Socialistes modernes/01

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SOCIALISTES
MODERNES.

i.

LES SAINTS-SIMONIENS


Tant que le saint-simonisme est demeuré debout avec ses prétentions exclusives et ses allures étranges, nul bon esprit, en dehors du noyau des adeptes, n’a pu avoir ni le désir, ni la pensée de s’occuper à fond de ses théories. Alors toute louange eût été prise en mauvaise part ; toute critique se serait trouvée en concurrence avec les réquisitoires du parquet. L’église nouvelle était d’ailleurs si fière d’elle-même, elle se présentait avec un tel aplomb, elle avait une foi si robuste dans son excellence, une si parfaite naïveté à s’admirer, qu’on n’osait pas se commettre au sein de ce monde de féeries, encore moins verser des paroles de désenchantement sur ces jeunes et ardentes convictions. Ensuite, comment aurait-on posé les termes du débat ? sur quel terrain aurait-on porté l’examen ? Si l’on niait ou si l’on marchandait la prémisse saint-simonienne, on était récusé ; on restait désarmé si on l’admettait. La discussion devenait ainsi une impasse.

Un autre obstacle existait. La religion fonctionnait sans doute ; elle avait ses prêtres, elle avait ses temples ; mais sa loi lui manquait. Le Moïse de cette révélation n’avait pas écrit ses tables. Il avouait lui-même que la grande inconnue du problème social n’était pas dégagée, ne pouvait pas se dégager encore. Il se disait Messie sans doute, mais Messie incomplet, obligé de chercher, en dehors de lui, ce qui manquait à sa formule synthétique de l’humanité. Avec lui et comme lui, ses néophytes usaient leurs veilles à ce travail d’élaboration mystérieuse et de gestation préparatoire. Lors donc qu’on voyait ces hommes si jeunes, si éclairés pour la plupart, presque tous si consciencieux, s’unir, se grouper pour la découverte des grandes vérités morales, philosophiques et religieuses ; s’embarquer sur l’océan orageux du doute, dans l’espoir d’aborder un jour à un monde nouveau ; quand on les voyait mettre en commun leurs pensées en même temps que leurs biens, poursuivre au travers d’un frottement de tous les jours et de toutes les heures l’étincelle qui devait éclairer cette nuit de théories confuses, on attendait, on espérait, on observait. On savait que, dans leurs suprêmes colléges, ces palingénésistes échangeaient entre eux une monnaie d’un titre plus élevé que le billon qu’ils jetaient à la foule ; on doutait toujours, et avec quelque raison, que tant d’efforts, tant d’énergie, tant de dévouement, tant d’inspirations originales et aventureuses vinssent aboutir seulement à des résultats négatifs. On se taisait, on devait se taire.

Aujourd’hui ces divers motifs de réserve n’existent plus, au même degré du moins. D’un côté, la phase active et militante du saint-simonisme s’est changée en une propagande sourde et mystérieuse. La religion n’offusque plus l’œil du profane par une bizarre mise en scène ; elle n’éveille plus ses craintes par des aphorismes inquiétans. On ne la voit plus promener dans la ville son travestissement puéril ; elle s’est retirée de la politique courante, et quoique isolément infiltrée dans la presse, elle n’y a plus d’organe excentrique et spécial ; elle peut enfin, comme les autres questions de morale et de philosophie, être prise au point de vue spéculatif, sans que nos préjugés si tenaces, et nos intérêts plus tenaces encore, y trouvent le moindre prétexte à s’effaroucher. D’un autre côté, le saint-simonisme a dit aujourd’hui à peu près ce qu’il pouvait dire, fait ce qu’il pouvait faire, formulé ce qu’il pouvait formuler. Sa synthèse est complète en ce sens qu’elle compose la somme totale des forces mises en commun, et qu’elle a touché, dans ses dernières tentatives, à la limite de l’impuissance. Toutes les théories que la foi nouvelle pouvait proclamer ont été proclamées, les unes hardiment, les autres timidement. Elles l’ont été, il faut savoir en convenir, d’une manière utile pour la réforme des sociétés modernes ; car n’eussent-elles rien, ces théories, d’immédiatement applicable, elles auront du moins, et c’est un grand résultat, secoué de leur sommeil la propriété et l’héritage, puissances inattaquées jusqu’à ce jour. Désormais sans doute, au lieu de chercher à agrandir leurs droits de frelons sur les divers élémens de l’activité humaine, ces deux despotes de la richesse tendront à se fondre et à se combiner avec le travail, pivot probable de la socialisation à venir.

Il est dans notre conviction que le saint-simonisme aura été plus profitable et plus fécond comme menace que comme appel. S’il a rallié peu de sympathies en dehors de sa petite sphère de néophytes, en revanche il a effrayé bien des priviléges qui s’étaient promis une marche calme et lente vers des envahissemens ultérieurs. Voilà le service le plus réel qu’il ait rendu. Il a tout critiqué avec verve, avec talent, avec supériorité ; mais il s’est montré impuissant à trouver une bonne et complète formule d’organisation. Nous voulions indiquer ce fait avant d’entrer dans son histoire. Nous désirions établir aussi que l’heure actuelle était bien choisie pour un examen de ses travaux. On doit aux morts la vérité tout entière.


i. — SAINT-SIMON.

« Levez-vous, monsieur le comte, vous avez de grandes choses à faire. » C’est avec ces mots que se faisait éveiller, à dix-sept ans, Saint-Simon, issu, s’il faut l’en croire, de Charlemagne, et incontestablement porteur d’un des plus beaux noms de notre histoire. Nulle vie ne fut, en effet, plus tourmentée que celle du chef posthume de la religion nouvelle. Soldat de l’indépendance américaine, il servit sous Washington et passa colonel à vingt-trois ans. « La guerre, en elle-même, ne m’intéressait pas, dit-il, mais le seul but de la guerre m’intéressait vivement, et cet intérêt m’en faisait supporter les travaux sans répugnance… Ma vocation n’était point d’être soldat ; j’étais porté à un genre d’activité bien différent, et je puis dire contraire. Étudier la marche de l’esprit humain, pour travailler ensuite au perfectionnement de la civilisation, tel fut le but que je me proposai. »

La révolution française trouva Saint-Simon en Espagne. De retour à Paris, et résolu à se tenir à l’écart des affaires politiques, il tourna son activité vers des spéculations et trafiqua sur les domaines nationaux, en compagnie d’un Prussien, le comte de Rœdern. Saint-Simon déclare dans son auto-biographie, et sa vie justifie ce dire, qu’il ne désirait pas la fortune comme but, mais seulement comme moyen, « Fonder une grande école scientifique et un grand établissement industriel, voilà quelle fut mon ambition, » écrit-il lui-même.

Sa première association ne fut ni longue ni heureuse. En 1797, il se retira des affaires, ne prenant pour sa part que 144,000 livres. Le reste, qu’il laissa au comte de Rœdern, fut perdu. Dès-lors Saint-Simon s’interdit toute autre entreprise du même genre. La période commerciale de sa vie était close ; il abordait la période scientifique et expérimentale, la plus rude, la plus opiniâtre de toutes, celle où le Christ nouveau devait ceindre la couronne d’épines. Pour s’initier aux rudimens de la science, il se fit écolier à la manière des grands seigneurs, en attirant les professeurs chez lui, au lieu d’aller chez eux. Logé d’abord en face de l’École Polytechnique, il reçut à sa table des physiciens pour apprendre la physique, des astronomes pour apprendre l’astronomie ; il sema çà et là, dans tout le corps enseignant, des pièces d’or qu’on oubliait de lui rendre. Quand il eut acquis de la sorte assez de notions mathématiques, il se rabattit sur les physiologistes, et déménagea pour s’établir près de l’École de Médecine. Ainsi il étudia, non sans quelques frais, mais avec toutes ses aises, d’une part la science des corps bruts, d’autre part la science des corps animés.

L’expérience qui suivit fut celle des voyages. Saint-Simon parcourut l’Angleterre et l’Allemagne, ne rencontrant dans la première aucune idée capitale et neuve, surprenant l’autre au milieu de sa philosophie mystique, état d’enfance de la science générale. Il ne rapporta rien de cette expérience, si ce n’est la preuve personnellement acquise d’une situation arriérée et confuse. C’est à l’époque de cette tournée européenne qu’il faut rattacher la visite étrange que Saint-Simon fit à Mme de Staël, et sa proposition plus étrange encore. De passage à Genève, le philosophe demanda la faveur d’être reçu à Coppet ; et à peine entré : — « Madame, dit-il à la baronne, vous êtes la femme la plus extraordinaire du monde, comme j’en suis l’homme le plus extraordinaire : à nous deux nous ferions sans doute un enfant encore plus extraordinaire. » — Mme de Staël eut l’esprit assez bien fait pour prendre la chose en bonne part. Elle en rit.

Au retour de ce pèlerinage, Saint-Simon réalisa sa dernière et décisive expérience ; il épousa Mlle de Champgrand, aujourd’hui Mme de Bawr. « Je voulais user du mariage, dit-il lui-même, comme d’un moyen pour étudier les savans, chose qui me paraissait nécessaire pour l’exécution de mon entreprise ; car pour améliorer l’organisation du système scientifique, il ne suffit pas de bien connaître la situation du savoir humain : il faut encore saisir l’effet que la culture de la science produit sur ceux qui s’y livrent ; il faut apprécier l’influence que cette occupation exerce sur leurs passions, sur leur esprit, sur l’ensemble de leur moral et sur ses différentes parties. » Cette étude fut la plus coûteuse de celles que Saint-Simon avait réalisées jusque-là. En bals, en dîners, en soirées d’expérimentation, il dévora toute la somme qui lui restait de sa liquidation avec M. de Rœdern. Ce fut une sorte de va-tout seigneurial, qui dura douze mois. Calme au milieu de ce bruit, jugeant les autres sans en être jugé, pratiquant tout, le mal et le bien, le jeu, l’orgie, l’entretien décent, la discussion élevée, pour avoir l’expérience de toutes les choses et de toutes les positions ; gastronome, débauché, prodigue, mais par système plutôt que par instinct, Saint-Simon vécut en un an cinquante années ; il courut dans la vie au lieu d’y marcher, afin d’acquérir avant le temps la science du vieillard ; il usa et abusa de tout pour pouvoir faire, un jour, tout entrer dans ses calculs ; il s’inocula les maladies du siècle, afin d’en fixer plus tard la physiologie complète. C’était là une vie purement expérimentale : la juger sur l’étalon des autres eût été folie.

« Si je vois un homme, disait-il, qui n’est pas lancé dans la carrière de la science générale fréquenter les maisons de jeu et de débauche, ne pas fuir avec la plus scrupuleuse attention la société des personnes d’une immoralité reconnue, je dirai : Voilà un homme qui se perd ; il n’est pas heureusement né ; les habitudes qu’il contracte l’aviliront à ses propres yeux et le rendront par conséquent souverainement méprisable. Mais si cet homme est dans la direction de la philosophie théorique ; si le but de ses recherches est de rectifier la ligne de démarcation qui doit séparer les actions et les classer en bonnes et mauvaises ; s’il s’efforce de trouver les moyens de guérir ces maladies de l’intelligence humaine qui nous portent à suivre des routes qui nous éloignent du bonheur, je dirai : Cet homme parcourt la carrière du vice dans une direction qui le conduira nécessairement à la plus haute vertu. »

Vertu ou vice, Saint-Simon s’y ruina complètement, et alors, au lieu de pouvoir héberger et nourrir la science, ce fut au tour de la science de l’héberger et de le nourrir. Elle s’y prit moins magnifiquement que lui, car elle destinait le philosophe à une dernière expérience, celle du besoin et de la misère. Pressentant cette phase décroissante, Saint-Simon avait déjà jeté le plan d’une rémunération populaire pour les savans et les hommes de génie, dans ses Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, morceau bizarre et neuf qui trahissait le tour de ses idées. « Ouvrez, disait-il, ouvrez une souscription devant le tombeau de Newton, souscrivez tous indistinctement pour la somme que vous voudrez. — Que chaque souscripteur nomme trois mathématiciens, trois physiciens, trois chimistes, trois physiologistes, trois littérateurs, trois peintres, trois musiciens. — Renouvelez tous les ans la souscription ; partagez le produit de la souscription entre les trois mathématiciens, les trois physiciens, etc., qui auront obtenu le plus de voix. — Les hommes de génie jouiront alors d’une récompense digne d’eux et de vous. »

Tel était le thème. Le développant dans une série de lettres, Saint-Simon partageait l’humanité en trois grandes catégories, cherchant à prouver à toutes, et avec des argumens appropriés à chacune, l’excellence de sa méthode de rémunération ; puis il établissait la formule suivante : le pouvoir spirituel entre les mains des savans ; le pouvoir temporel entre les mains des propriétaires ; le pouvoir de nommer les individus appelés à remplir les fonctions de grands chefs de l’humanité entre les mains de tout le monde : pour salaire aux gouvernans, la considération. — Tout ceci, on le voit, a peu de valeur ; c’est du Platon et du Bernardin à l’état d’amalgame ; c’est un rêve après mille rêves, une innocente utopie qui se termine par une sorte de prosopopée, épilogue du morceau : « Rome renoncera à la prétention d’être le chef-lieu de mon église ; le pape, les cardinaux, les évêques et les prêtres cesseront de parler en mon nom, etc.… » Le seul fait qui résulte de cet opuscule, c’est la tendance théosophique du réformateur, déjà fortement accusée. Cette tendance se caractérisa mieux par la suite, lorsque ses travaux de philosophie et d’économie industrielle semblèrent appeler la religion comme leur dernier corollaire.

Mais d’autres ouvrages devaient jalonner cette route. Le premier fut une réponse à un programme de Napoléon. Napoléon avait dit à l’Institut : « Rendez-moi compte des progrès de la science depuis 1789 ; dites-moi quel est son état naturel et quels sont les moyens à employer pour lui faire faire des progrès. » À cette question ainsi posée, Saint-Simon avait répondu d’abord par son Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle, vaste étude qu’il se sentit lui-même incapable d’aborder, et qu’il réduisit à des proportions plus académiques dans ses Lettres au bureau des Longitudes. Là, comme on le pense, il n’accepta le programme de l’Institut que comme prétexte et comme cadre. Au lieu d’y recevoir l’impulsion, il la donnait ; au lieu de régler le passé, il arrangeait l’avenir ; il faisait de la prophétie quand on lui demandait de la statistique. La pensée fondamentale de ce travail, c’était toujours de pousser les savans vers une œuvre de réorganisation. Il y était dit : « Depuis le XVe siècle jusqu’à ce jour, l’institution qui unissait les nations européennes, qui mettait un frein à l’ambition des peuples et des rois, s’est successivement affaiblie ; elle est complètement détruite aujourd’hui, et une guerre générale, une guerre effroyable, une guerre qui s’avance comme devant dévorer toute la population européenne, existe déjà depuis vingt ans et a moissonné plusieurs millions d’hommes. Vous seuls pouvez réorganiser la société européenne. Le temps presse, le sang coule ; hâtez-vous de prononcer. » Comme gage d’union et de progrès, Saint-Simon concluait en demandant une sorte de magistrature intellectuelle, magistrature d’où est issue, comme dérivation logique, la hiérarchie des capacités, base de la famille saint-simonienne.

Ce travail n’est pas le seul qu’ait laissé Saint-Simon sur ces matières philosophiques. Les Lettres sur l’Encyclopédie, les Mémoires sur la Gravitation et sur la Science de l’homme, se rapportent à cette époque et à cette série d’études.

Pendant que le réformateur poursuivait ainsi une tâche pénible et incomprise, de grands évènemens politiques agitaient la France et l’Europe. La Restauration venait d’arriver, et avec elle un retour vers les noms d’une importance historique. Saint-Simon, pauvre alors, vivant de secours, et simple copiste au Mont-de-Piété, à raison de mille francs par an, eût sans doute été admis aux faveurs de la cour nouvelle, si la direction étrange de ses idées n’eût éloigné de lui toutes les offres et toutes les avances. On ne fit rien ; on ne pouvait rien faire pour un novateur pareil ; il resta complètement oublié. Aussi, à peu d’années de là, en 1819, fit-il paraître une brochure sous le titre de : Parabole, dans laquelle le bout d’oreille du grand seigneur méconnu perce sous l’enveloppe de l’économiste radical. Rien de plus hardi, de plus bizarre, et de plus vrai au fond que ce pamphlet, expression d’une rancune plutôt que d’un système.

« Nous supposons, y est-il dit, que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers poètes, etc., etc. (suit la nomenclature), en tout, les trois mille premiers savans, artistes et artisans de France.
« Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement producteurs, ceux qui donnent les produits les plus imposans, ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française ; ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation et sa prospérité. Il faudrait à la France au moins une génération entière pour repousser ce malheur ; car les hommes qui se distinguent dans les travaux d’une utilité positive, sont de véritables anomalies, et la nature n’est pas prodigue d’anomalies, surtout de cette espèce.
« Passons à une autre supposition. Admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts, et dans les arts et métiers ; mais qu’elle ait le malheur de perdre le même jour, Monsieur, frère du roi, monseigneur le duc d’Angoulême, monseigneur le duc de Berry, monseigneur le duc d’Orléans, monseigneur le duc de Bourbon, madame la duchesse d’Angoulême, madame la duchesse de Berry, madame la duchesse d’Orléans, madame la duchesse de Bourbon et mademoiselle de Condé.
« Qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la couronne, tous les ministres d’état, tous les maîtres des requêtes, tous les maréchaux, tous les cardinaux, archevêques, évêques, grands-vicaires et chanoines, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement.
« Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu’ils sont bons, parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette perte de trente mille individus, réputés les plus importans de l’état, ne leur causerait de chagrins que sous un rapport purement sentimental, car il n’en résulterait aucun mal pour l’état.
« D’abord par la raison qu’il serait très facile de remplir les places qui seraient devenues vacantes. Il existe un grand nombre de Français en état d’exercer les fonctions de frère du roi aussi bien que Monsieur ; beaucoup sont capables d’occuper les places des princes tout aussi convenablement que monseigneur le duc d’Angoulême, monseigneur le duc d’Orléans, etc.
« Les antichambres du château sont pleines de courtisans, prêts à occuper les places des grands-officiers de la couronne ; l’armée possède une grande quantité de militaires aussi bons capitaines que nos maréchaux actuels. Que de commis valent nos ministres d’état ! Que d’administrateurs plus en état de bien gérer les affaires des départemens que les préfets et sous-préfets présentement en activité ! Que d’avocats aussi bons jurisconsultes que nos juges ! Que de curés aussi capables que nos cardinaux, que nos archevêques, que nos évêques, que nos grands-vicaires et que nos chanoines ! Quant aux dix mille propriétaires, leurs héritiers n’auraient besoin d’aucun apprentissage pour faire les honneurs de leurs salons aussi bien qu’eux. »

Cette moquerie, si douce et si fine, fut prise en mauvaise part. Les grands noms mis en scène, et trouvés si légers de poids auprès des noms industriels et scientifiques, ne passèrent pas condamnation immédiate, et voulurent qu’un procès criminel décidât de leur importance sociale. Ce fut étrange de voir alors le comte de Saint-Simon, le petit-fils du grand-seigneur de la cour de Louis XIV, venir se défendre, devant des juges, d’avoir avancé que la mort du comte d’Artois et celle du duc d’Angoulême feraient moins de vide en France que celle d’un grand manufacturier. Singulier procès dont un acquittement ne fit qu’accroître le scandale !

Du reste, cette Parabole que nous venons de citer ne fut aux yeux de Saint-Simon qu’une boutade spirituelle, dont ses disciples ont toujours contesté l’à-propos et la valeur. Il acheva, vers ce temps, des travaux plus graves et plus complets : la Réorganisation de la société européenne, l’Industrie, l’Organisateur, le Politique, le Système Industriel, le Catéchisme des industriels. La publication de ces divers ouvrages, d’un débit difficile, n’eut lieu qu’à la suite de démarches humiliantes et longues. Méconnu alors, Saint-Simon se voyait, presque toujours obligé, d’aller quêter, de porte en porte, l’aumône d’un éditeur. Ces peines ne furent pas les seules. Plus d’une fois l’unique héritier d’un des plus beaux noms de France se vit réduit à l’ordinaire du pain et de l’eau ; plus d’une fois il se passa de feu l’hiver pour arriver, à l’aide de privations personnelles, aux honneurs d’une coûteuse et ingrate publicité. Toutes ces douleurs, le Messie nouveau les avait prévues, il ne recula devant aucune d’elles. Un jour pourtant, un seul jour, la tristesse le vainquit ; l’homme écrasa le dieu. Saignant sur sa croix, il demanda grâce ; et comme pas un ami ne se trouvait là pour le percer d’une lance, il se rendit ce service à lui-même avec l’arme plus moderne du pistolet. Les têtes puissantes résistent mieux, à ce qu’il paraît, que les têtes vulgaires. Saint-Simon survécut au suicide. La balle n’avait atteint aucune des parties organiques, il en fut quitte pour la perte d’un œil. S’il était mort de son fait, son autorité à venir en restait singulièrement compromise. D’ailleurs le complément de sa doctrine eût manqué à ses apôtres ; le Nouveau Christianisme n’existait pas. Le Messie en revint donc, valétudinaire et défiguré.

On a vu Saint-Simon débuter par l’expérimentation personnelle pour arriver à la publication par la voie de la presse, et d’homme du monde devenir ainsi polémiste. Voici maintenant qu’il quitte l’une et l’autre méthode pour le rôle d’évangéliste et de prophète. Il déserte la pratique de la vie, la tribune de la publicité pour les prédications de la chaire. « En attaquant le système religieux du moyen-âge, disait-il à M. Olinde Rodrigues avant de mourir, on n’a réellement prouvé qu’une chose : c’est qu’il n’est plus en harmonie avec les progrès des sciences positives ; mais on a tort d’en conclure que le système religieux devait disparaître en entier ; il doit seulement se mettre d’accord avec les progrès des sciences. » Puis il ajoutait par une sorte de retour vers la réalité : « La dernière partie de nos travaux sera peut-être mal comprise. »

Cette dernière partie des travaux de Saint-Simon, c’est le Nouveau Christianisme.

On a tant parlé de ce morceau, on l’a exalté avec une affectation si épique, qu’il nous semble utile de ramener les choses dans le vrai. La pensée de Saint-Simon, dans son évangile contemporain, n’est ni saillante, ni neuve. Il s’agit toujours d’un plan de réforme religieuse, basée sur cet argument à l’usage des schismatiques de toutes les époques, depuis Arius jusqu’à M. l’abbé Châtel, en passant par Luther : que le christianisme a été détourné de ses voies, et que la profanation est aujourd’hui flagrante dans toutes les églises. L’auteur, après quarante autres, commence par établir la grande scission entre la parole divine et la parole humaine, entre les révélations et les commentaires, entre le texte et la glose ; puis, ces prémisses posées, il se résume en concluant que le christianisme, progressif de sa nature, n’aurait pas dû s’immobiliser dans des entraves canoniques ; et qu’au contraire, recevant autant d’impulsion qu’il en donnait, agissant sur le siècle, comme le siècle agissait sur lui, il aurait dû se modifier suivant les mœurs, suivant les pays, suivant les peuples, suivant les âges, et ne conserver d’éternel que cet adage évidemment divin : « Aimez-vous les uns les autres. » Le Christ n’avait pas dit autrement.

Quand il arrive à la démonstration, Saint-Simon rencontre pourtant sa nouvelle et belle formule, celle qu’on aurait compromise en expériences maladroites, si elle n’était pas une vérité hors d’atteinte. De l’adage : « aimez-vous les uns les autres, » il tire le principe suivant : « la religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Tout est là selon le maître. Unité religieuse, infaillibilité sacerdotale, durée du culte, sa moralité, son influence, tout est là. C’est le nouveau christianisme en trois lignes. S’agit-il en effet de trouver les prêtres du culte régénéré ? Il va sans dire que les prêtres seront forcément et naturellement les hommes les plus capables de contribuer, par leurs travaux, à l’accroissement du bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Seulement il reste à régler le choix et l’échelle hiérarchique des hommes les plus capables. Sur ce point, Saint-Simon n’avait rien fixé, rien prévu ; il posait sa religion à l’état purement spéculatif. Dans la pratique, l’organisation hiérarchique des plus capables a été une difficulté presque insoluble. Saint-Simon tournait la difficulté sans l’aborder ; il faisait de la poésie et non de la logique, quand il chantait un hymne aux puissans, aux philosophes, aux savans, aux artistes en tout genre, pour qu’ils se missent à la tête du culte régénéré, pour qu’ils le rendissent majestueux et beau, pour qu’ils le relevassent au moyen de tous les prestiges et de toutes les magnificences. Cette théorie péchait par les deux bases, car il fallait tout à la fois que les privilégiés du génie voulussent commander, et que les autres se résignassent à obéir.

Si cette organisation indécise et vaporeuse laisse beaucoup à désirer, en revanche, toute la partie critique du Nouveau Christianisme est un travail d’une étude profonde et d’un beau caractère. S’attaquant d’abord au catholicisme, Saint-Simon accuse le pape et son église d’hérésie sur trois chefs : 1o  l’enseignement vicieux des laïques ; 2o  la mauvaise direction donnée aux études des séminaristes, et, par suite, l’ignorance et l’incapacité religieuse des desservans du culte ; 3o  l’autorisation occulte ou patente accordée à deux institutions diamétralement opposées à l’esprit du christianisme, celles de l’inquisition et des jésuites : trois erreurs, trois hérésies capitales du catholicisme, destructives du principe fondamental de la révélation chrétienne : « aimez-vous les uns les autres ; » trois obstacles dirimans à l’amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.

Si le pape est hérétique, Luther ne l’est pas moins. Luther, aux yeux de Saint-Simon, est hérétique au premier chef, pour avoir, quand il était maître de sa formule, quand il avait table rase devant lui, proclamé une morale très inférieure à celle qui peut convenir aux chrétiens dans l’état actuel de leur civilisation ; il l’est encore pour n’avoir pas, comme Jésus le disait, organisé l’espèce humaine dans l’intérêt de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Au second chef, Luther est hérétique pour avoir adopté un mauvais culte, pour n’avoir point appelé, à l’aide de sa réforme, tous les arts qui charment la vie, la poésie, la musique, la sculpture ; pour avoir prosaïsé les sentimens chrétiens ; pour s’être privé de l’illusion sensuelle, de l’émotion scénique, que le catholicisme avait si bien mises en œuvre. Enfin, Luther est hérétique au troisième chef, parce qu’il ordonne de lire et de ne lire que la Bible, lecture exclusive, immorale souvent, féconde en révélations sur les turpitudes humaines, nommant de ces vices dont l’existence même devrait être ignorée ; lecture trop métaphysique d’ailleurs, et qui n’est pas une des causes les moins actives du dévergondage nébuleux des philosophies allemandes. Donc, sur ces trois chefs, Luther est hérétique comme le pape l’a été sur d’autres chefs. L’un et l’autre ont dévié du grand axiome religieux, du but essentiel de toute loi et de tout dogme : l’amélioration de l’existence morale et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.

Pour rétablir le christianisme dans ses voies, il fallait, toujours suivant Saint-Simon, lui restituer un côté matérialiste dont l’absence le frappe de stérilité dans son action sociale. Le mot de Jésus-Christ : Mon royaume n’est pas de ce monde, mal compris et plus mal pratiqué, avait établi, dans la religion ancienne, une lutte éternelle et indéfinie entre la matière et l’intelligence, le corps et l’esprit. Cette lutte devait cesser ; le culte nouveau devait être un fait à la fois social et religieux.

Tel est le Nouveau Christianisme, dans lequel l’auteur a mérité qu’on dît de lui ce qu’il disait de Luther : Il a bien critiqué, mais pauvrement doctriné. De cet opuscule ont découlé, pour les disciples de Saint-Simon, d’abord les deux ou trois épigraphes de la foi nouvelle, puis l’appel aux capacités pour qu’elles eussent à concourir au grand œuvre de la rénovation religieuse et sociale ; puis encore cet apostolat, tout de persuasion et d’amour, cette nouvelle communion de martyrs à laquelle il n’a manqué que des bourreaux plus farouches ; enfin le principe vieux, mais oublié, de l’affection fraternelle entre les hommes, base de la nouvelle organisation sociale qui remplacera la force militaire par l’union pacifique, qui dissoudra l’armée pour enrégimenter les travailleurs.

— Jésus-Christ a préparé la fraternité universelle, dirent les successeurs du prophète ; Saint-Simon la réalise. L’église vraiment universelle va paraître : le règne de César cesse. L’église universelle gouverne le temporel comme le spirituel, le for extérieur comme le for intérieur. La science est sainte, l’industrie est sainte. Des prêtres, des savans, des industriels, voilà toute la société. Les chefs des prêtres, les chefs des savans, les chefs des industriels, voilà tout le gouvernement. Et tout bien est bien d’église, et toute profession est une fonction religieuse, un grade dans la hiérarchie sociale. — À chacun selon sa capacité ; à chaque capacité selon ses œuvres. — À côté du texte de Saint-Simon, telle est la glose saint-simonienne.

Quand Saint-Simon eut écrit son Nouveau Christianisme, sa santé alla dépérissant chaque jour. Réduit à vivre d’emprunts, en proie au besoin et criblé de dettes, il n’en conservait pas moins un calme et une sérénité impassibles. En 1825, le mal redoubla ; pendant deux mois il ne vécut que d’eau et de bouillon. Le corps s’en allait, mais la tête n’avait rien perdu de son activité. Malgré ses souffrances, Saint-Simon s’occupait alors de la fondation d’un journal qui continuât ses doctrines, et prêchant son œuvre, la suivît dans ses développemens. Ce journal était le Producteur que le moribond n’eut pas même la joie de saluer comme le vieillard du cantique. Le 19 mai, il mourut dans les bras de quelques disciples : M. Auguste Comte, son Benjamin, son vase d’élection, qui depuis renia le maître, et M. Olinde Rodrigues, qui glorifia Saint-Simon avec MM. Bazard et Enfantin, puis avec M. Enfantin seul, pour se retirer dans sa tente au jour de la rupture.

Cette mort de Saint-Simon serait demeurée sous le voile, si, plus tard, les disciples alors présens n’en eussent révélé les détails. Leur pieuse affection n’a pas, on doit le croire, rapetissé le héros. Peut-être même a-t-on eu le soin de le draper pour mourir. N’importe, il faut raconter ici comme ils racontent ; le moment suprême a des solennités qui désarment le doute. Saint-Simon sentait la vie le fuir, il rassembla autour de son lit les confidens de ses pensées, et leur dit :

« Depuis douze jours, je m’occupe, mes amis, de la combinaison la plus capable de faire réussir notre entreprise (le Producteur) ; depuis trois heures, malgré mes souffrances, je cherche à vous faire le résumé de ma pensée. Vous arrivez à une époque où des efforts bien combinés parviendront à un immense résultat… La poire est mûre ; vous pouvez la cueillir… La dernière partie de mes travaux, le Nouveau Christianisme, ne sera pas immédiatement comprise. On a cru que tout système religieux devait disparaître, parce qu’on avait réussi à prouver la caducité du système catholique. On s’est trompé : la religion ne peut disparaître du monde ; elle ne fait que se transformer….. Rodrigues, ne l’oubliez pas ! et souvenez-vous que, pour faire de grandes choses, il faut être passionné… Toute ma vie se résume dans une seule pensée : assurer à tous les hommes le plus libre développement de leurs facultés. »

Il se fit alors quelques minutes de silence, après lesquelles l’agonisant ajouta :

« Quarante-huit heures après notre seconde publication, le parti des travailleurs sera constitué : l’avenir est à nous. »

Ces mots dits, il porta la main à sa tête, et mourut.

Ainsi, pour résumer Saint-Simon, il faut le voir sous trois aspects saillans et bien distincts : comme expérimentateur, comme publiciste, comme réformateur religieux.

Comme expérimentateur, il partit de ce fait, que le seul moyen de pousser la philosophie dans des voies progressives était de se livrer à des expériences successives et personnelles. Cherchant, combinant des actions étranges et inouies, ou de nouvelles séries d’actions, il s’abandonna sciemment à beaucoup d’épreuves folles ; il fut extravagant selon le monde, bizarre, immoral, mal famé ; choses qui lui importaient peu, car il rêvait une moralité nouvelle. Voici comment il définit lui-même cette phase expérimentale :

« 1o  Mener, pendant tout le cours de la vigueur de l’âge, la vie la plus originale et la plus active possible.
« 2o  Prendre connaissance, avec soin, de toutes les théories et de toutes les pratiques.
« 3o  Parcourir toutes les classes de la société, se placer personnellement dans les positions sociales les plus différentes, et même créer des relations qui n’aient point existé.
« 4o  Enfin, employer sa vieillesse à résumer les observations sur les effets de ses actions pour les autres et pour soi, et à établir des principes sur ces résumés. »

Dans la seconde phase de sa vie, Saint-Simon résuma, comme publiciste, les impressions qu’il avait acquises dans sa vie expérimentale ; il chercha à les rendre profitables et pratiques pour le monde industriel, scientifique et politique ; il essaya, par lambeaux, son système de doctrine et d’application générales, dont la synthèse ne devait se trouver que plus tard dans le Nouveau Christianisme, attique de son monument.

Enfin, comme révélateur religieux, il couronna ses travaux antérieurs, travaux incomplets et préparatoires, par la théorie d’une socialisation chrétienne ; il donna la formule qui résumait, suivant lui, le seul principe révélé du christianisme, le seul article de foi qui fût d’inspiration divine : « La religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ; » sentence de paix et de fraternité, d’amour et d’union, qui vaut, à elle seule, tout un code de morale ; maxime sainte, devant laquelle viennent s’amortir et s’éteindre les grands et honteux mobiles des sociétés modernes, l’égoïsme, la haine, l’isolement, le doute, le découragement, la mauvaise foi ; dogme déjà pressenti par le philosophe dans les Lettres d’un habitant de Genève et dans la Parabole ; mieux accusé plus tard par la Réorganisation de la société européenne, et par ses autres ouvrages d’économie industrielle ; mais articulé seulement d’une manière formelle et précise dans le Nouveau Christianisme, ce testament de Saint-Simon.

ii. — PREMIÈRE ÉPOQUE.
Le Producteur.

Le Producteur, on vient de le voir, fut fondé sur le lit de mort de Saint-Simon. Légataire plus spécial de la pensée du maître, M. Olinde Rodrigues chercha à s’associer quelques esprits sympathiques à la doctrine nouvelle ; il trouva alors, et successivement, MM. Bazard (qui signait Saint-Amand), Enfantin, Cerclet, Buchez, et d’autres encore, qui ne suivirent pas ou laissèrent ensuite à mi-chemin l’œuvre de propagande saint-simonienne. Le Producteur ne pouvait pas, ne devait pas être une chaire exclusive pour la religion encore dans ses langes. Les disciples que Saint-Simon avait laissés n’étaient ni assez nombreux, ni assez riches pour pouvoir repousser une rédaction et une organisation étrangères. Une société en commandite se forma pour la fondation d’une feuille destinée, en grande partie, à des articles de technologie et de statistique industrielles. L’intention des principaux coopérateurs était bien de fonder une école ; mais le plus grand nombre se bornait à exprimer des sentimens individuels et des opinions isolées.

C’était d’ailleurs à une époque où l’on avait à se défendre sur un autre terrain que sur celui des idées spéculatives. Comme la réaction d’absolutisme marchait alors dans une phase d’ascension et de triomphe, la résistance des sentimens et des intérêts contre des empiètemens scandaleux s’organisait à l’ombre du libéralisme. Cette formule, dont on a reconnu plus tard le vague et l’impuissance, régnait alors et passionnait les esprits. L’un des chefs futurs du saint-simonisme, celui qui devait prêter à la doctrine l’appui d’une dialectique vraiment puissante, M. Bazard, était lui-même un chef de carbonari, échappé comme par miracle à cette échauffourée de Colmar et de Béfort, où Lafayette joua si bravement sa tête. Les forces vives de la France étaient alors tendues de ce côté.

Placés de la sorte entre deux camps acharnés, les disciples de Saint-Simon auraient été fort mal venus à faire entendre une parole toute pacifique. Enseigner alors le dogme du maître, prêcher l’autorité à une époque où l’on abusait de l’autorité, parler d’un christianisme nouveau à des populations que fatiguaient les prêtres, déployer le drapeau d’un schisme en face des susceptibilités orthodoxes du moment, c’eût été se vouer à une prédication stérile et dangereuse. Le Producteur tourna l’écueil. Il réserva pour des temps meilleurs la doctrine sociale et religieuse, et ne s’occupa que du développement industriel et scientifique de l’humanité, d’après la théorie de Saint-Simon. Des plumes vigoureuses et exercées, des talens pleins de jeunesse et de verve, des hommes d’élite, parmi lesquels nous ne citerons que M. Carrel, restèrent alors associés, pour la rédaction de la feuille, au petit noyau des saints-simoniens primitifs ; et le succès qu’elle obtint parmi les esprits sérieux, résulta en grande partie de ce concours d’intelligences élevées.

Bientôt pourtant, un changement survenu dans le format et dans le mode de publicité ramena le Producteur à son unité originaire. De journal hebdomadaire il devint recueil mensuel. Ceux qui l’avaient fondé, puis transformé, le soutinrent pendant quelque temps encore, après quoi il s’éclipsa un beau jour, faute de 5,000 francs annuels pour le continuer. Les apôtres n’étaient pas opulens, et les mains qui jusque-là avaient fait les avances, étaient lasses de donner. Le Producteur mourut.

Dans sa courte existence, bien qu’empêché par des craintes de saisies judiciaires, il avait posé, en face du gouvernement le plus ombrageux, une foule de questions hardies et radicales. Il avait parlé de l’affranchissement de l’industrie, quand régnaient, dans toute leur gloire, les théories de M. de Mayrinhac et les tarifs de M. de Saint-Cricq ; il avait convié et excité à une œuvre d’organisation nouvelle les savans, les artistes, les financiers, ces puissances indépendantes que l’on craignait tant alors. Le Producteur avait fait plus encore : il avait prêché l’union et l’oubli à l’opinion dominante, et hasardé des mots de réforme sociale, précoces et audacieux. C’était beaucoup que de se déclarer neutre en temps de guerre, que de se mettre entre deux armées qui se battaient, au risque de se voir frappé par l’une et par l’autre, et avec la certitude d’être impuissant à les pacifier. Ce dévouement opiniâtre, cette patience à éclairer les questions de l’ordre industriel, que dénaturaient alors les desservans de la statistique ; cette persévérance désintéressée dans une œuvre calomniée et méconnue, tout cela caractérise et honore les jeunes philosophes pour qui le Producteur fut une espèce de prologue à l’apostolat. La tâche solitaire qu’ils poursuivaient avec une obstination consciencieuse était d’autant plus méritoire, que l’éclectisme doctrinaire remplissait alors le monde de ses mérites, et qu’à côté de leur feuille, pauvre et modeste, débutant comme le maître avait fini, par l’indigence et un appel à des bourses profanes, rayonnait un journal semi-périodique, organe de cette philosophie transitoire qui vulgarisait tout sans contrôle, quelquefois sans discernement ; philosophie de beau style et de belles formes, qui n’eut guère que des vertus négatives, même au jour où elle prévalut.

iii. — DEUXIÈME ÉPOQUE.
Enseignement de la rue Taranne. — Exposition de la Doctrine.

Quand le Producteur fut mort, on put croire que le saint-simonisme avait fini en même temps que lui. La presse philosophique le crut ; elle sonna, avec le zèle et la grâce d’une rivale, les funérailles de la doctrine nouvelle. Mais il en est de la parole répandue dans le monde comme de ces semences que le vent promène d’une zone à l’autre, qui traversent les mers dans le bec de l’oiseau, et vont germer loin de l’arbre qui les vit mûrir. La publicité du Producteur avait eu un rayonnement borné, mais choisi : un petit nombre de lecteurs attentifs s’était mis peu à peu dans le courant d’idées de la doctrine, et avait senti à son unisson. Des sympathies réelles étaient acquises aux principes ; le désir de voir les hommes, de les connaître, d’apprendre de leur bouche le complément de la philosophie saint-simonienne, tourmentait quelques têtes plus enthousiastes que les autres. On s’écrivit, on se visita, on s’aboucha ; des correspondances s’organisèrent ; des réunions eurent lieu ; des centres de propagation se formèrent sur divers points. On procéda même dès-lors à un système d’affiliations, suivies et nombreuses. Quoique les apôtres eussent été obligés de renoncer à la presse, comme influence périodique, ils s’en servirent par intermittence, pour prêcher leurs idées dans des brochures et dans des livres. Ces ouvrages n’étaient point un cours complet de la philosophie de Saint-Simon, mais seulement des thèmes industriels ou scientifiques, développés d’après la méthode et selon le critérium de la doctrine.

Bientôt aussi un enseignement oral s’ouvrit dans une salle, rue Taranne, et M. Bazard y poursuivit, dans une longue suite de conférences, l’Exposition complète de la foi saint-simonienne. Alors les initiations allèrent chaque jour en augmentant ; l’école se recruta surtout parmi les hommes qui se paient le moins de rêveries, parmi les élèves de l’École Polytechnique, ce sanctuaire des sciences positives. C’est à cette date qu’il faut rapporter les affiliations de MM. Carnot, Michel Chevalier, Fournel, Dugied, Barrault, Charles Duveyrier, Talabot, et quelques autres qui, avec MM. Bazard, Enfantin et Rodrigues, premier trinôme saint-simonien, composèrent le noyau de philosophes et de prêtres qui devaient plus tard constituer ce que l’on nomma le grand collége.

L’enseignement de la rue Taranne fit faire un grand pas à la doctrine. Les matières se trituraient en commun entre MM. Bazard et Enfantin ; ce dernier pressant toujours l’autre, éveillant les questions une à une, et les livrant ensuite à la déduction nerveuse, à la sagacité didactique de son collègue. Après avoir parcouru et réglé dans le Producteur la série des faits industriels, les esprits impulsifs de l’école expliquèrent, dans l’Exposition orale, les autres phénomènes de l’activité humaine et dirent la loi qui devait féconder son avenir. Ce n’était plus alors une démonstration étriquée et partielle ; c’était la science générale qui allait dérouler ses magnificences.

La première partie de cette Exposition de la doctrine ne contenait que fort peu d’indications organiques. La critique y dominait le reste ; elle s’y était fait une large part. C’était le vieux monde en présence du nouveau ; l’un sur la sellette, l’autre sur un fauteuil de juge. Dans un débat ainsi posé, on devine quel devait être le vaincu.

L’Exposition commence par déplorer la situation douloureuse dans laquelle se trouve la société européenne. La lutte et l’antagonisme sont partout ; la cohésion et la concorde ne sont nulle part. Tous les liens se relâchent ; le regret et la crainte, la défiance et la haine, le charlatanisme et la ruse apparaissent aussi bien dans les relations générales que dans les rapports individuels. Ce désordre, cette anarchie, se retrouvent dans la politique qui nous divise au nom du pouvoir et de la liberté ; dans les sciences que rien ne lie entre elles, qui marchent disjointes et au hasard ; dans l’industrie que ronge la lèpre de la concurrence ; dans les beaux arts qui languissent, privés d’inspirations vastes et fécondes.

Quand l’Exposition a ainsi caractérisé, à son point de vue, les sociétés modernes, elle convie l’humanité à une autre nature de rapports ; elle indique aux mortels divisés « un lien d’affection, de doctrine et d’activité, qui doit les unir, les faire marcher en paix, avec ordre, avec amour, vers une commune destinée, et donner à la société, au globe lui-même, au monde tout entier, un caractère d’union, de sagesse et de beauté. »

Pour arriver à la démonstration de ce fait, l’Exposition procède par la méthode historique ; elle ouvre le livre des traditions et fait voir comment l’humanité a marché vers Saint-Simon par les périodes d’égoïsme et d’athéisme ; elle formule et fonde son système annaliste sur la science de l’espèce humaine ; elle y trouve la justification d’une tendance irrésistible vers l’association universelle, puis elle cherche à deviner quel sera le père de cette race future, fille de l’association, quelle sera la ville initiatrice du genre humain, la ville du progrès moderne, comme l’ont été, aux temps anciens, Jérusalem, la Rome impériale et la Rome chrétienne.

Passant à d’autres intérêts, l’Exposition constate par quel abus du fait l’homme a été jusqu’ici, toujours et partout, exploité par l’homme : elle proclame le droit nouveau : « À chacun suivant sa capacité ; à chaque capacité suivant ses œuvres ; » droit qui est appelé à détrôner les priviléges de la conquête et de la naissance. Personne désormais n’aura recours à la force, car la force n’est utile que pour imposer un abus. D’où il suivra que l’ancienne organisation, militaire et oisive, fera place à l’organisation active et pacifique des travailleurs, classés selon la hiérarchie.

De cet appel aux travailleurs conviés à un droit nouveau, l’Exposition arrive à l’examen de la loi constitutive de la propriété. Ici la doctrine tranche dans le vif de la richesse actuelle : Jésus a dit : « Plus d’esclavage ! » Saint-Simon s’écrie : « Plus d’héritage ! » Après quoi comme la nature, qui fauche des hommes chaque jour, exige un système quelconque de successibilité, l’Exposition y pourvoit et adjuge aux chefs de la doctrine le retour de tous biens, devenus ainsi à la fois communs et main-mortables, à la charge seule, pour le suprême collége, de faire élever les enfans dans une direction professionnelle, de les doter, de les surveiller, de leur tenir lieu de père et d’héritage.

Des vues de législation assez étranges, des critiques générales ou minutieuses sur l’état actuel des sciences humaines, complètent cette première partie de l’Exposition. La seconde partie est plus sérieuse, plus travaillée, plus vaste : elle aborde, quoique toujours sous des termes mystérieux et emphatiques, les problèmes de l’organisation future. C’est là que M. Bazard écrivit et écrivit seul les prolégomènes de la doctrine qui allait passer à l’état de religion. Le dogme, la morale, le culte, s’y trouvent sinon formulés nettement, du moins indiqués de telle sorte, que plus tard cet écrit put fournir une longue série de thèmes aux enseignemens du Globe, aux prédications de la salle Taitbout, et aux orageux débats de la famille de la rue Monsigny. Quand M. Bazard mettait en ordre ce beau et lumineux travail, si nourri de faits et d’études, il ne se doutait pas que le texte en serait plus tard invoqué contre lui, et qu’au bout de cette longue traite, épuisé autant qu’épouvanté du chemin parcouru, il trouverait son collègue Enfantin qui lui crierait : « Marche ! » quand il eût, lui, fait si volontiers une halte.

C’est, du reste, ici le moment, à la veille de la transformation retentissante que va subir le saint-simonisme, de résumer sa foi, telle qu’elle résulte de l’Exposition et des œuvres qui en sont la glose. Il faut seulement laisser à l’écart, comme réservées, les questions qui, dans la suite, soulevèrent des tempêtes.

Commençons par la tête du système : Dieu. Voici le Dieu saint-simonien dans une première définition :

« Dieu est un. Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui, tout est par lui ; tout est lui. Dieu, l’être infini, universel, exprimé dans son unité vivante et active, c’est l’amour infini, universel, qui se manifeste à nous sous deux aspects principaux, comme esprit et comme matière, ou, ce qui n’est que l’expression variée de ce double aspect, comme intelligence et comme force, comme sagesse et comme beauté. L’homme, représentation finie de l’être infini, est, comme lui, dans son unité active, amour ; et dans les modes, dans les aspects de sa manifestation, esprit et matière, intelligence et force, sagesse et beauté. »

Plus tard M. Enfantin, pour aider les mémoires paresseuses, abrégea cette longue et nuageuse définition. Voici la sienne ;

« Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui, tout est par lui.
« Nul de nous n’est hors de lui, mais aucun de nous n’est en lui.
« Chacun de nous vit de sa vie, et tous nous communions en lui, car il est tout ce qui est. »

Après le Dieu, le Messie.

Saint-Simon était ce Messie. Il ne relevait que de sa mission divine. Comme Jésus, il avait été envoyé pour annoncer au monde une doctrine bien plus complète, bien plus sympathique que le christianisme. Écoutez :

« Le monde attendait un sauveur… Saint-Simon a paru.
« Moïse, Orphée, Numa, ont organisé les travaux matériels.
« Jésus-Christ a organisé les travaux spirituels.
« Saint-Simon a organisé les travaux religieux.
« Donc Saint-Simon a résumé Moïse et Jésus-Christ.
« Moïse serait dans l’avenir le chef du culte, Jésus-Christ le chef du dogme ; Saint-Simon serait le chef de la religion, le pape. »

Pour éclaircir tant soit peu ce mythe, cette fusion du travail matériel et du travail spirituel, absorbés l’un et l’autre dans le travail religieux, il faut avoir la clé de ce que l’on a nommé, dans l’école, le dualisme catholique, le combat de l’esprit contre la chair, de l’intelligence contre la matière. Au lieu d’adopter cette division consacrée jusqu’alors, le saint-simonisme s’annonça comme devant l’annuler, l’heure étant venue. Ces deux principes, élémens d’une lutte éternelle, au lieu de se combattre allaient désormais se combiner, recevoir une impulsion unitaire, se sanctifier l’un et l’autre, et l’un par l’autre. Avant notre époque, cette cause de conflit, introduite dans les diverses religions régnantes, les avait rendues, disait l’école, vicieuses et incomplètes. Le principe du bien et du mal proclamé par la Genèse, les dieux bons ou mauvais du paganisme grec et du fétichisme hindou, avaient amené ce dualisme interminable, cet antagonisme dogmatique qui se résumait pour l’humanité en révolte des sens contre la raison, révolte funeste, qui tenait l’âme et le corps dans un état d’irritation et d’hostilité constantes, et qui, passant de l’ordre idéal dans l’ordre positif, réagissait sur les lois, sur les mœurs, sur les habitudes, sur l’organisation sociale et politique ; créant ainsi, d’une part, les haines entre individus, de l’autre les guerres entre nations.

Donc il fallait, pour que l’humanité arrivât à la complète harmonie de ses forces, que la chair et la matière fussent réhabilitées. Il fallait faire justice, dans une loi nouvelle, de toutes les abominations et de toutes les erreurs de la loi ancienne ; des supplices volontaires du fakir hindou, comme des macérations et des jeûnes du cénobite chrétien. Les devises catholiques : « Mortifiez-vous ; abstenez-vous, » devises négatives et vieillies, devaient se retirer devant celle-ci : « Sanctifiez-vous dans le travail et dans le plaisir. »

Ce dualisme, admis une fois comme élément et comme forme, avait dû se glisser jadis et suinter, par mille fissures imperceptibles, de la base au sommet de l’humanité, s’insinuer dans les mœurs et dans les institutions, dans les peuples et dans les gouvernemens. Ainsi la distinction entre la chair et l’esprit avait conduit à reconnaître deux directions, l’une temporelle, l’autre spirituelle, à proclamer deux maîtres, un empereur et un pape, chacun avec sa hiérarchie et ses attributions distinctes. Les paroles : « Mon royaume n’est pas de ce monde. — Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, » avaient établi pour le christianisme cette prémisse orageuse, dont la conséquence apparaissait dans une guerre de dix-huit cents ans, entre le temporel et le spirituel.

Le saint-simonisme n’admettait pas ce duel ; il n’admettait pas que l’humanité dût être ainsi à tout jamais écartelée, tirée à droite par la chair, tirée à gauche par l’esprit, ne sachant que croire ou de ses instincts ou de ses idées ; il n’admettait pas ces deux forces rivales s’annulant dans le choc, ces deux glaives toujours prêts à se croiser ; ces deux principes obligés de vivre ensemble et de lutter toujours. Le prêtre de Saint-Simon devait relier, d’après son expression, la chair et l’esprit, et sanctifier l’un par l’autre.

Cette sanctification, cette réhabilitation de la chair n’était formulée toutefois dans l’œuvre de M. Bazard que d’une manière implicite ; mais M. Enfantin sut la dégager du fond même de la démonstration et se servir de cette arme contre celui qui l’avait forgée. Quand plus tard la controverse se fut engagée, entre saint-simoniens, sur les questions de morale, on argua, pour battre les dissidens, de cette partie du dogme, qui n’avait eu d’abord, et dans la pensée même de l’apôtre, qu’une signification politique.

Ce qu’on voulait en effet, vers ce temps, avant que la famille de la rue Monsigny eût été fondée, c’était la constitution de l’autorité, et la règle de la hiérarchie. On entend de prouver l’utilité d’un cumul, la puissance d’une fusion entre deux pouvoirs jusqu’alors tiraillés et distincts. On voulait dire : « Il n’y a plus un empereur et un pape ; il y a un Père. » On méditait un régime qu’à défaut d’autre nom on peut appeler théocratique.

Cette théocratie ou association, comme on voudra, divisait l’humanité en trois classes : savans, artistes et industriels ; hiérarchiquement soumis aux premiers industriels, aux premiers savans, aux premiers artistes. Ces chefs devaient administrer les intérêts matériels et intellectuels de la société saint-simonienne, dans les voies et selon l’esprit de la formule du maître : « l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Ils devaient le faire suivant le mode de répartition fixé par la deuxième formule : « à chacun suivant sa capacité ; à chaque capacité suivant ses œuvres. »

Ainsi par la foi nouvelle et à l’aide de ses organes, la cité, comme le département, comme l’état, comme l’humanité, marchait vers un but unique, but immense et fécond ! Mais par quelles lois allait-on tendre vers cette ère d’harmonie universelle et de sublimes magnificences ? Quelle allait être la règle fixe et reconnue des nouveaux rapports de l’humanité ? Le droit romain et français périssant en un jour, qu’allait-on consacrer à sa place ? Aux époques critiques, comme le sont toutes celles que le monde a traversées jusqu’ici, l’humanité pouvait et devait se contenter de lois mortes ; mais une époque organique, l’époque saint-simonienne appelait la loi vivante.

« La loi vivante[1], — c’est M. Bazard qui parle —, ne se trouve qu’aux époques organiques, et alors la loi, c’est l’homme ; toujours elle a un nom, et ce nom est celui de son auteur. Et d’abord celle qui domine toutes les autres, celle qui a fondé la société, c’est, selon les temps, ou la loi de Numa, ou la loi de Moïse, ou celle du Christ, comme, dans l’avenir, ce sera celle de Saint-Simon. Bien loin alors que la société s’efforce de mettre dans l’ombre le législateur suprême dont l’amour prophétique lui a donné naissance, elle s’empare de son nom, elle l’incarne en elle ; c’est par ce nom qu’elle est, et c’est en lui qu’elle se glorifie d’être. Toutes les lois qui, dans la suite des temps, se produisent comme l’interprétation, le développement ou le perfectionnement de la loi révélatrice, deviennent également inséparables de leurs auteurs.
« C’est toujours le législateur qu’on aime ; c’est à lui qu’on obéit… Dans l’avenir, toute loi est la déclaration par laquelle celui qui préside à une fonction, à un ordre quelconque de relations sociales, fait connaître sa volonté à ses inférieurs, en sanctionnant ses prescriptions par des peines ou par des récompenses. »

Voilà donc le prêtre, non-seulement chef spirituel et temporel, mais législateur et juge. Il sera plus encore. Il sera le manutenteur et le distributeur de la fortune sociale : il la recevra par voie d’héritage, pour la rendre à chacun et à tous en instrumens de travail. Ainsi tout sera concentré dans les mêmes mains ; action impulsive, action coërcitive ; tout marchera dans une pensée et vers un but uniques. Il y aura des millions de bras, il n’y aura qu’une tête. Un homme résumera l’humanité. Toute lumière viendra converger en cet homme pour rayonner ensuite, hors de lui, plus vive, plus féconde, plus pure. Cet homme, ce pontife, ce sera le plus fort, le plus sympathique, le plus généralisateur de tous les êtres vivans ; il embrassera dans son amour et l’amour du prêtre de la science et l’amour du prêtre de l’industrie ; il reliera socialement les théoriciens et les praticiens. C’est lui, la loi vivante, qui, d’un coup-d’œil et par une sorte d’intuition, se posera à sa place et réglera ensuite l’échelle des vocations et des aptitudes, la hiérarchie des capacités, et le tarif des salaires ; c’est lui qui sera l’angle lumineux de la création nouvelle, qui, abreuvé de l’amour de tous, s’épandra en torrens d’amour ; c’est lui qui donnera de l’unité au travail général par la direction harmonique de tous les travaux.

Telle fut la préface du saint-simonisme ; tel fut son enseignement public avant l’heure de la pratique. Ces travaux préparatoires portaient l’empreinte d’une conviction lentement acquise. Obscurs souvent, parfois déclamatoires, ils se présentaient, enveloppés d’études si fortes et si vastes, qu’ils devaient provoquer de la part des critiques une attitude d’estime et de réserve. La chose se passait d’ailleurs dans un petit cercle d’esprits élevés, sans retentissement extérieur, sans éclat, sans scandale. Vers le milieu de 1830, ce théâtre parut trop étroit aux saint-simoniens. Leur pièce était trop belle, pour qu’ils se résignassent à la jouer toujours entre deux paravens et devant des amis. Il leur fallait une scène plus vaste et plus orageuse : ils avaient soif des bravos, peut-être même des sifflets de la foule : ils voulaient se produire, attirer à eux, convertir, grandir en puissance, se faire aimer, réunir toutes les pensées en une pensée commune ; enseigner au monde l’amour, l’harmonie et la paix. Ce fut alors que l’école devint une famille, puis une église.

iv. — TROISIÈME ÉPOQUE.
L’Organisateur. — Famille de la rue Monsigny. — Le Globe. — Prédications publiques.

Le premier retour à une propagande ouverte fut la fondation d’un organe spécial du saint-simonisme. L’Organisateur parut avec une périodicité hebdomadaire, et cette fois rien d’étranger à l’école n’eut accès dans la feuille. L’Organisateur fut une chaire purement saint-simonienne.

La fondation de la hiérarchie remonte aussi à la même époque. Dans l’ordre des dates, M. Olinde Rodrigues, le disciple direct de Saint-Simon, aurait dû être le premier pontife de la religion. Mais la loi hiérarchique n’admettait ni droit d’héritage, ni priorité d’avénement ; elle ne saluait, ne reconnaissait, n’acclamait que la capacité. MM. Enfantin et Bazard se posèrent donc, en leur qualité de plus sympathiques et de plus capables, comme les chefs de la doctrine. On les accepta comme tels. En effet, nul n’avait qualité pour marchander leur couronne : la date de leur initiation, leurs travaux longs et gratuits, leurs belles et savantes facultés, tout les portait à ce poste, à l’exclusion d’autres prétendans.

On a beaucoup disserté, dans le temps, sur le mérite comparatif de MM. Bazard et Enfantin ; on a cherché, en eux, quelles étaient les facultés analogues, quelles étaient les facultés dissemblables. Pour notre part, il nous a semblé que la nature de leur organisation excluait, chez ces deux hommes, la pensée d’un long accouplement, d’une solidarité durable. M. Bazard, élevé à l’école de nos luttes politiques, ayant souffert par elles et pour elles, aimait encore, malgré lui et à son insu, la cause révolutionnaire qu’il avait défendue long-temps. Plus d’une fois, pour juger la théorie saint-simonienne, il se mit au point de vue du monde profane dont il eût aimé la louange et dont il redoutait le sarcasme. Bon logicien d’ailleurs, penseur infatigable, vulgarisateur habile comme peu le sont, M. Bazard trouvait, sur un thème donné, tout ce qu’il renfermait de déductions et de développemens. Il aimait, il caressait, il épuisait ces besognes partielles et de détail ; il se reposait volontiers quand elles étaient finies, demandant du loisir pour en embrasser d’autres, par fatigue peut-être, peut-être aussi par sage calcul.

M. Enfantin était d’une nature tout-à-fait opposée à celle-ci. S’étant tenu constamment à l’écart de la politique courante, il n’y avait rattaché aucun souvenir de sympathie ou de haine ; il assistait, neutre et indifférent, à ses péripéties les plus éclatantes ; il ne songeait au monde que pour l’attirer à ses convictions, et non pour s’occuper des siennes ; il ne tenait à lui que par les points d’attache avec l’avenir saint-simonien. Sa tête était en travail constant de transformations expérimentales. On eût dit un laboratoire d’idées, une forge d’où elles sortaient brutes pour passer au laminoir de M. Bazard. L’un était plus manipulateur, l’autre plus chimiste. Celui-ci écrivait mieux qu’il ne parlait ; celui-là parlait mieux qu’il n’écrivait. M. Enfantin trouvait la pensée, M. Bazard la formulait.

Si l’on voulait approfondir ce parallèle, il serait facile d’en faire résulter ce regret, que ces deux esprits éminens ne soient pas demeurés dans un poste où ils s’aidaient, où ils se tempéraient l’un l’autre. M. Enfantin harcelant M. Bazard chaque jour, à toute heure, pour qu’à un théorème démontré succédât un théorème nouveau ; le provoquant à des hardiesses successives et infinies ; lui disant sans cesse « en avant, » quand celui-ci voulait attendre et voir ; M. Enfantin, frappant coup sur coup, sans réserve et sans mesure, était la personnification du monde nouveau, pressé d’arriver, pressé de jouir, pressé de régner, pressé de s’installer dans une place prise. M. Bazard, cherchant des biais, critiquant beaucoup et doctrinant peu, était l’organe d’un procédé transitoire, une voix de conciliation entre l’ordre nouveau et l’ordre ancien. M. Enfantin se tenait sur la voie de l’imagination et de la théorie, M. Bazard sur celle de la logique et de la pratique ; l’un devait s’adresser au sentiment, l’autre à la raison. Que M. Bazard se retirât, et M. Enfantin, livré à lui-même, devenait trop hardi et trop expérimentateur ; que M. Enfantin fît le premier sa retraite, et M. Bazard restait sans force devant ses doutes et ses hésitations : ce n’était plus un chef d’église, mais seulement un philosophe dans la plus belle acception de ce mot.

Quelques germes de division que couvassent ces deux esprits si anomaux, au jour de l’organisation de la hiérarchie, ils semblaient ne faire qu’une tête et un cœur. On fonda le collége dans lequel entrèrent les initiés de la première et de la deuxième époque, les hommes du Producteur et ceux de l’Organisateur. Plus tard, le siége de la doctrine fut transféré rue Monsigny, où, à quelques mois de là, devait se grouper et s’installer la famille.

Ceci se passait à la veille de la révolution de juillet. Quand la victoire eut émancipé les idées et les affiches, les saint-simoniens en profitèrent pour se donner une publicité de rues. Un étrange placard, signé Bazard-Enfantin, vint se coller hardiment sur les murs de Paris, à côté d’une proclamation de Lafayette et d’un appel à la branche d’Orléans. Le peuple en rit ; mais la chambre des députés, qui était alors en train de s’effrayer de tout, porta gravement l’affaire à sa barre. MM. Dupin et Mauguin signalèrent, du haut de la tribune, une secte qui prêchait la communauté des biens et la communauté des femmes ; imputations auxquelles MM. Bazard et Enfantin crurent devoir répondre le 1er octobre 1830. Voici comment ils le faisaient dans une brochure adressée à la chambre des députés. Aux formes, aux prétentions assez modérées de cet écrit, il est facile de voir qu’il provenait plutôt de l’impulsion de M. Bazard que de celle de son collègue.

« Oui, sans doute, les saint-simoniens professent sur l’avenir de la propriété et sur l’avenir des femmes, des idées qui leur sont particulières et qui se rattachent à des vues toutes particulières aussi et toutes nouvelles, sur la religion, sur le pouvoir, sur la liberté, et enfin sur tous les grands problèmes qui s’agitent aujourd’hui dans toute l’Europe d’une manière si désordonnée et si violente ; mais il s’en faut de beaucoup que ces idées soient celles qu’on leur attribue.
« Le système de communauté des biens s’entend universellement du partage égal entre tous les membres de la société, soit du fonds lui-même de la production, soit du fruit du travail de tous.
« Les saint-simoniens repoussent ce partage égal de la propriété, qui constituerait à leurs yeux une violence plus grande, une injustice plus révoltante que le partage inégal qui s’est effectué primitivement par la force des armes, par la conquête.
« Car ils croient à l’inégalité naturelle des hommes, et regardent cette inégalité comme la base même de l’association, comme la condition indispensable de l’ordre social.
« Ils repoussent le système de la communauté des biens, car cette communauté serait une violation manifeste de la première de toutes les lois morales qu’ils ont reçu mission d’enseigner, et qui veut qu’à l’avenir chacun soit placé selon sa capacité et rétribué selon ses œuvres.
« Mais en vertu de cette loi, ils demandent l’abolition de tous les priviléges de naissance, sans exception, et par conséquent la destruction de l’héritage, le plus grand de ces priviléges, celui qui les comprend tous aujourd’hui, et dont l’effet est de laisser au hasard la répartition des priviléges sociaux, parmi le petit nombre de ceux qui veulent y prétendre, et de condamner la classe la plus nombreuse à la dépravation, à l’ignorance, à la misère.
« Ils demandent que tous les instrumens du travail, les terres et les capitaux qui forment aujourd’hui le fonds morcelé des propriétés particulières, soient exploités par association et hiérarchiquement de manière à ce que la tâche de chacun soit l’expression de sa capacité, et sa richesse la mesure de ses œuvres.
« Les saint-simoniens ne viennent porter atteinte à la constitution de la propriété, qu’en tant qu’elle consacre pour quelques-uns le privilége impie de l’oisiveté, c’est-à-dire de vivre du travail d’autrui ; qu’en tant qu’elle abandonne au hasard de la naissance le classement social des individus.
« Le christianisme a tiré les femmes de la servitude ; mais il les a condamnées pourtant à la subalternité, et partout, dans l’Europe chrétienne, nous les voyons encore frappées d’interdiction religieuse, politique et civile.
« Les saint-simoniens viennent annoncer leur affranchissement définitif, leur complète émancipation, mais sans prétendre pour cela abolir la sainte loi du mariage, proclamée par le christianisme ; ils viennent, au contraire, pour accomplir cette loi, pour lui donner une nouvelle sanction, pour ajouter à la puissance et à l’inviolabilité de l’union qu’elle consacre.
« Ils demandent, comme les chrétiens, qu’un seul homme soit uni à une seule femme ; mais ils enseignent que l’épouse doit devenir l’égale de l’époux, et que, selon la grâce particulière que Dieu a dévolue à son sexe, elle doit lui être associée dans l’exercice de la triple fonction du temple, de l’état et de la famille ; de manière à ce que l’individu social, qui, jusqu’à ce jour, a été l’homme seulement, soit désormais l’homme et la femme.
« La religion de Saint-Simon ne vient que pour mettre fin à ce trafic honteux, à cette prostitution légale, qui, sous le nom de mariage, consacre si fréquemment aujourd’hui l’union monstrueuse du dévouement et de l’égoïsme, des lumières et de l’ignorance, de la jeunesse et de la décrépitude.
« Telles sont les idées les plus générales des Saint-Simoniens sur les changemens qu’ils appellent dans la constitution de la propriété et dans la condition sociale des femmes. »

Cette profession de foi, assez explicite, est l’acte le plus net et le plus précis que nous ait légué le saint-simonisme. Cet acte est d’autant plus précieux qu’il établit, à cette date, sur quel terrain et dans quelles limites les deux pontifes entendaient circonscrire leurs débats avec le monde extérieur.

Cependant l’église était constituée, et qui plus est, elle prospérait. Des apports d’argent avaient eu lieu ; les membres du collége ayant donné l’exemple, on commençait à pratiquer la mise des biens en commun après l’avoir professée. C’est dans cette période ascendante que le saint-simonisme crut utile d’avoir de nouveau une feuille à sa dévotion, feuille dans laquelle l’enseignement oral serait résumé, à côté de la prédication écrite et quotidienne. Le Globe se présenta ; le Globe, si fier quand le Producteur était si humble, le Globe s’offrit par l’intermédiaire de l’un de ses propriétaires, M. Pierre Leroux, homme de convictions fermes et d’un talent élevé, penseur profond, écrivain sincère, revenu de la théorie républicaine à la formule du saint-simonisme. Un acte de cession eut lieu le 18 janvier 1831, et les jours suivans le Globe parut avec le sous-titre de : Journal de la Doctrine de Saint-Simon, laquelle était résumée en première page :


RELIGION.
SCIENCE. INDUSTRIE.
ASSOCIATION UNIVERSELLE.
« Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.
« Tous les privilèges de naissance, sans exception, sont abolis.
« A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.»

Un vaste élan de prosélytisme suivit l’apparition du Globe des Saint-Simoniens. Les imaginations inquiètes et curieuses, les têtes rêveuses et enthousiastes allèrent vers eux. La religion recruta des poètes, des philosophes, des artistes, des industriels. À cette date se rapportent une foule d’initiations, celles de MM. Raynaud Hoart, Émile Pereire, Mmes Bazard et Saint Hilaire, et successivement, à quelque distance les unes des autres, celles de MM. Lambert, Saint-Chéron, Guéroult, Charton, Cazeaux, Dugueit, et plus tard encore, Stéphane Flachat-Mony. Nous ne citons que les noms de quelque intérêt. En revanche, la religion fit alors une perte, celle de M. Eugène Rodrigues, enfant chaste et naïf, mort trop vite pour sa gloire, théosophe enthousiaste qui laissa toute son ame dans ses Lettres à Burns sur la politique et la religion. Comme, vers ce temps, les initiés étaient devenus trop nombreux pour qu’ils pussent tous forcer à la fois les portes du collége, on établit, comme une sorte de noviciat, deux colléges préparatoires du troisième et du second degré, se déversant l’un dans l’autre, et formant ainsi deux pépinières où se recrutait le grand et suprême collége. Cette ère de propagande ascendante se résuma par la constitution définitive de la famille, et par son installation dans la rue Monsigny. Ainsi l’association était introduite dans la vie bourgeoise. On avait fondé le ménage à frais communs, la famille en grand pour le monde, la famille en petit pour Saint-Simon ; un spécimen de l’humanité future.

Au dehors pourtant, la religion faisait du bruit et presque du scandale. Diverses voies avaient été simultanément ouvertes à l’apostolat. Prédications, missions, brochures, polémique quotidienne, tout rayonnait au loin dans un but de propagande. Sous la direction de MM. Hyppolite Carnot et Dugied, l’enseignement avait été ouvert dans quatre locaux différens : à la salle Taitbout, à l’Athénée, dans la rue Taranne et dans la rue Monsigny. D’hebdomadaires, les prédications étaient devenues quotidiennes ; on les appropriait à l’intelligence de l’auditoire ; on les faisait vulgaires et simples pour les ouvriers, poétiques et animées pour les artistes, sévères et précises pour les savans. Des centres d’organisation avaient été organisés par les soins de M. Henri Fournel dans les douze arrondissemens de Paris. Enfin, six églises départementales, à Toulouse, à Montpellier, à Lyon, à Metz, à Dijon, s’étaient déjà mises en rapport avec l’établissement métropolitain.

De son côté, le Globe agissait comme un levier incessant sur une masse de lecteurs que la curiosité conduisait parfois à l’examen, le sarcasme à la réflexion. Au nombre des choses remarquables qui parurent dans cette feuille, il faut citer une Économie politique de M. Enfantin, qui entrait dans les questions courantes, et, sans les prendre au point de vue exclusif et absolu de la doctrine, les résumait en combinaisons judicieuses et pratiques. Le chef saint-simonien descendit même alors jusqu’à proposer, dans l’organisation économique, quelques réformes transitoires.

Il commençait par poser ce principe :

« La société ne se compose que d’oisifs et de travailleurs ; la politique doit avoir pour but l’amélioration morale, physique et intellectuelle du sort des travailleurs, et la déchéance progressive des oisifs. Les moyens sont, quant aux oisifs, la destruction de tous les priviléges de la naissance, et, quant aux travailleurs, le classement selon les capacités et la rétribution selon les œuvres. »

Ceci établi, M. Enfantin consentait à ne pas exiger tout d’un coup la réalisation absolue et complète de cette théorie. Il admettait des procédés de transition ; il les créait, il les développait.

Parmi les réformes proposées par le chef saint-simonien, la plus décisive était l’abolition des successions collatérales, prolégomène évident de l’abolition de l’héritage. La succession collatérale, avec ses fractionnemens multiples, avec son cortége de procès, plus ruineux encore pour la société que pour les individus, la succession collatérale à douze degrés surtout, était une loi civile d’un mérite fort contestable, qu’on pouvait modifier sans que la société en fût ébranlée autrement qu’à la surface. Il y avait utilité et convenance à discuter si cette succession, appliquée en tout ou en partie au dégrèvement de l’impôt, ne serait pas un instrument beaucoup plus actif, beaucoup plus direct, beaucoup plus fécond qu’il ne l’est aujourd’hui dans sa répartition chanceuse ; à discuter encore si le respect pour les priviléges pécuniaires de la famille devait s’étendre si loin que l’on dût préférer, à l’intérêt de tous, l’intérêt de quelques parens éloignés, inconnus au défunt, souvent ses ennemis, n’ayant pas, pour combattre des désirs impies et avides, l’affection qui fait patienter un héritier direct, l’amour filial plus fort qu’une pensée de survivance. Ce retour au trésor public de successions fractionnées les aurait empêchées, comme elles le font, d’ajouter quelques cent mille francs de plus à l’épargne d’un oisif, et les aurait rendues profitables à tous et à chacun comme réduction des taxes. Il est vrai que le drame et le vaudeville auraient été privés de la grande péripétie d’oncles et de cousins morts dans les Indes, oubliés et millionnaires ; il est vrai encore que la succession Stephen Gérard, ce leurre qui a duré dix ans, n’aurait plus la faculté de remuer tous les Gérard de France, au nombre de deux cent soixante-et-quinze. Mais les Gérard et les vaudevilles se seraient résignés avec le temps.

C’était donc là, selon M. Enfantin, une perception toute faite, une rentrée facile et variable seulement, comme le chiffre de la mortalité annuelle. Que si l’on trouvait un inconvénient et une occasion d’abus à ce que le gouvernement héritât, gérât, administrât, vendît des propriétés main-mortables, il était facile d’imposer tel droit progressif et presque équivalent sur les successions, en les frappant d’une manière d’autant plus lourde qu’elles résulteraient d’une prétention plus lointaine. La conséquence de la même réforme, son complément obligé devait être une forte augmentation de droits sur l’héritage au premier degré. Entrer dans cette thèse avec M. Enfantin, c’est toucher une plaie vive, c’est froisser bien des espérances, contrarier bien des loisirs à l’avance rêvés ; mais il n’en reste pas moins comme un fait évident, que le droit sur les successions, si énorme qu’il puisse être, sera toujours l’impôt le plus juste et le plus rationnel, parce qu’il prend la fortune là où elle est, au moment où elle change de mains, où elle se déplace, souvent pour arracher à un labeur productif des hommes qu’elle voue désormais à une oisiveté ou partielle ou complète.

Après avoir indiqué ce nouveau mode de perception, M. Enfantin aime à en suivre les résultats et à en indiquer les emplois les plus fructueux. Grâce à l’abolition des successions collatérales et à l’augmentation des droits de succession en ligne directe, on pouvait supprimer, d’après lui, l’impôt sur le sel, la loterie et les contributions indirectes, ou bien encore employer le fonds commun qui proviendrait de cette mesure à des destinations productives, comme l’établissement d’écoles publiques, l’amélioration des voies de transport, l’embellissement des villes, la propagation des bons procédés agricoles, etc.

Placée sur ce terrain, l’économie politique du Globe rendit, il faut savoir l’avouer, des services essentiels à la cause de l’émancipation industrielle, que d’autres écoles avaient déjà chaudement et utilement poursuivie. Les débats de l’amortissement, de l’emprunt, de la dette publique, de l’impôt, dont la presse et les chambres étaient alors saisies, trouvèrent de beaux et rudes jouteurs dans la feuille saint-simonienne. Si toutes les solutions qu’elle présentait n’étaient pas acceptables et pratiques, toutes ses critiques étaient profondes et justes, armées de chiffres et de preuves. Nulle part la mobilisation de la propriété et l’institution des banques ne trouvèrent des promoteurs plus zélés. Une banque, pour M. Enfantin, n’était pas une caisse d’escompte triant et classant son papier ; c’était une société commanditaire de l’industrie, chargée de distribuer les instrumens du travail, de la manière la plus favorable aux producteurs et à la production.

À côté du chef de la doctrine, d’autres polémistes, d’autres savans surveillaient les autres thèses politiques et industrielles. Déjà M. Stéphane Flachat-Mony poussait l’industrie vers des voies nouvelles et progressives. Doué d’une patience admirable d’investigation, d’une lucidité onctueuse et impulsive, il éclairait tout à la manière de Franklin, en s’élevant de la recherche des faits aux combinaisons théoriques. M. Émile Pereire préludait aussi à cette réputation que le National lui continua : le premier, il vengeait la statistique, tant de fois profanée ; il en refaisait la langue, il en réhabilitait l’emploi ; il lui rendait sa conscience de chiffres et sa loyauté de déductions.

D’autres cerveaux élaboraient la poésie, l’éloquence et la philosophie saint-simoniennes. M. Barrault évoquait l’orientalisme avec ses formes pompeuses et ses vêtemens drapés. M. Michel Chevalier tonnait sur le monde en périodes si sonores et si belles ; il lui prédisait une ère si pleine de gloires et de magnificences ; il lui donnait un soleil si beau, des moissons si dorées, des fruits si savoureux, des populations si épanouies, tant de canaux et tant de chemins de fer, tant de richesses et tant d’échanges, de telles grandeurs, de telles voluptés, de telles harmonies, que les plus indifférens ouvraient les yeux et les oreilles, s’enivraient de ces rêves d’opium, se laissaient bercer par ces contes de diamant et d’or, qu’on eût dit détachés des mille contes de Shéhérazade. Les philosophes et les moralistes ne demeuraient point en arrière. MM. Leroux, Jean Raynaud, Charles Duveyrier, attaquaient, de haut et largement, le cercle éternel dans lequel roulent les métaphysiques ancienne et moderne. Dieu et l’homme ; ils expliquaient l’un et l’autre par la théorie saint-simonienne ; ils discutaient la loi de la croyance, la loi de la hiérarchie ; ils expliquaient l’humanité et son histoire, sa perfectibilité infinie, sa progression lente, mais sûre, vers un avenir toujours meilleur. Nobles et consolans travaux, qui ont en eux de quoi payer ceux qui les abordent, même quand ils restent incompris et méconnus !

Cette période d’harmonie et d’union marqua, quoi qu’on ait pu dire, l’apogée du saint-simonisme. Quand, au premier déchirement intérieur, l’anarchie éclata entre ceux qui s’en étaient fait un argument contre le monde, quand on les vit mal gardés par leur doctrine contre les faiblesses vulgaires ; lorsqu’en un mot, la fraternité universelle eut brusquement déchiré son programme, il y eut, parmi les profanes, un indéfinissable mouvement d’opinion réactionnaire, et un temps d’arrêt dans le prosélytisme d’ordre supérieur. Ce qui survint ensuite, en fait de progressions et de conquêtes, résultait de l’élan primitif ; c’était presque l’accomplissement d’une loi dynamique.

v. — QUATRIÈME ÉPOQUE.
Schisme. — Scissions de la Famille. Retraite de Ménilmontant. — Le Livre nouveau.

Depuis long-temps, les deux têtes qui ceignaient la même tiare, ou la même couronne, comme on voudra, ces deux têtes étaient travaillées de pensées divergentes. M. Bazard, tout en consentant à passer de l’état d’école à celui d’église, avait arrêté, dans son plan, de s’abstenir d’éclats immédiats. Il voulait que les théories eussent pénétré dans les esprits avant de hasarder la pratique : il désirait convaincre et non enthousiasmer ; il s’adressait aux hommes de discussion et d’examen. M. Enfantin ne se résignait pas à cette préparation lente et chanceuse. De toutes les façons par lesquelles on agit sur les organisations humaines, il savait que la plus prompte, la plus décisive, la plus triomphante, c’est l’engouement. Il comptait sur le cœur plus que sur l’esprit, sur le sentiment plus que sur la raison ; il voulait passionner les artistes et les poètes. Que lui importait sa petite famille, à lui qui rêvait la famille universelle, à lui qui comptait réaliser de son vivant une suprématie éclatante et complète, une royauté politique et religieuse ? Aussi, dès qu’il vit que Bazard ne pouvait plus, ne voulait plus se mettre à son pas, il résolut de le laisser en route et de continuer seul.

Par quels moyens il resta le maître dans ce conflit d’autorité, cela s’explique, cela se conçoit. M. Enfantin, demeuré seul, avait encore un rôle à jouer ; M. Bazard n’en avait plus. Poussé jusque-là dans des voies hardies, ce dernier n’avait pas même la décision nécessaire pour se maintenir au point où on l’avait conduit. Il eut reculé sans doute ; et reculer en rase campagne quand on a contre soi le nombre, quand on n’a pour soi que son audace, c’est être vaincu. M. Enfantin devait donc détrôner, absorber son collègue ; c’était dans l’ordre.

La rupture éclata au sujet de deux questions capitales, l’affranchissement du prolétaire et l’affranchissement de la femme. L’affranchissement du prolétaire pouvait se poursuivre et s’avouer en face de l’univers. Seulement, il venait s’achopper contre l’article 291 du Code pénal, et, comme vers ce temps les sociétés populaires fatiguaient le gouvernement et la bourgeoisie, il était possible que le parquet prît l’affranchissement du prolétaire en assez mauvaise part. M. Bazard recula devant cette expérience chanceuse. Quant à l’affranchissement de la femme, non-seulement il présentait des dangers plus grands encore, mais, en outre, il froissait M. Bazard dans une corde personnelle. Soit que M. Enfantin laissât à la moralité future une latitude peu édifiante, soit qu’il dît trop ce qu’il voulait faire ou qu’il ne le dît point assez, toujours est-il que son collègue ne voulut pas encourir la solidarité d’un scandale probable. Après de vives discussions, qui prirent un caractère récriminatoire, M. Bazard se retira, profondément navré de la lutte, souffrant dans ses affections, triste, blessé au cœur, devant mourir à peu de mois de là.

Alors une scission eut lieu. La famille de la rue Monsigny se sépara en deux camps, l’un aux couleurs de M. Enfantin, ayant foi en lui, quoi qu’il advînt ; l’autre dévoué à M. Bazard, et prêt à le suivre dans sa retraite. Le 19 et 21 novembre 1831 survinrent deux réunions générales de la famille, épisodes caractéristiques dans la vie saint-simonienne. M. Bazard refusa d’y assister ; il se résignait, il s’avouait vaincu. Dans la première séance, M. Enfantin parla d’abord. Il développa la théorie qui le divisait de M. Bazard, l’appel à la femme, conviée au sacerdoce en même temps que l’homme, et à titre égal ; il déclara d’une façon solennelle que si le saint-simonisme avait combattu énergiquement et rayé de son évangile l’exploitation de l’homme par l’homme, on ne pouvait ni admettre ni tolérer davantage l’exploitation de la femme par l’homme. Le christianisme, suivant lui, avait émancipé la femme, mais l’avait tenue dans la subalternité : le saint-simonisme devait affranchir la femme, et la poser comme l’égale de l’homme.

« L’homme et la femme, voilà l’individu social, disait M. Enfantin ; l’ordre moral nouveau appelle la femme à une vie nouvelle : il faut que la femme nous révèle tout ce qu’elle sent, tout ce qu’elle désire, tout ce qu’elle veut pour l’avenir. Tout homme qui prétendrait imposer une loi à la femme n’est pas saint-simonien, et la seule position du saint-simonien à l’égard de la femme, c’est de déclarer son incompétence à la juger. »

Passant de là à la théorie du couple-prêtre, de l’individu social, homme et femme, M. Enfantin ajoutait :

« La mission du prêtre est de sentir également les deux natures, de régulariser et de développer les appétits sensuels et les appétits charnels, ainsi que sa mission est encore de faciliter l’union des êtres à affections profondes en les garantissant de la violence des êtres à affections vives, et de faciliter également l’union et la vie des êtres à affections vives en les garantissant du mépris des êtres à affections profondes. »

Et plus loin :

« Qu’elle sera belle la mission du prêtre-social, homme et femme ! qu’elle sera féconde ! Tantôt il calmera les ardeurs inconsidérées de l’intelligence, ou modérera les appétits déréglés des sens ; tantôt, au contraire, il réveillera l’intelligence apathique ou réchauffera les sens engourdis ; car il devra connaître tout le charme de la décence et de la pudeur, mais aussi toute la grâce de l’abandon et de la volupté. »

Jusque-là l’auditoire, bien que remué par des sentimens divers, avait écouté en silence ; mais, à cette dernière définition, M. Pierre Leroux ne se contint plus : « Vous exposez là, dit-il à M. Enfantin, une doctrine que le collége a unanimement repoussée ; je suis venu ici pour vous le dire ; je vais me retirer. » À quoi M. Enfantin répondit : « La preuve de la vérité de mes paroles, vous la voyez. Voilà l’homme (et il montrait M. Pierre Leroux) qui représente le mieux la vertu, telle qu’elle a été conçue jusqu’à présent ; et, vous le voyez, la vertu de cet homme ne peut pas comprendre ce qu’il y a d’universel dans mes paroles. »

Nous le croyons certes bien.

La discussion continua ainsi dans la première séance, mêlée de récriminations et de paroles très vives, et suivie de la retraite en masse des dissidens, parmi lesquels figuraient MM. Leroux, Raynaud, Cazeaux, Pereire et autres. Mais dans la seconde séance, M. Enfantin ne souffrit plus le débat. Après avoir congédié les protestans d’une façon assez brutale, il s’adressa aux fidèles qui lui restaient, et leur montra le fauteuil de M. Bazard, resté vide à ses côtés, comme le symbole de l’appel à la femme. M. Rodrigues se leva après lui, et fit un autre appel, l’appel à l’argent, dont il voulait installer la puissance morale. Ce jour-là, la hiérarchie se modifia une fois encore : M. Enfantin fut déclaré, par M. Olinde Rodrigues, l’homme le plus moral de son temps, le vrai successeur de Saint-Simon, le chef suprême de la religion saint-simonienne ; puis, avec le même sérieux, M. Olinde Rodrigues se posa lui-même comme le père de l’industrie et le chef du culte saint-simonien.

L’aspect de la religion se modifia en même temps que la hiérarchie. On laissa de côté le dogme, travail favori de Bazard, pour se tourner vers les questions de culte et de morale. On passa de la spéculation à la réalisation. La chair fut solennellement réhabilitée ; on sanctifia le travail, on sanctifia la table, on sanctifia les appétits voluptueux, le tout en se servant de termes assez lestes, car on attendait que la femme vînt donner à la religion le code de la délicatesse et de la pudeur. Cette venue de la femme, cette attente d’un Messie de l’autre sexe fut le long rêve de la dernière période saint-simonienne. On ne pouvait pas marcher sans elle ; on l’invoquait chaque jour ; on la voyait partout. La femme manquant, le couple sacerdotal demeurait incomplet ; la religion cheminait boiteuse. Aussi, pour décider cette révélation nouvelle, employa-t-on tous les moyens à l’aide desquels on agit sur l’imagination et sur les sens. L’hiver de 1832 fut une longue fête dans la rue Monsigny. La religion se couronna de roses, elle se sanctifia à la fumée du punch et aux dansantes harmonies de l’orchestre ; elle convia tout Paris à ses fêtes, bien sûre que Paris ne lui rendrait pas ses politesses. À ces réunions parurent quelques femmes élégantes, jeunes, gracieuses, fraîches, jolies, qui dansaient pour danser, riaient pour rire, le tout d’une façon mondaine, et sans entrevoir le côté profondément religieux de ces danses et de ces rires. La religion y consuma ses dernières ressources, sans que la femme répondît à son appel.

Pour soutenir ce luxe, pour solder ces bals, pour mettre l’ordinaire de la religion sur un pied qui fût à la hauteur des projets nouveaux, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Le Globe, distribué gratis, absorbait une somme annuelle fort importante, et les apports avaient diminué depuis la rupture. MM. Alexis Petit, H. Fournel, d’Eichtal, Ollivier, Rigaud, Toché, Barrault, et M. Enfantin lui-même s’étaient peu à peu dépouillés pour la religion. En caisse, il ne restait rien, ou il restait peu de chose en numéraire ; les propriétés qui formaient le solde du fonds commun n’étaient pas facilement réalisables. Le budget, au 31 juillet 1831, présentait une balance presque parfaite entre l’actif et le passif : les dons en argent étaient de 218,000 francs ; les dépenses faites de 250,000. On se serait trouvé en déficit si une somme de 600,000 francs environ, en titres d’immeubles, ne fût pas demeurée libre.

Voilà quelle était la situation financière du saint-simonisme quand M. Olinde Rodrigues lança son appel à l’argent. « Rotschild, Aguado, Laffitte, dit-il, n’ont rien entrepris d’aussi grand que ce que je viens entreprendre. Tous ils sont venus, après la guerre, donner au vaincu le crédit nécessaire pour satisfaire le vainqueur. Leur mission périt et la mienne commence. On escompte à la bourse de Paris, de Londres et de Berlin, l’avenir politique et financier de l’association des travailleurs. J’entreprends de fonder le crédit saint-simonien. » Un acte fut en effet passé par-devant Me Lehon, qui constituait la société collective Benjamin-Olinde Rodrigues et compagnie, sous l’autorisation et avec l’aide de M. Enfantin. Des actions et des coupons d’actions furent émis au capital nominal de 1000 francs, et au capital réel de 250 francs. donnant droit à une rente annuelle de 50 francs. La spéculation financière réussit mal, malgré les belles perspectives qu’elle présentait aux preneurs. Un petit nombre d’actions se plaça dans le cercle limité des partisans de la doctrine ; mais cette émission partielle fut plus nuisible qu’utile, car on faisait une affaire d’argent de ce qui avait été jusqu’alors affaire de dévouement. Ceux qui avaient tant donné au saint-simonisme n’avaient pas spéculé sur leurs dons. Le mobile changeait : on s’adressait à la cupidité humaine ; elle répondit moins que le désintéressement.

L’organisation du travail social ne fut guère plus heureuse. M. Stéphane Flachat était demeuré fidèle à la fortune de M. Enfantin, plutôt par affection que par conviction. Il espérait toujours que la lumière morale luirait, d’un jour à l’autre, au sein de cette nuit de doutes, et il s’était dévoué, en attendant, à une mission qui eût réussi par lui, si elle avait eu la moindre chance de réussite. Quatre mille ouvriers avaient été affiliés : ils travaillaient dans des maisons spéciales pour le compte de la communauté religieuse. Ces essais avortèrent. Ici la certitude du bien-être matériel rendait les ouvriers nonchalans ; là des divisions intérieures se glissaient parmi eux, et il fallait intervenir pour faire respecter la hiérarchie. La masse des saint-simoniens avait augmenté sans doute ; l’appel aux prolétaires avait attiré quelques hommes indigens ; on se prête à tous les essais quand on souffre. Mais pour les retenir, pour en augmenter le nombre, il eût fallu que l’amélioration promise se réalisât ; autrement les prolétaires s’en allaient un à un. La seule formule intelligible pour ces ouvriers, c’était d’être mieux. Elle leur manqua bientôt. Ainsi, des deux parts, c’était un tort et une inconséquence d’avoir déplacé l’action saint-simonienne, d’avoir tenté une réalisation qui devait échouer, et qui, en échouant, laissait le reste de la doctrine sous la prévention d’impuissance.

Cette époque fut d’ailleurs féconde en disgrâces de tout genre. Au moment où la salle Taitbout jetait son plus vif éclat oratoire, au fort des réconciliations publiques et des confessions de Mlle Julie Fanfernaut, quand la mise en scène la plus raffinée donnait à ces réunions un imprévu que n’offrent plus nos théâtres, une brusque mesure de police vint chasser les fidèles du temple, et les mettre à la discrétion des baïonnettes municipales. D’autres poursuites simultanées avaient lieu dans la maison de la rue Monsigny, où la saisie des papiers de la famille forma la base de plusieurs interrogatoires et d’une instruction criminelle. Ce n’est pas tout encore. Des dissensions étaient survenues entre M. Enfantin et M. Olinde Rodrigues, au sujet de la question morale. M. Rodrigues accusait M. Enfantin de promiscuité religieuse, et disait : « J’ai affirmé que dans la famille saint-simonienne tout enfant devait pouvoir connaître son père. M. Enfantin a exprimé le vœu que la femme fût seule appelée à s’expliquer sur cette grave question. » Là-dessus il se sépara en appelant les fidèles à lui, comme au seul disciple et à l’héritier direct de Saint-Simon. La brutalité de la rupture, son inopportunité à la veille de persécutions judiciaires, laissèrent sa sortie sans contre-coup. Seulement, avec lui, s’en allèrent les dernières ressources. Sa retraite discréditait l’emprunt dont il était le titulaire contractant ; et, au lieu d’opérer des placemens nouveaux, il fallut rembourser, çà et là, sur les 82,000 francs d’actions réalisées, quelques porteurs de coupons, moins résignés et plus turbulens que les autres. Faute de fonds suffisans, le Globe mourut d’abord, puis les ateliers se fermèrent ; enfin la famille de la rue Monsigny fut dissoute.

Alors une dernière transformation eut lieu. À Ménilmontant, au point culminant de la côte, M. Enfantin avait une propriété patrimoniale, qui dominait Paris, une vaste maison avec jardin d’un demi-arpent. Il résolut d’en faire le dernier asile de la famille, sa maison de refuge contre le monde. Là on pouvait s’inspirer dans le recueillement et dans la retraite, attendre la venue de la Femme-Messie, si lente à répondre, pratiquer en petit l’association contemplative et partielle, jusqu’à ce que l’heure eût sonné de l’association universelle et laborieuse. Quoiqu’il fût étrange, après une suite de prédications contre les oisifs, de se vouer ainsi à la vie stérile de l’anachorète, cet état nouveau et purement transitoire avait aussi son aspect saint-simonien. Il s’agissait alors d’abolir la domesticité, en faisant participer les plus hauts et les plus fiers à la tâche du prolétariat ; il s’agissait de former à une discipline de costume et à une vie de continence quarante jeunes moines chez qui la vie débordait ; il s’agissait d’éprouver s’ils soutiendraient jusqu’au bout la gageure, et s’ils seraient aussi forts contre les huées de la foule qu’ils l’avaient été contre les sarcasmes des beaux esprits. Dans un factum net, clair, incisif, intitulé : À tous ; M. Enfantin donnait la clé de cette expérience : « J’ai voulu, disait-il, appeler la femme et le prolétaire à une destinée nouvelle. » Puis il expliquait comment sa parole, semée dans Paris, y continuerait sa germination mystérieuse, et comment il n’y aurait bientôt plus d’autre politique que la charte d’avenir qu’il avait fondée.

À Ménilmontant, tout s’organisa ainsi qu’il l’avait dit. Quarante nouveaux Moraves se cloîtrèrent dans ce jardin, le bouleversèrent en tous les sens, taillèrent les arbres, bêchèrent et sablèrent, nivelèrent et arrosèrent, émondèrent, échenillèrent, se firent indistinctement et à tour de rôle chefs d’office, cuisiniers, sommeliers, échansons. On organisa le travail par catégories ; on fit des groupes de pelleteurs, de brouetteurs, de remblayeurs, et pour que la besogne fût moins rude, on l’accompagna d’hymnes composés par un membre de la communauté. Plus tard, quand le public eut ses petites entrées dans le jardin, on lui servit des concerts de cette musique locale, puis, par une insigne et dernière faveur, on l’admit au spectacle du dîner du Père, comme à celui d’un souverain. Tout ceci se faisait d’ailleurs avec les formes voulues et en costume. L’uniforme était simple et coquet : justaucorps bleu à courtes basques, ceinture de cuir verni, casquette rouge, pantalon de coutil blanc, sautoir autour du cou, cheveux à l’inspiré, rejetés et lissés en arrière, moustaches et barbe à l’orientale.

Nous ne voulons pas accepter au sérieux cette phase de l’existence saint-simonienne. La prise du costume, au bruit de la canonnade de Saint-Méry, la lutte entre la famille qui appelait les visiteurs et la police qui faisait croiser devant eux la baïonnette ; les harangues en plein air ; les synodes au milieu du préau, les épisodes sans nombre issus de la curiosité et de l’incrédulité populaires, tout cela formerait un tableau bouffon qui n’est ni dans nos idées, ni dans notre cadre. Il vaut mieux rechercher si, en dehors de cette vie extérieure, arrangée pour la foule, Ménilmontant n’avait pas une autre existence d’élaboration sourde et de travail recueilli. Cette existence, aucun document public ne l’a révélée ; mais il nous a été donné de la suivre par la communication d’un manuscrit où sont déposées les idées écloses dans la retraite[2]. Toute la métaphysique du saint-simonisme, son Catéchisme et sa Genèse, se trouvent dans cet écrit, résumé de plusieurs conférences de la famille et intitulé : Le livre nouveau.

Dans la première séance, M. Enfantin ayant à sa droite MM. Barrault, Michel Chevalier, Lambert et d’Eichtall ; à sa gauche MM. Fournel, Charles Duveyrier et Talabot, voit dans cet ordre et dans ces groupes un fait vivant, un catéchisme ouvert sur deux feuillets, divisés chacun en deux colonnes, d’une part, MM. Fournel et Barrault ; de l’autre, MM. Michel et Charles.

« Dans le premier, ajoute M. Enfantin, l’initiation à la vie se traduit en un verbe. C’est une formule et un langage, c’est la précision algébrique et le texte rimé, c’est le chiffre et la lettre, la métaphysique et la poétique, la grammaire et la prosodie.
...............................
« Cette feuille est conçue sous une inspiration semblable à celle qui présidait au catéchisme chrétien ; c’est la conception du verbe, et toutefois, avec la conquête de l’algèbre ; c’est Platon développé à travers Descartes et Leibnitz.
« Cette feuille, c’est l’encyclopédie scientifique.
« C’est la formule abstraite et concrète de la vie.
« Dans l’autre feuillet, l’enseignement se produit par une forme et une peinture. C’est le tracé géométrique, le plan, le dessin, l’image animée, colorée, mobile, qui doivent frapper l’homme des sens, de l’acte, le praticien, le théurgien, l’artiste du culte.
« Ce feuillet, c’est l’hiéroglyphe égyptien, mais enrichi du mouvement et de la couleur.
« C’est l’encyclopédie industrielle et l’esthétique nouvelle.
« C’est la forme composée de la vie, comme l’autre feuillet en était la formule abstraite et concrète. »

De cette définition du Catéchisme vivant, le Livre nouveau passe aux élémens qui constituent la science générale, et il la trouve dans la formule et la forme que Descartes avait déjà combinées, dans l’application de la géométrie à l’algèbre, à quoi ajoutant la morale, on trouve le nouveau dogme trinaire qui se compose du sentiment, de la formule et de la forme.

Tel est le côté mathématique du Catéchisme. Plus loin, en assignant une place à l’algèbre dans la vie morale, et en annonçant que l’époque infinitésimale, indiquée par Leibnitz, a commencé, le Livre nouveau ajoute :

« Dieu que les mathématiciens révolutionnaires ont vainement chassé de leur sanctuaire, et qui, toujours, pourtant, y est demeuré découvert ou caché sous le nom de l’infini, ou sous le voile trompeur des limites ; Dieu y reparaîtra plus éclatant que jamais pour animer toutes les conceptions. Alors le verbe suprême, le verbe infinitésimal se résoudra dans l’art en paroles et en symboles ; le savant le traduira en formules, et l’industriel en formes limitées ; verbe de poésie et d’amour, il se manifestera par la musique et par l’architecture ; inspirateur divin, il engendrera l’algorythmie et l’esthétique ; parole du prêtre, il enfantera la science et l’industrie, le dogme et le culte. »

Le Catéchisme saint-simonien a aussi son côté grammatical. Comme le langage et l’algèbre se correspondent d’une manière rigoureuse, le Livre nouveau établit l’ordre suivant :

Pour le théoricien, le substantif.

Pour le praticien, l’adjectif.

Pour le prêtre, le verbe.

Après quoi le Livre nouveau entre dans l’examen de la langue de l’avenir, et il trouve que la langue française est celle qui fournira le plus d’élémens à ce nouvel idiome, empreint d’un grand caractère d’universalité. Suit un long cours de philologie et de littérature, où tous les dialectes anciens et modernes sont passés en revue et appréciés au point de vue euphonique, comparés entre eux, disséqués dans leurs élémens. Nous avons hâte de passer là-dessus pour en venir à la partie essentielle du Livre nouveau, à la Genèse du saint-simonisme.

Ici se révèle sous une nouvelle forme cette tendance de la doctrine à pacifier la chair et l’esprit, et à les sanctifier l’un par l’autre. La guerre entre les deux principes n’existe pas seulement dans la politique et dans la morale, elle se retrouve encore dans la science, et la science doit être pacifiée comme le sera la politique. Elle le sera, prétend le Livre, parce que les hommes d’amour qui sentent également la théorie et la pratique, la science et l’industrie, la réalité et l’apparence, imprimeront une foi vivante dans l’harmonie constamment progressive de l’esprit et de la chair, du temps et de l’espace, du nombre et de l’étendue, de la formule et de la forme, de la pensée et de l’acte, de l’unité et de la multiplicité, de l’identité et de la différence, de l’observation et de l’expérimentation, du passé et de l’avenir, de l’autorité et de la liberté, du moi et du non-moi, de l’homme et de la femme, de l’humanité et du monde.

À la suite de ce long détail des choses qui se meuvent aujourd’hui dans des conditions de lutte et d’antagonisme, le Livre nouveau prend le ton épique, pour épancher sur le monde ses plus mystérieux trésors.

« Voici, dit-il, la Genèse nouvelle, historique et prophétique, annonçant ce qui est détruit et ce qui doit être créé, ce qui doit mourir et ce qui doit naître.
« Écoutez !
« J’ai vu dans la nuit des temps anciens des choses merveilleuses.
« La terre disait à Dieu, au sein duquel elle circulait : « Le bien-aimé viendra-t-il bientôt ? »
« Dieu lui disait : « Je ne le susciterai pas encore, car tu n’as pas un arbre à l’ombre duquel il repose ; pas un animal dont la chair ou le lait le nourrissent. L’atmosphère qui te sert de tunique est brûlante.
« Qu’as-tu à lui donner pour le réjouir ? Il cherche des sources fraîches où il puisse se désaltérer, et je ne vois que des flaques d’une eau bourbeuse et amère. Où sont les champs et les trésors qui feraient sa dot ? »
« Et la terre tournait.
« Elle amoncela de gigantesques arbrisseaux, des fougères plus grandes que des hautes futaies, et des roseaux semblables à des sapins. Elle se couvrit de bêtes marchantes, volantes, rampantes, aux membres alongés ; elle enfanta des millions et millions de mollusques. De son sein tirant des trésors, elle les pressa en filons et en couches jusqu’à la surface du sol, mêlant les plus précieux métaux et les plus riches pierreries aux marbres et aux porphyres les plus magnifiques. Cependant l’atmosphère écrasante se changeait en une pluie vivifiante, et elle allait combler les précipices effroyables et restreindre le domaine de la mer.
« Fière alors de son ouvrage, elle se retourna de nouveau vers Dieu, et lui dit : « Viendra-t-il bientôt ? »
« Dieu répondit : « Que viendrait-il faire avec sa vie délicate et ambitieuse, au milieu de cette vie grossière et pauvre que tu as répandue à ta surface ? »
« Et la terre, patiente, enfouit, comme en des magasins, la végétation dont elle s’était fait une première chevelure ; elle retira la vie aux bêtes monstrueuses, aux mollusques informes à qui elle s’était livrée, et la donna à des êtres plus parfaits. La bourbe des eaux forma des montagnes de grès et de schiste, leur sable se changea en couches calcaires, l’atmosphère se tempéra encore ; la terre éjaculait de nouveaux métaux, de nouveaux porphyres, de nouveaux marbres, qui se dressaient en montagnes, ou se répandaient en masses profondes et souterraines.
« À plusieurs fois ces choses se répétèrent.
« Et à chaque fois, Dieu envoyait à la Terre un messager dont l’approche la faisait tressaillir. L’astre porteur de nouvelles allait ensuite au loin réjouir les mondes de la chaleur vitale qu’il avait empruntée à la terre au sein de leur majestueuse communion.
« À chaque fois, c’était pour la terre d’immenses joies.
« Mais à chaque fois, c’était pour elle aussi de grandes douleurs ; car, pendant que les porphyres, les marbres, les serpentines, les granits, le plomb, le cuivre, l’argent, l’antimoine, le platine, l’or, le fer, l’étain, et tous les métaux, bouillonnaient dans ses veines, c’était une fièvre chaude qui la dévorait. Pendant que son axe incertain se balançait, et que la mer poussait d’un pôle à l’autre ses flots écumans, c’était un spasme nerveux ; pendant que l’atmosphère se condensait en torrens, c’était une sueur froide qui lui ruisselait sur le corps ; pendant qu’une vie nouvelle lui surgissait, c’était les angoisses de l’enfantement.
« Et elle s’écria avec douleur : « Le bien-aimé ne viendra-t-il donc pas ? »
« Il viendra, dit le Seigneur ; car telle est ma promesse. Mon dernier messager va partir, et il restera auprès de toi comme témoin de ma parole ; chaque jour il réjouira ta vue de l’aspect de sa face au teint d’argent. En mémoire des ébranlemens que tu as ressentis à l’approche de mon messager, il fera mollement balancer tes eaux, et les enverra chaque jour lécher les pieds des continens.
« Va, dit le Seigneur, achève ta parure. »
« Ivre d’amour, elle déchaîna les fleuves, les vents, la foudre et les feux souterrains. Voulant exciter les transports de l’époux par un présent magnifique, elle se déchira les flancs, les pétrit et les étendit en plaines riantes, couvertes d’arbres, de fleurs et de troupeaux, là où étaient des rochers affreux et de pestilentiels marécages : elle tamisa les montagnes, en sépara l’or des diamans, et les sema sur les plages où le bien-aimé devait descendre, et dans les riches vallées où il devait s’asseoir.
« Elle entassa dans des cavernes, elle engloutit dans la poussière pâteuse des rochers, elle ensevelit sous des coulées de basalte et de lave, les hippopotames hideux, les tigres et les rhinocéros géans, et les innombrables bandes d’ours et d’hyènes qui régnaient sous le soleil. Avec eux, elle enfouit à de plus grandes profondeurs les palestrines et d’autres bêtes aux formes repoussantes et aux effroyables cris.
« Le bien-aimé était venu. La terre eut aussi un soleil de nuit, qui, tous les jours, haletant, le suivait en tournant, comme une compagne fidèle, et qui, sans cesse fixant sur elle sa face argentée, semble épier ses mouvemens, comme le chien caressant qui joue autour du maître.
« Et un autre tableau se déroula devant moi.
« Je voyais dans les mers, au sein des abîmes et sur les flots, des objets prodigieux.
« J’apercevais des régions inconnues, je distinguais une terre promise, gage de la nouvelle alliance de Dieu avec les hommes.
« Les vieux continens tressaillaient comme tressaille une famille à la venue d’un nouveau-né.
« D’innombrables îles, jusque-là silencieuses, s’agitaient, et comme si elles n’eussent pas achevé leur crue, s’assemblaient, s’élevaient au-dessus des eaux.
« L’homme étendait son domaine ; il conquérait les airs et s’y promenait en triomphateur ; il gouvernait les marées comme l’éclusier gouverne son canal ; il tempérait les climats comme le chauffeur tempère son brasier ; il domptait la foudre comme jadis un de nos pères dompta le fougueux étalon.
« L’humanité de ses mains parait le monde comme un époux sa tendre épouse après une longue absence, et elle, fière de ses caresses, écartait de lui les bêtes farouches et les animaux venimeux ; elle éteignait les feux des volcans, égalisait les climats, rappelait les fleuves débordés, modérait les ouragans et étalait de nouveaux empires.
« Gloire à toi. Dieu bon ! gloire à toi, Seigneur Dieu ! qui as donné de si douces destinées à l’homme et au monde ! gloire à celui qui est ton prédestiné et qui est notre père ! gloire à l’homme dont la vie inépuisable se répand par rivières, hors de son sein sur le monde, et lui revient du monde, large et calme, comme le flot de l’Océan paisible ! Gloire à celui qui vit dans le monde, en qui le monde vit et qui l’appelle la moitié de lui-même.
« Gloire à lui, car les battemens de son cœur lui montrent ce que veut l’humanité, ce que veut le monde.
« Il a senti que l’homme attendait une épouse nouvelle et il a dit la parole qui la prépare à une nouvelle union.
« Il sent que le monde veut renouer son lien avec l’humanité au moment où l’homme renouvellera le sien avec la femme ; et il avertit l’humanité des noces nouvelles que le monde lui prépare.
« Un jour vient, où le Dieu du progrès, le Dieu calme, le Dieu bon, qui avait donné la terre pour épouse à l’homme et qui voyait l’époux passer en seigneur et maître sur l’épouse, et l’épouse impudique s’abrutir vilement aux pieds de son grossier époux, a envoyé son fils, le Christ, qui rompit l’union, qui dit anathème à la graisse de la terre, roula le monde sous ses pieds, couvrit l’humanité d’un cilice, lui sema la chevelure de cendres, l’astreignit à la macération, et la poussant vers les glaces du Nord, l’enferma dans la cellule d’un monastère.
« Pendant dix-huit siècles, l’épouse se purifia ; l’époux adoucit ses fureurs, et Dieu jugea que la terre approchait du temps où il pourrait les joindre l’un à l’autre. C’est pourquoi préparant l’époux aux joies nuptiales, après l’avoir promené pendant deux cents années sur la voluptueuse terre de l’Orient, il lui ouvrit, au-delà des mers, d’immenses régions où il trouva l’argent, l’or, les pierreries et les riches couleurs pour se parer ; où germèrent tout à coup avec profusion vingt alimens nouveaux, le sucre, le café, les épices, les liqueurs brûlantes qui excitèrent les sens engourdis par quinze siècles d’abstinence.
« Et aujourd’hui Dieu a jugé que le temps des noces nouvelles était venu pour l’homme et pour le monde, et il a de nouveau envoyé son Christ.
« Grand Dieu ! quelle est cette vaste terre encore imprégnée de l’humidité des mers que tu viens de signaler aux hommes, qui étreint l’Asie de ses bras amoureux, et dont les muscles saillent au-dessus des eaux par des files sans fin d’îles et de récifs ?
« Quel est l’avenir de ce continent sans passé ?
« Là où il y a de l’eau, y aura-t-il toujours de l’eau, et la mer ne viendra-t-elle jamais rouler ses galets là où habitent les hommes ?
« Grand Dieu ! ils l’ont appelée la Nouvelle-Hollande ? serait-ce parce qu’ils doivent y trouver un sol riche et salubre, sur lequel ils transporteront les populeuses cités qu’ils garantissent à grand’peine de l’envahissement des mers, sur des plages sablonneuses ?
« L’Asie, le pays du soleil et de la volupté, aura son piédestal, tout comme l’Europe savante et l’industrieuse Amérique du Nord. Et la terre sera formée de trois couples harmonieusement placés, chacun de deux contrées immenses : Europe et Afrique ; Amérique du Nord et Amérique du Sud ; Asie et Océanie ; c’est-à-dire le commencement et la fin.
« Et pendant que l’homme appelle la nouvelle épouse, les trois époux qui habitent le Nord vont appeler les trois épouses qui habitent le Midi et les attireront vers le lit nuptial qui sera, pour l’un, la Méditerranée, pour le second, l’archipel des Antilles, pour le troisième, les grandes baies de la Chine et de l’Inde. »

Voilà in extenso la Genèse inédite du saint-simonisme et l’un des travaux les plus essentiels de Ménilmontant. Quand cette Genèse a déroulé ses périodes cosmogoniques à côté des austérités algébriques et grammaticales du Catéchisme, le Livre Nouveau aborde ce que Saint-Simon appelle le Pic de la Pensée, le problème de la certitude, problème dans lequel Laplace, combinant Condorcet et Pascal, a produit l’œuvre scientifique où la puissance rationnelle se produit avec le plus d’éclat. Mais le passé a cru au transport possible du fini dans l’infini, et réciproquement au transport de l’infini dans le fini. Telle n’est pas la croyance saint-simonienne.

La croyance saint-simonienne est celle-ci :

« Le problème de la certitude absolue se transforme en la foi au progrès, manifestée par deux ou trois formes de développemens également probables ; et, dans la certitude relative, constitue le jeu de l’intelligence sans cesse occupée à déterminer, selon les variations de la loi du progrès, les termes de la loi du temps et ceux de la loi de l’espace. »

Ou autrement :

« À chaque moment et en chaque lieu, l’homme veut, et sa volonté progressive, mais limitée, modifie le moment et le lieu, ou est transformée par eux. Le sentiment qu’il éprouve de l’autorité et de l’obéissance de sa volonté par rapport à ces deux conditions de son être, temps et lieux, le maintient dans cette assurance et cette timidité religieuse que Dieu nous a donné mission d’inspirer à l’humanité nouvelle par nos leçons et par notre exemple, et qui différencient notre vie de toutes les existences du passé. Plus l’homme dispose en maître de son temps, plus il doit mesurer l’espace avec défiance dans sa puissance finie, et plus il domine l’espace, plus il doit compter le temps avec une scrupuleuse timidité ; plus il se livre à son imagination, plus il doit invoquer le secours de la pratique ; plus il obéit à son instinct, plus il doit recourir à sa raison. »

À la suite de ces formules nouvelles, ou plutôt de ce nouveau principe de la certitude absolue, qui en effet ne touche en rien aux travaux antérieurs, M. Enfantin, l’auteur de la partie essentielle du Livre nouveau, fonde une analogie qui lui semble merveilleuse entre la langue métaphysique nouvelle et le calcul des probabilités. Cette analogie est le trinôme : probabilités, logarithmes, asymptôtes. « Quand j’eus trouvé ces mots, je fus heureux, s’écrie-t-il, car j’avais trouvé la voie qui me ramenait aux formules et aux formes. »

Le reste du Livre nouveau n’est plus qu’une longue équation dans laquelle les algébristes de la doctrine cherchent à dégager son inconnue. C’est un travail dans le genre de ceux de Wronski, qu’il faut renvoyer aux mathématiciens de l’Institut.

D’après ce qui précède, on peut voir quel est le caractère du Livre nouveau, koran mystérieux dont les initiés vont célébrant partout les sources obscures. À l’opposé de l’œuvre capitale de M. Bazard, l’Exposition, qui demeurait en contact par une foule de points avec notre intelligence et notre science profanes, le Livre nouveau est l’algèbre de la religion, sa démonstration en formules rigoureuses pour qui les pose, incompréhensibles pour qui les voudrait discuter. Jamais la métaphysique n’avait été si compliquée de calcul différentiel ; jamais religion n’était apparue sous une telle prétention de binôme. Et, ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’en acceptant tout de ce travail, quantités et termes, on n’arriverait à aucune solution sérieusement applicable. Quand Newton trouva la marche des mondes, il en tira au moins des déductions astronomiques, des faits matériels, des lois physiques que la foule pouvait comprendre. Ici, au contraire, l’explication de l’humanité par la science des chiffres aboutit à des formules tellement idéales, que cent formules parallèles s’établiraient à côté de celles-là, sans que l’on pût ni débattre ni prouver la prééminence des unes sur les autres.

vi. — CINQUIÈME ÉPOQUE.
Procès. — Dispersion.

La vie de Ménilmontant ne fut pas long-temps tranquille. Depuis le mois de février 1832, une instruction avait été commencée contre les chefs de la famille saint-simonienne. Le 27 août, MM. Enfantin, Duveyrier, Barrault et Rodrigues furent assignés à comparaître par-devant la cour d’assises. Ils descendirent de leur retraite, solennellement, processionnellement, rangés en file, et marchèrent ainsi, entre deux haies de curieux, jusqu’au Palais-de-Justice. Des témoins avaient été assignés ; on les entendit ; après quoi les plaidoyers commencèrent. Chacun voulut débiter le sien, et peut-être mit-on trop d’emphase, trop d’apparat, dans cette défense à la fois individuelle et collective. M. Enfantin eut la prétention malheureuse de vouloir essayer si son regard, puissant sur les siens, exercerait une vertu de fascination sur les juges et sur les jurés. Les jurés et les juges s’en fâchèrent. M. Enfantin prit cela pour une victoire. « L’irritation, s’écria-t-il, est une preuve d’action. » Il dit aux jurés : « Je vous ai vaincus, » et après lui MM. Michel Chevalier, Duveyrier, Barrault et Lambert prouvèrent aux jurés cette défaite par les mathématiques, par l’histoire, par la poésie, par l’esthétique. Les jurés se le tinrent si bien pour dit, qu’ils condamnèrent, probablement pour le fait seul des plaidoieries, MM. Enfantin, Duveyrier et Michel Chevalier.

De ce jour data une période de décadence définitive. La disette frappant aux portes de la communauté, il fallut réduire le personnel et retrancher sur l’ordinaire. On en vint aux expédiens ; des missions partirent pour Marseille, Toulon, Lyon et Rouen. On ne dédaigna plus les travaux profanes ; on accepta, on choisit les plus durs, les plus ingrats, les plus humbles. Quelques frères circulèrent dans les rues portant des malles sur leurs crochets, d’autres s’offrirent pour les vendanges de la côte, ne demandant point d’autre salaire que leur part à la gamelle des journaliers ; ceux-ci se firent canuts avec les Lyonnais, ceux-là tisserands avec les ouvriers de la Normandie. Par mesure d’économie, souvent alors, à l’heure du dîner, la communauté débordait sur les guinguettes voisines et se préparait aux privations de l’apostolat par des repas économiques.

L’emprisonnement de M. Enfantin fut le signal de la dispersion de la famille. Les uns rentrèrent dans le monde, avec la pensée d’y continuer une propagande sourde et inaperçue ; les autres se vouèrent plus ostensiblement à des travaux évangéliques, et s’embarquèrent, nouveaux Argonautes, à la recherche de la Femme-Messie. Une fois libre, M. Enfantin suivit cette portion de la famille. Après avoir échoué dans la grande entreprise du barrage du Nil, il vient de quitter l’Égypte pour la Judée, en suivant le même chemin que prit le peuple hébreu. Entre lui et ses disciples de France, la communion de croyances se perpétue, à l’aide d’un échange de lettres. L’action hiérarchique subsiste malgré les distances.

Aujourd’hui le saint-simonisme n’a pas renoncé à la conquête du monde. Seulement il y procède par un travail souterrain, et non plus par une révolte ouverte. Ceci est encore une illusion. Le saint-simonisme ne songe pas à un fait grave, c’est qu’il n’a compté dans ses rangs que des adultes ou des hommes bien jeunes encore. En ne posant le système qu’au point de vue viril, deux élémens lui manquaient, la maturité et la vieillesse, c’est-à-dire le calcul et l’expérience. L’âge survenant, le personnel du saint-simonisme se modifiera lui-même, se tempérera, se fondra par un travail d’intérêts et de positions. Cependant cette expérience de la jeunesse n’aura pas été perdue pour ses membres. Ils y auront gagné de se tenir pendant quelque temps à l’écart du monde pour le juger, de se recueillir en des études graves et concentriques ; ils y auront gagné encore de s’inspirer l’un l’autre, d’agrandir l’horizon de leurs sentimens et de leurs pensées, de s’exalter en des discussions orageuses, de fouiller toutes les questions, de les faire pivoter sous tous leurs aspects. Cela peut s’appeler un bel apprentissage de la vie.

Quant au fond même de la doctrine, c’est, comme on a pu le voir, un composé d’élémens anciens, assimilés à l’aide d’un procédé d’amalgame. L’originalité n’est que sur l’épiderme : quand on pousse jusqu’au vif, on trouve le plagiat. Au point de vue religieux, cette réforme du christianisme, ou, si l’on veut, cette révélation nouvelle, interprétative de son axiome fondamental, n’est ni plus sérieuse ni plus méritante que le gros des réformes au petit pied, tentées de nos jours dans l’une et l’autre église, dissidente ou orthodoxe. Ce n’est ni mieux ni plus mal que les essais bibliques ou évangéliques de Shaftsbury, de Woolston, de David Williams, de Connor, en Angleterre ; en France, de Jean Leclerc et de Toustaint ; en Allemagne, de Lessing, de Basedow, de Jahn et de Glabach. Pour l’éclat et le scandale, c’est même demeuré loin de la comédie théophilantropique, jouée vers la fin du siècle passé, avec des acteurs qui se nommaient : La Revellière, Bernardin, Haüy, Dupont de Nemours. Si grande qu’ait été l’imagination des nouveaux Messies, ils sont restés au-dessous de l’expédient du cabaliste Van Helmont, qui, pour mieux parodier Jésus-Christ, se fit rouler dans des langes, et, ainsi emmaillotté, voulut qu’on le déposât dans une étable, où il se prit à vagir. Dans les sphères du mysticisme et de l’illuminisme, ils copient, sans les vaincre, Saint-Martin et Swedenborg ; dans leur théogonie, ils touchent au panthéisme ancien ; dans leur théocratie, ils refont les Hiérophantes, les Brames, les Mages, les Druides, les Scaldes, en demandant à l’affection une obéissance absolue que ces prêtres, mieux avisés, demandaient à la terreur. Leur morale, si étrange qu’elle soit, n’est guère plus neuve. C’est, pour les relations entre les sexes, de l’épicurisme, compliqué de polygamie ou de polyandrie, le tout aggravé, au profit du prêtre, de quelque chose qui ressemble à l’ancien droit du seigneur.

Entré dans la science avec la prétention de terminer le duel qui y subsiste entre la matière et l’intelligence, le saint-simonisme n’a guère fait que continuer l’école sensualiste, en développant Cabanis à travers Locke et Condillac. Même avortement dans les matières politiques et sociales. Pour retrouver les premiers traits de la cosmogonie saint-simonienne, le gouvernement d’harmonie et d’amour, codifié dans la loi vivante ; le procédé hiérarchique si vague et si abusif, l’anathème sur l’héritage, la gestion par main morte, le monopole sacerdotal, réservoir immense d’où la propriété doit découler sur le monde par des millions de canaux ; pour retrouver tout cela, il suffit de feuilleter Platon, Diodore, tous les théosophes grecs, Laplace, l’abbé de Saint-Pierre, Geoffroy Saint-Hilaire dans sa Théorie des Analogues, Thomas Morus dans son Utopie, Daniel de Foë dans son Essai sur les Projets, Lantier dans son Voyage d’Antenor, Colebrooke dans ses Recherches sur la mythographie hindoue. Quant à ses plans confus d’association et de travail commun, le saint-simonisme est demeuré en arrière de Zinzendorf, de Robert Owen, de Rapp et de M. Charles Fourrier, réalisateurs plus explicites, plus positifs, plus vrais dans leurs méthodes sociétaires. Les sciences exactes ne lui doivent rien, si ce n’est l’intention, formellement accusée, de les renouveler plus tard de fond en comble. Enfin l’économie politique, dont il assure avoir changé la face, est encore, après lui, ce que l’ont faite Quesnay, Turgot, Smith, Say, Ricardo et Sismondi. À part quelques thèses d’ordre secondaire où il a plaidé, conséquent à sa foi, pour l’autorité contre la liberté industrielle, pour la mercuriale contre la concurrence, pour le tarif contre l’affranchissement fiscal, controverses de détail jetées au milieu des mille controverses qui partagent la science, il n’a réellement rien fait, rien dit, rien signalé, que les maîtres n’aient signalé, dit et fait avant lui.

Maintenant, de ce que le saint-simonisme n’a pas eu, en réalité, autant d’importance qu’il a affecté de le dire, nous ne voulons pas conclure que son passage au travers de ce monde ait été un incident complètement inutile, et qui doive toujours rester infécond. Une foule de questions, qui sommeillaient avant lui, ont été, par le fait seul de son avènement, éveillées d’une façon si brusque et si bruyante, que, placées désormais en relief, elles sont acquises à la curiosité générale, et livrées à cet esprit d’analyse, qui, tôt ou tard, agira sur elles par un travail de transition. Le saint-simonisme sera à l’avenir social ce qu’est un ballon d’essai dans une expérience aéronautique. Le ballon d’essai s’enlève aux yeux de la foule étonnée, monte, s’amoindrit peu à peu, et se noie dans l’espace : après un rôle court et brillant, c’est fait de lui ; mais le grand aérostat y a gagné du moins de connaître l’état des zones atmosphériques, et les caprices des aires de vent qui l’attendent sur son chemin.


Louis Reybaud
  1. Exposition, tome ii.
  2. Nous devons la communication de ce document à l’obligeance de notre ami Duveyrier et à celle de Mme Marie Talon, qui en est dépositaire.