Sixte-Quint, son influence sur les affaires de France au XVIe siècle/01

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SIXTE-QUINT
SON INFLUENCE
SUR LES AFFAIRES DE FRANCE AU XVIe SIECLE

I.
L’EGLISE ET LA FRANCE AVANT 1585

Sixte-Quint, d’après les correspondances diplomatiques, inédites, tirées des archives d’état, du Vatican, de Simancas, de Venise, etc., par M. le baron de Hübner, ancien ambassadeur d’Autriche à Paris. Paris 1870; 3 vol. in-8o.

Cinq ans de règne (de 1585 à 1590) ont suffi à Sixte-Quint pour prendre place dans l’histoire à côté des grands papes dont le souvenir est resté dans la mémoire des hommes. Ce n’est pas seulement parce qu’il a donné au monde le spectacle d’une grande fortune élevée sur la plus humble origine. Ces fortunes furent toujours fréquentes dans l’église, et il en est beaucoup d’aussi surprenantes qui n’ont pas eu le même retentissement. Si celle de Sixte-Quint a plus vivement frappé les imaginations, c’est qu’elle a été justifiée d’une manière plus éclatante, c’est qu’en lui s’est montré un de ces hommes rares que la nature semble avoir créés princes sous le toit d’une chaumière. Produits subitement au grand jour en des momens critiques, ils s’imposent au respect et à l’obéissance par le génie et par l’habileté, en dirigeant les affaires à travers les périls et les difficultés avec une supériorité d’intelligence et de vigueur dont quelquefois sont dépourvus ceux que le jeu régulier des institutions appelle au maniement et à la conduite des choses humaines. Aussi la légende s’est-elle attachée à Sixte-Quint comme à tous ses pareils, et l’histoire a dû attendre des siècles pour substituer progressivement la vérité pure aux inventions mensongères de la passion ou de la crédulité, en ce qui touche les actes accomplis par ce grand personnage. Une nouvelle fortune attendait Sixte-Quint à notre époque en lui donnant pour historien M. de Hübner, le judicieux diplomate étranger que notre littérature comptera désormais au nombre de ses estimables écrivains[1].

Au milieu de ce grand mouvement d’études historiques qui honore le XIXe siècle, l’histoire de la papauté devait avoir sa large part. A ne la considérer en effet qu’au point de vue de son influence positive sur le développement politique de la société chrétienne, la papauté certes a été la plus féconde institution des temps modernes, la plus persistante, et, à tout prendre, l’une des plus salutaires. Et cependant, malgré les apparentes limites de son action, que de faces diverses dans l’application de sa puissance! Les entraînemens, les passions, les intérêts de tout genre se sont croisés depuis dix-huit siècles sur son passage, et toutes les agitations de l’humanité ont réfléchi sur elle. Les empires ont disparu, les dynasties se sont éteintes, les peuples se sont transformés, superposés, confondus; elle seule est restée debout, suivant le cours du temps sans paraître en subir les atteintes, tout en éprouvant le contre-coup des révolutions multipliées de la société civilisée. Aussi l’histoire générale de la papauté, entreprise sérieusement et à nouveau, selon les conditions de la critique moderne, a-t-elle paru au-dessus des forces d’un seul homme; mais il n’en a point été de même des parties détachées de ce vaste tableau, qui ont tenté plus d’un esprit supérieur. Sans parler de W. Roscoe, qui dans les premières années de ce siècle (1805) publiait en Angleterre une Vie et pontificat de Léon X, dernier monument de l’école de Robertson, restée en possession de l’estime publique sans avoir épuisé le sujet, un esprit plus vigoureux, plus sagace, abondant en vues ingénieuses, M. Ranke, s’est exercé plus tard (1834-36) sur l’histoire de la papauté au XVIe siècle, et a ouvert une voie meilleure par la recherche de sources d’instruction inexplorées ou négligées jusqu’à lui, et par une direction d’esprit indépendante de toute tradition reçue. Vers la même époque (1834-42), un autre habile historien, M. Hurter, remontant du XVIe au XIIIe siècle, publiait son Histoire d’Innocent III, qui a eu tant de retentissement, qui a inspiré peut-être la remarquable Histoire de la lutte des papes et des empereurs de la maison de Souabe, par M. de Cherrier[2], et qui à coup sûr a donné l’idée de l’Histoire diplomatique de Frédéric II que nous devons à M. le duc de Luynes et au regrettable Huillard-Bréolles. Ainsi la science a profité de l’exagération d’impartialité dont s’est piqué M. Hurter et dont, heureusement pour la vérité, le grand et bel ouvrage de M. de Raumer tempère quelque peu les effets[3]. La publication de Hurter coïncidait avec celle de Voigt sur Grégoire VII, qui eut autant de succès avec moins de mérite, et qu’a fait presque oublier la grande Histoire de Grégoire VII de M. Gfrörer. C’était une juste réaction contre une ancienne école trop absolue et trop superficielle dans ses appréciations arrêtées. Sous cette impulsion, la littérature de l’histoire de la papauté s’est donc enrichie, soit à l’étranger, soit en France, de travaux utiles et savans, comme la collection des anciennes biographies papales[4] de Watterich, les Regestes de Jaffé, les publications de Theiner, et d’autres ouvrages de lecture courante qui, alors même qu’ils proviennent d’un esprit systématique, portent la trace de la rénovation profonde accomplie de notre temps dans l’ordre des études historiques ; la direction particulière des recherches de Ranke a surtout prévalu dans le monde des érudits. C’est d’elle que relève le livre de M. de Hübner.

Sixte-Quint n’a été pendant longtemps connu du public que par l’histoire qu’en avait donnée Gregorio Leti[5], dont l’imagination désordonnée comme sa vie n’a su revêtir le mensonge des agrémens de l’esprit ; ce qui ne l’a pas empêché de trouver crédit pour les récits faux et burlesques qu’il a accumulés et offerts à la curiosité des lecteurs peu difficiles. À cela joignez les opinions erronées eu passionnées des partis politiques, au milieu desquels Sixte-Quint a dû tracer sa voie, et l’on comprendra que ce grand pape ait été partialement jugé, inexactement apprécié, incomplètement connu, avant que le grand jour fût fait sur sa mémoire ; ce jour est venu tard et lentement. Au milieu du siècle dernier, pour la première fois (1754), un moine italien, le père Tempesti, écrivain laborieux et sensé, cordelier comme avait été Sixte-Quint, entreprit de rétablir la vérité historique à l’endroit du pontife qui avait illustré son couvent[6]. L’œuvre qu’il se proposait fut imparfaitement accomplie, car le livre, bien qu’estimable et curieux, a été peu répandu[7]. D’ailleurs Tempesti s’est plus occupé de frà Felice Peretti ou du cardinal de Montalte que du pape Sixte-Quint considéré comme personnage politique ; et, si les cinq années du pontificat célèbre ont arrêté son attention sérieuse, c’est plus au point de vue du gouvernement intérieur des états pontificaux qu’au point de vue des relations extérieures du chef suprême de la catholicité. Pour ces quelques années si fécondes en grands événemens, les documens diplomatiques n’ont été communiqués qu’en petit nombre à Tempesti ; il en a même imprimé d’apocryphes[8].

L’honneur d’avoir mis à cet égard l’Europe savante sur la voie des informations véritables appartient à M. Léopold Ranke. Dès l’année 1829, l’habile professeur de Berlin avait obtenu du gouvernement autrichien l’entrée des archives de Venise, jusqu’alors hermétiquement fermée au public, et même aux savans les mieux recommandés, et il y obtint la communication des relations et dépêches des ambassadeurs de la seigneurie auprès des diverses cours de l’Europe, pendant les XVIe et XVIIe siècles. Grâce à l’exploration de cette source vive, où son esprit éminent appliqua son intelligence pendant deux années environ, M. Ranke put acquérir la notion saine des choses et du caractère politique de Sixte-Quint en particulier, et découvrit le but élevé des négociations diplomatiques de ce dernier avec la France, l’Espagne et la république de Venise. Le premier peut-être, M. Ranke eut le mérite de saisir et de peindre, en quelques traits rapides et bien touchés, la figure originale du pontife. La clarté se fit donc enfin, mais elle n’était pas complète encore. Certaines parties de ce règne remarquable étaient restées dans l’ombre, parties essentielles pourtant, car elles étaient relatives aux affaires de France en général, et aux correspondances politiques échangées entre le grand pape et Philippe II.

A l’époque où M. Ranke écrivit son histoire des papes des XVIe et XVIIe siècles, les fameuses archives de Simancas, contenant entre autres trésors les correspondances des ambassadeurs de Philippe II, n’avaient point encore été livrées aux libres recherches des historiens qui en ont tiré depuis lors tant de renseignemens nouveaux[9]. C’est ce contingent d’informations et de documens par rapport à Sixte-Quint que M. de Hübner fournit aujourd’hui à la curiosité publique. M. Ranke avait rapidement indiqué, à l’aide des archives vénitiennes, l’influence et le rôle de Sixte-Quint dans les grandes affaires de son temps. M. de Hübner a complété, agrandi même le tableau, à l’aide des archives espagnoles et des archives du Vatican dont le secours avait également manqué à l’historien de Berlin, et il a voulu contrôler ses découvertes sur ce point par un nouvel examen des correspondances vénitiennes[10]. M. de Hübner a ainsi trouvé dans les domaines de la diplomatie une lumière inattendue pour l’histoire de la papauté et l’homme d’état a éclairé l’écrivain. L’ouvrage de M. de Hübner offre donc ce caractère particulier que la partie politique en a été comme rédigée à nouveau, et complètement composée avec les correspondances diplomatiques. Le lecteur ne peut s’en plaindre, car il y rencontre à la fois un attirait fort piquant et une source d’instruction des plus assurées. Cependant je ne craindrai pas de dire que M. de Hübner a peut-être trop laissé à l’écart les témoignages contemporains étrangers à la diplomatie. Les imprimés lui présentaient moins de garantie sans doute que les manuscrits, et il les a négliges. Avec un critique si bien instruit et si parfaitement renseigné, la méthode avait peu d’inconvéniens; avec tout autre, elle en aurait eu davantage. Ainsi la compilation de Gomberville, connue sous le nom de Mémoires de Nevers, aurait ajouté quelques traits non à dédaigner pour le tableau du revirement de la politique romaine, relativement aux affaires de France, à l’avènement de Sixte-Quint; mais, quand M. de Hübner n’a pu vérifier un témoignage sur la minute, il s’en méfie. L’imprimerie du XVIe siècle, si passionnée, si asservie aux partis religieux ou politiques, lui est en défiance, et il a sujet de s’applaudir bien des fois de sa prudence à cet égard.

M. de Hübner, diplomate grave, habile et plein d’honneur, attribue avec raison une grande autorité aux renseignemens diplomatiques. Rien n’est plus digne de foi, dit-il, que les rapports des agens diplomatiques, tenus par les obligations de leur état, autant que par l’intérêt, à rendre un compte exact des faits qui se passent sous leurs yeux et des paroles qu’ils échangent avec les personnes appelées à traiter avec eux. En s’écartant volontairement de la vérité, le diplomate manquerait en effet non-seulement au premier de ses devoirs, mais s’exposerait tôt ou tard, et selon toute probabilité immédiatement, à la découverte de sa faute, et par là même à une ruine certaine, car il sait que son gouvernement, par les communications, que lui fait le représentant de la cour auprès de laquelle il est accrédité lui-même, est constamment renseigné sur la marche des négociations confiées à ses soins, et il n’ignore pas non plus que les autres membres du corps diplomatique, du moins les principaux et les mieux informés, mettent le plus grand prix à suivre de loin les négociations auxquelles ils ne prennent pas une part active eux-mêmes, en pénètrent souvent le secret, et s’empressent d’en donner connaissance à leurs cours. De là le double contrôle de la correspondance diplomatique du cabinet avec lequel l’agent négocie, et des échos des cours étrangères à la négociation : contrôle, ajoute M. de Hübner, qui maintiendrait l’agent dans les limites de la vérité, s’il n’y était maintenu par le devoir et par l’honneur.

Cette théorie part d’un noble cœur et d’un esprit élevé ; mais la passion n’a-t-elle pas corrompu souvent une source si pure ? Les agens ne devinent-ils pas quelquefois les désirs de celui qui les emploie, et ne sont-ils pas conviés à l’altération de la vérité par des motifs de plus d’un genre ? C’est à la critique à faire la part de ces élémens d’invraisemblance, et par exemple on ne prendra point comme témoignage de la vérité la dépêche espagnole qui rend compte à Philippe II des derniers momens de Sixte-Quint mourant en mécréant enragé. C’est du reste le sentiment avec lequel M. de Hübner lui-même revoit et discute les témoignages diplomatiques. Le public de nos jours a pleine raison d’attacher une curieuse attention aux correspondances. Il veut connaître le fond des choses : rerum cognoscere causas. Or le fond des choses reste le plus souvent un mystère renfermé dans les portefeuilles où la nécessité administrative, comme aussi la confiance ou l’indiscrétion, en ont consigné le témoignage. Il y a l’histoire de tout le monde et l’histoire des gens mieux informés, et chacun aujourd’hui veut être du nombre des mieux informés. Les révolutions multipliées de notre époque ont encore propagé ce sentiment.

À l’époque où régnait Sixte-Quint, la correspondance diplomatique, née et développée en Europe depuis le XVe siècle seulement, avait atteint déjà un haut degré de perfection. Les ambassadeurs français, espagnols, vénitiens et romains s’y distinguaient particulièrement ; nous connaissons aujourd’hui la plupart des remarquables documens de l’intelligence et de l’activité politique de ce temps. La république de Saint-Marc, placée entre les deux branches de la maison d’Autriche, la France et le sultan, déployait une habileté merveilleuse pour déguiser l’affaiblissement de sa puissance réelle; elle s’appliquait à l’art de négocier, et en négociant à sauvegarder ses intérêts sans les remettre au sort incertain des armes. Elle compte pour beaucoup dans le perfectionnement des fonctions diplomatiques en Europe. De son côté, le sombre Philippe II exigeait de ses agens à l’étranger des rapports soignés et détaillés. Il les lisait avec attention, en méditait la portée, et les annotait souvent de sa main. Les plus grandes affaires de l’époque étaient l’objet des rapports de ses agens : rapports partis de Rome, de Paris, de Londres, de Venise pour aller s’enfouir dans une forteresse près de Valladolid. On comprend donc l’importance des archives de Simancas pour l’histoire d’une époque où l’influence espagnole a été d’une si grande considération. Là, sur des feuilles jaunies par les siècles, se traduisent en un langage simple, sévère, élevé, les observations qu’inspiraient aux ambassadeurs la connaissance du cœur humain, la science des choses, la patiente réflexion, la dignité alliée à la souplesse, l’instinct et le tact de l’homme d’état. Le secret de l’histoire moderne de l’Europe est dans les archives diplomatiques. Aussi l’esprit contemporain s’est-il appliqué avec ardeur à la recherche et à l’étude de ces renseignemens précieux. La faveur n’a fait défaut à la publication d’aucun des monumens encombrans de correspondance politique ou privée dont s’est enrichie notre époque, et ce travail d’investigation a changé la face de la littérature historique, sous l’habile impulsion de maîtres que tout le monde connaît[11].

Ce n’est point à dire que l’usage des correspondances soit nouveau dans la pratique des historiens. De Thou en a tiré grand profit dès le XVIe siècle; Strada eut la disposition de pièces diplomatiques pour la rédaction de certaines parties de son livre sur les guerres des Pays-Bas. Bougeant a écrit l’histoire du traité de Westphalie avec la correspondance de M. d’Avaux. Les pères Daniel et Griffet ont aussi puisé aux documens originaux pour plusieurs chapitres de leur grand ouvrage. Ruhlière a raconté l’anarchie de Pologne avec le secours des correspondances du ministère des affaires étrangères; mais la plupart de nos historiens modernes, et l’école philosophique du dernier siècle la première, avaient négligé cet instrument de travail, qui n’était point d’ailleurs d’un emploi facile de leur temps, et dont l’usage aujourd’hui même est entravé par d’inévitables difficultés, du moins pour certaines périodes et pour certaines affaires. Ni Hume, ni Robertson, n’avaient disposé de pareils matériaux, à plus forte raison l’école médiocre des historiens français de cette époque. M. de Hübner comptera parmi les contemporains qui en ont fait le plus large profit.

Au risque de lui donner un regret, je signalerai pourtant à M. de Hübner un dépôt auquel il ne semble pas avoir puisé. Il est venu fouiller dans les manuscrits de notre grande bibliothèque et il y a fait, comme naguère M. Ranke, d’utiles trouvailles; mais dans nos archives nationales, où abondent tant de richesses, se trouve le dépôt de la correspondance ouverte par l’ambassadeur d’Espagne à Paris, au temps de la ligue, soit avec les Guises, soit avec Phi- lippe II; M. Gachard a raconté l’origine de ce dépôt particulier, dans la notice sur les archives de Simancas qui précède sa Correspondance de Philippe II, et je crois inutile de la rappeler ici[12]. Ce que je puis ajouter, c’est que M. de Croze, en un livre auquel il a été rendu trop peu de justice[13], en a extrait des fragmens très curieux qu’on regrette de ne pas trouver en plus grande abondance encore : M. de Hübner aurait pu y glaner quelques détails piquans. Bien qu’en général les pièces contenues dans cette section de nos archives soient étrangères aux relations de Sixte-Quint soit avec la France, soit avec l’Espagne, elles font mieux connaître la ligue et les Guises, qui ont tant occupé le grand pape et qui tiennent tant de place dans l’histoire de son pontificat.

La base sur laquelle M. de Hübner a établi son histoire est donc tout ensemble neuve et solide. L’œuvre entière en reçoit une couleur qui lui est propre, et qui marque son rang parmi les compositions sérieuses de l’époque. Une variété remarquable de style et de pinceau recommande même l’écrivain, qui, quoique étranger, manie notre langue avec un talent souple et délicat. Il y a plusieurs personnages en effet dans Sixte-Quint. Il y a le souverain temporel qui, à son avènement, trouve les affaires de son état dans une situation déplorable, au point de vue des finances et de la police de sûreté. Sixte-Quint eut le mérite d’y remédier en peu de temps avec cette supériorité de main qui n’appartient qu’à un grand maître. Le prompt rétablissement de la sécurité obtenu pour les états romains eut alors un grand retentissement dans le monde, et fit au pape la réputation d’un inflexible justicier. Il frappa les têtes les plus élevées pour servir d’exemple aux plus humbles, maintenir les uns comme les autres dans le respect des lois, et il purgea Rome des bandits qui l’infestaient; l’homme d’état du XVIe siècle se révèle dans la justice criminelle de Sixte-Quint : inexorable et marchant au but avec une impitoyable fermeté.

Quant aux finances, il faut lire le chapitre curieux que leur consacre M. de Hübner. Rien de plus original que le système de ces monti, variété singulière de la vénalité des offices, qui attirent dans Rome une grande somme de numéraire par l’appât d’un gros intérêt, et qui forment un épisode bizarre de l’histoire financière du XVIe siècle. Il y a de plus dans Sixte-Quint l’héritier des Médicis sur la chaire de saint Pierre, qui continue la décoration de la ville éternelle avec ce grand goût dont l’Italie avait alors le privilège, mais qu’on aurait pu ne pas rencontrer dans l’humble religieux, transformé en chef de l’église. M. de Hübner a déployé la finesse et le sentiment d’art d’un Italien de la renaissance en traitant de ces embellissemens de la Rome de Léon X; le chapitre intitulé l’Aiguille, ou l’obélisque, est écrit avec beaucoup de délicatesse.

Nous nous proposons surtout de considérer dans le pape Sixte-Quint le chef de la catholicité chargé du gouvernement de l’église en un moment solennel de révolution religieuse et politique : c’est par là principalement que l’histoire de ce pontife nous touche et nous attache, car les affaires de la France ont été profondément mêlées pendant le XVIe siècle aux affaires de l’église. La direction intérieure de la France, on le sait, a été vers la fin de ce siècle dans le plus complet désarroi; c’est le temps où la guerre civile, pour cause de religion, fut le plus acharnée parmi nous; C’est le temps où aux dissidences religieuses se joignirent, par un lien intime, les dissidences politiques, nées des compétitions ouvertes par l’extinction de la dynastie des Valois. La participation animée de la papauté à nos troubles civils fut marquée de divers caractères, selon les temps et les personnes, mais elle fut persistante, et les papes l’ont justifiée par l’intérêt impérieux du catholicisme menacé. C’est alors que commença le règne de Sixte-Quint (1585), qui. dans sa courte durée, fut le témoin de l’alliance forcée de Henri III avec la ligue, de la domination des ligueurs finissant par expulser le roi de sa capitale, de la réaction signalée par l’assassinat de Henri de Guise et de son oncle le cardinal à Blois, du meurtre de Henri III lui-même, le crime appelant le crime : de l’anarchie qui suivit cette catastrophe, et de la lutte désespérée entre Henri IV et la ligne.

L’histoire et l’appréciation du rôle de Sixte Quint au milieu de ces désordres, tel est, à vrai dire, le sujet principal du livre de M. de Hübner, et c’est par ce côté que nous prendrons nous-mêmes cet ouvrage. Son examen critique acquiert ainsi une importance toute française et le sujet du livre s’incorpore à notre histoire nationale par la recherche approfondie des rapports de Sixte-Quint avec la ligue. Les caractères du pontife, de Philippe II et d’Henri IV en ressortent avec une physionomie nouvelle. Un grand personnage y est toutefois laissé dans l’ombre, c’est Elisabeth d’Angleterre, dont l’influence et l’action étaient autre part qu’à Rome, et dont M. de Hübner a pu ne s’occuper qu’accessoirement.

A son avènement au pontificat, Sixte-Quint avait trouvé la politique romaine engagée sur la question française, comme nous dirions aujourd’hui. Le premier soin du nouveau pape fut de rectifier à cet égard la direction du cabinet romain, car il craignait tout autant, au fond de l’âme, le triomphe de Philippe II et de la ligue que le triomphe des huguenots eux-mêmes. Sa politique constante fut d’assurer l’intérêt catholique et de dégager en même temps l’église des exigences de Philippe II : toute l’habileté de ce dernier ne pouvant dissimuler le joug dominateur que préparait à la papauté un protectorat destiné à devenir aussi formidable que l’avait été celui des empereurs allemands et de Charles d’Anjou. Préoccupé de ces périls et des moyens de les conjurer, Sixte-Quint ouvrit la voie de la pacification de la France et du rétablissement de l’équilibre européen, en prêtant l’oreille, malgré le dépit et l’opposition des Espagnols, aux propositions du parti politique et national qui ménageait en France l’avènement de la maison protestante de Bourbon, garanti par une grande concession aux intérêts catholiques, à savoir l’abjuration d’Henri IV. Le comte Olivaies en avisait Philippe II dans sa correspondance : « Le pape, lui disait-il, espère grandement que les deux partis remettront cette affaire entre ses mains, et qu’il parviendra à la régler, quoiqu’il n’ignore pas la difficulté. » Telle était la pensée arrêtée de Sixte-Quint lorsque la mort le surprit au milieu de ses négociations; mais la transaction était indiquée, la conciliation était préparée, et, malgré la mort du pape, le bon sens d’un de ses successeurs la fit prévaloir plus tard. Un immense service fut ainsi rendu à la France, qui retrouva un gouvernement réparateur, se releva de ses ruines, reprit son rang en Europe et parvint aux destinées glorieuses qu’accomplirent, à travers tant de vicissitudes, les héritiers de Henri de Béarn, Louis XIII et Louis XIV.

Pour donner à la mise en scène de ce grand drame l’ampleur qui lui convient, M. de Hübner a d’abord recherché, avec la perspicacité de l’homme d’état et le talent d’un historien de la meilleure école, comment ces papes du XVIe siècle, qui n’avaient ni les desseins ni l’ambition de Grégoire VII, avaient été conduits à prendre un rôle si actif dans les agitations de la France, et, comme la raison d’affaires est toujours celle qui préoccupe notre grave auteur, qui n’en fait pas moins à l’occasion leur part à la passion et à l’erreur, il a recherché les causes sérieuses d’une si vive et si opiniâtre intervention. Or, il le faut reconnaître, un aveugle fanatisme n’a point été le mobile des meneurs politiques du XVIe siècle. Le fanatisme n’a été qu’un instrument entre leurs mains, et la poursuite d’un grand intérêt a décidé du rôle de chacun. Dans la conduite de cet intérêt se sont distingués les habiles, cherchant d’abord à régler le jeu de la partie et puis à la gagner. Le tableau des conflits de ce temps-là est donc comme un grand échiquier déployé devant le lecteur attentif. Aussi bien le travail de l’historien de Sixte-Quint est en ce point d’un trop vif attrait pour que nous puissions négliger de l’y suivre.

L’idée de rapprochemens avec l’histoire contemporaine se présentera peut-être à la pensée, et nous ne l’écarterons pas, bien que M. de Hübner nous donne à cet égard l’exemple d’une réserve du meilleur goût. Notre malheureux pays est-il destiné à revoir les déchiremens politiques et les guerres religieuses du XVIe siècle? Si l’énergie des caractères répondait à la profondeur des divisions, j’en aurais certes l’appréhension décidée; mais au fond le retour de ces odieuses luttes n’a plus de chances de succès. L’agencement de la société moderne éloigne la crainte de la guerre civile et de ses résolutions audacieuses, renouvelées d’une autre époque. C’est mon espérance, tout en avouant que l’avenir garde encore le secret des solutions définitives de plusieurs questions redoutables. Quoi qu’il en soit, rétablissons, à l’exemple de M. de Hübner, la situation de la papauté en face des grands mouvemens du XVIe siècle et des guerres intestines de France.

L’église romaine traversait alors une des périodes les plus critiques qu’elle ait jamais parcourues. Au siècle précédent, elle avait déjà éprouvé un trouble profond par des causes nées dans son propre sein et par des causes provenant du monde extérieur. Dans le sein même de l’église, un schisme de quarante années avait déchiré la chrétienté et offert au monde le spectacle déplorable d’une scission qui produisit la concurrence de deux papes se succédant de compétiteur en compétiteur pendant près d’un demi-siècle, s’excommuniant l’un l’autre à l’envi et se partageant l’obédience chrétienne en une confusion si grande, que les plus grands saints et les plus éclairés ne surent souvent quel parti prendre. Catherine de Sienne, — personnage de grande autorité, — tenait pour Urbain VI, dans le temps que le B. Pierre de Luxembourg se déclarait pour Clément VII. Il fallut une coalition de conciles et de souverains pour mettre fin à ce qu’on nomme le grand schisme d’Occident (1417). Le respect et la foi en restèrent profondément affaiblis, et de contagieuses manifestations séparatistes furent la conséquence de ces désordres en Allemagne, en Angleterre et ailleurs. L’unité romaine triompha, mais pour être soumise à des épreuves d’un autre genre. A partir de 1417 jusque vers le milieu du XVIe siècle, la papauté compte deux séries distinctes de pontifes : celle des papes pieux, pénétrés de la sainteté de leur apostolat, véritables pontifes de l’église, à laquelle succède depuis 1471 une autre série, celle qu’on a nommée des papes politiques, et où l’on compte Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, Jules II, Léon X et Clément VII, pour lesquels le soin d’étendre et de consolider leur pouvoir temporel, de le transmettre à leurs familles, d’acquérir des territoires par la guerre et autrement, en un mot pour lesquels les préoccupations mondaines et politiques du souverain absorbent toute l’attention du prince de l’église. Les contemporains des papes politiques ne semblent pas même avoir été trop surpris de cette déviation morale de la papauté. Arioste a célébré Lucrèce Borgia, sans paraître heurter la conscience publique, et quant aux impressions des politiques du temps, Machiavel et Guichardin en sont les immortels témoins. Jules II a été l’un des souverains les plus considérés du siècle. Il jouissait de la réputation d’un très habile homme de guerre, et nul n’en semblait révolté. Un savant et pieux religieux bénédictin nous dit que « Jules II employa, pour relever la puissance temporelle du saint-siège, les moyens les plus propres à lui faire perdre, s’il était possible, sa puissance spirituelle, en quoi consiste sa vraie grandeur[14]; » et, chose singulière, par une suite de la réaction générale qui s’accomplissait alors au profit du pouvoir monarchique, c’est sous le règne de Jules II que commença de s’établir l’opinion de l’infaillibilité pontificale[15]. Le sentiment chrétien était gravement altéré non-seulement sur la chaire de Saint-Pierre, mais encore dans une partie considérable de l’Europe occidentale, en France, en Italie, en Angleterre, en Allemagne. C’était le résultat d’une révolution dans les esprits, dont l’influence s’est prolongée jusqu’au milieu du XVIe siècle.

La papauté était alors en présence d’un danger, né de causes extérieures, mais non moins formidable pour sa considération, sa puissance et son autorité morale. C’était l’esprit de la renaissance d’où est né le doute, le scepticisme, le libre examen. La renaissance est le grand événement qui a changé le destin de l’Europe. Un élément inattendu de civilisation apparaissait, le génie du monde ancien se relevant sur ses ruines. L’esprit païen, endormi depuis mille ans, se réveillait et charmait l’intelligence humaine. Toutes les classes de la société subirent l’influence de cette rénovation. Les princes, les magistrats, les lettrés, le haut clergé, les ordres monastiques eux-mêmes, furent fascinés par la séduction entraînante de la beauté antique se représentant à l’humanité, sous toutes les manifestations de son éclat, en face des désordres de la cour romaine et des déchiremens de la société chrétienne. L’esprit nouveau prédomina dans les sciences et dans les arts, gagna les mœurs et acheva de compromettre la foi sur tous les points. À la tête de cette révolution intellectuelle et morale marchaient les savans connus sous le nom d’humanistes. Ils remplissaient les chaires publiques dans les universités fondées au moyen âge, occupaient des places de confiance auprès des princes, exerçaient une influence dans la direction des républiques italiennes, et peuplaient les petites cours polies de la péninsule. On s’arrachait les humanistes, comme deux siècles auparavant on s’était arraché les troubadours[16], comme deux siècles plus tard on s’arracha les philosophes. C’est à la lumière de la renaissance et de l’humanisme que la société du XVe siècle, dégagée des idées du moyen âge, a cherché une voie nouvelle. Émancipé de la foi, au contact de l’antiquité, l’esprit humain s’est frayé une route jusqu’alors inconnue dans les sciences, dans les arts et dans la politique. Les mœurs, comme les esprits, en ont éprouvé le contre-coup. Durant la série des papes pontifes, la révolution se préparait. Elle parut accomplie sous les papes politiques[17]. L’Europe au XVIIIe siècle a vu s’opérer un mouvement analogue dans une autre sphère de la direction politique et sociale. Pendant que les papes politiques, laissant la religion pour le vulgaire, s’abandonnaient aux calculs de l’ambition et aux jouissances de la vie, et que la société environnante goûtait les charmes de la culture de l’esprit et de la liberté des habitudes, pendant que Léon X s’occupait beaucoup des arts, peu des affaires de l’église, éclatait l’explosion de la réforme.

L’avertissement était sérieux, il fut compris. Une grande réaction se produisit à Rome, dans les conseils de la papauté, pour le redressement des mœurs, et dans le sein de la chrétienté pour la défense du catholicisme attaqué par Luther, auquel secrètement ou publiquement se rallièrent la plupart des humanistes, détrônés de leur influence par le mouvement de la réaction catholique. A l’avènement de Pie IV (1559), la réaction catholique s’annonce; sous le règne de Pie V (1566-72), elle est réalisée. Son résultat final, consacré cent ans après, à la paix de Westphalie, a été de maintenir un catholicisme sa large part d’influence morale sur la société européenne, tout en admettant les faits accomplis et les conquêtes de l’esprit moderne sur l’esprit du moyen âge, et depuis lors l’église n’a pu songer à recouvrer de haute lutte ce qu’elle avait perdu, sans risquer de compromettre ce qu’elle avait conservé. La correction des abus a-t-elle eu l’étendue et la direction désirables? Il est permis d’en douter; mais, pour être juste dans cette appréciation, il faut tenir compte des obstacles, des nécessités et des incidens. C’est ce qu’a fait M. de Hübner avec un sentiment d’équité soutenu par l’exacte connaissance des affaires du temps, trop favorable peut-être à la papauté, qu’il semble représenter comme ayant été prise au piège par les humanistes.

Le péril où les humanistes ont mis l’église romaine aux XVe et XVIe siècles a été grave sans doute, d’autant plus qu’il ne venait plus cette fois du chaos de la féodalité, comme au temps des comtes de Tusculum[18], ni du conflit avec les puissances de la terre, comme au temps d’Henri IV de Franconie ou de Frédéric II de Hohenstaufen, mais de l’opinion seule des esprits cultivés, dont Rabelais fut en France l’écho trop effronté, mais de la civilisation renaissante elle-même, et de la lumière que son flambeau rallumé projetait sur l’Italie et l’Europe. Toutefois les humanistes n’avaient point provoqué le grand schisme d’Occident, ils n’avaient pas suscité l’ambition temporelle des papes politiques, ni éveillé les convoitises des familles papales. Les humanistes sont survenus sur ces premières couches de désordre et de discrédit, et ils ont été d’autant plus influens qu’ils ont trouvé les esprits plus détachés du saint-père des anciens temps. C’est ainsi que les philosophes du XVIIIe siècle ont obtenu tant de crédit au milieu d’une société où tous les pouvoirs publics étaient compromis. Et, quant au piège, il n’est pas permis à ceux qui dirigent les affaires de s’excuser d’y tomber en alléguant leur naïveté, leur imprévoyance ou d’autres misères humaines. En ce cas, l’expiation, c’est la chute. Toute autre puissance que la papauté eût succombé; la force vitale de l’église l’a préservée, sans que les fautes soient moins incontestables. Les ultramontains ont prétendu qu’après tout l’église est immortelle, et qu’elle n’a rien à changer dans des allures qui ne sont point justiciables de la terre. À ce sophisme, Fénelon a répondu. « L’église, il est vrai, dit-il, répare ses pertes. Elle a des promesses d’éternité... La foi ne s’éteindra point, mais elle n’est attachée à aucun des lieux qu’elle éclaire; elle laisse souvent derrière elle une affreuse nuit à ceux qui ont méprisé le jour, et elle porte ses rayons à des yeux plus purs. » Et Fénelon, après avoir rappelé la perte du christianisme en Afrique, s’écrie : « Que sont devenues ces fameuses églises d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem, de Constantinople[19], qui ont illuminé le monde? » Les états périssent par les abus ou les erreurs du pouvoir qui les régit, tout comme par l’invasion des barbares.

L’humanisme n’eût pas décrié le commerce des indulgences, s’il ne l’avait pas rencontré sur son passage ; mais ce n’est là qu’un incident de la grande révolution religieuse du XVIe siècle. L’humanisme a exercé une influence plus décisive, en proclamant la légitimité du libre examen. Il est l’aïeul du que sais-je? de Montaigne. Ramus professait hardiment à Paris, aux acclamations de nombreux auditeurs, dans un collège de la Montagne-Sainte-Geneviève, que la raison ne relève d’aucune autorité, mais que toute autorité relève de la raison : nulla auctoritas rationis, omnis auctoritatis ratio domina est. Toutefois il en eût été de la doctrine de Luther comme de celle de ses prédécesseurs en dissidences religieuses, si la politique ne s’en fût mêlée, et la politique n’a été mise en mouvement que par la faute de la papauté. La rapide propagation de la réforme, disons mieux, de la révolution religieuse en Europe, eut pour cause principale, non pas la supériorité des dogmes nouveaux, mais le discrédit où était tombé le gouvernement de l’église. Les princes étaient lassés des agitations importunes et des prétentions excessives de la cour de Rome, et le respect de l’apostole était perdu dans l’esprit des populations. La réforme fut pour un grand nombre une lutte d’indépendance et d’affranchissement. D’autre part, si l’église n’avait point possédé d’immenses territoires en Allemagne, la sécularisation de ces biens n’eût point tenté la cupidité de ceux qui embrassèrent la réforme pour agrandir leurs domaines. Frédéric II de Prusse a pu écrire que, « si l’on veut réduire les causes des progrès de la réforme à des principes simples, on verra qu’en Allemagne ce fut l’ouvrage de l’intérêt; » et il poursuit avec cynisme : « Joachim II (de Brandebourg) acquit par la communion sous les deux espèces les vastes évêchés de Brandebourg, de Havelberg et de Lebus, qu’il incorpora à la Marche[20]. » Il a oublié l’acquisition du duché de Prusse par Albert son arrière-cousin, grand-maître de l’ordre teutonique. Tout en reconnaissant les passions des adversaires du catholicisme, on ne peut donc méconnaître les fautes du gouvernement de la catholicité.

C’est ce que comprit enfin la cour de Rome, éclairée par de sages et respectables personnages, mémoratifs des avertissemens donnés jadis par le vénérable Pierre Damien et par saint Bernard en d’analogues circonstances. Mais de même que la politique s’était emparée de la réforme, elle s’empara de la réaction catholique, les affaires de l’Europe furent plus brouillées que jamais, et les intérêts de l’église parurent compromis à tel point que le cardinal Morone, partant pour le concile de Trente, disait à un ambassadeur de Venise : « C’en est fait de la religion catholique[21]. » De nobles efforts furent faits alors à Rome pour la régénération de l’église. Des papes dignes de leur mission proscrivirent résolument le népotisme, rétablirent l’autorité des bons exemples, l’intégrité des mœurs, la régularité de l’administration. Le choix des membres du sacré-collège fut justifié par la piété, le savoir, la considération publique ; grande réforme morale qui se personnifie principalement en deux hommes dignes de la vénération publique : Charles Borromée et Pie V[22]. M. de Hübner a retracé ce tableau d’après les correspondances contemporaines avec un intérêt saisissant. On s’étonne, dit-il, du succès, et plus encore du courage de ceux qui entreprirent cette transformation des mœurs de la cour romaine. On apprend, en y regardant de près, à ne jamais désespérer des grandes causes réputées perdues. Malheureusement pour la papauté, la réforme de Luther avait marché plus vite que la réformation des mœurs romaines, et l’église catholique était battue en brèche de toutes parts. Il n’y avait pas un demi-siècle écoulé depuis que Luther avait proclamé sa séparation, et la moitié de l’Europe avait suivi l’exemple du moine de Wittemberg. Presque toute l’Allemagne du nord et la moitié de celle du sud avaient embrassé la doctrine de Luther; la puissance de Charles V s’était brisée contre les protestans, et il avait été obligé de souscrire à la transaction de Passau. C’était une révolution politique autant qu’une réforme religieuse. L’Angleterre, l’Ecosse, la Suède, le Danemark, une partie de la Suisse et des Pays-Bas avaient aussi fait scission avec Rome. La Pologne était ébranlée, la France hésitait; le gouvernement des Valois dans sa politique étrangère s’appuyait sur les protestans; à l’intérieur, il faisait profession d’attachement à l’église romaine, quelquefois avec violence, quelquefois avec indécision. Une forme française de la séparation réformée s’était produite, qui entraînait une foule d’adeptes, et dont le centre d’action établi à Genève rayonnait sur la Gaule. De là Calvin régnait en maître absolu, propageait ses opinions à la ronde, fanatisait ses sectateurs et faisait des prosélytes jusque dans la haute Italie. Que la France passât du côté de la réforme, et le catholicisme était réduit en Europe à un empire incertain sur l’Italie et à l’obéissance dévouée de l’Espagne. Telle a été l’origine de l’importance européenne des querelles religieuses qui ont déchiré la France pendant cinquante ans. Les partis se sont disputé ce champ de bataille avec férocité. La consécration politique de la réforme avait produit ce résultat de créer en Europe deux classes d’états, dont les tendances, comme les intérêts, restaient distincts, même après qu’on avait souscrit à une paix de religion.

En effet, la question religieuse recevait une complication singulière des circonstances politiques au milieu desquelles elle avait éclaté; elle tombait au milieu d’une lutte de prépondérance entre la France et l’Espagne, lutte à laquelle l’Angleterre se mêla bientôt avec habileté pour y jouer un rôle plus décidé que la France. Elisabeth prit résolument en main la défense de l’intérêt protestant en Europe; sa politique intérieure et extérieure l’y conviait. Elle obéit à une loi de situation. Philippe II, héritier de Charles V en Espagne, prit avec non moins de résolution la représentation de l’intérêt catholique dans le monde. Sa politique lui en imposait la condition et lui en promettait un immense profit. C’était ce protecteur que redoutaient les papes, tout en acceptant ses services; mais les fréquentes vacances de la papauté et les vicissitudes de la lutte avaient fait flotter à cet égard la politique de la cour de Rome. Malgré le soulèvement des Pays-Bas, la monarchie espagnole était alors encore à l’apogée de sa puissance, qu’une suite d’événemens connus de tout le monde avait fait éclore et grandir. Le mariage de Ferdinand et d’Isabelle en avait assuré l’unité territoriale; les découvertes du Nouveau-Monde lui apportèrent des trésors, des domaines et un prestige inattendus; par la conquête de Grenade fut couronnée cette lutte de huit siècles où l’Espagne, en défendant sa religion, son indépendance et son sol, préserva l’Europe de l’invasion musulmane, fortifia le caractère de ses peuples et fonda ses libertés politiques. Après ce grand effort sur elle-même, l’Espagne étendit son influence extérieure par un vaste mouvement d’expansion qui lui donna pied en Italie et lui ouvrit le foyer le plus actif alors de l’intelligence européenne, foyer d’où partait la direction de la chrétienté. Enfin un grand mariage unit l’héritière de Ferdinand le Catholique au fils de l’empereur Maximilien, et lui porta le riche héritage des ducs de Bourgogne. Charles V, successeur tout à la fois de la maison d’Aragon et de Castille, de la maison de Bourgogne et de la maison de Habsbourg, obtint de plus l’empire germanique et se trouva le plus puissant souverain de l’Europe. Il put songer à la monarchie universelle qu’il se flatta d’avoir fondée un jour, et se portant en Allemagne le défenseur armé du catholicisme attaqué, il tenta de rétablir le saint-empire du moyen âge ; la papauté courba le front devant son orgueil. De grands échecs et la résistance de nos rois suspendirent plutôt qu’ils ne renversèrent ses desseins, repris, après son abdication, par son fils Philippe II, qui, quoique héritant de la moitié de ses états seulement, sembla le légataire direct de l’ambition et de l’influence de Charles-Quint en Europe.

Sous Philippe II, l’Espagne atteignit au plus haut point de sa grandeur, mais toucha aussi au commencement de sa décadence. Ce prince, qui avait pu espérer de réunir la couronne d’Angleterre à celles dont sa tête était chargée, reprit les projets de son père en les agrandissant. Il se proposa d’établir sa domination en Europe en appliquant sa puissance au triomphe du catholicisme, dont la cause s’accordait avec ses penchans et avec ses intérêts, et il remua l’Occident pour parvenir à ses fins. L’Angleterre lui avait échappé par la mort prématurée de la reine Marie, il tourna tous les ressorts de sa politique vers la France, où la lutte ardente du catholicisme et de la réforme prêtait une large ouverture à ses intrigues et à ses désirs, ne reculant d’ailleurs devant aucun moyen pour arriver à son but, et bravant les malédictions humaines pour obtenir le succès de ce qu’il croyait être la cause de Dieu. A certaine heure où il craignait l’apaisement de la guerre civile en France, il faisait écrire par son lieutenant le duc d’Albe à la reine Catherine de Médicis[23] : « Le roi très chrétien ne peut conclure un accord qu’en faisant des concessions sur le spirituel et sur le temporel. Il ne peut faire des concessions sur le spirituel sans entreprendre sur les droits d’autrui, et Dieu, de qui sont ces droits, ne le souffrira pas; il n’en peut faire sur le temporel sans porter atteinte à sa propre autorité... Or il vaut beaucoup mieux avoir un royaume ruiné, en le conservant pour Dieu et le roi, au moyen de la guerre civile, que de l’avoir tout entier sans celle-ci au profit du démon et des hérétiques ses sectateurs. » La réaction catholique du XVIe siècle avait donc trouvé dans Philippe II un agent puissant, impitoyable, qui, dépassant le but, effrayait à juste titre les sages de la cour de Rome, où cependant la doctrine de l’extermination ne manquait pas de partisans, car à cette époque d’excitation religieuse Simon de Montfort rencontrait des émules, et la plume du duc d’Albe, aussi ferme que son épée, traçait à l’école moderne de l’autorité absolue sa formule et sa règle d’action.

La réforme était antipathique au génie espagnol, qui fournit au catholicisme militant un indéfectible appui, sur le caractère duquel nous reviendrons plus tard. Le scepticisme italien de la renaissance se fût accommodé peut-être de la réforme, si l’intérêt de la péninsule ne l’avait point rattachée à la papauté; mais Venise et Florence restaient pour les papes des amis réservés. Tous les regards étaient tournés à Rome vers la France, de laquelle on attendait l’impulsion décisive pour les destins du catholicisme. Or la réaction catholique y trouvait une énergique résistance. La réforme ne s’y était point répandue sans doute avec les mêmes facilités qu’en Allemagne, mais pourtant elle y avait obtenu de notables succès. C’est par Calvin, et bien après Luther et dans d’autres conditions, qu’elle s’y était propagée en rencontrant de considérables obstacles. Le clergé catholique, quoique fort riche, n’y possédait point ces vastes territoires ecclésiastiques qui comptaient parmi les états souverains, en Allemagne, et dont la transformation séculière a été l’un des premiers résultats de la réforme. Le clergé français était en général savant, attaché à ses devoirs, considéré, national; il luttait contre les empiétemens et les prétentions de la cour de Rome, tout en demeurant dans le giron de l’église. Si le clergé français avait alors été ultramontain, c’en était fait peut-être du catholicisme en France, car la cour de Rome y était profondément impopulaire malgré le respect qu’on gardait au chef de l’église : sentimens en apparence contradictoires, que l’histoire pourtant atteste et justifie. Au demeurant, l’église de France était l’honneur du catholicisme. La maison royale de Valois n’avait eu aucun intérêt à se séparer de l’église catholique. Elle n’avait pas les motifs des princes allemands pour embrasser la réforme : ses vues sur l’Italie la ramenaient au contraire au système de circonspection qui était le fond de la politique vénitienne. Cependant les Valois avaient dû chercher des auxiliaires chez les princes protestans, dans leur lutte de prépondérance contre Charles-Quint et Philippe II. De là une certaine et permanente hésitation, qui jeta par soubresauts le gouvernement français dans diverses fautes de conduite : son intérêt le portant à ménager à la fois les souverains protestans et la papauté.

Mais l’aristocratie française avait en général montré une propension marquée pour la réforme; elle y vit un moyen de reprendre l’indépendance qu’elle avait perdue dans sa lutte contre la couronne. Sous cette forme nouvelle, la féodalité apparut encore menaçante à la royauté, et commit des fautes qui furent fatales aux réformés. La royauté, d’abord indécise, se ravisa, croyant être menacée, et pencha vers la répression d’une émancipation religieuse qui tournait à l’émancipation politique. Des circonstances particulières vinrent alors en aide à la réforme, dont les forces avaient acquis un considérable développement. Elle avait recruté ses sectateurs dans la partie la plus active et la plus remuante de la nation. Plus de 4,000 gentilshommes, ou seigneurs fieffés, et parmi eux les plus grandes familles de l’état, les Rohan, les Châtillon, les La Trémouille, les La Tour-d’Auvergne, etc., professaient la croyance nouvelle. La noblesse militaire était donc en majorité protestante, et pouvait facilement mettre en campagne de 30,000 à 40,000 combattans au jour où la lutte serait engagée. C’était un parti puissant en face du clergé catholique, de l’administration royale, des parlemens et des grandes villes, en général demeurées catholiques. Les avantages des uns et des autres parurent se balancer le jour où la réforme fit la conquête de la branche cadette de la maison royale. Cette accession mit sérieusement en péril les intérêts du catholicisme en France, surtout lorsqu’il fat assuré que la maison de Valois touchait à sa prochaine extinction.

Depuis la révolte du connétable de Bourbon, un rameau vigoureux de la famille régnante semblait être séparé du tronc royal. La maison de Vendôme ou de Bourbon, si puissante dans le centre et dans le midi de la Fiance, n’avait pu dissiper les défiances de la maison de Valois, qui humilia[24] les héritiers du dernier fils de saint Louis au profit d’une grande race d’origine étrangère. C’était la maison da Guise, famille héroïque autant qu’ambitieuse, émigrée de Lorraine pour avoir essayé d’évincer sa branche aînée de la duché patrimoniale. Elle vint fonder en France sa grandeur sur d’éclatans services qu’elle rendit, et sur la disgrâce des cadets de la maison royale, qu’elle exploita. À cette entreprise la Francs a dû de mémorables avantages, tels que la défense de Metz et la prise de Calais, mais aussi des jours néfastes, tels que furent ceux de la Saint-Barthélémy et de la domination de la ligue. De même que les guerres religieuses d’Allemagne avaient eu pour aliment l’intérêt et l’ambition des princes du pays, de même les guerres civiles de France ont eu pour aliment, pendant la dernière moitié du XVIe siècle, la rivalité des maisons de’’ Guise et de Bourbon, l’une ayant pour point d’appui le parti catholique français et l’assistance de Philippe II, l’autre ayant pour point d’appui les réformés de France soutenus par Elisabeth d’Angleterre. Entre ces partis de religion, un grand parti politique et national, détaché du catholicisme gallican, finit par faire pencher la balance du côté de l’intérêt français et des Bourbons, qui avaient pour eux la loi fondamentale de la monarchie française. La lutte des deux maisons avait commencé par une querelle d’étiquette, elle finit par une compétition à la couronne.

Je ne veux point retracer les alternatives de répression et de concession par où passa d’abord le gouvernement des Valois, par rapport à la réforme, ni les tentatives d’apaisement et de transaction qui honorent l’administration du chancelier de L’Hôpital, ni l’histoire de la régence orageuse de Catherine de Médicis, après la mort de François IL Cela est écrit partout. Les partis exaltés se préparaient à la guerre civile dès 1560; conjurée un instant, elle éclata en 1562, à la suite du massacre de Vassy, qui fut l’œuvre des Guises, et depuis lors, quoique sept fois suspendue, elle a, pendant plus de trente ans, ensanglanté la France, l’a couverte de ruines et mise en danger de périr. Tout le monde en connaît les funestes épisodes; elle eut pour premier instigateur Philippe II, pour organisateurs les Guises, tous avec des intentions diverses ; elle eut pour acteurs principaux, dans le camp opposé, les princes de Bourbon suivis de la plus grande noblesse de France. La correspondance d’Olivarès et de Philippe II, publiée par M. de Hübner, prouve que le point capital arrêté par les Cuises et Philippe II était l’extermination des hérétiques de France, et que cet intérêt était réputé supérieur à tout autre intérêt européen. Le rôle de la royauté française au milieu de ce conflit était des plus misérables ; elle craignait autant le triomphe des uns que la défaite des autres, et s’épuisait en combinaisons stériles pour conserver une ombre de pouvoir, et pour obtenir la pacification du royaume, qui était son salut.

En l’année 1576, le parti catholique fie éclater contre elle son mécontentement. Écoutons un contemporain digne de confiance, Palma Gayet, professeur au collège de Navarre, l’auteur de la Chronologie novenaire. « Fâchés, dit cet écrivain, de ce que le roi voulait pacifier les troubles en son royaume, permettant à ceux de la religion prétendue réformée le libre exercice de leur religion, les déclarant capables de tenir estatz en toutes cours souveraines, leur ayant laissé huit villes pour leur sûreté, et desadvouant ce qui s’était passé en la journée Sainct-Barthélemy 1572, aucuns catholiques, princes, seigneurs et autres, » conclurent à Peronne, au nom de la sainte Trinité, le fameux traité d’association connu sous le nom de sainte union ou sainte ligue[25], par lequel les adhérens, prenant en main la défense de la cause catholique, trahie selon eux par l’administration royale, se substituaient au pouvoir du roi, sous prétexte de mieux défendre ses véritables intérêts, et notifiaient leurs desseins subversifs à toute la chrétienté. C’était l’usurpation hardie et flagrante de l’autorité souveraine, l’organisation d’une faction audacieuse dans l’état, et le prélude des plus hardies entreprises; et non-seulement elle demeura impunie, mais après plusieurs années de tergiversation incessante et d’abaissement continu, la royauté fut obligée de subir et d’accepter la tutelle de la ligue, en pactisant avec elle comme de puissance à puissance par le traité de Nemours, conclu entre le roi et le duc de Guise, qui venait de signer à Joinville (1584) avec Philippe II un traité d’alliance pour l’exclusion de l’hérétique Henri de Béarn (Henri IV), devenu héritier présomptif de la couronne par la mort du duc d’Anjou, frère de Henri III, dans la personne duquel allait s’éteindre la dynastie régnante.

C’est au moment où Henri III venait d’accomplir ainsi une des plus grandes fautes de son règne que Sixte-Quint fut élu pape (1585). Il n’avait point approuvé les complaisances compromettantes de ses prédécesseurs pour Philippe II et la ligue, et sous le nom de cardinal de Montalte il avait vécu pendant les dernières années du pontificat de Grégoire XIII dans une sorte de disgrâce. C’était un personnage important dans le sacré-collège, et dès l’ouverture du conclave les ambassadeurs étrangers le signalent à leurs cours comme un cardinal papable. Il était porté principalement par le parti des Médicis, resté fort influent à Rome, et représenté par un cardinal habile, qui ménagea une élection par adoration, c’est-à-dire par acclamation, à son candidat. L’ambassadeur espagnol à Rome ne se méprit point sur les conséquences de l’élection. Grégoire XIII avait été dévoué à l’Espagne. La correspondance diplomatique fit pressentir à Philippe II un pape qui ne devait pas être de son bord. Henri III et les Guises eurent promptement aussi l’occasion de s’en convaincre. L’association de Henri III avec la ligue était également repoussée par l’intérêt personnel du roi et par l’intérêt politique de la France. Elle avait jeté le royaume dans les bras de Philippe II, car les Guises étaient impuissans pour fonder un état indépendant, en les supposant vainqueurs des huguenots et de la royauté. De la part d’Henri III, cette association était l’abdication même; elle ôtait à la couronne son dernier prestige, car nul ne la pouvait croire sincère, et certes elle ne l’était pas. Sixte-Quint s’exprima sur cet acte de faiblesse avec une rudesse qu’attestent tous les monumens.

Il en est un surtout dont M. de Hübner ne parle pas, et dont je ne m’explique pas qu’il n’ait pas eu connaissance. Il est vrai que les portefeuilles dont il a fait usage n’ont pu le lui révéler. C’est une lettre du duc de Nevers au cardinal de Bourbon, désigné par le traité de Joinville pour devoir être l’héritier présomptif de la couronne après la mort d’Henri III. La vacance de la papauté et l’indication d’un conclave avaient décidé les coalisés ligueurs à députer à Rome Ludovic de Gonzague, duc de Nevers, pour y soutenir les intérêts de la ligue et pour aviser aux exigences de la situation. Ce personnage assez variable dans ses attachemens était pour l’heure engagé avec la ligue, et les ligueurs, confians en son habileté dans les négociations, avaient remis leurs affaires dans ses mains. M. de Hübner indique son arrivée à Rome au 1er juin. Les Mémoires de Nevers indiquent une autre date, c’est-à-dire la fin de juillet. J’ai lieu de croire que cette dernière est la vraie[26]. Il fut immédiatement admis à l’audience du pape, selon le témoignage d’une dépêche qui a tous les caractères de l’authenticité. Le nouveau pape se montra résolument au duc de Nevers comme un partisan de l’autorité royale en France, et comme attaché à l’équilibre de l’Europe rompu par la prépondérance de l’Espagne. La situation de la France fut dans cette conversation appréciée par le pontife en homme politique plutôt qu’en héritier de Grégoire XIII, et voici dans quels termes le duc de Nevers rendit compte de sa mission à ses commettans par cette lettre, insérée dans la compilation de Gomberville, et qu’on pourrait croire être restée inconnue à M. de Hübner, lequel nous a donné cependant beaucoup de pièces relatives à cette négociation et à ce voyage.

« Étant arrivé de nuit à Rome, dit le duc au cardinal de Bourbon, je fus descendre au logis de M. le cardinal de Pellevé. Il me reçut avec grandes démonstrations de joie, et me dit d’abord que j’étois venu trop tard, que les choses étoient bien changées, et que depuis le nouveau pontificat on regardoit les affaires de France en cette cour tout différemment de ce qu’elles paroissoient avant la mort du dernier pape ; que ceux qui avoient été les plus échauffés pour le parti des catholiques y étoient devenus si froids, toutes les fois qu’on leur faisoit des propositions pour l’avancement de nostre dessein, qu’ils ne parloient que de l’obéissance que les sujets doivent à leur prince légitime et de la mauvaise odeur que votre retraite de la cour donnoit à toute l’Italie. Je vous laisse à penser, monsieur, si je fus surpris de ces nouvelles... Je me résolus de ne point perdre de temps et d’envoyer demander au pape une audience pour le même jour. On me rapporta que le pape avoit témoigné de la surprise de mon arrivée, et qu’il avoit répondu qu’il me donneroit autant d’audiences que je voudrois. Je fus au palais le 29 juillet, et fus aussitôt introduit auprès de sa sainteté... Nous entrtâmes de suite en conversation. Je ne doute point, me dit-il que l’intention du cardinal de Bourbon et la vôtre ne soient bonnes ; mais en quelle école avez-vous appris qu’il faille former des partis contre la volonté de votre maître légitime? Très saint père, lui dis-je en me levant avec chaleur, c’est du consentement du roi que les choses se sont faites. Eh! quoi, reprit-il, vous vous échauffez bientôt... Je vois que vous avez l’esprit de tous ceux de votre association. Le roi de France n’a jamais consenti de bon cœur à vos ligues et à vos armemens. Il les regarde comme des attentats contre son autorité, et bien que la nécessité de ses affaires et la crainte d’un plus grand mal le forcent à dissimuler, il ne laisse pas de vous tenir tous pour ses ennemis, et ennemis plus redoutables que ne sont ni les huguenots de France, ni les autres protestans... Je crains bien fort qu’on ne pousse les choses si avant qu’enfin le roi de France, tout catholique qu’il est, ne se voie réduit d’appeler les hérétiques à son secours pour se délivrer de la tyrannie des catholiques. »

Le duc de Nevers ajoute au cardinal : « Vous voyez quels sont les sentimens du pape et combien il est éloigné de ceux de son prédécesseur. De temps en temps il s’écrioit contre Grégoire XIII, et contre le cardinal de Côme, et leur reprochoit d’avoir mis le feu et le sang dans toute la chrétienté, par le consentement et l’approbation dont il avoit fomenté la ligue et l’union des catholiques françois. Cela étant, voyez combien nous sommes loin de notre compte, et quelle espérance nous devons avoir des secours temporels et spirituels que nous venons chercher ici. »

En présence des événemens dont la France était le théâtre, Sixte-Quint entreprit en effet deux choses, difficiles à concilier en apparence, mais qui ont fini par triompher toutes les deux. L’une était la conservation du catholicisme, gravement compromis en France; l’autre était le maintien de la France à l’état de puissance capable de faire tête à l’Espagne. Si Henri de Navarre était vainqueur de haute lutte, il le serait à la tête des huguenots, soutenus par des auxiliaires de même religion fournis par l’Angleterre, l’Allemagne et la Suisse réformée. Sa victoire serait le triomphe complet et final de la nouvelle confession. Telle était l’opinion générale, car l’Europe vivait alors sous le régime du principe cujus est regio, illius est religio; les sujets suivaient la religion du souverain. En Allemagne, le recès d’Augsbourg avait donné force de loi à la maxime, et l’Angleterre avait passé deux fois avec son prince d’une religion à l’autre. Il était donc permis de croire que le triomphe de Henri de Navarre équivaudrait à la perte de la religion catholique en France ; et la perte du catholicisme en France entraînait peut-être sa perte en Europe. L’Allemagne n’aurait plus qu’à compléter son œuvre à cet égard, l’Italie était sérieusement menacée, la réforme était en faveur à Ferrare, et l’Espagne allait devenir impuissante pour arrêter seule les ravages du torrent. Toutes les correspondances montrent que telle était l’appréciation générale à ce moment, pour les uns avec effroi, pour les autres avec espoir.

Voilà pourquoi, malgré l’opinion personnelle de Sixte-Quint sur le fond des choses, la bulle privatoire préparée par Grégoire XIII contre Henri de Navarre, et adoptée en consistoire avant la mort du pontife, fut lancée par le nouveau pape. La chancellerie l’emporta sur l’opinion individuelle du chef de l’église. M. de Hübner rapporte une dépêche curieuse de Philippe II, qui montre que cet esprit profond ne fut pas dupe de la démonstration de la cour romaine. Sixte-Quint était deviné. Il était prouvé que, malgré certaines démonstrations commandées par d’inévitables exigences, le catholicisme intolérant et ambitieux devait céder la place, à jour donné, aux conseils de la tolérance et de la bonne politique.


CH. GIRAUD.

  1. Ce n’est que pour l’exactitude bibliographique qu’il sera fait ici mention de Sixte-Quint et son temps, par J. Lorentz, Mayence 1852, 1 vol. in-8o.
  2. Deuxième édition, Paris 1858, 3 vol. in-8o. — Voyez sur cet ouvrage une suite de sept articles critiques de M. Mignet, qui sont malheureusement restés renfermés dans le Journal des Savans.
  3. Voyez l’Histoire des Hohenstaufen et de leur temps (en allemand), par M. Fréd. de Raumer, 3e édit., 1857-58, en 6 vol. in-8o. — Cette vaste composition aurait bien mérité d’être traduite en notre langue ; le livre de M. de Cherrier, conçu dans un autre esprit, ne la remplace pas.
  4. Voyez Pontificum romanorum vitæ, éd. Watterich ; Lipsiæ 1862 ; 2 vol. gr. in-8o. — Regesta pontilicum romanorum, édid. Ph. Jaffé ; Berlin 1851, in-4o. Joignez-y les Monumenta Gregoriana du même auteur, Berlin 1865, in-8o, et les articles de M. Rocquain dans le Journal des Savans de 1871-72. — l’Histoire du pontificat de Clément XIV, par le père Theiner, a paru en 1823, 2 vol. in-8o, et le Codex diplomaticus dom. temporalis du même auteur, en 1862, 3 vol. in-fol.
  5. Publiée d’abord en langue italienne à Lausanne en 1669 ; traduite en français en 1685, 2 vol, in-12 ; réimprimée plusieurs fois, texte et traduction, en Hollande, à Paris et ailleurs.
  6. Voyez la Storia della vita e geste dl Sisto Quinto, da Casim. Tempesti. Rome 1754, 2 vol. in-4o.
  7. Nos biographies françaises n’ont pas même conservé le nom de cet auteur, dont l’ouvrage n’a point été inutile à M. Ranke, et qui a été consulté utilement par d’autres historiens.
  8. Par exemple, les instructions de Sixte-Quint au légat Gaetani, relativement aux affaires de France, après la mort de Henri III.
  9. Je ne citerai que les publications précieuses de M. Gachard, et les savantes études de M. Mignet sur Charles-Quint et Philippe II. M. Ranke a fait usage plus tard des archives de Simancas pour son Histoire de France au seizième siècle, mais principalement de la partie qui est restée à Paris dans nos archives nationales après les restitutions de 1814.
  10. Sur l’importance et l’intérêt des correspondances vénitiennes, voyez les deux curieux volumes publiés par M. Baschet en 1862 et en 1870.
  11. Il serait injuste de ne pas donner ici, au nom même de la science historique, un témoignage de reconnaissance à M. Guizot, qui, dès son entrée au ministère de l’instruction publique, il y a quarante ans, ordonnait la publication de cette immense collection des Documens inédits pour l’histoire de France, où ont trouvé place de curieuses relations des ambassadeurs vénitiens du XVIe siècle, les correspondances du cardinal de Granvelle, de Henri IV, du cardinal de Richelieu; les négociations pour la succession d’Espagne, etc., et où se publie aujourd’hui la correspondance du cardinal Mazarin. Ce grand mouvement de recherches s’est propagé dans toute l’Europe et a produit les plus importantes révélations.
  12. Voyez le tome premier de M. Gachard, p. 36 et suiv. — Ce fonds est aujourd’hui classé dans nos archives nationales sous la rubrique Négociations ; histoire étrangère, K (B, 56-64).
  13. Les Guises, les Valois et Philippe II, par M. J. de Croze. Paris 1866, 2 vol. in-8o. — Voyez les Append. qui terminent chaque volume. La correspondance en question y est indiquée sous le nom de Fonds espagnol de nos archives.
  14. L’Art de vérifier les dates, t. I, p. 331.
  15. Voyez Ibid., et Fleury, IXe discours.
  16. Voyez l’ouvrage instructif de Burckhardt, Cultur der Renaissance, Bâle 1869.
  17. Il était difficile que le culte de l’antiquité, qui était devenu la religion de la renaissance, ne rejaillit pas sur les mœurs publiques et privées ; la papauté en éprouva les conséquences. La mémoire d’Alexandre VI en a été spécialement affectée. Son ambition violente et passionnée lui fit de mortels ennemis, et les pamphlétaires contemporains lui donnent tous les vices de Néron. Le reproche lui en a été prodigué jusqu’à nos jours. Il y a beaucoup à rabattre des exagérations du temps à cet égard. Dès la fin du siècle dernier, les judicieux et véridiques auteurs de l’Art de vérifier les dates avaient remarqué que la « vraisemblance manque quelquefois aux forfaits qu’on lui reproche : la comparaison qu’on a faite de lui avec Néron est insoutenable. Autant la politique de l’empereur était insensée, autant la politique du pape était adroite et déliée. Il traita avec tous les princes de l’Europe et vint à bout de les tromper tous ; mais personne ne fut la dupe de Néron. » Quant aux débauches césariennes qui lui sont imputées, le principal témoignage en est tiré du Diarium de Burchard ; mais il suffit de jeter les yeux sur ce document imprimé dans la compilation d’Eccard, d’après un manuscrit suspect, pour avoir l’idée d’une interpolation pratiquée par les copistes du XVIe siècle. En effet, l’incroyable convivium, dont je ne puis même ici rapporter le titre, occupe une page isolée dans l’imprimé d’Eccard, et l’on ne trouve plus rien dans le reste du Journal qui rappelle les habitudes indiquées par l’orgie en question. Une édition critique et complète du Diarium a été entreprise en Italie en 1856, mais je n’ai pu en vérifier le texte. La chronique scandaleuse d’Alexandre VI et de sa cour a dû être alimentée, sur un certain fonds de vérité, par la publication de l’histoire des douze premiers césars, par Suétone. Deux éditions, qui furent les premières du texte, furent publiées à Rome, en 1470, sous les auspices de la papauté même ; l’une dédiée à un cardinal célèbre, l’autre donnée par Fillastre, humaniste en renom, évêque d’Aleria. Ces deux éditions, rapidement épuisées, furent reproduites à Rome en 1472 et années suivantes, à Milan en 1475, 1480, 1491, 1494, à Bologne, 1488, 1493, à Venise, 1490, 1493, 1496. Les additions du Diarum ont dû être provoquées par le goût du temps et par la licence qu’on trouvait à Florence, à Ferrare, à Venise aussi bien qu’à Rome.
  18. Voyez le premier article de M. Mignet, sur l’ouvrage de M. de Cherrier, dans le Journal des Savans, et l’Art de vérifier les dates, 1783, t. Ier, p. 268 et 274.
  19. Fénelon, Sermon pour la fête de l’Epiphanie.
  20. Voyez les Mémoires de Brandebourg.
  21. Voyez l’ouvrage de M. de Hübner, t, Ier.
  22. Voyez l’Histoire de Pie V (de famille obscure, comme Sixte-Quint), par M. de Falloux, 1844, 2 vol. in-8o, et 1859, 2 vol. in-12.
  23. Voyez la Correspondance de Philippe II, par M. Gachard, t. ler, p. 609. Lettre de décembre 1567.
  24. D’après le cérémonial français, le premier prince du sang marchait seul après le roi dans les solennités où le souverain figurait en personne; mais en 1548, lorsque Henri II fit son entrée solennelle à Chambéry, conquis sur le duc de Savoie, le roi voulut qu’il en fût autrement. Le premier prince du sang était alors Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, qui n’était pas encore roi de Navarre. Ce prince, en venant prendre son rang, fut surpris de voir Claude II de Guise se mettre sur la même ligne à sa gauche. Quoi donc, mon compagnon, lui dit-il, tiendrons-nous donc rang ensemble? — Oui, monsieur, répondit Claude de Guise, le roi m’a assigné cette place. — Mais, reprit le duc de Vendôme, c’est tout ce que je pourrais permettre à M. le duc de Lorraine, chef de votre maison. Sur quoi le duc de Vendôme se retira, et la marche fut suspendue ; mais le roi lui ayant ordonné de reprendre sa place, le duc revint et dit à Claude de Guise : Vous pouvez, mon compagnon, marcher sur la même ligne que moi, car si le roi ordonnait à un laquais de marcher à mes côtés, je le souffrirais par respect pour ses ordres. — Le fils d’Antoine de Bourbon faillit payer cher ce méchant propos le 24 août 1572.
  25. Voyez le texte de cet acte fallacieux avec le commentaire dans l’introduction de l’ouvrage de Palma Cayet, édit. de Buchon.
  26. La différence doit provenir de la réforme grégorienne du calendrier, qui, accomplie à cette époque, venait à peine d’être admise en France (1584).