Six lectures sur l’annexion du Canada aux États-Unis/Seconde Lecture

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SECONDE LECTURE.


Il faut le reconnaître et le dire avec franchise ; il n’y a point de gouvernement constitué présentement sur la surface du globe qui offre autant de garanties, d’ordre et de stabilité que le gouvernement Américain. Pourquoi ? Parce que le but auquel visent toutes les sociétés Européennes, ce gouvernement l’a atteint ; le problème qu’elles discutent, il l’a résolu ; l’abîme au bord duquel elles s’inclinent, il l’a heureusement franchi ; les ténèbres dans lesquelles elles marchent, il les a pleinement dissipées. L’ancien monde enfin est encore une énigme dont le nouveau monde est le mot.
Gaillardet. 1845.


Messieurs de l’Institut,

Mesdames et Messieurs.


Dans un premier entretien, je m’étais renfermé dans des considérations générales sur le droit naturel ; les effets de la civilisation moderne ; l’essence du gouvernement responsable. J’avais indiqué ses résultats réels ; j’avais prouvé que les hommes les plus éminents de l’Angleterre l’envisageaient comme une duperie, une absurdité dans la pratique, une impudente farce administrative ! J’avais mis en regard les vues larges et libérales des principaux hommes d’état de l’Angleterre relativement à l’émancipation du pays, et les conceptions étroites et bornées des ministres coloniaux sur leurs propres attributions, l’étendue de leurs pouvoirs, leurs devoirs généraux, nos droits collectifs et individuels, notre état d’infériorité relative, nos désirs nos besoins, notre avenir. Enfin i’avais combattu les hommes du statu-quo, les partisans de l’immobilité intellectuelle et sociale, et j’avais indiqué les tendances réactionnaires de ce parti qui s’est déclaré content et satisfait du moment que ses principaux meneurs sont arrivés au pouvoir, et pour qui cet évènement répond de soi à tous les besoins du pays.

J’avais cru devoir m’étendre sur ces différents sujets parce qu’ils formaient, dans la question que j’ai entrepris de traiter, le point de départ le plus naturel.

Chacun de ces sujets est une des causes efficientes du mouvement politique dans lequel le pays est entré, et l’annexion du Canada aux États-Unis sera le résultat de l’action réunie de toutes ces causes.

Il m’a semblé que je ne pouvais discuter la question de l’annexion qu’après avoir reparcouru, pour ainsi-dire, la route que le pays avait suivie, pour y arriver lui-même.

J’avais en un mot traité la question au point de vue du passé ; il me reste maintenant à la traiter au point de vue de l’avenir, à l’examiner en elle-même, à la considérer sous son vrai jour. Je vais m’efforcer de la dégager des sophismes ministériels sous lesquels on a essayé de l’étouffer. Elle est d’un intérêt vital pour le pays, car dans l’annexion est certainement son avenir, et dans l’annexion seulement est sa grandeur future.

Il n’est pas un homme sensé qui n’admette l’inévitabilité de notre fusion avec les États-Unis : et en effet, que le Canada soit arrivé à ce degré de maturité et de force, à ce point de développement moral auquel les nations se sentent majeures et ne croient plus avoir besoin de tutelle, voilà ce qui n’est plus nié que par ceux-pour qui le gouvernement responsable est la manne de l’Évangile.

Ce qu’il faut au pays maintenant, c’est un associé et non un maître ! c’est le libre-arbitre politique et non la verge coloniale !

Nous n’avons pas grandi à l’ombre de la domination anglaise pour y croupir ! Il nous faut du soleil, dorénavant ; les brouillards de l’Angleterre nous étiolent !

Le Canada serait-il aussi riche, aussi prospère que les États-Unis, il lui manquera toujours quelque chose, il souffrira toujours, sans en bien apprécier la cause, peut-être ; il sera toujours travaillé par un vague sentiment d’inquiétude et de malaise, tant qu’il n’aura pas acquis son indépendance ; car l’indépendance nationale est la plus grande jouissance des peuples par cela seul que le libre-arbitre individuel est le plus bel attribut de l’humanité.

Qu’est-ce que la divinité, sinon la souveraineté absolue, la puissance sans limites, l’indépendance entière et complète ? Or, Messieurs, quel est, dans le monde, l’être qui offre, relativement, les mêmes caractères ? Quel est l’être qui, sur la terre, jouit au plus haut degré de l’indépendance réelle, qui possède une souveraineté de droit et de fait, qui broiera toujours toutes les résistances ? N’est-ce pas le peuple ?

C’est en ce sens, Messieurs, qu’il a été écrit que l’homme avait été fait à l’image de la divinité ! Et il ne faut pas chercher hors du fait de la violation de l’indépendance morale et naturelle de l’homme, l’explication de tous les cataclysmes politique qui ont bouleversé le monde, et qui ont plusieurs fois fait avancer l’humanité d’un siècle en un jour !

Plusieurs d’entre vous, Messieurs, ont déjà voyagé à l’étranger, et ont du par conséquent répondre à cette question : « De quel pays êtes-vous, Monsieur, » question sacramentelle entre voyageurs.

Eh bien, je le demande à ceux-là : ont-ils jamais ressenti beaucoup de plaisir, beaucoup de satisfaction personnelle, en répondant, « je suis Canadien ? » Leur a-t-il semblé, s’ils avaient à satisfaire la curiosité d’un Anglais, ou celle d’un Français, ou celle d’un Américain, qui comme fraction d’une nationalité, ils pussent se croire sur le même pied qu’eux ?

Pouvaient-ils mettre, dans leur réponse, cet accent indéfinissable, mais toujours parfaitement sensible, de fierté nationale ou même d’importance personnelle, qu’ils ont sans doute observé chez leurs interlocuteurs, quand, à leur tour ils leur ont posé la même question ?

Pouvaient-ils enfin, en répondant, « je suis Canadien, » se reporter mentalement aux gloires passées ou actuelles de leur patrie, et, comme le Français, l’Anglais, ou l’Américain, se flatter intérieurement de l’idée qu’ils étaient citoyens d’une des premières nations du monde ?

Non, Messieurs, à tout Canadien qui sort de son pays, cette satisfaction est refusée !

Quand nous sommes à l’étranger, nous nous sentons instinctivement rapetissés par notre condition de colons Anglais ! Nous sentons notre infériorité ! Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons nous rappelle notre état de dépendance ! Parlons-nous de notre politique coloniale, de notre administration intérieure de nos luttes de parties, de nos changements de ministères, tout cela fait à un Anglais ou à un Français l’effet d’une tempête dans un verre d’eau ! ! Celui-ci ignore complètement notre histoire, le nom de nos hommes publics, et quelquefois même jusqu’à notre position géographique ; et celui-là rit sous cape en disant : « C’est donc tout de bon que vous croyez au gouvernement responsable qu’on vous a donné ? »

Bien souvent, Messieurs, dans mes trop courts passages sur le sol de la vieille Europe, bien souvent j’ai regretté, — non pas d’être Canadien, car qui dit Canadien dit descendant de la France, et je le dis hautement, je me fais gloire de cette origine, et je l’aurais choisie, si j’avais eu à choisir — mais regretté profondément, amèrement que les partisans par état et plus encore par calcul de l’absolutisme politique aient pu assez dominer nos pères, pour leur faire repousser à main armée, à deux reprises différentes, le progrès, la prospérité, la liberté du pays ! deux fois ils n’ont eu qu’à tendre la main pour acquérir son indépendance, et deux fois ils l’ont repoussée parce qu’on a réussi à leur faire croire qu’elle serait funeste à leur langue, à leur nationalité, à leur religion, à leurs institutions, à leurs mœurs !

Oui, Messieurs, deux fois, nous avons, de propos délibéré choisi le mauvais lot ! Deux fois nous avons volontairement manqué notre avenir !

Quand quelqu’un m’a dit : « Je suis Français, » cela voulait dire pour moi : » Je suis citoyen de cette grande nation qui, sans être maîtresse du monde civilisé, a vu sa langue, comme autrefois la langue latine, acceptée, comme langue universelle, par toutes les nations civilisées, en dépit des rivalités ou des haines nationales : Je suis citoyen de cette nation qui par le nombre de grands poëtes, de grands orateurs, de grands écrivains, de grands jurisconsultes, de profonds penseurs, de savants distingués qu’elle a produits, n’a été surpassée, en fait de grandeur intellectuelle, par aucune des nations anciennes ou modernes, et les a surpassées à peu près toutes : Je suis citoyen de cette nation dont la capitale est devenue le quartier général de l’intelligence humaine ; dont la gloire artistique ne le cède qu’à celle de l’Italie, patrie des beaux-arts : Je suis citoyen de cette glorieuse nation qui a fait rayonner sur le continent Européen, les idées de liberté ; qui leur a assuré à jamais la prépondérance sur le continent Américain ; qui forme, pour ainsi-dire, la clef-de-voûte de la civilisation moderne ; qui a, dernièrement, secoué tous les trônes, ébranlé tous les despotismes, et qui les eût presque tous anéantis, si l’esprit réactionnaire n’avait pas conservé, chez elle, quelques vigoureuses racines : Je suis citoyen de cette puissante nation dont les armées ont balayé l’Europe ; dont la gloire militaire est sans rivale ; qui a rempli les quinze premières années de ce siècle de tels prodiges qu’on a peine aujourd’hui à les concevoir, et qui montre, dans ses fastes, une liste de victoires égale à celles de toutes les autres nations ensemble ! »

Et quand on m’a dit : « Je suis Anglais : » C’était comme si l’on m’eût dit : « J’appartiens à cette étonnante nation dont la marine est la plus formidable qui soit au monde ; dont les vaisseaux couvrent les océans ; dont le génie commercial étonne l’imagination ; dont l’industrie n’a de limites que celle du possible ; dont les capitaux semblent défier les chiffres ! Sa métropole est le centre commercial de l’univers ; son empire colonial est plus vaste que ne l’était l’empire Romain ! Sa gloire militaire ne le cède qu’à celle de la France, mais néanmoins, c’est elle qui, au moyen de son or et de ses flottes a tenu en échec le génie de la France et l’a empêchée de devenir la maîtresse de l’Europe. C’est elle qui a définitivement amené la chute du colosse des temps modernes, car elle seule pouvait prodiguer les milliards, et elle l’a fait ; et il lui a fallu soudoyer tous les rois de l’Europe pour leur donner du cœur. »

Et quand on m’a dit : « Je suis Américain, » ces mots résumaient pour moi les idées de grandeur politique, de splendeur nationale, de sagesse législative, de liberté dans sa vérité et sa plénitude, de progrès sans exemple dans le passé, sans bornes dans l’avenir. Cela voulait dire : « Je suis citoyen du premier peuple du monde, car chez lui l’éducation primaire est universellement répandue ; car chez lui, la presqu’universalité des citoyens exerce un contrôle éclairé sur le gouvernement ; car chez lui les électeurs ne s’achètent pas : ils étudient les affaires publiques, lisent les journaux raisonnent et se décident par eux-mêmes et avec connaissance de cause ! Ce peuple a, le premier, prouvé que la liberté pouvait être conquise sans être souillée !

« Ce peuple est le premier qui ait invinciblement démontré que la souveraineté nationale était le seul principe rationnel en fait d’organisation sociale et politique ; que dans le dogme de la souveraineté du peuple seulement il fallait voir la vérité politique, que là seulement on pouvait trouver le bon gouvernement, l’égalité aux yeux de la loi, l’abolition des privilèges, la destruction des abus, la réintégration de l’homme dans ses droits, dans ses attributs, dans sa dignité ! »

Eh bien, Messieurs, que pouvais-je, moi habitant du Canada, mettre en regard de tous ces titres de gloire ; sinon les malheurs de mon pays, mes propres regrets quant à sa faiblesse, sa nullité relative ; mes aveux quant à son état arriéré sous presque tous les rapports ?

Pouvais-je oublier que j’appartenais à un peuple qui a le triste avantage d’être une exception sur le continent Américain, où la liberté politique a pénétré partout, excepté en Canada ?

Pouvais-je oublier que mes compatriotes étaient presque les seuls habitants de l’Amérique qui ne pussent pas dire ; « Nous sommes des hommes libres ! »

Pouvais-je oublier que j’appartenais à un peuple qui n’a pas le droit de se donner le titre de nation, et qui n’a pas la force de le prendre ?

N’étais-je pas forcé de dire à ce Français, à cet Anglais, à cet Américain ? « Je dois l’admettre, mon pays est d’un siècle en arrière des vôtres ! L’état colonial l’a frappé d’immobilité ! Entouré d’obstacles, gêné par des restrictions de toute espèce, surchargé d’entraves, privé d’éducation, il est resté stationnaire sur cette terre d’Amérique où l’inertie morale semble être un paradoxe ! Jusqu’à présent, la liberté d’action a toujours été pour lui l’inconnu, la prospérité industrielle l’impossible ! Chez l’individu, la dépendance tue le génie, chez les peuples, elle amoindrit les hommes ! Plus le cercle politique est étroit, plus l’intelligence se rapetisse ! Plus le domaine des idées est borné, plus elles se localisent ! L’esprit public d’un peuple ne peut-être vivifié et agrandi que par la liberté !

« La masse entière de mes compatriotes en est encore à la langue du siècle de Louis xiv ! Le clergé et le peuple en sont encore aux notions politiques, aux croyances absolutistes du dix-septième siècle ! Dans nos collèges, hors du droit divin, il n’y a point de salut ! C’est faire un effort de caractère, c’est presque se compromettre que d’être aussi libéral que St. Thomas !

« Le peuple a bien le droit, dit-on, dans certains cas exceptionnels, de choisir ses gouvernants, mais il n’a jamais celui de faire une révolution, c’est-à-dire, de changer la forme de son gouvernement ! Une fois le corps social organisé, il ne lui reste plus qu’à se soumettre à un ordre de choses établi et conséquemment accepté par lui. Il s’est lié.

« En d’autres termes, il cesse d’être le maître, du moment qu’il en a exercé les pouvoirs, du moment qu’il a fait sentir qu’il l’était ! Il suffit qu’il ait une fois commandé pour que son droit soit détruit ! Par le fait de l’organisation du corps social, la partie devient plus que le tout, l’individu plus que la communauté, le membre plus que le corps, le gouvernail plus que le navire ! Ce ne sont pas les gouvernants qui sont responsables des révolutions, ce sont les gouvernés ! Si le délégué est injuste ou incapable, celui qui lui a donné le pouvoir doit souffrir et se taire ! Voilà le fond de notre enseignement ! Voilà comme on prépare nos enfants à l’esprit d’indépendance du citoyen ! !

« Depuis 1759, époque de la conquête du pays par cette nation dont ceux que l’on a récemment appelés NOS CHEFS paraissent porter la livrée avec tant de bonheur et d’orgueil, nous avons végété dans la torpeur, nous avons sommeillé sous la bienveillante tutelle des bienfaisants propriétaires du Canada. Nous avons toujours regardé les liens qui nous unissaient à l’Angleterre comme un décret providentiel, comme une chose sacrée à laquelle il n’était pas permis de toucher ! !

« La tentative d’unir les deux Canadas, en 1822 nous réveille enfin, et on remarque depuis un certain mouvement social ; les idées s’agrandissent ; les notions se rectifient ; le pays fait des efforts pour se préparer à un meilleur avenir, il comprend ses droits et veut les exercer ! Alors surviennent les malheurs de 1837, résultats du machiavélisme colonial ; puis les sanguinaires vengeances de 1838 : de suite, NOS CHEFS d’aujourd’hui font leur mea culpa, reconnaissent que tous les torts étaient du côté du peuple, la justice et la bonne cause du côté de la métropole : ils acceptent l’union sans mot dire, nous méritions d’être punis, et nous ne l’avions pas été suffisamment par l’exil, la déportation, les pillages organisés, les incendies, LES ÉCHAFAUDS ! ! !

« Afin de nous faire accepter la dette du Haut-Canada, on nous offre le gouvernement responsable ! Vite NOS CHEFS s’extasient d’admiration sur la générosité de cette indulgente métropole qui récompense des enfants ingrats ! Ils se casent avec empressement, se laissent salir avec des titres, sanctionnent les fourberies de Lord Sydenham, acceptent la dette du Haut-Canada, augmentent la dette commune jusqu’à la somme de dix-huit millions de piastres, et creusent des canaux sans savoir si l’Angleterre, consentira à ouvrir ces canaux au commerce Américain qui seul peut les rendre productifs ! !

« Alors en échange de tout cela, on place vingt-cinq Canadiens, et on dit au peuple : « Voyez ce que nous avons fait ; voyez quelle importance nous vous avons donnée !

« Le résultat réel de toute cette machiavélique comédie, est l’augmentation du tarif au-delà de toute proportion, afin d’éviter la banqueroute !

« À force d’habileté et d’idées pratiques, nous en sommes arrivés à la paralysation complète du commerce et de l’industrie, à la disparition des capitaux, à la dépréciation sans exemple de la propriété ! Nous vendons nos produits à 20 pour 100 de perte, et nous payons la plupart des objets d’importation dont nous ne pouvons nous passer, de 20 à 40 pour 100 plus chers qu’ils ne coûtent ailleurs ! Mais NOS CHEFS sont ministres, cela est censé suppléer à tout !

« Pendant que notre pays marche ainsi à reculons, et s’épuise, et s’appauvrit sous des CHEFS si pleins de génie, nous voyons une autre colonie, séparée de nous par une ligne purement imaginaire, se constituer en nation indépendante, se développer avec une prodigieuse énergie, et devenir géant en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour arriver à des proportions à peine suffisantes, pour nous permettre de songer à notre émancipation !

« Mais ce peuple était libre, et nous sommes restés colons ! Ce peuple avait brisé ses entraves, et nous, nous avons doré notre joug ! Quand ce peuple a voulu faire une révolution, les professeurs de droit divin ne sont pas allés lui dire que toute révolution était défendue ; que désirer l’indépendance, c’était de la démagogie ; que la conquérir, c’était renverser l’ordre établi par Dieu, bouleverser la société, détruire les idées religieuses ! On ne lui a pas dit que le dogme de la souveraineté du peuple était une impiété ! Il n’a pas, comme nous, entendu ses pasteurs, lui dire, du haut de la chaire de vérité, que de tous les systêmes, celui de la souveraineté du peuple était le plus faux, le plus absurde, le plus méchant ! (Sermon prononcé à la Cathédrale de Québec le 1 Avril 1810.)

« Aussi, ce peuple est devenu grand, heureux, riche et puissant, parce qu’il a fait une glorieuse révolution ; et nous, nous sommes restés petits, pauvres, sans énergie sociale, sans esprit de progrès, sans importance politique, sans influence morale, parce que nous n’avons pas voulu nous joindre à lui. »

J’ai toujours compris, Messieurs, qu’un Anglais avait le droit de me dire ; « Je suis un de vos maîtres ! — Vous êtes presque mon sujet ! L’Angleterre possède le Canada, et il lui est loisible, soit de vous protéger, soit de vous exploiter, de vous pressurer, de vous maltraiter, de vous gouverner aussi tyranniquement qu’elle le voudra, sans que vous puissiez avoir recours à autre chose qu’aux remontrances et aux prières ! Vos volontés ne sont quelque chose qu’en autant que nous voulons bien le permettre ! Mettez d’un côté les seize cent mille habitants des deux Canadas, et de l’autre le secrétaire des colonies ; la balance descend sous celui-ci ! Dix fois les idées d’un de ses commis ont prévalu sur les désirs de vos chambres !

« Vous n’êtes pas des esclaves, sans doute ; mais, dans l’ordre politique vous êtes une espèce de juste-milieu entre l’esclave et l’homme libre ; vous formez la transition de l’un à l’autre ! Vous êtes le chaînon qui les unit. Vous croyez vous gouverner vous-mêmes ! Pauvres gens, vous n’avez de contrôle que sur ceux qui ne vous gouvernent pas ! »

Et j’ai toujours compris qu’un Américain avait pleinement le droit de me dire : « Quoi, vous êtes pauvres, en Canada ! Vous êtes mal gouvernés ! Votre peuple n’est pas instruit ! Mais il n’a tenu qu’à vous d’être indépendants, et vous ne l’avez pas voulu ! Il n’a tenu qu’à vous de devenir une des parties constituantes de celle de toutes les nations modernes dont l’avenir est le plus éblouissant, et vous avez choisi le servage colonial ! Il n’a tenu qu’à vous de partager notre gloire, notre prospérité, notre grandeur nationale, nos magnifiques et bienfaisantes institutions, et vous avez méprisé tout cela ! Nous vous avons offert de briser vos chaînes, et vous avez combattu pour en conserver les marques, vous vous êtes fait tuer pour les river !  ! »

Voilà, Messieurs, non pas seulement ce que je pensais, mais ce que l’on me disait, ce que l’on me disait souvent, quand je voyageais à l’étranger ! Et je l’avoue en toute humilité, je n’ai jamais cru qu’il fut possible de rien répondre de plausible à ces observations, à ces vérités, à ces reproches !

Car alors, personne n’avait encore trouvé les ingénieuses raisons que l’on a apperçues par hazard, il y a deux ans, dans les recoins des bureaux publics ! Personne encore n’avait troqué sa conscience contre une place de ministre ! Personne encore n’avait renié ses antécédents ; essayé de ridiculiser ces principes fondamentaux de justice politique et de morale publique qui forment la seule règle de l’honneur pour les hommes qui sont au timon des affaires ! On ne sentait pas encore le besoin de déguiser sa honte, et on ne s’était pas encore torturé l’esprit pour la faire envisager comme un mérite de plus !

Enfin personne encore n’avait osé nier l’évidence, contester des faits universellement admis, soutenir que le Canada fût plus libre et aussi prospère que les États-Unis ; personne encore ne s’était mis au-dessus de la raison et par conséquent au-dessous du bon sens !

Supposons que sous le ministère Draper, vous eussiez demandé à n’importe lequel de nos ministres actuels, si l’état colonial n’était pas, de sa nature essentiellement transitoire ; si l’indépendance ne valait pas mieux que la sujétion à l’Angleterre ; il eût répondu « oui » sans hésiter.

Eh bien, aujourd’hui demandez à n’importe lequel de nos ministres si les citoyens du pays n’ont pas raison de désirer la fin d’un régime qui, par le fait qu’il est transitoire, fait obstacle au progrès industriel, empêche l’esprit public de se former parce qu’il jette le peuple dans un état d’incertitude sur son avenir ; rend impossible l’importation des capitaux étrangers, parce que les capitalistes redoutent tout système qui n’a ni bases solides ni garanties de permanence : eh bien il vous dira, en se campant avec fierté sur ses idées pratiques :

« L’indépendance Américaine ne vaut pas notre régime colonial ! Nous sommes plus libres que les Américains ! ! Je hais les principes démocratiques ! Je m’honore d’être un colon ! Je dédaigne le titre d’homme libre ! Je suis heureux et fier d’être tenu en laisse ! ! Toute mesure qui a la moindre tendance, la plus légère teinte républicaine me fait bouillonner de colère ! ! L’annexion aux États-Unis sera un malheur pour le Canada ! Il n’a pas le droit de la demander ; pas même le droit d’en discuter l’à-propos ; pas même le droit d’en indiquer les avantages, et il est de mon devoir de punir ceux qui cherchent à remuer ces idées ; car quoique je représente bien un peu le peuple comme membre de l’Assemblée, je représente bien plus la couronne comme ministre ! Une fois chef de bureau, je dois consacrer tous mes instants, donner toute ma sollicitude au maintien de la suprématie Anglaise, des prérogatives de la couronne, des lois d’exception passées contre mes compatriotes !

« Membre de l’Assemblée je suis peuple ; ministre je suis presque roi.

« Quand ma souveraine m’a une fois fait l’honneur insigne de m’appeler dans ses conseils, je ne puis plus avoir pour mes co-sujets que des paroles de sévérité s’ils veulent sonder l’avenir, je dois employer contre eux des moyens arbitraires, car j’ai, comme ministre, des maîtres à servir ; et quand au peuple du pays, qui a la bonhomie de croire qu’il me surveille au moyen de ses mandataires que j’achète, oh ! il me fait bien pitié. »

Eh bien, quelle est, Messieurs, la raison de cet incroyable changement, de ce funeste abandon de principes, de ce reniement sans exemple de convictions honorables ? La voilà. Sous le ministère Draper on crevait de dépit ; aujourd’hui on crève de vanité ! Il y a trois ans on était dans l’opposition, aujourd’hui on est ministre ! !

Demandez ensuite à tel de nos plus ardents ministériels si l’annexion du Canada aux États-Unis n’est pas un évènement aussi certain que sa séparation d’avec l’Angleterre. Il vous dira : « Personne n’en doute ! Entre vous et moi l’annexion est inévitable ! Il faudrait être insensé pour le nier ! Sous le ministère Draper, j’étais un annexionniste décidé, enragé même ! Voyez mes écrits de cette époque ; et vous verrez comme je pulvérisais le régime colonial ! Mais aujourd’hui pensez-y bien ; les choses sont changées ; les positions respectives des partis ne sont plus les mêmes ; nous sommes au pouvoir, et c’est bien doux pour nos amis, après tant d’efforts. »

Un autre vous dira : « Je suis annexionniste de cœur, ne vous y trompez pas ! Dans nos comités secrets, je tance le ministère ! Je sais comme vous que l’annexion est le seul moyen de salut qui reste au pays ! Dans toutes mes conversations confidentielles avec mes amis, je ne cesse de répéter que hors de l’annexion il n’y a pas de prospérité possible pour le pays. Mais comprenez donc qu’en public je ne puis faire autrement que de combattre l’annexion ; car le parti qui la demande nous a fait, depuis deux ans, une guerre si acharnée, nous a dit des vérités si dures, a fait de nous des portraits si ressemblants que nous ne pouvons en aucune manière nous joindre à lui ! Adopter ses vues, ce serait lui donner de l’importance ! Reconnaître publiquement les avantages de l’annexion, ce serait admettre que depuis dix ans nous avons agi en insensés, que notre politique a été absurde, nos vues bornées, nos idées étroites ; ce serait avouer une complète incapacité comme hommes publics ! Vous voyez bien que c’est impossible ! »

Enfin demandez à tel membre de l’Assemblée qui a signé le protêt des ministres contre l’annexion quelle est son opinion privée, sur cette question. — Car, dans ce pays, Messieurs, il n’est pas rare d’entendre dire que l’honneur dans la vie privée, et l’honneur dans la vie publique sont deux choses bien différentes ; et il est encore moins rare de voir mettre cela en pratique. — Eh bien, il vous dira, — et remarquez, Messieurs ! que je ne suppose rien ici ; je ne fais que répéter fidèlement ce qui a été vraiment dit : — eh bien, il vous dira, avec l’accent de la plus sincère conviction : « Est-ce qu’il y a un cœur Canadien qui ne se réjouirait pas de voir le Canada annexé aux États-Unis ? Est-ce qu’il y aurait parmi nous un homme assez ennemi de son pays pour repousser volontairement les inappréciables avantages que cet événement procurerait au Canada ? Je ne puis le croire, et quant à moi je ne suis pas de ceux-là ! »

— Mais, répondrez-vous, tout stupéfait d’étonnement, mais mon Dieu, comment donc avez-vous pu signer le protêt ministériel contre l’annexion ?

— Ah, vous dira-t-il, attendez un peu ; la question n’est plus la même, j’ai signé le protêt parce qu’il est très probable que l’Angleterre ne consentira pas à nous donner nos coudées franches !…

— Mais alors, il ne fallait donc pas dire que le gouvernement responsable valait mieux que les institutions Américaines ! Il ne fallait donc pas dire que nous avions tout ce que nous pouvions raisonnablement désirer ! D’ailleurs, en signant le protêt ministériel, vous avez commis un acte qui, de votre propre aveu, est celui d’un ennemi de son pays !

— Ah bien, que voulez-vous, le ministère nous demandait de le signer comme ça, il fallait bien le soutenir ! ! ! ! ! ! —

Voilà, Messieurs, comment une fausse démarche, un acte coupable poussent inexorablement les hommes dans un dédale inextricable, et les forcent, par le désir qu’ils ont de se justifier, de tomber dans les plus déplorables absurdités !

Pour soutenir quelques hommes qui, en tant que libéraux, ont jeté le froc aux orties ; pour soutenir un ministère parjure à son programme ; pour maintenir au pouvoir des hommes que le pouvoir avait gâtés, un mandataire du peuple a déclaré, — tout en s’avouant intérieurement qu’il mentait, — que le peuple de ce pays n’avait ni le désir ni le besoin d’être libre, parce que nos institutions pouvaient assurer son bonheur, et satisfaire à toutes les exigences de sa position..

Eh bien, Messieurs, que peut on espérer de bon, dorénavant, d’un système politique sous lequel les hommes publics d’un pays sont forcés de dire journellement le contraire de ce qu’ils pensent en secret, ou, en d’autres tenues, ne peuvent être dans la vie publique, ce qu’ils sont dans la vie privée, d’honnêtes gens ? Qu’attendre de bon d’un système qui a pu fausser à ce degré, dans les masses comme chez les individus, le sentiment du devoir, les notions du juste et de l’injuste ; qui a fini, en un mot, par étouffer, anéantir cet être moral que l’on nomme la conscience publique ?

D’ailleurs, qu’est-ce qu’on décore, dans ce pays, du titre d’institutions ? Des lois faites hier pour être changées demain ! ! des lois dans lesquelles on n’a tenu aucun compte, des positions géographiques, des besoins généraux, des droits politiques, des idées reçues, des habitudes, et même du langage du peuple auquel on les destinait ! !

Tout ce qui n’a aucun caractère de stabilité ou de fixité, tout ce qui n’est ni l’expression de la volonté générale, ni l’expression des idées communes qui prévalent, chez un peuple ; tout ce qui n’a ni racine dans les mœurs publiques, ni importance avouée dans les opinions individuelles ; tout ce qui, dans le système politique, peut être modifié, altéré, détruit, sans qu’il s’en suive une perturbation dans l’ordre social ; tout ce qui surtout dépend, non des volontés locales, mais d’une volonté étrangère sur laquelle celles-là n’ont aucun contrôle, tout cela ne mérite pas le nom d’institutions politiques, et ne constitue pour un peuple qu’une manière d’être plus ou moins précaire ; un mode d’existence vague, exceptionnel, transitoire, qui n’a ni objet utile ni bons résultats possibles !

Ainsi, Messieurs, il n’existe pas, à proprement parler, en Canada, d’institutions politiques.

Ce que nous avons c’est un système bâtard et menteur, une pure rouerie administrative, une véritable filouterie de bureau : on nous a donné cela sans nous consulter, on peut nous l’ôter de même ! Quelques lois mal digérées et appliquées sans intelligence, qui ne forment en réalité, qu’une espèce de Babel législative incompréhensible pour ceux-là même qui l’ont élevée, ne constituent pas nécessairement un bon système politique ! !

Tout cela n’a pu être rêvé que par des fourbes ; imposé que par d’impudents despotes ; accepté de confiance que par des hommes d’une crédulité à toute épreuve et qui auraient du faire toute autre chose que de la politique ; approuvé que par des intrigants, admiré que par des esprits voués aux plus déplorables illusions, prôné, vanté, présenté comme la réalisation de la vraie liberté politique, que par des traîtres.

Jusqu’à 1847, le Canada, tout mal gouverné qu’il fut, trouvait encore une certaine compensation à ce malheur dans la protection qu’il trouvait sur les marchés Anglais. Jusqu’à 1847 l’Angleterre rendait à ses colons la justice de les traiter mieux que les étrangers, que les nations ses rivales : enfin, elle reconnaissait de fait qu’elle avait certaines obligations à remplir envers eux.

Aujourd’hui, Messieurs, tout est changé ! L’Angleterre a cessé de nous protéger ; elle a mis les étrangers sur le même pied que nous sur ses marchés : elle a détruit, par là, notre commerce ; elle a donc déclaré de fait qu’elle n’avait plus de devoirs à remplir envers le pays. Or l’Angleterre s’affranchissant, guidée par son intérêt, de ses devoirs envers nous, elle nous affranchissait, par là même, de ce qu’elle considérait être nos devoirs envers elle. Par cela même qu’elle sacrifiait nos intérêts aux siens, elle nous signifiait que pour l’avenir nous devenions libres de l’imiter : elle nous signifiait que nous devions, dorénavant, nous protéger nous-mêmes ; que nous pouvions chercher ailleurs les avantages, la protection qu’elle nous retirait !

Si le gouvernement des colonies était autre chose qu’une pure affaire d’égoïsme, d’orgueil, d’intérêt, d’ambition : si, en Angleterre, on se croyait le moins du monde obligé de favoriser leurs intérêts ; si on y attachait la moindre importance à les satisfaire, à les bien gouverner, à promouvoir leur prospérité intérieure, on eût de suite pourvu aux moyens de leur accorder une compensation pour ce qu’on leur ôtait. Mais non, le contentement, la prospérité des colons sont la dernière chose dont les ministres où les Chambres s’occupent. Quand la métropole prospère, quand ses manufactures sont alimentées, quand elles trouvent des débouchés pour leurs produits, qu’est-ce que cela fait qu’une colonie soit ruinée par une mesure dont la métropole tire d’immenses profits ? De quelle importance sont les intérêts de la colonie en comparaison de ceux de la métropole ?

D’ailleurs une colonie n’est-elle pas, relativement à sa métropole ce qu’est le satellite relativement à la planète dont il dépend ? N’a-t-elle pas, comme lui, un orbite rigoureusement tracé, circonscrit ?

N’est-elle pas fatalement entraînée à la suite de sa métropole, et obligée d’en subir les malheurs sans jamais en partager les prospérités et les gloires ?

L’Angleterre, en établissant la liberté de commerce, a sans doute fait faire un pas immense à l’économie politique ; et pour le progrès général du monde, je me réjouis de cette mesure. Les relations internationales devenant plus faciles, plus étroites ; les intérêts généraux des différents peuples se trouvant désormais plus intimement liés, les chances de guerre sont grandement diminuées pour l’avenir, et la paix du monde civilisé ne court presque plus de risques.

Mais comment se fait-il que quand, d’un côté, l’Angleterre adopte des vues si larges, et se montre si sensée, si véritablement pratique, elle fasse preuve de l’autre, de tant de petitesse, de tant de mesquinerie, de tant d’ignorance ? Comment se fait-il qu’alors qu’elle adopte le système de libéralité le plus étendu possible envers les autres nations, elle se montre si indifférente, si tyrannique même envers ses colonies qu’elle ne pense nullement à leur donner un équivalent pour la protection qu’elle leur retire ? Comment se fait-il enfin qu’elle soit si progressive dans sa politique générale et si rétrograde dans sa politique coloniale ?

Cela vient, Messieurs, de ce qu’en politique comme en affaires, on pense à soi avant de penser aux autres ! Cela vient de ce qu’en politique comme en affaires, on ne s’occupe que de ses propres intérêts, sans jamais s’inquiéter de ceux des autres ! Cela vient de ce qu’invariablement, dans le monde, on agit d’après le proverbe : « Charité bien ordonnée commence par soi-même. » Cela a toujours été et sera toujours.

On se fait d’abord tout le bien que l’on peut ; et puis, s’il y a du reste, eh bien, on le donne quand on ne le jette pas ! Et ce qui me paraît totalement inexplicable, c’est qu’il y ait eu, c’est qu’il y ait encore, en Canada, des hommes qui s’obstinent à croire aux bonnes intentions, aux sympathies de l’Angleterre envers ce pays ! Je crois que l’on peut très justement reprocher à tous nos hommes politiques, d’avoir, depuis dix ans, commis une faute inexcusable, en se laissant persuader que l’Angleterre avait le désir de nous gouverner d’après nos vœux et nos besoins !

Retirer aux colonies toute protection sur les marchés métropolitains, c’était leur dire : « L’heure de la séparation est arrivée. » Voilà ce que l’on a compris ici, et on ne pouvait pas tirer d’autre conclusion logique que celle-là : mais on a vu bientôt que le servilisme ministériel ne comprenait rien à tout ce qui n’est pas intrigue, bassesse, lâcheté !

La démarche des annexionnistes n’était qu’une conséquence toute naturelle de la politique adoptée par l’Angleterre ; mais on leur a prouvé bien vite, que sous le gouvernement responsable, être logique et honnête, c’était être séditieux ! !

Il y a, de l’aveu de tout le monde, similitudes de tendances sociales, de besoins généraux ; convergence mutuelle d’intérêts politiques, commerciaux, industriels, entre les États-Unis et le Canada. Ces deux grandes sections de l’Amérique sont évidemment destinées, ne serait-ce que par la configuration topographique de ce continent, à ne faire qu’un seul et même pays.

Nul obstacle infranchissable, nulle barrière naturelle ne les sépare. La grande artère navigable qui les divise semble bien plutôt destinée à les unir commercialement, qu’à être la ligne de démarcation de deux nationalités. Le St. Laurent leur est également nécessaire ; et d’ailleurs, dans nos climats, la nature se charge de souder ses rives pendant plusieurs mois de l’année. On dirait qu’elle veut nous faire sentir que ce beau fleuve doit être, pour les deux pays, un lien et non une frontière.

En un mot notre situation est un solécisme en politique comme un paradoxe eu géographie !

L’ordre de la providence a été détruit, ou plutôt dérangé momentanément par les combinaisons, les folies humaines. L’Américain qui vit sur le bord des grands lacs ne peut pas se rendre à la mer par la voie que Dieu lui-même lui a tracée : il faut qu’il creuse une immense rivière artificielle de 400 milles de longueur qui déjà ne suffit plus à l’incroyable développement de son industrie. L’habitant des bords du lac Champlain est, lui aussi, obligé de forcer la nature pour remédier à la violation des lois providentielles exercée par les ambitions, les rivalités nationales. Et cela, pourquoi ? Parce que l’Angleterre, après avoir été chassée de possessions immenses, qu’elle avait pourtant mieux gouvernées qu’elle n’a gouverné le pays, a dit à ses anciens colons : « Ce fleuve que Dieu a donné à l’ouest de l’Amérique pour communiquer facilement avec le monde, je le ferme : s’il vous était ouvert, ma colonie du Canada progresserait trop vite ; et vous en tireriez pour vous-mêmes d’énormes bénéfices : eh bien, il restera là, inutile au commerce, détourné de sa destination, fermé à votre industrie qui m’alarme, à vos vaisseaux qui deviennent trop nombreux ; car plus longtemps il vous sera interdit d’y naviguer, plus longtemps ma domination sur le nord de l’Amérique sera assurée. »

Eh bien, Messieurs, supposons pour un instant qu’en 1812 le pays eut été assez éclairé pour s’affranchir de l’erreur de l’obéissance passive et pour être exempt de préjugés contre les institutions républicaines ! Supposons que nous n’ayions pas commis la déplorable faute de combattre pour conserver le glorieux privilège d’être des sujets de l’Angleterre, pour obtenir l’inestimable bonheur de rester les seuls colons de l’Amérique : supposons enfin que nous fussions alors tombés dans la grande confédération Américaine ; n’est-il pas évident que le canal de l’Érié n’aurait pas été creusé ? N’est-il pas évident que si les produits de l’Ouest avaient pu être exportés par le St. Laurent, l’État de New-York n’aurait jamais pensé à créer une autre sortie vers la mer, car on ne fait jamais un canal quand on a une rivière à sa disposition ? N’est-il pas surtout très probable qu’on eût pensé à canaliser le St. Laurent vingt ans avant qu’on n’ait pu penser à creuser le canal de l’Ouest, car la chose était à la fois plus rationnelle, plus facile, et eût produit des résultats bien autrement importants.

Eh bien, pensez un peu Messieurs, à ce que seraient aujourd’hui les Canadas, si le cours naturel des choses n’eût pas été détruit ! Pensez à ce que seraient aujourd’hui les Canadas, si le St. Laurent eut été, depuis quarante ans, ouvert aux vaisseaux Américains, et s’il était aujourd’hui le seul débouché de l’Illinois, de l’Indiana, de l’Ohio, du Kentucky, d’une partie de la Pensylvanie, de tout le littoral de l’État de New-York sur les lacs, du Vermont, de l’Iowa, de Wisconsin, du Michigan et probablement du Missouri, car pour ce dernier état, le voyage d’Europe par le St. Laurent serait de mille lieues plus court que par le Mississippi.

Les états du Missouri et d’Illinois communiquent aujourd’hui avec le lac Michigan par le canal de l’Illinois et du Michigan : l’Indiana communique depuis dix-sept ans avec le lac Érié par le canal du Wabash et de l’Érié : le Kentucky et l’Ohio communiquent aussi avec le lac Érié depuis plus de vingt ans par le canal de l’Ohio et de l’Érié qui relie Portsmouth avec Cleveland. Les produits de cette immense étendue de pays riches et fertiles viennent à Buffalo où, au moyen de la vapeur, ils ne seraient qu’à six jours de marche de l’Océan si le St. Laurent leur était ouvert ; mais comme tel n’est pas le cas, ils rentrent dans les terres par le canal de l’Érié et mettent trente jours à se rendre à New-York.

Eh bien, Messieurs, pourrait-on me taxer d’exagération, si j’affirmais que le transit énorme occasionné sur le St. Laurent par les exportations et les importations de tous ces états, eût décuplé les affaires, et considérablement augmenté la valeur de nos propriétés et de nos produits !

Le commerce extérieur actuel de tous ces états représente une valeur de $150,000,000, et s’il continue d’augmenter dans la même proportion que par le passé, ce qui est hors de doute, il vaudra $300,000,000 avant dix ans.

N’est-il pas à peu près certain que si les Canadiens eussent mieux compris leurs intérêts en 1812, le St. Laurent au lieu de compter par dizaines les bateaux à vapeur qui le sillonnent aujourd’hui, les compterait, comme le Mississippi et l’Ohio, par centaines ?

N’est-il pas au moins très probable que le littoral des lacs et du St. Laurent compterait vingt villes au lieu de cinq : que Montréal et Québec, étant nécessairement devenus d’immenses entrepôts d’emmagasinage, seraient pour le Nord ce que la Nouvelle Orléans est pour le Sud : que leur population serait double et leur richesse triple ou quadruple de ce qu’elles sont ?

Je ne fais qu’esquisser ici bien imparfaitement les incalculables résultats qu’aurait produits au Canada son adjonction aux États-Unis en 1815. Je m’étendrai d’avantage sur ce sujet dans un prochain entretien. J’en ai assez dit pour vous faire sentir l’importance de la perte que nous avons volontairement faite.

Nous avons eu le malheur de nous laisser convaincre par de misérables lieux-communs sur le danger des institutions républicaines ; de nous laisser éblouir par les hypocrites promesses que l’on nous faisait de bien gouverner le pays ! Enfin nous avons naïvement ajouté foi aux banales jérémiades que l’on nous débitait sur la bonté, la justice, les vertus de nos très gracieux souverains ; sur l’amour paternel dont ils étaient pénétrés pour leurs chers sujets du Canada ; sur leur ardent désir de nous rendre heureux ; enfin sur la loyauté que nous leur devions et à laquelle nous obligeaient également les lois divines et humaines. Voilà le pitoyable galimatias auquel nous nous sommes laissés prendre, et dont nous avons vénéré les auteurs quand ils ne méritaient que d’être sifflés !

Je viens de prononcer un mot, Messieurs, sur lequel je vous demande la permission de m’arrêter un peu. Je vous ai parlé de loyauté.

Qu’est-ce donc, Messieurs, que la loyauté, telle qu’entendue dans le sens politique qu’on lui donne en Angleterre et ici. Entendons-nous un peu sur ce mot magique avec lequel on remue les masses, et dont les hommes se rendent si peu compte.

La loyauté, dans le sens politique, c’est ce sentiment d’amour, de respect, d’attachement, de vénération, de fidélité, de dévouement personnel que l’on doit à la personne du roi. Donc dans une monarchie absolue, l’on doit au roi, sauf l’adoration, tout ce que l’on doit à Dieu, — en y mettant, si l’on veut, moins d’intensité de sentiment, — cela dépend des dispositions et des goûts de chacun. Voilà le droit divin réduit à sa plus simple expression ! Dans ce désolant système, le roi est non seulement un être privilégié, mais il est censé être d’une nature supérieure à la nôtre. Il est, suivant l’expression de Louis xiv, le lieutenant de Dieu. Il ne préside pas la nation, il la possède ! Elle est sa propriété, car il en dispose par testament ! Lui seul a des droits, elle n’a que des devoirs ! Tout relève de lui et il ne relève que de Dieu qui seul peut le juger. Le roi est toujours sage, toujours juste, toujours bien informé, toujours bon, toujours miséricordieux ; toujours censé exempt des faiblesses humaines ! Il légitime le vice et ennoblit le crime. Il est censé aussi ne pas se tromper, et il peut dire, comme Louis xiv, en faisant les lois : « J’ordonne, de ma science certaine » car cette formule, Messieurs, n’est réservée au Pape seul que depuis la révolution de 89. Les individus tiennent tout du Roi et ils lui doivent de la reconnaissance par cela seul qu’il leur laisse l’honneur ou la vie ou la fortune. Il peut dire : « l’état, c’est moi » et il a raison, et il trouve les facultés de théologie toujours prêtes à décider qu’il peut disposer, comme bon lui semble, des biens de ses sujets parcequ’ils lui appartiennent en propre.

À un homme ainsi doté, je conçois que l’on doive amour, respect, attachement, vénération, fidélité dévouement personnel : et nul doute que le Turc et le Chinois, pour qui toutes ces inqualifiables prétentions du despotisme sont des dogmes, ne soient, dans la pratique, gens parfaitement logiques.

Mais nous qui, relativement aux Turcs et aux Chinois, sommes encore très heureux d’être des sujets britanniques, envers qui sommes-nous tenus d’observer les devoirs qui découlent de l’idée de loyauté ? Est-ce envers la reine d’Angleterre ? Mais la reine d’Angleterre n’est souveraine que de nom : en fait, c’est dans la nation que réside la souveraineté ! La reine n’est pas, en Angleterre, ce qu’est le Sultan en Turquie ! Son pouvoir est comparativement très limité ! Dans la pratique ordinaire, elle n’est à proprement parler qu’un simple automate qui, loin d’avoir une volonté propre, agit en tout d’après les impulsions de son conseil ! C’est le ministère qui gouverne, et non la reine.

En Angleterre où, en fait d’organisation politique, tout est contradiction, fiction, anomalie, il faut toujours distinguer entre la théorie et la pratique, car celle-ci détruit invariablement celle-là. Ainsi, en théorie, c’est la couronne qui est le souverain pouvoir ; en pratique, ce n’est plus qu’un pouvoir subordonné et qui ne peut rien contre l’opinion publique. En théorie, la couronne a le droit de choisir ses ministres comme elle l’entend ; en pratique elle ne peut les garder que si les chambres ou le peuple le veulent bien ; si elle s’obstine, le peuple se lève et la brise.

En théorie le peuple n’a aucun droits définis : si la couronne lui a fait des concessions, c’est parce qu’elle l’a bien voulu. En pratique, le peuple a des droits très réels, très étendus : il prend ce qu’il veut et quand il le veut. Enfin, en théorie le peuple n’est rien, en pratique il est tout, ou plutôt il serait tout sans l’aristocratie qui l’achète, quand elle ne peut plus le bâillonner.

Or Messieurs, rien n’est bizarre, à mon avis, comme ce pouvoir d’apparat qui est tout dans les phrases, rien dans les faits ; comme ce pouvoir de convention auquel on addresse tous les hommages à la condition qu’il sera un zéro dans l’ordre pratique : rien n’est singulier comme cette profonde vénération d’un grand peuple pour une idole qu’il a lui-même couverte de clinquant : rien n’est anomal comme un roi qui règne et ne gouverne pas, car c’est tout-à la fois être roi et ne pas l’être.

Tout cela n’empêche pas néanmoins que les Anglais en général ne soient prodigues de protestations de loyauté envers la personne de celui qu’ils appellent « le souverain » et qui n’est strictement que leur premier fonctionnaire ! Voilà en quoi je les trouve beaucoup moins logiques que les Turcs et les Chinois ; car partout ou le peuple est souverain, aucun homme ne peut lui demander ce qu’on appelle de la loyauté, puisque l’employé ne peut pas être plus que le maître, le délégué plus que celui dont il tient ses pouvoirs.

Remarquez, Messieurs, que je n’entends nullement soutenir que le chef ou le premier magistrat d’une nation n’ait aucun droit au respect ou même à l’attachement et à la vénération du peuple qu’il préside, loin de là ; en lui, doit se résumer le respect auquel toute la communauté peut prétendre comme corps social : s’il est bon, il a des droits à l’attachement des individus : s’il est sage et juste il a des droits à leur vénération. Mais ce que je ne puis admettre, c’est l’obligation d’être dévoué, d’être fidèle à une individualité quelconque ; à un homme qui n’est rien par lui-même, à part le mérite personnel, s’il en a, et qui ne doit la haute position qu’il occupe qu’au choix direct ou tacite de la nation qui, demain, peut en choisir un autre.

Ainsi, il est évident que dire en Canada : « Nous sommes sujets de Sa Majesté, » c’est exprimer une fiction, et même dire une fausseté, si l’on prend ces mots dans leur sens absolu. La reine d’Angleterre n’étant souveraine que nominalement, nous ne pouvons pas être ses sujets positivement. La reine d’Angleterre n’est, pour nous, que le symbole de la souveraineté du peuple Anglais : nous ne sommes donc ses sujets que symboliquement. Du moment que l’on admet que sa souveraineté sur nous est une pure théorie, une fiction constitutionnelle, il faut bien admettre aussi que la loyauté que nous lui devons ne peut pas être une réalité.

Mais on dira peut-être que c’est au peuple Anglais que nous devons loyauté et fidélité, puisqu’il est réellement souverain en Canada. Voilà ce que je réponds.

L’Angleterre a conquis le Canada qui était trop faible pour lui résister et se défendre. Faut-il voir là un droit exercé par elle ? Non, Messieurs, c’est la violation de notre propre droit qu’il faut voir dans la conquête de notre pays ; violation qui n’est maintenue aujourd’hui que par la force physique. Le Canada n’est donc pas colonie Anglaise par choix, ni en vertu du droit qu’avait l’Angleterre de l’assujettir, car notre souveraineté, comme individus ou comme agglomération d’hommes, est tout aussi inaliénable que celle du peuple Anglais lui-même. Or le droit de l’Angleterre n’ayant pas d’existence, le devoir n’existe pas non plus pour nous, car il n’existe pas de devoir sans droit ; l’un est le générateur de l’autre.

Je maintiens donc que le peuple Anglais n’étant souverain, en Canada, que de fait et non de droit, rien n’est ridicule, rien n’est pitoyable comme ces exhortations à la loyauté que l’on nous fait tous les jours ; comme ces niaises banalités que tous nos corps publics expriment à qui mieux mieux sur leur inviolable fidélité, sur leurs prétendus devoirs envers Sa très gracieuse Majesté, qui doit se trouver bien honorée, en vérité, de toutes ces protestations hypocrites dont elle sait que nous ne pensons pas un mot.

Néanmoins, quand tous ces lieux communs usés, quand toutes ces formules décrépites nous sont adressés par le ministre des colonies, ou par le représentant de la reine d’Angleterre dans le pays, il n’y a pas grand’chose à dire, car ils doivent naturellement parler comme si le droit de l’Angleterre était incontestable et admis : d’ailleurs il est du dernier naturel qu’ils attachent une certaine importance à tout ce vain imbroglio, quand ils nous voient l’accepter de si grand cœur ; quand ils nous voient le regarder comme chose très positive, très sérieuse, très importante, très vénérable !

Ce n’est pas au charlatan qui débite des absurdités qu’il faut faire des reproches, c’est à ceux qui les écoutent et les admirent.

Mais quand ces sermons sur la loyauté viennent de nos propres compatriotes, des ministres de notre choix ; quand ils nous invitent instamment à demeurer fidèles à notre souveraine ; à remplir de prétendus devoirs qu’ils savent mieux que personne n’être qu’une pure affaire de convention ; quand ils maltraitent, sous le prétexte qu’ils manquent de loyauté, des citoyens qui expriment une simple opinion sur la situation politique, qui divulguent des vérités ignorées de la masse du peuple, il est vrai, mais qui n’en existeraient pas moins si on ne les eût pas dites ; quand enfin ils se font les instruments du despotisme, le paravent derrière lequel la tyrannie se cache, alors, Messieurs, cela s’appelle, il n’y a pas de milieu, de la dégradation ou de l’imbécillité !

J’espère avoir demain, Messieurs, l’honneur de vous présenter quelques considérations importantes sur l’état politique et industriel des États-Unis.