Société et Solitude/Le Succès
LE SUCCÈS
On ne peut reprocher à notre peuple américain d’être lent à exécuter ses desseins ou à vanter ses œuvres. Nos machines ébranlent la terre. Nous avons conscience de notre jeunesse, de nos os et de nos nerfs. Nous avons l’avantage du territoire et des côtes, et savons en user. Nous faisons notre recensement, voyons nos agrandissements, examinons notre carte, qui vieillit en un an ou deux. Nos regards courent avec approbation le long de nos lignes de chemins de fer et de télégraphes qui s’étendent. Nous sommes allés le plus près du Pôle. Nous avons découvert le Continent antarctique. Nous intervenons dans l’Afrique centrale et méridionale, et à Canton, et au Japon ; nous agrandissons un territoire déjà énorme. Notre constitution politique est l’espoir du monde, et nous nous estimons d’après tous ces exploits.
C’est le procédé du monde ; c’est la loi de la jeunesse, et de la force qui se développe. Chaque homme a en lui un talent dominant qui, grâce à une certaine adaptation des doigts, de l’oreille, de l’œil, grâce à un don en matière de mathématiques, de pugilat, de musique ou de lettres, enrichit la communauté d’un art nouveau ; et ce n’est pas nous seulement qui estimons ces témoignages, mais tous les hommes de race européenne. Giotto pouvait tracer un cercle parfait ; Erwin de Steinbach pouvait bâtir une cathédrale ; Olaf, roi de Norvège, pouvait courir autour de sa galère sur le plat des avirons des rameurs, quand le bateau était en marche ; Ojeda pouvait courir rapidement sur une planche avancée dans le vide en haut d’une tour, tourner vivement sur lui-même, et revenir ; Evelyn écrit de Rome : « Avant mon arrivée à Rome, le Florentin Bernini, sculpteur, architecte, peintre et poète, a fait représenter publiquement un opéra dont il a peint les décors, sculpté les statues, inventé le machinisme, composé la musique, écrit le livret, et bâti le théâtre. »
« Il n’y a rien dans la guerre », disait Napoléon, « que je ne puisse faire par moi-même. S’il n’y a personne pour faire la poudre à canon, je puis la fabriquer. Je sais comment construire un affût de canon. S’il est nécessaire de fondre des canons à la forge, je puis le faire. S’il est nécessaire d’enseigner les détails de leur manœuvre dans la bataille, je l’enseignerai. Dans l’administration, c’est moi seul qui ai organisé les finances, comme vous le savez. »
Entre beaucoup d’exemples du savoir bienfaisant de Linné, on raconte que lorsqu’en Suède les bois de charpentes des chantiers de constructions navales tombèrent en pourriture, le Gouvernement lui demanda de trouver un remède. Il étudia les insectes qui rongeaient le bois, découvrit qu’ils déposaient leurs œufs dans les poutres à certains jours d’avril, et conseilla de plonger à cette époque les poutres sous l’eau dans les docks pendant dix jours ; la chose faite, les bois de charpentes ne se pourrirent plus.
Colomb trouva à Véragua une grande quantité d’or ; mais quittant le rivage, le vaisseau rempli de cent cinquante marins capables — parmi lesquels de vieux pilotes dont il ne connaissait que trop la ruse et la traîtrise — le sage amiral prit personnellement ses notes sur la voie suivie au retour. Et quand il atteignit l’Espagne, il dit au roi et à la reine qu’ils pouvaient demander à tous les pilotes qui étaient allés avec lui où se trouvait Véragua. Qu’ils répondent et disent s’ils savent où Véragua se trouve. J’affirme qu’ils ne peuvent dire autre chose, sinon qu’ils sont allés en des contrées où l’or abonde ; mais ils ne connaîtraient pas le chemin pour y retourner, et seraient obligés de faire un voyage de découverte, tout comme s’ils n’y avaient pas été auparavant. « Il est », ajouta-t-il fièrement, « une manière de faire ses calculs d’après l’astronomie, manière qui est sûre et certaine pour quiconque peut l’entendre. »
En Grèce, Hippocrate sut comment arrêter le fléau dévorant qui ravagea à son époque la ville d’Athènes, et son savoir périt avec lui. Le Dr Benjamin Rush, à Philadelphie, dirigea héroïquement la cité dans sa lutte contre la fièvre jaune de 1793. Leverrier porta le système de Copernic dans sa tête, et sut où observer la nouvelle planète. Nous avons vu une femme américaine écrire un roman dont il s’est vendu un million de copies en toutes les langues, et qui avait le mérite unique de s’adresser en chaque maison à trois sortes d’auditoires avec un intérêt égal — à l’auditoire de la cuisine, à celui du salon, et à celui de la « nursery ». Nous avons vu des femmes qui ont pu créer des hôpitaux et des écoles dans l’armée. Nous avons vu une femme qui par son seul chant pouvait attendrir l’âme de foules entières. Il n’est point de limites à cette variété de talents.
Ce sont là des dons dont nous devons être reconnaissants — car chacun marque une nouvelle orientation de la puissance humaine. Nous ne pouvons que les respecter. Notre civilisation est faite d’un million de contributions de cette espèce. Quant au succès, nous le regardons assurément pour les autres comme une pierre de touche, puisque tout d’abord nous en jugeons ainsi pour nous-mêmes. Nous nous respectons davantage quand nous avons réussi. Nous ne refusons pas non plus à chacun de ces bienfaiteurs l’éloge ou le profit qui résulte de son travail.
On trouve déjà dans ces exemples des degrés de mérite moral tout à fait différents. Je ne sais si nous, et ailleurs les gens de notre race, n’accordons pas plus d’importance à la richesse, à la victoire, aux grossières supériorités de toutes sortes, que ne le font les autres hommes — mais nous avons moins de tranquillité d’esprit, sommes moins aisément satisfaits. Dès l’enfance, on inculque au Saxon le désir d’être le premier. Le Scandinave était un cavalier, un combattant, un pirate incapable de repos. Les anciennes Ballades scandinaves le représentent comme affligé de cette soif de victoire inextinguible. La mère dit à son fils :
Que le succès soit en ton destrier,
Qu’il soit en toi, c’est le mieux pour la lutte,
Qu’il soit en toi, dans ta main, dans ton pied,
Dans ton combat contre l’homme et la brute :
Que le grand Dieu et le bon Saint Drothin
Veuillent toujours veiller sur ton chemin ;
Sois bien en garde, en garde Sven Vonved !
Ces exploits que nous exaltons ne signifient pas autant que nous voulons bien le dire. Ces inventions si vantées sont d’origine très récente. Ce sont des commodités locales, mais elles n’ajoutent rien à notre stature. Les plus grands hommes du monde se sont arrangés pour n’en pas avoir besoin. Newton a été un grand homme sans le télégraphe, le gaz, le chemin de fer, les souliers de caoutchouc, les allumettes, l’éther pour alléger les souffrances physiques ; il en a été de même de Shakespeare, d’Alfred, de Scipion, et de Socrate. Ce sont là des commodités locales ; mais comme il est facile d’aller aujourd’hui en certaines parties du monde où non seulement ces inventions font défaut, mais où on les méprise ! Les Sheiks arabes, les hommes les plus dignes qui se puissent rencontrer sur la terre, n’en ont pas besoin ; cependant, ils ont autant le respect de soi que les Anglais, et inspirent naturellement au Français ou à l’Américain qui les visite ce sentiment de déférence dû à l’homme courageux qui se suffit à lui-même.
Assurément, il est dans ces découvertes de grandes différences au point de vue du mérite, et quelques-unes d’entre elles impliquent un pouvoir d’ordre supérieur. Mais le public apprécie l’invention plus que ne le fait l’inventeur même. L’inventeur sait qu’à la source d’où la chose a surgi, il y a beaucoup plus et beaucoup mieux encore. Le public y voit un secret lucratif. Les gens constatent la rémunération dont jouit l’inventeur, et pensent : « Comment en gagner autant ? » Les lois de la cause et de l’effet sont quelque peu fastidieuses ; comment atteindre d’emblée au résultat par des procédés expéditifs ou trompeurs ? Nous ne sommes pas scrupuleux. Ce que nous demandons, c’est le succès, sans nous préoccuper du moyen, d’après la règle de Rob Roy, d’après la règle de Napoléon : être aujourd’hui le plus fort — le procédé des Talleyrands — gens prudents dont les montres avancent sur celles de leurs voisins, qui discernent le premier moment de déclin, et se précipitent à l’instant même du côté de la victoire. J’ai entendu rapporter que Nelson avait coutume de dire : « Ne faites pas attention à l’injustice ou à l’impudence ; laissez-moi seulement réussir. » L’unique devoir du défenseur, d’après Lord Brougham, est « de disculper le prisonnier ». Fuller dit que c’est une maxime des hommes de loi « qu’une couronne une fois portée absout tous les défauts de celui qui la porte ». Rien ne réussit mieux que le succès[1]. Et nous Américains, sommes atteints de cette folie, comme peuvent bien le montrer notre politique téméraire et nos banqueroutes. Nous sommes grands par l’exclusion, l’avidité et l’égoïsme. Notre succès dérobe à tous ce qu’il donne à un seul. C’est une course hagarde, pernicieuse, épuisante après la fortune.
L’égoïsme est une sorte de bougran qui donne aux hommes une force et une concentration momentanées, et semble très employé dans la nature pour les ouvrages qui exigent une énergie locale et spasmodique. Je pourrais indiquer dans ce pays des hommes de ce tempérament, qui sont d’une importance considérable pour la marche de la vie américaine, et dont nous nous passerions difficilement ; chacun d’eux serait une perte nationale. Mais cet égoïsme gâte la conversation. Ils ne veulent pas en venir avec vous aux expériences. Ils jettent toujours leur cher moi entre vous et eux. Il est évident qu’il leur faudrait une longue éducation pour atteindre à cette simplicité, cette manière d’agir ouverte, qui sont les qualités dont un homme judicieux se soucie le plus chez ses compagnons. La Nature sait comment transformer le mal en bien ; la Nature utilise les avares, les fanatiques, les charlatans, les égoïstes, pour l’accomplissement de ses fins ; mais ce n’est pas une raison pour avoir une meilleure opinion du défaut. La passion du succès soudain est brutale et puérile ; il en est exactement d’elle comme de la guerre, des canons, et des exécutions dont on se sert pour débarrasser le territoire des êtres sauvages, mauvais grossiers, incorrigibles, mais toujours au détriment des conquérants.
Je hais cet Américanisme creux qui espère s’enrichir par le crédit, acquérir des informations par des coups sur les tables, à minuit, apprendre les lois de l’esprit par la phrénologie, obtenir le talent sans étude, la maîtrise sans apprentissage, la vente des marchandises en prétendant qu’elles se vendent, le pouvoir en faisant croire qu’on est puissant, en recourant à un jury élu subrepticement, à un parti politique, à la corruption et à la « répétition » des votes, ou la richesse par la fraude. Ils croient y avoir réussi, mais ils ont quelque chose d’autre — un crime qui appelle un autre crime, et un autre démon derrière celui-là ; ce sont des acheminements au suicide, à l’infamie, et l’humanité en souffre. Nous nous encourageons mutuellement dans cette vie de parade, de duperie, d’annonces, de fabrication de l’opinion publique ; et dans la passion du résultat rapide et de la louange, on perd de vue l’excellence.
Un sage, un artiste italien, Michel-Ange, a écrit en parlant de lui-même : « Dans l’intervalle, le cardinal Ippolito, en qui j’avais mis mes plus hautes espérances, étant mort, je commençai à comprendre que les promesses de ce monde sont, pour la plupart de vains fantômes, et que se fier à soi-même, devenir un être de mérite et de valeur, est la voie la meilleure et la plus sûre. » Et maintenant, bien que je ne sois nullement certain que le lecteur se rangera à toutes mes affirmations, je crois que nous tomberons d’accord sur la première règle du succès — laisser là toute vanterie et publicité, et adopter la méthode de Michel-Ange : « Se fier à soi-même, et devenir un être de mérite et de valeur. »
Tout homme a un don inné qui lui permet d’accomplir aisément certains actes impossibles à aucun autre. Faites votre œuvre. J’ai à le dire souvent, mais la Nature le dit plus souvent encore. C’est chose ridicule de s’obstiner à faire tout de ses propres mains, comme si chacun devait construire sa propre cabane, forger son marteau, et cuire sa pâte ; mais chacun doit oser faire ce qu’il peut faire le mieux, aider les autres, non de la manière dont ceux-ci le prétendent, mais d’après le pouvoir bienfaisant dont il a conscience. Agir autrement, c’est neutraliser tous ces talents spéciaux extraordinaires répartis entre les individus. Cependant, alors que cette fidélité à soi-même est indispensable au maintien du monde, au développement et à la gloire de chaque esprit, il est rare de trouver un homme qui croie à sa propre pensée, ou formule ce qu’il a été créé pour dire. Rien n’étonne tant les hommes que le sens commun et la droiture ; de même, rien n’est plus rare en tout homme qu’un acte qui soit sien. Tout travail lui paraît merveilleux, excepté celui qu’il peut faire. Nous ne croyons pas à notre pensée ; il nous faut servir quelqu’un, il nous faut citer quelqu’un ; nous nous passionnons pour ce qui est antique et lointain ; nous sommes flattés par les noms célèbres ; nous importons la religion des autres nations, nous citons leurs lois. Les tribunaux les plus sérieux de ce pays ont peur d’affronter une question nouvelle, et attendront des mois et des années un cas à torturer de manière à en faire un précédent, et à rejeter ainsi sur un groupe plus hardi l’onus d’une initiative. Ainsi nous ne portons pas en nous-mêmes notre propre tribunal, ou l’ignorons ; et parce que nous ne pouvons secouer de nos souliers cette poussière de l’Europe et de l’Asie, le monde semble né vieux ; il semble qu’on ait jeté un sort à la société ; chacun est un emprunteur et un mime ; la vie est factice, et la littérature, une citation ; de là cette dépression d’esprit, cette ride de souci qui marque, dit-on, le front de tout Américain.
Le premier secret du succès est la confiance en soi, la conviction que si vous êtes là, c’est que les pouvoirs de l’Univers vous y ont mis avec un motif, une tâche qui vous est strictement assignée de par votre constitution, et qu’aussi longtemps que vous y travaillerez, vous vous trouverez bien et réussirez. Il ne s’agit nullement de se précipiter avant l’heure vers quelque exploit éclatant qui attirera le regard des spectateurs et les satisfera. Il suffit que vous travailliez dans votre vraie direction. L’œuvre est si loin de constituer le succès réel, qu’il est évident que le succès lui est de beaucoup antérieur, c’est-à-dire remonte au temps où tous les faits qui forment notre civilisation étaient dans les idées de quelques bons esprits. Bien que la foule acclame uniformément le vulgarisateur, et non l’inventeur, la gloire de chaque découverte nous attache avec raison à l’esprit qui a trouvé la formule contenant tous les détails, et non aux fabricants qui gagnent maintenant de l’argent avec elle. La sottise des foules, c’est de ne pas voir la maison dans le plan, l’œuvre dans le modèle de l’inventeur. Tant qu’elle est à l’état de pensée, que ce soit un nouveau combustible, ou un nouvel aliment, ou la création de l’agriculture, on la discrédite, c’est une chimère : mais quand elle est un fait, et vient sous la forme du huit pour cent, du dix pour cent, du cent pour cent, on s’écrie : « C’est la voix de Dieu ! » Le sculpteur Horatio Greenough me disait, au sujet de la visite de Robert Fulton à Paris : « Fulton a frappé à la porte de Napoléon avec la vapeur, et a été éconduit ; et Napoléon a vécu assez longtemps pour apprendre qu’il avait rejeté un pouvoir plus grand que le sien. »
Est-il impossible d’aimer le savoir, d’aimer l’art, d’aimer notre projet pour lui seul ? Ne pouvons-nous nous contenter d’accomplir notre œuvre, d’acquérir la vérité et la force, sans avoir besoin de louanges ? J’arrive à ma fin, j’arrive à toutes les fins, si je parviens à pénétrer mon semblable d’une vérité qui lui enseigne sa propre valeur. Le résumé de la sagesse, c’est que le temps donné au travail n’est jamais perdu. Le bon travailleur ne dira jamais : « Voilà, cela pourra aller » ; mais : « Voilà, la chose est faite : essayez-la, recommencez, elle durera toujours ». Si l’artiste, en quelque art que ce soit, travaille consciencieusement d’après son propre plan, peu importe, qu’il n’ait pas encore trouvé de commandes ou de clients. Je le déclare heureux le jeune homme qui se contente d’avoir acquis le talent auquel il visait, et attend de plein gré l’occasion de le faire apprécier, sachant bien qu’elle ne tardera pas. Le temps que votre rival passe à parer son œuvre en vue de l’effet, hâtivement et pour la vente, vous le passez en études et en expériences qui mènent au savoir, à une capacité véritable. Grâce à ses procédés, l’autre a vendu son tableau ou sa machine, gagné le prix ou obtenu le poste ; mais vous vous êtes élevés à une plus haute règle d’art, et quelques années suffiront à montrer la supériorité du maître réel sur la popularité passagère du charlatan. Je sais qu’il est bien délicat de discerner cette confiance en soi, qui est le gage de toute vigueur mentale et de tout travail, de la maladie à laquelle elle s’allie — l’exagération du rôle que nous pouvons jouer ; cependant, ce sont deux choses différentes. Mais la santé de l’esprit, c’est de savoir que, par delà mon talent ou mon savoir-faire, et un million de fois supérieure à n’importe quel talent, se trouve l’Intelligence centrale qui s’assujettit et utilise tous les talents ; et ce n’est qu’en tant qu’ouverture sur cette Intelligence, que le talent ou le savoir qui en découle est de quelque valeur. Celui-là seul qui pénètre en cette Intelligence centrale, où il ne saurait y avoir ni égoïsme ni exagération, parvient à se posséder lui-même.
Mon second point, c’est que dans la hiérarchie des facultés, ce n’est pas le talent, mais la sensibilité qui vaut le mieux : le talent vous isole, mais la vie centrale vous met en relation avec tous. Comme naître avec un heureux talent qui s’adapte aux dispositions de la race humaine semble souvent le plus grand des biens ! Un homme qui a ce talent se sent en harmonie avec l’ensemble, et sa puissance de réceptivité lui donne une force infinie. Comme Alfred, « la bonne fortune l’accompagne ainsi qu’un don de Dieu ». Ayez conscience de vous-même, et ne vous laissez pas intimider par les choses. C’est la plénitude de l’homme qui se précipite dans les objets, et qui fait ses Bibles, ses Shakespeare et ses Homère si grands. Le lecteur heureux emprunte à ses propres idées pour remplir leurs contours défectueux, et ne sait pas qu’il emprunte et qu’il donne.
Il y a quelque chose de pauvre dans notre critique. Nous supposons qu’il n’y a qu’un petit nombre de grands hommes, que tout le reste est petit ; nous supposons qu’il n’y a qu’un Homère, un Shakespeare, un Milton, un Socrate. Mais dans ses heures rayonnantes, l’âme n’admet pas ces usurpations. Nous devrions savoir faire l’éloge de Socrate, de Platon ou de saint Jean, sans nous appauvrir. Dans nos meilleures heures, nous ne trouvons pas que Shakespeare ou Homère nous surpassent — ils n’ont été que les interprètes du présent lumineux — et tous les hommes et toutes les femmes sont des possibilités divines. C’est le bon lecteur qui fait le bon livre ; un esprit solide ne peut lire mal : dans chaque livre, il trouve des passages qui semblent des confidences ou apartés cachés à tous, et qui s’adressent indubitablement à lui.
La lumière par laquelle nous voyons en ce monde vient de l’âme de l’observateur. Partout où s’est trouvé un sentiment noble, il a fait resplendir autour de lui les demeures et les visages. Que dis-je, les forces de ce cerveau actif sont miraculeuses et sans limites. De là procèdent les formules et les principes par lesquels on agit sur tout le domaine de la matière. Il n’est pas de prospérité, de commerce, d’art, de ville, ou de grande richesse matérielle d’aucune sorte dont, si vous remontez à l’origine, vous ne trouviez la source dans la pensée de quelque individu.
Toute la vie n’est-elle qu’une question superficielle ? Chose curieuse, nos différences d’esprit semblent n’être que des différences d’impressionnabilité, de faculté de saisir de faibles voix et visions, de plus faibles, et d’infiniment plus faibles. Quand le scholar ou l’écrivain s’est épuisé le cerveau à penser et à faire des vers, et va ensuite à la Nature, n’a-t-il jamais découvert que dans l’air que siffle un enfant, dans le chant d’un oiseau, il y a plus de poésie qu’en tous ses produits littéraires ? C’est ce que nous appelons la santé. Qu’y a-t-il d’aussi admirable que la santé du jeune homme ? il a de longues journées parce qu’il a de bons yeux, un sang qui circule rapidement et qui l’empêche d’avoir froid dans les pièces glacées ; il aime les livres qui parlent à l’imagination, et il peut lire Platon enveloppé dans un manteau, en une chambre froide au haut de la maison, dût-il plus tard associer toujours les Dialogues à une certaine odeur de lainage. Que les effets naturels soient continuellement repoussés, et qu’on leur substitue des arrangements artificiels, c’est le fléau de la vie. Nous nous souvenons d’un temps, dans la première jeunesse, où la terre parlait et où les cieux brillaient ; où un soir, n’importe lequel, un soir d’hiver triste, avec neige et grésil, était assez pour nous ; les maisons semblaient flotter dans les airs. Maintenant, il faut une rare combinaison de nuages et de clartés pour triompher du vulgaire et du mesquin. Que cherchons-nous dans le paysage, les levers et les couchers de soleil, la mer et le ciel ? Qu’est-ce, sinon une compensation à l’étroitesse et à la petitesse des actes humains ? Nous nous baignons dans la lumière, et l’esprit trouve quelque chose d’aussi grand que lui-même. Dans la Nature, tout est vaste et puissant repos. Rappelez-vous ce qui arrive à un enfant de la ville qui va pour la première fois dans les bois, en octobre. Il s’initie soudain à une pourpre, à une splendeur qui réalise pour lui les rêves des romans. Il est le roi qu’il a rêvé être ; il marche sous des voûtes d’or, à travers des bosquets de pourpre, de porphyre et de topaze ; les pavillons succèdent aux pavillons, ornés de guirlandes de vignes, de fleurs, et de rayons de soleil, au milieu des parfums, de la musique et de nombreux appels à ses sens étonnés ; les feuilles clignent de son côté, le piquent et le flattent, et les lointains brumeux tentent ses yeux et ses pas vers des solitudes plus heureuses. Tout ce bonheur, il ne le doit qu’à ses perceptions plus délicates. Le propriétaire du bois n’y voit qu’un certain nombre d’arbres dont la verdure se fane, et dit : « Ils doivent être abattus ; ils ne se développent ; il faut les couper et les disposer en stères avant le printemps. »
Wordsworth écrit au sujet des ravissements de l’enfant au milieu de la Nature :
Jamais ne reviendront les heures,
De la splendeur de l’herbe et de l’éclat des fleurs.
Mais je viens précisément de voir un homme, sachant bien ce dont il parle, qui m’a dit que ces vers n’étaient pas vrais pour lui, que ses yeux s’ouvraient avec l’âge, et que chaque printemps lui paraissait plus beau que le dernier.
Nous vivons parmi des dieux que nous créons nous-mêmes. Cette cloche aux sons profonds, qui a abrégé tant de nuits d’insomnie, ne rend-elle pour vous que des vibrations acoustiques ? La vieille Église qui vous a donné les premières leçons de vie religieuse, l’École du village, le Collège où vous avez connu pour la première fois les rêves de l’imagination et les joies de la pensée, ne sont-ils que des planches, des briques et du mortier ? La maison où vous êtes né, ou la maison où vivait votre ami le plus cher, n’est-elle qu’une propriété dont la valeur est couverte par l’assurance de la Société Hartford ? Vous vous promenez sur la plage et jouissez de l’animation du tableau. Prenez un peu d’eau dans le creux de votre main, prenez une poignée de sable : eh bien, voilà les éléments du spectacle. Qu’est-ce que l’Océan, sinon des kilomètres cubiques d’eau ? Un peu plus ou un peu moins ne signifie rien. Non, c’est que cette matière brute fait partie de quelque chose qui n’est pas brut. C’est que ce sol de sable est maintenu par la force de la gravité terrestre, et courbé pour être une partie de la sphère sous ce ciel visible — une partie de ce merveilleux système astronomique existant, en dernière analyse, par des causes morales et pour des fins morales.
Pour le regard, le monde n’est pas fait que de formes, c’est-à-dire à demi ; il est fait aussi de couleurs. Comme cet élément baigne l’univers de ses vagues enchanteresses ! Le sculpteur a terminé son travail, et voyez un monde nouveau d’une splendeur de rêve ! C’est la dernière touche de la Nature ; elle ne peut aller au delà de la couleur. De même, la vie est faite non seulement de savoir, mais aussi d’amour. Si la pensée est la forme, le sentiment est la couleur. Elle revêt le squelette du monde, mettant autour de lui l’espace, la variété, et l’éclat. Les teintes du soleil couchant donnent de la grandeur à la vie ; de même le sentiment peuple quelque petit groupe de cottages et de foyers, les rend chose importante, et qui remplit la plus grande place dans notre histoire.
Le fait fondamental de notre constitution physique est harmonie de l’homme et du monde, de sorte que tout changement dans ce dernier laisse sa marque dans l’esprit. L’esprit cède sympathiquement aux lois ou tendances qui pénètrent les choses, et qui font l’ordre de la nature ; et la santé, la force de l’homme, résident dans la perfection de cette harmonie ou puissance d’expression. Si nous suivons ces indications dans notre éducation intellectuelle, nous trouverons que ce dont nous avons besoin avant tout, ce n’est pas de formules, de dogmes nouveaux, ni d’exposé logique du monde ; mais nous avons besoin de suivre et d’entretenir avec amour les sentiments intellectuels et moraux, ces sources de la pensée droite, de les solliciter de rester et de faire leur demeure parmi nous. Tant qu’ils habiteront avec nous, notre pensée ne sera pas erronée. Notre perception dépasse de beaucoup nos talents. Nous faisons aux leçons supérieures de la religion et de la poésie un accueil hors de proportion avec notre faculté d’enseigner. En outre, la grande attention, la grande sympathie des hommes, est plus sage et plus vraie que leurs discours n’ont coutume de l’être. Ce que nous demandons à quiconque étudie l’esprit, c’est une puissance de sympathie profonde ; car la principale différence entre les hommes est une différence de sensibilité. Aristote, Bacon, ou Kant, avancent quelque maxime qui devient désormais le thème de la philosophie. Mais ce qui m’intéresse davantage, c’est de savoir que quand ils ont à la fin lancé leur grande parole, elle n’a fait qu’exprimer quelque expérience familière à l’homme du commun. S’il n’en est pas ainsi, on n’en entend plus parler.
Ah ! si l’on pouvait conserver cette sensibilité, et vivre dans le présent heureux et qui suffit ! si l’on pouvait se contenter du jour et de ses ressources ordinaires, qui ne demandent de vous qu’une faculté de réception, et nullement une tension excessive, une ambition dévorante, un surmenage pour arriver à la tête de votre classe, à la tête de la société, pour avoir honneurs, lauriers, et consomption ! Ce n’est pas par notre puissance de pénétration que nous sommes forts, mais par notre puissance d’harmonie. Le monde s’élargit pour nous non par des objets nouveaux, mais par la découverte d’un plus grand nombre d’affinités et de forces dans les objets que nous avons déjà.
Cette sensibilité se manifeste dans l’hommage rendu à la beauté qui exalte les facultés de la jeunesse, dans l’influence que les formes et les couleurs exercent sur la pensée, et se montre encore quand nous voyons des yeux qui sont un honneur pour la race humaine, des traits qui expliquent les statues de Phidias. Fontenelle disait : « Il est trois choses dont je suis curieux, bien que je n’en connaisse rien — la musique, la poésie, et l’amour. » Les grands docteurs en cette science sont les plus grands hommes — Dante, Pétrarque, Michel-Ange, Shakespeare. Le sage Socrate traite cette question avec une certaine malice, cependant avec de très fortes expressions. « J’affirme toujours », dit-il, « qu’il se trouve que je ne connais pour ainsi dire rien en matière d’amour ; cependant en ce genre de savoir, je prétends être plus habile que qui que ce soit dans le passé ou le présent. » Ils peuvent parler de cette manière incertaine en ce qui regarde leur savoir, et de cette manière assurée en ce qui regarde leur pouvoir, car le secret est difficile à découvrir, tant il est profond ; toutefois le génie se mesure à son talent en cette science.
Quel est celui qui dans la jeunesse, la maturité, ou même la vieillesse, n’aime entendre parler de ces sentiments qui à l’Église font retourner les têtes bouclées et s’envoyer de l’un à l’autre, à travers l’assemblée, de merveilleux coups d’œil qui ne manquent jamais leur but dans la foule la plus nombreuse ? Le statisticien pénétrant compte par dizaines et centaines ; l’homme cordial s’intéresse à tout individu qui vient à la réunion. La passion, partout semblable à elle-même, se glisse sous les neiges de la Scandinavie, sous les feux de l’Équateur, et nage dans les mers de la Polynésie. Dans l’Edda Scandinave Lofn est une divinité aussi puissante que Camadeva sous le firmament embrasé de l’Inde, Eros en Grèce, ou Cupidon dans le ciel latin. Et ce qui est particulièrement vrai de l’amour, c’est que c’est un état d’impressionnabilité extrême ; l’amoureux a des sens plus nombreux et plus fins que les autres ; ses yeux et ses oreilles sont des télégraphes ; il lit des présages dans la fleur, le nuage, la physionomie, les formes, les gestes, et les lit juste. Dans son étonnement devant l’entente entière et soudaine qui règne entre lui et la créature bien-aimée, il lui vient à l’esprit qu’ils pourraient, d’une manière ou de l’autre, se rencontrer indépendamment du temps et de l’espace. Qu’elle est délicieuse l’idée qu’il pourrait éluder toutes les surveillances, les précautions, les cérémonies, tous les moyens et délais, et communiquer avec elle immédiatement et pour toujours ! Dans la solitude, l’exil, l’espoir revient, l’expérience est tentée, les puissances surnaturelles semblent se mettre de son côté avec empressement. Ce qu’il a sur les lèvres, son amie le dit. S’il lui arrive durant la promenade de tourner la tête, l’amie marche derrière lui. Et il arrive que l’artiste dessine souvent dans ses tableaux le visage de la future épouse qu’il n’a pas encore vue.
Mais en des sentiments qui ne sont nullement aussi exclusifs que ceux de la passion, l’homme sympathique considère aussi comme un plaisir le seul fait d’entendre la voix d’un enfant qui s’adresse tout à lui, ou de voir les manières aimables de la jeunesse de l’un ou de l’autre sexe. Quand les faits sont passés et lointains, comme le plus grand d’entre eux paraît insignifiant en comparaison du piquant de l’actuel ! Aujourd’hui aux examens scolaires, dans la classe d’histoire, le professeur interroge Sylvina sur Odoacre et Alaric. Sylvina ne peut s’en souvenir, mais se hasarde à dire qu’Odoacre a été vaincu. Le professeur répond sévèrement : « Non, il a vaincu les Romains. » Mais il est évident pour les visiteurs que cela n’a aucune importance en ce qui concerne Odoacre, et que cela en a énormément en ce qui concerne Sylvina ; et si elle dit qu’il a été vaincu, eh bien, il aurait beaucoup mieux fait de l’être que de lui donner un moment d’ennui. S’il avait été tant soit peu gentleman, Odoacre aurait dit : « Que je sois mille fois vaincu ! »
Notre sympathie pour la jeunesse et la beauté donne une nouvelle et légitime importance à leurs droits récents et multiples ; une sympathie identique traite de même en bienvenues toutes les formes d’excellence, sait découvrir et accueillir le mérite caché. Un Anglais de talent et de caractère distingué, qui avait amené ici un ou deux amis et toute une bibliothèque d’auteurs mystiques, m’affirmait qu’en Angleterre il ne restait plus rien ni personne qui pût exciter l’intérêt — il avait emporté tout ce qui avait de la vie. Je fus contraint de répondre : « Non, à la porte voisine de la vôtre, de l’autre côté du mur de la même maison, vivait probablement un homme plus grand qu’aucun de ceux que vous avez vus. » Tout homme a une histoire qui vaut qu’on la connaisse, s’il pouvait la dire, ou si nous pouvions la lui arracher. Le caractère et l’esprit ont leur magnétisme propre. Envoyez en n’importe quelle ville un homme profond, et il y trouvera un autre homme profond, inconnu jusqu’ici à ses voisins. Augmenter le nombre de nos connaissances supérieures, c’est la plus grande joie de la vie. La loi même des moyennes aurait pu vous assurer que sur cent individus, il est dix ou cinq esprits de valeur. La moralité s’engendre comme l’atmosphère. La genèse de chacune est un secret ; mais les sources de la justice et du courage ne font pas plus défaut que le sel ou les sources de sulfure.
Le monde est toujours riche, les oracles ne se taisent jamais ; mais celui qui les reçoit doit atteindre par une salutaire tempérance à cet apogée, à cette santé heureuse, qui lui permettront de recevoir et de communiquer aisément ces révélations délicates. La santé est la condition de la sagesse, et sa marque est la gaîté — un caractère ouvert et noble. Il n’y a pas eu de poète qui n’ait eu le cœur bien placé. Le vieux trouvère, Pons Capdueil, a écrit :
On m’a dit bien souvent, et je crois le mot vrai,
Que l’homme aimé de l’homme est aimé du Ciel même.
Toute beauté réchauffe le cœur, est un signe de santé, de prospérité, une faveur de Dieu. Le Pouvoir divin a marqué de cette estampille tout ce qui dure et est utile aux hommes. Ce qui est raisonnable et bon dans l’éloquence et les arts, ce n’est pas ce qui nous blesse et nous peine, mais ce qui charme, ce qui affranchit. Car en vérité, à chaque pulsation, le cœur qui est au centre de l’Univers projette le flot du bonheur dans chaque artère, chaque veine, chaque petit vaisseau, de sorte que tout le système est inondé de flux de joie. L’abondance de l’endroit le plus pauvre est trop grande : on ne peut recueillir la moisson. Chaque son s’achève en musique. L’arête de chaque surface est colorée des rayons du prisme.
Encore une marque de succès véritable : les bons esprits choisissent ce qui est positif, ce qui progresse — embrassent l’affirmatif. Notre système est un système de pauvreté. On suppose, comme je l’ai dit, qu’il n’y a eu qu’un Shakespeare, un Homère, un Jésus — non que tous sont inspirés ou devraient l’être. Mais il nous faut commencer par l’affirmation. La vérité et la bonté subsistent à tout jamais. Il est vrai qu’il existe le bien et le mal, la nuit et le jour ; mais ce ne sont pas choses égales. Le jour est grand et final. La nuit est pour le jour, mais le jour n’est pas pour la nuit. Que signifie ce besoin immortel de plus de lumière, qui est le propre de notre constitution ? cet immense idéal ? Il n’est point de critique ni de solliciteur pareil à cette Âme terrible. Nul personnage historique ne commence à nous contenter. Nous connaissons le caractère satisfaisant de la justice, le caractère suffisant de la vérité. Nous connaissons la réponse qui ne laisse rien à demander. Nous connaissons l’Esprit à son accent victorieux. Les pierres de touche à appliquer à tout prétendant nouveau sont la quantité et la qualité — qu’ajoute-t-il ? et dans quel état d’esprit me laisse-t-il ? Votre théorie n’a pas d’importance ; mais qu’ajoutez-vous de nouveau à l’humanité, ou à quelle hauteur pouvez-vous élever la vie ? L’homme n’est homme que dans la mesure où il nous rend la nature et la vie plus heureuses.
Je crains que la notion populaire du succès ne soit en opposition directe avec le succès réel et bienfaisant. L’un adore l’opinion publique, l’autre l’opinion privée ; l’un la renommée, l’autre le mérite ; l’un les exploits, l’autre l’humilité ; l’un le lucre, l’autre l’amour ; l’un le monopole, l’autre la largeur d’esprit.
Nous pouvons appliquer cette loi affirmative aux lettres, aux manières, à l’art, à la décoration de nos maisons, etc. Je ne trouve pas que les exécutions, les tortures, les lazarets, les affreuses photographies du champ de bataille le jour où le combat vient d’avoir lieu, soient des sujets de tableaux pour cabinet de travail. Je pense que quelques-uns des « sujets sacrés » doivent être traités avec plus de génie que je n’en ai vu chez les maîtres de l’art italien ou espagnol, pour être des peintures qui conviennent vraiment aux maisons ou aux Églises. La Nature n’invite pas à de telles exhibitions. La Nature façonne avec précision la charpente de chaque être, une charpente rigoureusement appropriée à ses fonctions, puis la voile scrupuleusement. Voyez avec quel soin elle cache le squelette. L’œil ne doit pas le voir : le soleil ne doit pas briller sur lui. Elle tisse sur lui ses enveloppes de tégument, de chair, de cheveux, et d’aimables couleurs du jour ; elle force la mort à rester sous terre, se hâte de la recouvrir de feuilles et de vignes, et en efface soigneusement les traces par des créations nouvelles. Qui êtes-vous, et qu’êtes-vous pour montrer l’horrible squelette à nu ?
Ne suspendez pas au mur une peinture lugubre, et ne broyez pas de la tristesse et du noir dans votre conversation. Ne soyez pas un prédicateur pessimiste et chagrin. Abstenez-vous de vous plaindre et de vous lamenter. Omettez les propositions négatives. Fortifiez-nous d’incessantes affirmations. Ne vous usez pas à rejeter les choses, ni à crier contre le mal, mais chantez la beauté du bien. Quand on formule ce qui doit être formulé, le bavardage et la critique s’arrêtent. N’avancez rien qui ne puisse aider quelqu’un.
Car tout don de noble origine
S’anime au souffle de l’Espoir.
L’affirmation des affirmations, c’est l’amour. Autant d’amour, autant de perception. Ce que la chaleur est à la matière, l’amour l’est à l’esprit ; il l’élargit, et lui donne la puissance. La volonté bonne mène à l’intuition, comme on trouve son chemin vers la mer en s’embarquant sur une rivière. J’ai vu des douzaines de personnes qui pouvaient me réduire au silence ; mais j’en cherche une qui me fasse oublier ou surmonter les froideurs et la stupidité où je tombe. Vasari nous dit que le peintre Giotto a renouvelé l’art, parce qu’il a mis plus de bonté sur ses visages. Éveiller et élever dans l’homme le sens de la dignité, faire l’éducation de ses sentiments et de son jugement de sorte qu’il se méprise lui-même quand il a fait une action mauvaise, voilà le seul but à atteindre.
Détruire est chose ordinaire et facile. Dans toute la rue pleine de visages ardents et roses, il n’est pas d’innocentes jeunes filles ou de garçons joyeux, enthousiasmés de nobles projets de devoir, qu’un pessimiste ne puisse glacer et décourager d’un seul mot. L’abattement vient assez vite aux plus énergiques. Que les affirmations amères du pessimiste suivent seulement leurs observations, leur marche empressée et courageuse s’arrêtera, et ils retourneront chez eux d’un pas plus lourd et prématurément vieillis. Ils fourniront eux-mêmes assez vite au froid misérable l’observation dont il a besoin. Lequel d’entre eux n’a pas réussi à plaire là où il le désirait le plus ? ou commis des bévues là où il avait le plus l’ambition de réussir ? ou ne s’est trouvé gauche et ennuyeux, incapable d’étude, de pensée, d’héroïsme, ne gardant que l’espoir d’arriver par le bons sens et la persévérance à faire ce qu’il devait et à n’encourir aucun blâme ? Et avec ces satires et son scepticisme, ce spirituel malfaiteur diminue leurs pauvres espérances, et détend les ressorts de leurs efforts. Oui, c’est là chose facile ; mais aider la jeune âme, augmenter l’énergie, inspirer l’espoir, ranimer les cendres et en faire jaillir la flamme bienfaisante, racheter l’échec par une pensée nouvelle, par une conduite ferme, ce n’est pas chose aisée, c’est l’œuvre d’hommes divins.
Nous vivons sur des plans ou à des niveaux différents. Il y a une vie extérieure à laquelle l’école prépare ; on apprend à lire, écrire, compter, avoir une profession ; on apprend à saisir tout ce qu’un enfant peut acquérir, on est incité à aller de l’avant, à se rendre utile et agréable dans le monde, à monter à cheval, courir, raisonner, discuter, déployer ses talents, briller, conquérir, et posséder.
Mais la vie intérieure reste au foyer, et n’apprend nullement à faire les choses, ni à estimer ces exploits. C’est une vision tranquille et sage. Elle aime la vérité, parce qu’elle-même est réelle ; elle aime le juste, elle ne connaît rien d’autre ; mais elle ne fait pas de progrès, apparaît aussi sage dans nos premiers souvenirs qu’elle l’est à présent, est exactement dans la maturité, et plus tard dans la vieillesse, ce qu’elle était dans la jeunesse. Nous sommes devenus des femmes, des hommes ; nous avons talents, relations, enfants, réputation, métier ; elle compte tout cela pour rien. Elle vit dans le grand présent ; elle donne au présent sa grandeur. Cette âme tranquille, fermement établie, à vue large, n’est ni courrier, ni avoué, ni magistrat : elle vit dans le soleil, et plane sur le monde. Un individu de ce tempérament disait un jour à un homme très actif : « Je vous pardonne d’en faire tant, et vous me pardonnerez de ne rien faire. » Euripide dit : « Zeus hait les gens affairés et ceux qui en font trop. »
- ↑ En français, dans le texte.