou il faut admettre que celui qui est libre dans le domaine de la pensée doit l’être dans l’ordre politique. Or de la souveraineté individuelle et native de l’homme, qui est inhérente à sa nature d’être pensant, découle nécessairement le dogme sacré de la souveraineté du peuple, dogme incontesté sur le sol libre du continent Américain, même par la hiérarchie catholique.

En Canada seulement, comme l’indépendance nationale et conséquemment la liberté politique n’existent pas encore, la hiérarchie refuse de reconnaître le dogme de la souveraineté du peuple, et lui a déclaré une guerre à mort. Mais aussi, comme il est excessivement probable que, du moment que l’heure de la liberté aura sonné pour le pays, elle le proclamera avec force saluts et bénédictions, laissons la exhaler une mauvaise humeur qui entre peut-être, qui sait, dans les vues de la Providence, et qui n’entravera pas d’un iota la marche des événements.

Comptez les nations chez lesquelles le dogme de la souveraineté du peuple est la pierre angulaire de la société politique, c’est à peu près le monde civilisé !

Comptez maintenant ceux qui l’opposent…

En Europe, Messieurs, et en Europe seulement, je vois trois hommes, soutenus par quelques centaines de privilégiés, détendre leurs bras en avant pour faire rétrograder les générations.

Trois hommes y luttent encore, au moyen des proscriptions, des cachots, de l’exil, de l’échafaud, des meurtres juridiques, des trahisons achetées, de la séquestration intellectuelle, de l’ignorance imposée aux masses, des excommunications, des anathèmes, contre le principe fondamental, nécessaire, indéniable de toute organisation sociale régulière.

Ces trois hommes, vous les connaissez comme moi. C’est Sa Majesté, l’empereur d’Autriche, l’infâme bourreau de la Hongrie et de l’Italie ! C’est Sa Majesté le czar de toutes les Russies, l’infâme bourreau de la Hongrie, de la Pologne et de la Circassie ! C’est enfin leur ami et allié, le roi de Rome, le chef visible du catholicisme.

Voilà, Messieurs, les seuls représentants importants du despotisme dans le monde civilisé ! Voilà la glorieuse alliance que la hiérarchie Italienne a ménagée au père commun des fidèles ! Voilà le sort qu’elle lui a fait ! Voilà le résultat de la victoire remportée sur l’Évangile et sur le christianisme démocratique des premiers siècles, par la sacristie et le capuchon inquisitorial.

Ces trois hommes ne se sont maintenus politiquement jusqu’à notre époque qu’en proscrivant la presse, qu’en dégradant le sentiment national, qu’en éteignant chez les masses humaines qu’ils oppriment, le flambeau de l’intelligence ; qu’en les séquestrant sévèrement de tout contact moral avec les autres peuples. Ils se sont faits, chacun dans les limites de leurs états respectifs les geôliers de la civilisation !

Plusieurs d’entre vous, Messieurs, ne savent peut-être pas qu’avant la dernière révolution romaine, pas un journal français ne pouvait franchir la frontière papale. J’ai connu un voyageur qu’on avait presque maltraité, dans les douanes de Sa Sainteté, parce qu’il avait eu le malheur d’envelopper quelques uns de ses effets de voyage avec le Journal des Débats ; le défenseur et le panégyriste de la monarchie de Louis Philippe ! Un journal monarchiste-constitutionnel, toujours en lutte avec les journaux républicains, était prohibé dans les États Romains, à cause de ses idées trop avancées ! Voilà comme on n’y était pas réactionnaire ! Voilà comme on y comprenait les tendances morales évidentes des sociétés modernes !  !  ! Pour sa sainteté Grégoire xvi, Louis Philippe était un rouge !

Eh bien, Messieurs, quelle est la qualification qui convient à un gouvernement qui considérait comme son droit la proscription de la pensée, comme une de ses plus importantes occupations, la saisie des enveloppes salies et chiffonées des voyageurs ? Heureusement pour les peuples, ce despotisme abject et brutal ne sera pas encore longtemps possible !

« Les semences des idées nouvelles » dit M. Chateaubriand aux réactionnaires de toutes les époques et de tous les pays, « Les semences des idées nouvelles ont levé partout. Ce serait en vain qu’on les voudrait détruire. On pouvait cultiver la plante naissante ; la dégager de son venin ; lui faire porter un fruit salutaire ; il n’est donné à personne de l’arracher. Je n’ai cessé de répéter à de vieux gouvernements qui furent bons dans leur temps et qui eurent leur renommée, que force était pour eux de s’arrêter dans la monarchie constitutionnelle ou d’aller se perdre dans la République. »

Voilà l’avenir des nations clairement indiqué par un homme dont le génie peut bien faire contre-poids à toutes ces déplorables têtes qui ne voient que dans le despotisme moral et politique la loi immuable de l’humanité.

En effet, Messieurs, ne faut-il pas fermer exprès les yeux à la lumière ; ne faut-il pas être contradicteur par instinct ou par intérêt pour nier que l’ensemble des grands corps sociaux qui forment aujourd’hui le monde civilisé gravite uniformément vers la démocratie ?

Or, si telle est la tendance évidente et invariable de l’esprit humain partout où il n’est pas faussé par l’esprit de corps, ou par l’esprit de caste, ou par la corruption administrative, ou par la soif de suprématie temporelle de ce parti qui, avec un rabat pour égide, jette un cri de colère et de détresse à chaque conquête nouvelle de la civilisation moderne, pourquoi donc trouver si étrange qu’en Canada, comme partout ailleurs, on sente le besoin, on manifeste le désir de sortir de l’enfance politique, de jeter au loin les langes funestes dans lesquelles ce pays étouffe aujourd’hui ? Pourquoi donc trouver étrange que ceux qui, en Canada, n’ont pas perdu au souffle d’avilissement du gouvernement responsable qui lui a été octroyé, le sentiment de l’indépendance nationale ou celui de la dignité personnelle, pourquoi donc trouver étrange qu’ils désirent voir leur pays prendre rang parmi les peuples souverains du globe, et cesser de n’être désigné sur la liste des nations que par un zéro ?

Pourquoi donc ceux qui ont vanté à tout propos l’exquise sensibilité de leur fibre nationale restent-ils sourds au cri qui eût dû la faire vibrer ?

Pourquoi donc font-ils tant d’efforts pour repousser leur pays sous le réseau de corruption, d’appauvrissement, de nullification, d’inertie morale, d’amoindrissement intellectuel, de dégradation politique que l’Angleterre a tendu sur lui au moyen de l’Union et du gouvernement responsable, et dont il voudrait rompre la chaîne ? Pourquoi enfin, ceux qui voulaient l’indépendance en 1837 n’en veulent-ils plus aujourd’hui ? Pourquoi font-ils tous les jours, humblement agenouillés devant l’emblème national de l’Angleterre, de déshonorants actes de contrition, pour leur conduite passée ?

Ah ! Messieurs, il est triste de l’avouer, mais à quoi servirait de nier, ou de déguiser des faits éclatants comme le soleil ? C’est que le conseil donné par Lord Durham au gouvernement métropolitain a été suivi : « Inventez, lui a-t-il dit, inventez un système au moyen duquel les chefs canadiens auront une part dans les places d’honneur ou de profit que vous n’avez distribuées jusqu’à présent qu’à vos nationaux, et vous les rendrez presque tous souples et dociles. »

Eh bien, Messieurs, ce conseil a été suivi, et maintenant je vous invite à désigner ceux de nos hommes politiques de 1837 que le gouffre de la corruption n’a pas engloutis. De tous ceux qui alors voulaient sincèrement l’indépendance du Canada et sont encore dans la vie publique, un seul est resté fidèle à son devoir d’enfant du sol, tous les autres sont passés à l’ennemi.

Malgré ce malheur, Messieurs, ne désespérons de rien. J’espère vous faire voir que notre position actuelle est mille fois plus favorable que nous n’avons jamais osé l’espérer. N’agissons pas comme ces lutteurs sans énergie que le premier obstacle rebute. Ayons foi en l’avenir, mais ayons foi surtout en nos propres convictions.

Le temps approche, Messieurs, où la providence adressera au peuple de ce pays cette vivifiante parole qu’elle adressait, il y a dix-huit siècles à un homme, et qu’elle a adressée depuis à tant de nations, « il en est temps, levez-vous et marchez. »

Il est un fait, dans l’histoire du genre humain, qui me paraît dominer tous les autres faits : c’est que les trois quarts des guerres qui ont ensanglanté le monde n’ont pas eu d’autre source que l’amour de l’indépendance, n’ont pas eu d’autre cause que le désir d’être libre.

L’amour de la liberté existe au même degré chez les masses que chez l’individu. Un despotisme adroit ou brutal peut quelquefois endormir momentanément ou comprimer ce sentiment chez elles, mais il ne le détruit jamais. Toute société politique comprend d’instinct qu’elle ne peut se développer pleinement, ni arriver au but auquel tend sans cesse l’humanité, que si aucune cause extérieure ne gêne son mouvement et son action.

Et puis s’il est quelque chose que l’histoire démontre invinciblement, c’est qu’un peuple qui ne jouit pas de son indépendance ne jouit pas non plus de toute son énergie morale : c’est qu’un peuple que les vicissitudes politiques font passer sous le joug d’un autre peuple, perd de ce moment, l’esprit de progrès qui avait pu exister chez lui et tombe dans l’apathie et la torpeur. Le sentiment national s’éteint chez les individus ; les petites ambitions, les jalousies locales, les prétentions personnelles se font jour de tous côtés ; l’esprit national fait place à l’esprit d’intrigue ; les factions se dessinent, se multiplient ; le peuple use le peu d’énergie qui lui reste dans de mesquines querelles individuelles ; toute politique d’ensemble disparaît rapidement, et conséquemment le progrès moral s’arrête et meurt.

Voyez les États-Unis ! N’est-ce pas de la conquête de leur liberté que date leur merveilleuse prospérité et leur progression si rapide qu’elle est sans exemple dans le monde ?

Voyez la France ! Voyez l’Angleterre ! N’est-ce pas de la chute de l’absolutisme que date chez elles le vrai progrès social ; celui qui a fait de celle-là la tête pensante et de celle-ci la tête agissante de l’Europe ?

Voyez d’un autre côté, l’Italie ! Du moment que les papes cessent de faire cause commune avec les peuples ; du moment que les républiques Italiennes sont dévorées par l’absolutisme ultramontain, devenu l’allié du despotisme Allemand, l’intelligence de la mère des nations modernes décline : la splendeur italienne s’affaiblit graduellement et disparaît en moins d’un demi-siècle : le génie des arts ; celui des découvertes scientifiques tombent dans un état presque complet d’engourdissement, et jettent à peine, à de longs intervalles, quelques lueurs passagères : l’esprit national se localise et la liberté politique disparaissant, l’indépendance individuelle et le patriotisme n’existent plus. Il n’est pas même jusqu’à la bravoure nationale qui ne soit profondément altérée ; et sans l’invasion française sous le directoire, qui a ouvert aux idées modernes ce beau pays que l’esprit clérical leur avait fermé, l’Italie n’aurait peut-être pas encore donné les signes ou plutôt les preuves de résurrection sociale et politique qui lui ont valu, depuis un demi-siècle, les foudres terribles du Vatican, (j’espère qu’on ne m’accusera pas de les traiter avec trop peu de respect) et qui en dernier lieu, par le plus inexplicable faux pas politique, ont fait déborder sur elle la mitraille française, dirigée par un gouvernement républicain contre une nation qui gémit depuis trois siècles sous les étreintes d’une tyrannie tantôt brutale, tantôt hypocrite !

Voyez l’Irlande, cet effroyable holocauste du fanatisme protestant ! ce stigmate ineffaçable devant lequel se voile toute la gloire Anglaise ! Conquise et écrasée sous le plus atroce despotisme que l’histoire ait jamais offert aux malédictions du genre humain, où en est-elle aujourd’hui ? Des milliers de malheureux, les esclaves blancs du dix-neuvième siècle, et qui en sont réduits à envier le sort des esclaves noirs de l’Amérique, y sont, chaque année, moissonnés par la faim ! ! et néanmoins, un tiers de la surface de ce pays, le plus peuplé de l’Europe eu égard à son étendue, est encore inculte ! !

Maintenant voyez l’Écosse, qui elle aussi a été conquise et brutalement tyrannisée pendant la dernière moitié du dix-septième siècle. Au commencement du dix-huitième elle consent à sa réunion à l’Angleterre et recouvre à peu près la plénitude de ses droits politiques. Eh bien en moins d’un quart de siècle elle regagne presque tout le terrain qu’elle avait perdu pendant son asservissement ; son génie national reprend l’essor ; l’activité sociale s’y vivifie, s’y déploie comme par enchantement, et aujourd’hui, soit sous le rapport scientifique, soit sous le rapport industriel, elle n’est nullement inférieure à l’Angleterre.

Voyez enfin, Messieurs notre propre pays, le Canada. S’il eut été annexé aux États-Unis en 1815, la majorité de sa population serait-elle encore incapable de lire ou d’écrire ? Un sénat de notre choix aurait-il jamais dévoré la honte du rejet d’un bill d’écoles, infamie dont le conseil législatif de 1834 s’est chargé par ordre supérieur ?

Verriez-vous aujourd’hui le crédit public disparu ;[1] le commerce à peu près anéanti ; la propriété discréditée au point qu’elle n’a plus, pour ainsi dire, qu’une pure valeur de convention ? Verriez-vous l’activité sociale endormie parce qu’elle n’a pas d’objet ; parce que de quelque côté qu’elle se retourne, elle ne fait que se heurter à des prohibitions, à des entraves, à des difficultés de toutes sortes, accompagnements éternels et inévitables de l’état colonial ? Verriez-vous l’industrie dans un véritable état d’enfance parce que les capitaux sont introuvables ? Et pourquoi le sont-ils sinon parce que les débouchés n’existent pas ?

Verriez-vous nos immenses voies de navigation intérieure devenues inutiles, et produire à peine le quart de l’intérêt des sommes exhorbitantes qu’elles ont coûtées ? Auriez-vous vu la langue française bannie pendant dix années de l’enceinte législative, par un article de la constitution ; réintégrée en 1848, et proscrite de nouveau, cette année, par le fait de la translation du siège du gouvernement dans une ville exclusivement anglaise ? Qui est responsable de cette proscription de fait de notre langue ? Ceux qui, pouvant l’empêcher, l’ont librement acceptée : ceux-là même qui se récriaient si fort contre l’élection de Sir Allan McNab à la présidence de l’Assemblée, parce que, disaient-ils, nommer président de l’Assemblée un homme auquel la langue française n’était pas familière, c’était la proscrire !  !

Auriez-vous été témoins de l’imposition, sur le Bas-Canada, d’une dette de £3,000,000 sterling, à la création de laquelle il n’a jamais consenti ? Loin de là ; on ne l’avait pas seulement jugé digne d’être consulté ?

Le Bas-Canada n’aurait certes pas, sous des institutions démocratiques, été sacrifié à une sale intrigue d’agiotage, imaginée et consommée au profit de la maison Baring par cet habile Macaire politique, sir Poulett Thompson, qu’on a fait baron pour le récompenser d’un vol national commis à notre préjudice.

Enfin, Messieurs, si nous eussions été annexés aux États-Unis en 1815, vous ne verriez pas aujourd’hui le Clergé faire la propagande absolutiste ; anathématiser le libéralisme ; et lancer ses maigres ferrailleurs, désolantes médiocrités que les éclairs de génie ne tourmentent guères, sur ceux qui ont le malheur de trouver que les papes sont devenus un peu plus aristocrates que ne le comporte la formule « serviteur des serviteurs de Dieu. »

De tout ce que je viens de dire, Messieurs, il résulte que le droit naturel et le droit politique sont également violés à l’égard du Bas-Canada : le droit naturel, par le seul fait que nous sommes sous la dépendance d’un autre peuple ; le droit politique parce que l’on nous a taxés sans notre consentement ; parce que l’on a décrété l’infériorité politique du Bas-Canada en lui donnant une représentation moindre relativement à sa population, que celle du Haut-Canada ; parce qu’aujourd’hui même, cette prétendue réhabilitation de la langue française, dont quelques vanités du jour se sont targuées, avec tant de complaisance est une pure moquerie, puisqu’une loi dont l’original est écrit en français doit être traduite afin que l’anglais devienne l’original, et le français la copie. [2]

Cela n’empêche pas néanmoins qu’il n’existe parmi nous des gens qui prétendent que le Canada jouit de la plus grande somme de liberté possible, qu’il jouit du droit de se gouverner lui-même dans toute sa plénitude. Vous avez vu des journaux imprimés en français afficher l’ignorance au point d’affirmer que comme colons Anglais, nous jouissions d’une souveraineté réelle, pendant que comme citoyens Américains nous ne jouirions que d’une souveraineté nominale ! Vous avez vu un journal français donner en faveur de la connexion britannique cette profonde et irréfutable raison « que le Canada ne devrait pas se détacher d’un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ! ! » Ainsi Messieurs d’après cet habile rédacteur, la Pologne doit bien chérir la Russie, car le soleil se couche encore moins sur l’empire Russe que sur l’empire Anglais ! Enfin vous avez vu le même journal conseiller au pays de souffrir sans mot dire, toutes les avanies qu’on lui a faites, parce que de tous les côtés les plus terribles ennemis sont prêts à fondre sur lui ! Au sud les américains, au nord, les glaces éternelles du pôle, (textuel), ennemis d’une nouvelle espèce auxquels personne n’avait encore songé !  !

Voilà Messieurs les énormités dont les feuilles connexionnistes fourmillent ! Voilà les inconcevables platitudes en échange desquelles l’exécutif colonial prodigue ses faveurs et son patronage !  ! Et l’on ne voit pas qu’une cause qui en est réduite à employer de tels arguments est une cause évidemment mauvaise, évidemment perdue !  !

Il est, pour les peuples, une chose bien plus dangereuse encore que la tyrannie, que les lois exceptionnelles : c’est leur acceptation sans protêt, sans opposition, sans remontrance. Mais ce qu’il y a de plus triste, de plus profondément décourageant, c’est lorsqu’un peuple a été insulté, humilié dans ses affections, dans ses sentiments, dans ses souvenirs ; lorsqu’il a été opprimé, menacé dans son existence par l’imposition forcée d’institutions qui, sous une apparence de libéralité, cachent le plus dangereux de tous les despotismes, celui qui sait s’entourer de formes douces ou séduisantes pour se faire accepter ; ce qu’il y a, dis-je, de plus triste, c’est de voir la portion la plus éclairée de ce peuple admirer naïvement ce qu’on lui a donné ; se courber servilement sous le joug, en se félicitant de ce qu’on lui ait enfin rendu justice ; élever jusqu’aux nues la puissance et la sagesse du despote, et se croire libre et maîtresse de son avenir parce qu’on lui a laissé un semblant de libre arbitre, un simulacre d’action propre, dans un cercle infiniment restreint et limité.

Voilà précisément, Messieurs, ce que notre pays a eu le malheur de faire. L’Angleterre nous a dit : « Vous allez dorénavant vous gouverner vous-mêmes, mais c’est à condition que je retiendrai une liste civile permanente ; que l’élection de vos représentants dépendra de leur fortune territoriale ; que les lois que vos chambres auront passées, et qui auront reçu la sanction de l’exécutif colonial, pourront pendant deux ans encore, être rescindées par l’exécutif métropolitain ; que le gouverneur pourra, selon son bon plaisir, réserver pour la sanction royale, toutes les lois, de quelque nature qu’elles soient, qui auront été passées même à l’unanimité des deux chambres ; que le quorum de la Chambre d’Assemblée ne sera formé que du quart de ses membres ; que le Bas-Canada paiera une dette qu’il n’a pas contractée ! » Or, toutes ces restrictions avaient évidemment l’effet de rendre à peu près inutile la prétendue réforme qu’on avait octroyée au pays. Le gouvernement restait trop fort parce qu’il gardait, pour ne pas rendre illusoire, à son gré, ce dont, en apparence, il se désaisissait. La permanence de la liste civile détruisait le contrôle, sapait la responsabilité ; et la privation de l’initiative faisait de la législature une simple machine à voter : la réduisait au rôle tout-à-fait subordonné d’un parlement de monarchie absolue. Tout cela n’a pas empêché, messieurs toute la Chambre d’Assemblée de répondre à l’Angleterre, il y a deux ans : « Vous êtes un gouvernement juste et fort. »

Nous avons accepté l’injustice avec une bonne grâce sans égale ! Nous avons accueilli l’oppression avec des protestations de reconnaissance ! Nous avons subi l’insulte avec des remerciements ! On nous a souffletés, et nous avons humblement avoué que nous avions mérité davantage !

En présence de ces faits, dont les uns existent encore, et dont les autres sont si vivants dans nos souvenirs, on nous dit : « Vous avez liberté pleine et entière de vous gouverner vous-mêmes ; vous êtes le peuple le plus libre qui soit au monde ! ! »

Eh bien, voilà comment se résume la liberté dont nous jouissons. Le ministère ne peut proposer aucune loi sans le consentement du gouverneur : les membres de l’Assemblée ne peuvent proposer aucune mesure qui comporte de près ou de loin un emploi d’argent : ils ne peuvent même proposer aucune loi d’un intérêt général, sans que le ministère ne les prie de la retirer : le gouverneur peut seul suspendre, nullifier ou rejeter tout ce qu’ils font, et n’est soumis à aucun contrôle local : c’est donc le gouverneur qui exerce réellement le pouvoir ; et l’autorité de la chambre est autant subordonnée à la sienne que la volonté ou les désirs du peuple du pays l’ont toujours été aux caprices ou à l’ignorance des commis du bureau colonial.

Vous vous rappelez sans doute, Messieurs, qu’il y a deux ans, une association de commerce fut incorporée, par notre législature, sous le nom de Banque des Marchands, mais que la loi fut réservée pour la sanction du bureau colonial. Pour des raisons qui sont restées inconnues, cette sanction ne fut donnée que dix-huit mois après la passation de la loi, et près de deux ans, par conséquent, après la demande d’incorporation. Or on ne pouvait guère espérer que les capitalistes qui voulaient fonder cette banque garderaient leurs capitaux en coffre pendant un aussi long espace de temps. On devait savoir qu’en reculant autant l’époque de la sanction on empêchait la fondation d’un pareil établissement ; car, en Canada, l’homme qui peut un jour disposer de mille louis est très souvent obligé d’en emprunter vingt-cinq le lendemain. On ne s’est pas plus pressé, pour tout cela, de sanctionner la loi, et elle n’a été proclamée, dans le pays, que dix-neuf mois après sa passation par nos chambres.

Il va sans dire qu’alors les capitaux qui devaient servir à fonder cette banque n’étaient plus disponibles, car la crise monétaire était devenue alarmante, et le commerce perdit les avantages qu’il devait nécessairement en retirer. Et néanmoins on vous dit tous les jours que vous êtes véritablement indépendants et que l’Angleterre a cessé d’intervenir dans vos affaires locales !

Mais voici un autre fait plus étrange encore.

Depuis un grand nombre d’années, le manque absolu d’approvisionnement d’eau pour la ville de Québec était vivement senti. Sans parler des terribles désastres des Faubourgs St.-Jean et St.-Roch, qu’aucune puissance humaine n’aurait pu empêcher, il y avait eu, dans Québec, plusieurs incendies qu’on eût facilement maîtrisés s’il n’eût pas été si difficile de se procurer de l’eau en quantité suffisante.

Il y a trois ans, une association se forma dans le but de pourvoir à l’approvisionnement de la ville. C’était, à Québec plus que partout ailleurs, une mesure d’urgence. Eh bien, la loi passe dans les deux chambres, mais on la réserve pour la sanction métropolitaine. Les citoyens de Québec ne pouvaient pas même boire d’eau ni éteindre le feu sans l’intervention de Sa Majesté !! Qu’est-il arrivé ? La sanction n’a été donnée que huit mois après la passation de la loi, les actionnaires ont perdu l’intérêt de plus d’une année sur leur capital ; le grand incendie de l’année dernière n’a pu être maîtrisé, faute d’eau ; et tout cela parce que cette malheureuse griffe du bureau colonial est toujours là, prête à tout saisir, à tout raturer, à tout entraver !

Néanmoins on vous affirme que ce pays est le plus libre qui soit au monde et que l’Angleterre ne se mêle en rien de nos affaires locales !!

Y a-t-il jamais eu une seule entreprise industrielle, une seule charte d’incorporation, dont la loi organique n’ait pas été réservée à l’approbation du ministère des colonies ? Les retards inévitables causés par cette inutile et ridicule intervention, ont quelquefois causé des pertes sérieuses, ont détourné des capitaux considérables que leurs possesseurs lançaient dans d’autres voies afin de ne pas les laisser si longtemps inactifs.

Eh ! bien, plus ces faits sont convainquants, plus on nous crie que nous nous gouvernons nous-mêmes et qu’aucune intervention étrangère n’entrave nos efforts.

Pouvons-nous rompre l’Union, modifier le moins du monde le plus insignifiant détail de l’acte d’union, faire une législation tant soit peu efficace, imposer le moindre droit d’entrée sur quoique ce soit sans l’assentiment du bureau colonial ? Non sans doute, et pourtant on nous affirme, avec cet entêtement particulier à la sottise, que le Canada est plus libre que les États-Unis !

Avons-nous le droit de désigner la capitale du pays ? Avons-nous le droit de décider que la législature s’assemblera dans telle ville plutôt que dans telle autre ? Non MM : au gouverneur seul est dévolu ce privilège ! C’est la prérogative de la couronne ! reste de droit divin, reste d’absolutisme, reste de barbarie !

Aussi, Messieurs, le gouverneur nous a enlevé le siège du gouvernement parce que son administration n’avait pas pu, avec deux régiments cantonnés dans la ville, contrôler ni réprimer une centaine de misérables. Il est vrai que sous quelques rapports, nous y avons peut-être gagné quelque chose ! ainsi la sécurité publique est bien plus complète depuis que l’autorité s’est éclipsée d’au milieu de nous ! Il est vrai de dire que nous courons beaucoup moins le risque d’être pillés ou assassinés depuis que le gouvernement est à cent-cinquante lieues de nous qu’alors que nous l’avions à nos portes : mais là n’est pas la question ! Le gouverneur a enlevé le siège du gouvernement de Montréal, et le pays n’a rien à dire ! Le gouverneur est donc tout, et le pays rien ! Eh bien on nous affirme que nous jouissons de la plénitude de la souveraineté !

— Mais, en Angleterre la reine peut convoquer le Parlement ailleurs qu’à Londres.

— En théorie, oui ; mais en pratique, non, elle ne l’oserait pas. En Canada on l’ose parce qu’on sait bien que le bureau colonial peut se moquer de l’opinion publique !

L’habitant de l’Angleterre ou de l’Écosse, qui veut bien, se contenter du titre de sujet anglais, est en réalité citoyen anglais puisque par les communes, il contrôle le pouvoir exécutif. Mais ici sommes-nous des citoyens anglais, quand nous n’avons pas le moindre contrôle sur le bureau colonial ; quand le gouvernement métropolitain fait et défait nos institutions sans nous consulter ? Non, sans doute et il me semble qu’on nous fait sentir assez souvent, et assez amèrement que de nom et de fait, nous ne sommes rien de plus que les sujets, que la propriété politique de l’Angleterre.

Nous formons partie intégrante de l’empire anglais, dit-on ! Oui, comme peuple conquis, mais nullement comme peuple frère ! Le peuple, anglais est maître chez lui et ici ; quant au peuple du Canada, il n’est seulement pas maître chez lui !

Un citoyen anglais qui vient demeurer en Canada n’abdique-t-il pas sa souveraineté ? Une fois ici, n’est-il pas considéré comme indigne d’élire un membre pour les communes ? N’est-il pas considéré comme indigne de contrôler l’exécutif de la métropole ? N’est-il pas gouverné par le même exécutif qu’il aurait le droit de contrôler s’il était en Angleterre ? Là il peut être redoutable même au ministère, mais une fois ici, le dernier commis du bureau colonial a plus d’influence que lui.

En Angleterre le roi ne peut rien contre la volonté de la nation, parce que c’est elle qui, en définitive, est souveraine ! Ici le gouverneur peut tout oser, parce qu’il représente le souverain, qui est le peuple anglais. Qu’aurions-nous pu faire à Lord Sydenham, par exemple, quand il a si outrageusement violé nos franchises électorales au moyen des £20,000 qu’il a pris à même le revenu des biens des Jésuites pour faire des largesses aux assommeurs de 1840 ?

L’assertion que nous sommes le peuple le plus libre du monde n’a donc pu être faite que par des hommes payés pour étouffer le cri de leur conscience ; payés pour tromper ; payés pour mentir ! ! Rien ne prouve avec autant d’évidence combien le despotisme dégrade vite, sûrement, sans ressources, ceux qui ne sont pas constamment sur le qui vive ! ceux qui ne redoutent pas instinctivement tout ce qui vient d’une main longtemps ennemie, souvent astucieuse.

Permettez-moi, Messieurs, de vous faire part des remarques que faisait à la Chambre des Communes le 8 de février dernier, un du très petit nombre d’hommes honnêtes qui ont toujours défendu ce pays contre l’oppression, Sir William Molesworth.

« À qui, dit-il, à qui, dans la pratique, le pouvoir de désapprouver les actes des législatures coloniales est-il dévolu ? Aux chefs du ministère des colonies ; administrateurs absents ; vivant à plusieurs milliers de milles de distance ; qui ne connaissent pas les besoins de la colonie ; qui n’y ont aucun intérêt ; qui sont obligés de s’en rapporter à des informations incomplètes et de seconde main ; qui sont grossièrement ignorants, et pis qu’ignorants, car les informations qu’ils obtiennent sur les questions coloniales sont presque toujours fausses et erronées.

« Ces chefs du bureau colonial sont responsables au parlement dit-on ; mais cette responsabilité est une farce complète, car le Parlement n’a nullement le temps de se mêler d’affaires coloniales, et même, s’il l’avait, il ne pourrait pas obtenir, sur les colonies, de renseignements exacts et impartiaux.

« Le gouvernement actuel des colonies est donc le gouvernement par le mal renseigné, responsable à celui qui ignore.

« La politique coloniale rationnelle consiste à croire que, dans les colonies, on a autant de bon sens qu’ici ; qu’on y connaît les matières locales et les besoins généraux mieux que nous ; qu’on y peut les régler et administrer mieux que nous ; et que, par conséquent, on ne doit d’ici exercer aucun contrôle sur leurs affaires locales. »

Ainsi, Messieurs, sir William Molesworth déclare honnêtement qu’en fait d’administration coloniale, la responsabilité du ministre des colonies au Parlement impérial est une pure farce ! Or si la responsabilité est une farce là bas, je voudrais bien savoir comment la définir ici ? Qu’on nous dise donc ce que signifie un gouvernement responsable dont le chef, celui qui seul, peut nullifier tout ce qui se fait ici, ne doit rendre compte de ses actes qu’au bureau colonial qui en fait n’est responsable à personne ! Eh bien, nous avons des hommes bien plus instruits, sans doute, bien plus profonds politiques, bien meilleurs logiciens, bien plus honnêtes probablement, que sir William Molesworth, qui affirment sans rire, que la responsabilité gouvernementale est très réelle en Canada ; que loin d’y être une duperie, elle y existe dans toute sa plénitude ; et que ceux qui prennent la liberté de s’en moquer sont des démagogues.

En vérité, messieurs, cela ferait réfléchir, si l’on ne savait pas que ceux qui nous adressent cette épithète, sont précisément les mêmes penseurs qui mettent les glaces éternelles du pôle Nord au rang de nos plus dangereux ennemis politiques. Nous trouvons dans ce fait, de quoi nous consoler du reproche !

Voilà donc le gouvernement responsable assimilé, par un homme qui n’est certes pas suspect, au gouvernement despotique russe, puisqu’il est sans contrôle, puisque la responsabilité du ministre des colonies au Parlement impérial est purement théorique ! Vous verrez pourtant qu’on n’en continuera pas moins à affirmer que le Canada est plus libre que les États-Unis. Cela prouve qu’en général ceux qui défendent le pouvoir n’ont guère de convictions que celles que leur estomac leur suggère. Ils ont un os à ronger, ils le défendent, c’est tout simple ; ne reprochons pas au diable de n’avoir pas de vertu.

Passons maintenant à un autre homme d’état anglais.

Le 3 juin 1846, M. Gladstone écrivait dans une dépêche au gouverneur du Canada ; « Si les rapports, entre l’Angleterre et le Canada consistent dorénavant dans un échange de charges et non d’avantages réciproques, cela prouverait que leur connexion a atteint, ou est sur le point d’atteindre LE TERME LÉGITIME de son existence. »

Voilà Messieurs, la grande question du jour décidée d’avance par une autorité officielle, car quand M. Gladstone affirmait qu’il y avait un terme légitime à l’existence de la connexion du Canada avec l’Angleterre, il était ministre !

Voilà donc la loyauté mise au rang des utopies par un ministre d’Angleterre ! Voilà l’aveu que la violation du droit naturel qui est nécessairement pratiquée à l’égard d’une colonie, ne peut être compensée que par une protection éclairée de la part de la métropole : que les liens qui les unissent ne peuvent être rien autre chose que l’intérêt des deux parties ! voilà l’aveu qu’une colonie peut réclamer son indépendance du moment que la connexion avec la métropole lui devient onéreuse. Nous n’avions pas besoin de cet aveu pour que notre droit existât dans toute sa plénitude, mais c’est toujours un grand point de gagné que la reconnaissance explicite d’un droit par celui qui a tout à la fois intérêt et mission de le contester.

Il est d’une grande importance pour nous qu’un ministre de la métropole ait broyé d’avance tous les pitoyables raisonnements, tous les ridicules subterfuges des ministres coloniaux ; car après tout, il faut bien l’admettre, quelque choquant que cela soit pour de précieuses susceptibilités, celui-là est le régent, ceux-ci ne sont que les écoliers.

La voix de M. Gladstone, perçant subitement le concert de flagorneries officielles de notre cabinet, me fait précisément l’effet, dans le cas actuel, de ces énormes bourdons de cathédrales qui attirent seuls l’attention, dès que leur puissante vibration ébranle l’atmosphère, et domine le tintamarre de toutes les petites cloches qui les avoisinent.

L’admission faite par un membre du cabinet métropolitain qu’il existe un terme légitime à la connexion d’une colonie avec sa métropole, réduit au néant l’opinion que la discussion publique sur les avantages qu’elles retireraient mutuellement d’une séparation à l’amiable, est séditieuse de sa nature.

Elle couvre de discrédit et de honte les auteurs des récentes destitutions ; tracasseries stupides exercées contre des hommes qui ont émis précisément la même idée que M. Gladstone, savoir : que notre séparation d’avec l’Angleterre était devenue légitime puisque notre connexion avec elle nous était devenue onéreuse.

Si le but des annexionnistes du Canada est légitime, Messieurs, et personne ne le conteste il doit y avoir des moyens légitimes pour arriver à ce but ! Or la discussion publique, accompagnée de l’engagement formel de ne pas recourir à la violence est indéniablement un moyen légitime ! Eh bien, voilà ce que nos profonds publicistes du ministère ont condamné !

Nos ministres responsables, nos monarchistes constitutionnels toujours bourrés de précédents du moyen âge, toujours empêtrés dans les antiques routines de la raison d’état, comprennent si bien leur rôle d’agents du peuple, comprennent si bien le droit constitutionnel Anglais, qu’ils défendent aux citoyens de penser et de dire qu’un changement politique est devenu désirable !

Qu’on sévît contre des hommes qui tenteraient d’effectuer ce changement par des moyens directs ou indirects d’agression physique, rien que de naturel, là dedans, rien que de juste ; et les ministres manqueraient à leur devoir en restant inactifs à la suite de voies de fait ! Mais destituer des citoyens irréprochables parce qu’ils ont émis leurs idées sur les moyens les plus propres à remédier aux maux existants, que les ministres eux-mêmes admettent en partie, et malgré le fait qu’ils ont explicitement recommandé à la population, de ne recourir, pour aucune considération, à des moyens violents ; voilà ce qui est totalement inexcusable, voilà ce qui entachera à jamais la mémoire de ces politiques qui ont flétri, dans d’autres temps, des actes de despotisme précisément analogues à celui qu’ils viennent de commettre, et qui n’ont déserté les rangs libéraux qu’après avoir gravi les degrés du pouvoir ! D’après M. Gladstone, les annexionnistes ne se sont trompés ni sur la question du droit, ni sur la question d’apropos : d’après Lord John Russell, ils ne se sont pas trompés sur la question du droit, mais seulement sur celle de l’apropos ; il n’y a rien là qui comporte une violation de la constitution, car jamais une opinion erronée n’est punissable ! Or les annexionnistes se sont strictement renfermés dans le domaine de l’opinion, dans les bornes de la discussion réfléchie et consciencieuse : pas un acte répréhensible, pas une démarche douteuse, pas un semblant d’action secrète et cachée ne peut leur être reprochée ! Il n’y avait donc pas matière à destitution ! Eh bien, Messieurs : comment donc qualifier un gouvernement qui a l’air de se venger de ceux qui ont outragé les lois et l’ont fait frissonner de peur, sur ceux qui ont respecté les lois, mais sur la modération desquels il savait pouvoir compter ? En vérité, n’est-on pas tenté de croire, d’après ce qui s’est passé, ou plutôt ce qui ne s’est pas passé depuis un an, que si les annexionnistes, au lieu de se retrancher soigneusement dans les bornes de de la légalité, avaient, eux aussi, fait du brigandage à main armée, incendié les édifices publics, tenté d’assassiner le gouverneur-général ; n’est-on pas tenté, dis-je, de croire que les ministres auraient peut-être préféré leur alliance à celle qu’ils ont tacitement contractée avec le parti qui a commis toutes ces atrocités ? N’est-ce pas un fait notoire aujourd’hui, que les opposants à l’annexion sont, en premier lieu le ministère et ses fidèles, en second lieu ses plus violents ennemis de l’année dernière ?

Les destitutions sont la conséquence de cette mauvaise et absurde pratique gouvernementale toujours conservée et chérie par les ministres malhonnêtes, les gouvernements de parti qui disent, sans le croire, qu’on ne peut pas administrer les affaires publiques sans corrompre les hommes ; mais qui savent, et ne l’avouent jamais, que le patronage fait pour un ministère l’office de l’ancre de sûreté pour un vaisseau ; il l’affermit contre la tempête. Je veux parler de la nomination des fonctionnaires sous bon plaisir.

Je dis que c’est une mauvaise et absurde pratique, parce qu’elle donne au gouvernement une influence indue et toujours dangereuse, car le patronage n’a jamais servi qu’à restreindre les droits des peuples et à faire accepter l’oppression par ceux qui ne voient dans la politique qu’un moyen de gain, de fortune personnelle ; et tous le savez comme moi, Messieurs : cette espèce est toujours nombreuse.

Messieurs, ce qui s’est passé aux États-Unis depuis trois mois, peut fort bien nous servir de point de comparaison, et faire ressortir tout l’odieux de la conduite de notre gouvernent local.

La question de l’esclavage qu’on vient de traiter sérieusement chez nos voisins, y a surexcité l’opinion, alarmé les intérêts, soulevé les passions. Un petit nombre d’hommes ardents ou intéressés, auxquels l’actualité d’une question secondaire faisait perdre de vue l’ensemble de la situation politique, ont dépassé les bornes que prescrivaient tout-à-la fois la raison, le patriotisme, le sentiment de la gloire et de la grandeur nationale, et ont eu le malheur de prononcer le mot de séparation.

Vous avez vu quelle explosion d’indignation cette seule pensée a universellement soulevée ; quels magnifiques élans d’amour du pays ont retenti dans le Congrès, quelles sages et belles paroles ont été prononcées, par des hommes de toutes les nuances et de tous les partis, dans les imposantes assemblées publiques qui se sont tenues dans les grandes villes comme dans les campagnes ! Vous avez vu comme on s’y est unanimement rattaché à la question dominante, à la question-mère, à celle dans laquelle doivent se résumer et se fondre toutes les autres questions, celle de l’unité nationale : vous avez vu le glorieux et formel démenti donné par un grand peuple aux prévisions, aux espérances des ennemis de la démocratie, ainsi qu’aux illusions de nos connexionistes ministériels, qui chantaient déjà victoire, et regardaient la scission entre le Nord et le Sud comme inévitable ; car c’est une chose très remarquable, Messieurs, que dans tous les pays, les hommes achetés par le pouvoir ou dominés par le désir de l’être, soient toujours si heureux de voir les institutions démocratiques courir le risque d’éprouver quelques échecs, ou les principes démocratiques subir de légères atteintes des passions ou de la légèreté des hommes ! Cela prouve peut-être, Messieurs, qu’entre le libéralisme honnête et le ministérialisme il y a précisément la même différence qu’entre la vertu et l’hypocrisie.

Mais ce que vous n’avez pas vu, Messieurs, c’est l’intervention indue des différents gouvernements des États-Unis dans les matières qui ne sortent pas du domaine de l’opinion ! ce que vous n’avez pas vu c’est la déclaration, par les journaux officiels, que soit le gouvernement fédéral, soit les gouvernements particuliers eussent le droit de prescrire aux citoyens leurs opinions, ou celui de les punir pour les avoir publiquement exprimées ! Ce que vous n’avez pas vu, c’est la proscription de la pensée individuelle quand elle ne concordait pas avec celle des hommes au pouvoir ! ce que vous n’avez pas vu, c’est la répression violente, dans des vues de parti, ou dans l’intérêt d’une coterie, du cri de la conscience publique ; de l’expression franche et modérée des besoins généraux de tout un peuple ! ce que vous n’avez pas vu surtout c’est l’anathème ministériel lancé sur une pensée de nationalité !

Enfin vous avez vu le Président des États-Unis déclarer qu’il sacrifierait sa vie pour le maintien de l’unité nationale, mais vous ne l’avez pas vu maltraiter celui qui commettait l’erreur de jugement de croire sa dissolution nécessaire ou inévitable !

Cela, vient, Messieurs, de ce qu’aux États-Unis, le pouvoir sait qu’il n’est rien par lui-même, qu’il n’a que des devoirs à remplir et non des droits à exercer ; que l’autorité dont il est revêtu n’est strictement qu’un dépôt dont il doit compte au peuple qui le lui a confié ! Cela vient de ce qu’aux États-Unis les hommes constitués en autorité savent parfaitement qu’ils sont peuples aussi, qu’ils n’ont pas d’autres intérêts à défendre que ceux du peuple qui les a nommés, et que, là, on ne voit pas, comme dans les pays de monarchie tempérée, cette fiction, cette anomalie de deux pouvoirs incessamment en contact, perpétuellement en lutte, dont l’un, celui qui n’a aucuns droits, la couronne, s’arroge toutes les prérogatives inventées par l’esprit de caste, et dont l’autre, celui qui seul a des droits, seul possède la plénitude de la souveraineté, le pays, est toujours effacé et le plus souvent opprimé par le premier.

Eh bien, Messieurs, ne vous semble-t-il pas, quand aux États-Unis, dans un moment de crise, alors qu’il ne s’agissait de rien moins, pour quelques individus, que de scinder en deux parts une nationalité strictement homogène, la plus belle des nationalités modernes, on n’a pas seulement pensé à réprimer l’expression d’opinions exagérées ; ne vous semble-t-il pas, dis-je, qu’il a fallu être ou bien despote, ou bien servile, ou bien borné pour trouver mauvais que, dans une colonie, on exprimât une simple opinion sur l’éventualité, ou si l’on veut sur la nécessité d’une séparation pacifique et amiable d’avec la métropole ? Ne vous semble-t-il pas qu’il a fallu être parfaitement étranger à toute notion de droit colonial, pour déclarer indignes de la confiance publique ceux qui ont dit ici ce que M. Gladstone, ce que Sir Robert Peel, ce que Lord Brougham, ce que Lord Grey, ce que Lord John Russell ont dit là bas ?

Non Messieurs, il n’y avait pas là, compréhension de ses devoirs, de sa mission, de la situation politique, de la marche ordinaire des événements qui sont le résultat nécessaire d’un besoin social ou d’un mauvais système ? Il n’y avait pas là compréhension des droits des peuples non plus que des droits de l’individu !

Mais d’un autre côté, il n’est nullement étonnant que les ministres qui ont pu s’imaginer, le printemps dernier, que laisser le champ libre à l’émeute c’était » montrer du jugement, » n’aient pas fait preuve du simple bon-sens ordinaire, à la vue du mouvement annexionniste.

Aussi les seules conclusions qu’on puisse tirer de ce reniement de principes, de cet abandon réfléchi de ses convictions passées, (si toutefois on a jamais eu des convictions, ce qui n’est pas sûr) c’est que le système politique actuel est radicalement dangereux et corrupteur ! c’est que l’octroi de ce gouvernement responsable dont un Sydenham a été le père, n’a pas eu d’autre résultat que de dégrader les intelligences et de gangrener les cœurs ! c’est qu’il est pleinement démontré que sous l’ordre de choses actuel on ne peut pas être à la fois ministre et libéral sincère et éclairé ! c’est que ce systême est la négation de la démocratie et que les hommes qui peuvent encore se prêter à le faire fonctionner n’ont pas plus le sentiment de la dignité nationale et celui de l’indépendance individuelle, que celui du respect de soi-même.

À ces hommes, Messieurs, M. Victor Hugo dirait, dans son poétique et admirable langage : « Vous êtes les parasites du libéralisme ! Vous êtes la maladie de la liberté ! »

Mais, nous dit-on, il n’y a pas de précédent à votre demande !… ce que vous voulez faire ne s’est jamais fait encore ! il n’y a pas d’exemple d’une séparation paisible entre deux peuples dont l’un était soumis à l’autre ! Votre démarche est absolument nouvelle !

Cette objection, Messieurs, est celle des partisans de la routine ; celle des hommes qui renoncent à exercer leur propre jugement pour ne s’étayer que sur celui des autres : c’est celle des hommes qui ne marchent vers l’avenir qu’à reculons afin de se diriger dans leur route d’après ceux qui n’ont pu ni la voir ni l’explorer : c’est celle des hommes qui croient que la providence a jeté l’humanité dans un sentier étroit et limité, en lui disant : « Tu ne sortiras pas de là : » c’est l’objection des hommes qui sont toujours prêts à transiger avec les principes, si, par malheur, on ne les a pas bien compris, dans les siècles précédents, ou si on n’a pas entrevu deux cents ans à l’avance toutes leurs tendances, tous leurs résultats possibles ; c’est celle des intelligences paresseuses qui préfèrent de beaucoup le travail tout fait, serait-il incomplet ou inapplicable au travail à faire, serait-il seul utile, seul fécond en conséquences heureuses : c’est celle des hommes, qui veulent confondre le passé et le futur ; qui aiment à calquer l’avenir sur le présent parceque l’inconnu effraie leur imagination quinteuse et négative : c’est celle des hommes qui agissent comme si les mots hier, aujourd’hui, demain, n’avaient qu’une seule et même signification : c’est celle enfin des hommes qui voudraient que chacun des siècles que le temps laisse tomber dans sa course fut la répétition fidèle et minutieuse de tous ceux qui l’ont précédé ; celle des hommes qui craignent le progrès et voudraient enrayer les rouages du monde social afin de l’immobiliser !

Chaque âge, chaque pays a fourni son contingent de ces zélés esclaves du passé, de ces vedettes avancées de l’esprit stationnaire.

Un seul pays au monde, les États-Unis, les a de suite repoussés de son sein.

Partout vous voyez ces endormeurs de l’humanité se liguer contre tout ce qui a vie, mouvement, activité sociale ; dénoncer comme nouveauté dangereuse toute idée qui ne date pas de deux siècles ; crier à la légèreté, à l’étourderie, si quelqu’un ôse proposer un projet, indiquer un moyen qui n’ait pas été trouvé, examiné pesé, considéré retourné, approuvé enfin par les aïeux de la dixième génération.

Ce sont ces hommes qui crieraient à la profanation, au vandalisme, si l’affreux style des actes des notaires, si le barbare verbiage du style criminel Anglais étaient modernisés ; qui regretteraient qu’on leur donnât plus de précision et conséquemment de clarté, parce que, disent-ils, il y aurait moins d’uniformité dans la procédure : comme si la procédure ne pouvait pas être uniforme et écrite intelligiblement ! Ce sont ces hommes que vous voyez accomplir gravement, dans les occasions d’apparât, les cérémonies les plus ridicules des temps de servage, et qui, au milieu du salamalec obligé de l’étiquette, répètent religieusement, comme souvenirs pleins de graves enseignements, d’anciens dictons populaires ou barbares, devenus presqu’inintelligible aujourd’hui : ce sont ces hommes qui on prédit le bouleversement social lors de l’invention de l’imprimerie, qui l’ont prédit à chacune des conquêtes qu’ont faites les peuples sur le despotisme : qui l’ont prédit à la suite de quelques unes des grandes découvertes scientifiques ; qui l’ont prédit encore quand les véritables idées démocratiques, qu’ils traitaient d’utopies absurdes, sont sorties victorieuses et resplendissantes de la grande et glorieuse révolution Américaine : ce sont ces hommes pour qui l’assainissement des villes n’était pas nécessaire vu que leurs pères avaient vécu sans air, sans espace, sans soleil ! ce sont ces hommes pour qui la demande d’un lit séparé pour chaque malade dans les hôpitaux était une preuve que l’amour des nouveautés allait troubler le repos du monde : ce sont ces hommes pour qui l’abolition des lettres de cachet était une concession inutile et dangereuse à faire aux manants ; pour qui la publicité de la procédure était la destruction de la justice ; pour qui la vapeur allait être un fléau, les chemins de fer un malheur ; pour qui le magnétisme est aujourd’hui un danger social !

Eh ! bien ces hommes qui opposent tout et voudraient tout contrôler afin que rien ne pût se mouvoir autour d’eux, que sont-ils autre chose que les traînards des générations modernes ?

De tous les pays civilisés, Messieurs, celui qui en renferme le plus grand nombre ; celui où ils ont le plus de puissance ; celui qui, sous ce rapport, et par la plus fatale coïncidence, a été le plus maltraité par la providence, c’est sans contredit l’Italie.

Une malheureuse expérience vous prouve que le Canada est lui aussi fortement attaqué de cette plaie sociale ! il voit parmi ses enfants un bien grand nombre de ces esprits négatifs qui se constituent dans le mouvement politique, les arcs-boutants de la réaction !

Tous ces hommes abhorrent l’annexion parce qu’ils sont naturellement ennemis de tout changement quelconque ; parce qu’ils voient des dangers partout et dans tout ce qui ne vient pas d’eux : parce qu’ils se sont toujours laissés dominer par ces pitoyables déclamateurs de collèges qui ne savent voir dans les peuples que des volcans animés toujours en ébullition : parce qu’ils voient clairement qu’un ordre nouveau d’idées générales va surgir d’une pareille transition : parce qu’ils ne peuvent soutenir l’idée de voir le Canada emporté dans l’orbite immense de la constellation américaine : parce qu’ils voient la démocratie s’avancer irrésistiblement avec son cortège ordinaire, l’industrie, le patriotisme, la prospérité générale, le perfectionnement social, la liberté politique, le sentiment de la dignité nationale ou personnelle ; parce qu’enfin ils voient en dernier résultat la destruction des abus dont ils profitent et la mort éternelle de ce système de duperie et d’immoralité qu’on a appelé le gouvernement responsable.

On nous dit qu’il n’y a pas d’exemple d’une séparation pacifique et réciproquement volontaire entre deux peuples dont l’un était soumis à l’autre ! Et pourquoi cela, Messieurs, sinon parce que le droit naturel n’avait jamais été clairement compris ni défini avant les révolutions Américaine et Française ; sinon parce qu’à peine a-t-il commencé, même aujourd’hui, à recevoir la consécration de l’opinion publique ; sinon parce que de tout temps la tyrannie a été intraitable, aveugle, inepte ? Essayez donc de raisonner avec le despotisme : il se réfugie de suite dans le droit divin. Et qu’est-ce que le droit divin tel qu’il est entendu et pratiqué aujourd’hui par les rois absolus de l’Europe ? C’est, en fait, Messieurs, la négation du droit, la négation du libre arbitre, la négation de la morale, la négation de la justice, la négation de la vérité ; c’est donc, en dernière analyse, la négation de Dieu.

Notre demande est nouvelle ! c’est possible ! mais cela ne prouve nullement qu’elle soit intempestive, imprudente, séditieuse, punissable ! Il a été un temps aussi ou la demande de l’Émancipation des catholiques était nouvelle ; cela n’a pas empêché que cette mesure ne soit devenue loi de l’Empire.

Tout ce que cette demande prouve, c’est qu’il s’est opéré un grand progrès dans le dix-neuvième siècle ; c’est que le droit colonial repose aujourd’hui sur des bases plus larges, plus libérales qu’auparavant ; c’est que les gouvernants sont devenus plus tolérants, plus éclairés qu’ils ne l’étaient il y a cinquante ans ; c’est que les plaintes du faible, ses besoins, ses désirs, commencent à compter pour quelque chose ; cela prouve peut-être aussi que les nations ne sont plus regardées comme des troupeaux humains dont quelques familles peuvent se transmettre la propriété de génération en génération.

Notre demande enfin forme le premier jalon de la voie nouvelle où le dix-neuvième siècle a poussé le droit public, et je suis convaincu d’une chose, c’est que nos adversaires ne la blâment si fort que parce qu’ils y voient une preuve tangible que l’esprit réactionnaire est désormais forcé dans ses derniers retranchements.

Nos hommes du passé, voyant que très souvent le progrès politique des nations était retardé plutôt qu’accéléré par la résistance physique ; et ne pouvant s’élever jusqu’à l’idée que le Canada pût jamais devoir son indépendance à autre chose qu’une révolution, spéculaient, pour ainsi-dire, sur les passions humaines et désiraient que quelques imprudences partielles missent l’Angleterre à même d’écraser encore le pays.

Eh bien, ces hommes ont été frustrés dans leur coupable espoir, et ils hurlent de dépit aujourd’hui, parce qu’ils sont forcés de s’avouer que les annexionnistes ont été plus sensés qu’eux.

D’ailleurs, Messieurs, vous avez vu avec quelle force et quel ensemble la presse métropolitaine a fait justice de toutes les servilités de notre presse locale ! Vous avez vu comme tous les journaux Anglais ont discuté froidement, cordialement même le manifeste annexionnistes ? Un seul journal important en a contesté l’apropos, tout en admettant le droit de la colonie d’obtenir plus tard une séparation ! mais aussi le Times a dit que cette démarche devait être accueillie avec respect par les autorités ! idée trop vraie et trop nouvelle à ce qu’il paraît pour être comprise ici de tout le monde !

— Mais Lord John Russell a dit en pleine Chambre des Communes, que le cabinet ne pouvait répondre à la demande des annexionnistes que par un refus formel !

— C’est vrai, et cette réponse était parfaitement rationnelle : il ne pouvait pas dire autre chose, car voici l’expression dont il s’est servi : « Quelques personnes ont parlé de séparation. » Or a quelques personnes, le ministère ne peut pas faire autrement que de répondre par un refus, car le Parlement Impérial lui-même ne prendrait sur lui de l’accorder qu’à une majorité du peuple du pays ! Dans un cas semblable, le ministère n’a ni la mission ni le pouvoir de dire oui. Loin de là, son devoir est de dire non, car il est chargé de maintenir l’empire anglais dans le même état qu’il l’a trouvé lors de son avènement au pouvoir. Pourquoi Lord Grey, qui disait, quand il était Lord Howick, « que la connexion du Canada avec l’Angleterre devrait cesser, du moment qu’il y aurait une majorité des membres de la législature coloniale en faveur de la séparation, » pourquoi Lord Grey parait-il aujourd’hui contredire ces paroles ? C’est parce qu’aujourd’hui qu’il est ministre, il ne lui est pas loisible d’agir en tout dans le sens des opinions qu’il a pu émettre avant de l’être. Il a aujourd’hui des devoirs qu’alors il n’avait pas ! D’ailleurs il n’a pas contredit l’opinion qu’il avait émise il y a quelques années ! Il a seulement recommandé de sévir contre les individus qui violeraient la loi ; il n’y a pas de mal à cela ! Tant qu’il n’y aura que des démarches partielles, on ne peut pas s’attendre à autre chose d’un ministre ! Mais qu’une majorité du peuple du pays ou qu’une majorité de la chambre se prononce en faveur de l’annexion, vous verrez, Messieurs que le langage de Lord Grey sera bien différent de celui qu’il a tenu dans sa dépêche ! Vous verrez qu’alors la question sera de suite portée devant le Parlement Impérial ! Vous verrez tous les hommes publics de l’Angleterre et toute la presse anglaise l’accueillir avec respect, suivant l’expression du Times et adopter un point de vue moins rétréci que celui de nos connexionistes ministériels ! Vous verrez Lord John Russell dire au nom du peuple anglais. « Eh bien, puisque le temps est venu, un peu plutôt que je n’avais dit le prévoir, puisque les liens qui vous ont unis à l’Angleterre vous sont onéreux ; puisque, sous notre tutelle vous êtes devenus capables de vous gouverner vous mêmes, faites-le, Messieurs, et quand à nous, il ne nous reste qu’à nous féliciter d’avoir contribué au bonheur du monde. »

Voilà la seule signification du discours de Lord John Russell, et plaignez, Messieurs, plaignez du fond du cœur ceux qui n’ont su y voir qu’une protestation absolue contre toute tentative de séparation.

J’ai eu l’honneur, Messieurs, de vous développer les préliminaires indispensables à la discussion du mérite propre de la question qui doit dorénavant nous occuper. Pour vous faire exactement apprécier notre gouvernement responsable, j’ai exposé quelques uns de ses résultats : j’ai essayé de vous faire voir jusqu’à quel point ce système avait dominé les hommes qui ont cru pouvoir en tirer quelque chose d’utile pour le pays. Les faits que j’ai cités me paraissent prouver que loin d’avoir rien dirigé, ils ont été au contraire irrésistiblement entraînés dans une voie désastreuse pour le pays et cruellement compromettante pour eux-mêmes : J’espère bientôt avoir l’honnenr de discuter plus directement, devant vous, les immenses avantages que procurera à ce pays son annexion aux États-Unis.

C’est le seul moyen, Messieurs, qui nous reste de réorganiser efficacement une société qui se mine elle-même par l’absence d’idées communes, l’oubli des principes, le mépris du patriotisme, l’indifférence en matière de devoir.

Les institutions démocratiques des États-Unis ne sont aujourd’hui, pour le Canada que le beau idéal en fait de gouvernement : puissent-elles bientôt devenir pour lui le fait pratique !



  1. Ceci était écrit à l’époque où M. Hincks venait d’échouer dans sa tentative de réaliser un emprunt en Angleterre. Cet emprunt s’est négocié l’année dernière.
  2. Cela était vrai il y a trois ans, mais ne l’est plus maintenant. Les procédés de la Chambre se font légalement aujourd’hui dans les deux langues.