Socialistes modernes/02

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SOCIALISTES
MODERNES.

ii.
Charles Fourier.

Depuis que des idées de réforme sociale ont été jetées dans la circulation, nous savons des prosélytes ardens qui s’éveillent chaque matin avec l’espoir d’assister, dans la journée, à leur avénement et à leur triomphe. Il nous fâche de troubler ces rêves enthousiastes, et de ramener au vrai des esprits qui se passionnent peut-être avec plus de chaleur que de connaissance de cause ; mais ce serait une direction fatale, à notre sens, que celle qui tendrait à livrer aux hasards de la polémique courante des questions mystérieuses encore, moins mûres qu’on ne se plaît à le croire, et qui attendent beaucoup des hommes et du temps, des hommes une valeur d’application, du temps une consécration finale. Évitons donc, avant tout, de faire un objet d’engouement irréfléchi de ce qui doit être le but d’études longues et persistantes.

On s’abuserait en outre d’une façon bien étrange, si l’on supposait que les révolutions se manifestent, dans l’ordre social, sous une forme aussi vive et aussi rapide que dans l’ordre politique. Produit de la force matérielle, un mouvement politique s’illumine de tant d’éclat, pèse avec tant de vigueur, commande avec tant d’autorité, qu’il règne à l’instant même, se légitime, se fait reconnaître, quoi qu’on en ait : pourvu qu’il soit accepté ou souffert par le faisceau des volontés collectives, peu lui importe de rencontrer, au sein de quelques consciences, des antipathies latentes et des désaveux secrets. Un mouvement social ne se produit point ainsi : résultat d’une action plus lente et plus douce, il intéresse moins la masse et davantage l’individu : pendant que le mouvement politique gronde seulement à la porte, il vient s’asseoir, lui, au foyer de la famille, s’adresse à la raison et au sentiment, dispute son terrain pied à pied, et lutte long-temps avant de pouvoir s’établir. Le mouvement politique s’impose en bloc ; le mouvement social se laisse marchander ; l’un frappe, l’autre discute ; l’un a des baïonnettes pour se faire obéir, l’autre n’a que sa parole ; l’un peut se contenter d’un succès négatif, l’autre a besoin d’une adhésion complète et sincère.

Cette différence explique pourquoi, dans l’histoire du monde, nous voyons tant de conquérans qui réussissent, et tant de réformateurs qui échouent. Bien des changemens ont eu lieu, depuis l’établissement du christianisme, dans la destinée des empires, sans que la constitution sociale, telle qu’elle a découlé de la révélation chrétienne, en ait été troublée autrement qu’à la surface. Des réformes religieuses, des schismes retentissans, comme ceux de Luther et de Calvin, n’ont pu même établir entre les deux familles, orthodoxe et protestante, une différence telle qu’on puisse dire aujourd’hui que les deux sociétés se sont séparées, comme l’ont fait les deux églises. Il y a plus : entre la loi qui gouverne la civilisation actuelle et celle qui régissait les civilisations anciennes, il existe, comme on le sait, une foule de points d’attache et d’analogies qui trahissent une filiation irrécusable. Nos codes sont latins, nos arts sont grecs ; nos usages et nos mœurs donnent la main aux mœurs et aux usages antiques. Partout où un code social est parvenu à s’enraciner, les mêmes symptômes de vitalité et d’énergie ont marqué son existence. Vingt siècles et six conquêtes successives n’ont pas entamé la loi hindoue, ses habitudes de sang et ses révoltantes catégories ; le contact journalier de l’Europe a glissé, sans pénétrer bien avant, sur la loi islamite et ses farouches défiances. Ainsi, de quelque côté que l’on porte le regard, à quelque race que l’on s’adresse, on rencontre partout, dans l’état social d’un peuple, une fixité ennemie du changement, un éloignement profond de tout ce qui ressemble à une expérience. Toute civilisation est une masse ; elle résiste par son poids.

Si les choses ont marché de la sorte, il ne faut pas croire que cela provienne du manque de réformateurs. Non : les réformateurs n’ont jamais failli au monde ; c’est le monde qui leur a fait défaut. À diverses époques se sont révélés des esprits inquiets, qui, prenant pour point de départ les vices inhérens aux sociétés humaines, ont voulu en tirer la conclusion d’une réforme nécessaire, et préparer les voies à un ordre meilleur. Sans parler des utopistes de second ordre dont les spéculations ne sont pas arrivées jusqu’à nous, combien d’hommes illustres dans la science ou dans les lettres n’ont-ils pas cherché à déplacer notre milieu social, et à lui créer, dans les sphères d’une moralité plus pure, d’autres conditions de vie et d’équilibre ! Il ne serait pas nécessaire de remonter bien haut dans l’histoire des théories audacieuses, ni même de franchir le seuil du xixe siècle, époque de témérité s’il en fut, pour trouver des hommes qui, malgré la réserve que commandaient les temps, ont rompu une lance contre la civilisation moderne, soit à l’aide de fictions plus cruelles qu’un blâme direct, soit en s’appuyant sur des projets de réforme étudiés et méthodiques, soit enfin en mêlant la pratique à la théorie, l’action à la spéculation. Que sont Thomas Morus, Daniel de Foë, Zinzendorf, Fénelon, J.-J. Rousseau, Fontenelle, G. Penn, Bernardin de Saint-Pierre, si ce n’est des réformateurs, qui se présentaient armés d’un système, ou original, ou écho d’autres systèmes ? Eux aussi, ils avaient vu par combien de points la société est vulnérable, combien les relations y sont mêlées d’hypocrisie et d’intrigue, de perfidie et de mensonge, de haine et de corruption, de jalousie et de défiance ; combien les bonnes natures y sont livrées sans défense aux mauvaises, et à l’aspect de tant de misères, eux aussi, pris d’une sainte compassion, ils s’étaient demandé si, même en faisant sa part à la dépravation humaine, il était impossible de réaliser quelque chose de plus lumineux que ce chaos, de plus harmonieux que cette discordance, de plus logique que cette anomalie. De là des essais dans lesquels ces esprits supérieurs ou ingénieux ont cherché pour l’humanité des combinaisons plus normales, tantôt dans une autre éducation, tantôt dans d’autres élémens de moralité ; de là des pages éloquentes, que l’univers a lues sans vouloir, sans pouvoir s’amender dans la direction d’idées qu’il accueillait avec faveur, soit que ces idées fussent inapplicables, soit que la force de la routine l’emportât sur les velléités fugitives d’une métamorphose. La Salente de Fénelon avec sa magistrature de vieillards, l’Utopie de Thomas Morus avec son roi couronné d’épis, furent impuissantes, l’une et l’autre, à déterminer un essai de réalisation dans les voies du modèle. L’exemple des établissemens moraves, bien plus concluant encore, ne poussa point l’univers dans les expériences du ménage commun et du travail sociétaire ; l’Émile n’eut guère plus d’influence sur l’éducation du premier âge que le Contrat social sur les institutions de l’âge viril ; enfin, la fraternité entre les hommes, si oubliée depuis le Christ, se ressentit aussi peu des fondations pieuses de Guillaume Penn que des allégoriques incitations de Bernardin de Saint-Pierre. Et encore étaient-ce là, nous le répétons, ou de grands écrivains qui ne traversèrent point leur siècle obscurs et inaperçus, ou des esprits éminens qui s’étaient, à d’autres titres, emparés du respect et de l’attention des hommes.

À Dieu ne plaise que nous voulions verser un froid découragement sur ces organisations ardentes qui se passionnent pour l’inconnu et s’immolent à sa recherche ! Autant que personne nous sentons le prix de ces dévouemens opiniâtres, autant que personne nous reconnaissons l’ascendant de ces vocations impérieuses. C’est le plus noble emploi que l’homme puisse faire de ses facultés, et, dans une société où tout procède du calcul, il faut tenir un grand compte de ce qui se base sur le sacrifice. Cette vie de révolte ouverte avec les idées reçues a, il est vrai, ses charmes ignorés de la foule, ses émotions, ses joies, ses compensations inespérées ; mais en revanche que de combats, que de mécomptes, que d’amers et douloureux désappointemens ! Oui, que les esprits nécessairement et fatalement liés à des œuvres de pure spéculation, travaillent pour l’avenir, sinon pour notre siècle : cela importe à l’humanité, qui, plus tard, classera et triera leur butin. Même quand ils échouent, même quand ils s’égarent dans de fausses routes, ces penseurs méconnus ont droit aux vœux de tous, aux sympathies générales. Seulement, à côté de quelques hommes qui portent le sceau de la vocation sur le front, il est pénible de voir voltiger les parasites qui accourent vers le nouveau sans conviction, sans études, comme des éphémères dans un rayon de soleil. C’est en vue de ces papillons de la science sociale que nous avons voulu surtout établir ce fait, prouvé par l’histoire, consacré par l’expérience, que la couronne du réformateur n’est pas exempte d’épines, et que, pour un qui réussit, mille tombent ignorés sur les chemins.

VIE ET TRAVAUX DE CHARLES FOURIER. — SON ÉCOLE.

Charles Fourier est l’homme d’une idée exclusive. On peut dire qu’il a traversé ce monde sans s’y mêler. Il a ignoré l’art de se faire deux existences, l’une dans le domaine de sa fiction, l’autre dans le domaine de la réalité. Enfant et adulte, deux faits le frappèrent : l’un, à l’âge de cinq ans, fut une réprimande subie parce qu’il avait, dans le magasin de son père, marchand de draps à Besançon, contrarié un mensonge de boutique par la révélation naïve de la vérité ; l’autre, à dix-neuf ans, fut une submersion volontaire de grains, à laquelle il dut assister à Marseille, en sa qualité de commis d’une maison de commerce. Ces deux faits, et il se plaisait à le rappeler souvent, lui ouvrirent les yeux sur la nature des relations humaines : d’une part il vit le mensonge imposé à l’enfance et dominant dans les transactions, de l’autre il vit le monopole fondant ses bénéfices sur l’anéantissement des produits. Double fausseté, double perfidie. Dès-lors il pressentit qu’un ordre nouveau devrait tôt ou tard se fonder sur la sincérité dans les rapports et l’harmonie dans les intérêts.

Ainsi prévenu dès ses premiers pas dans le monde, son rôle fut celui de l’observation et de l’isolement. Une répugnance instinctive, une défiance calculée ne lui permirent pas de s’engager tellement dans les habitudes sociales, qu’elles devinssent pour lui, comme pour les autres, une seconde nature ; il ne s’y livra pas à ce point de perdre la force de les juger et l’énergie de les combattre. Fourier se fit alors une méthode qui fut celle de sa vie, la loi de sa pensée, la clé de sa découverte ; il partit pour examiner ce qui se passait autour de lui et en dehors de lui, du doute absolu et de l’écart absolu ; ce sont ses termes. Redresseur soupçonneux, il put dès-lors envisager les choses comme elles étaient, et non comme elles apparaissent à ceux qui s’abandonnent mollement, sans retour sur eux-mêmes, au courant des idées reçues. Aussi la civilisation actuelle ne se révéla-t-elle à lui que par ses non-sens et par ses désastres. Il vit l’adultère installé à l’ombre du mariage, la corruption à l’ombre de la politique, la médiocrité à l’ombre de l’intrigue ; il vit l’humanité usant ses forces en luttes vaines, s’agitant au milieu de destinées confuses, s’énervant dans des chocs éternels et sans résultats ; il vit tous nos travers, toutes nos douleurs, toutes nos misères, nos pauvres ambitions, nos fausses joies, et notre rire mouillé de larmes. Bien convaincu de l’énormité du mal, il saisit alors deux flambeaux, l’un la douleur physique ou morale comme signe d’erreur, l’autre la satisfaction, le plaisir, comme signe de vérité ; puis, ainsi armé, il chercha le mieux, et, dans sa pensée du moins, il le trouva.

Les angoisses de l’humanité n’ont qu’une cause sérieuse, selon Fourier, réelle, enracinée, profonde ; c’est de ne pas comprendre les voies de Dieu, qui n’a rien fait d’essentiellement mauvais, d’essentiellement inutile. Si l’humanité ne fonctionne pas avec la même harmonie qui préside à la marche des mondes, c’est qu’on s’obstine à lui donner une impulsion contraire à l’impulsion divine. Entre le créateur et la créature, il y a eu cinq mille ans de malentendu. Jusqu’ici en effet tous les codes de philosophie et de morale ont prétendu distinguer deux sortes d’instincts chez l’homme, ceux-ci bons, ceux-là mauvais, et l’éducation a visé dès-lors à développer les uns et à comprimer les autres. Or, à quoi a servi ce travail de compression appliqué depuis bien des siècles aux mauvais penchans, si ce n’est à prouver qu’ils étaient, comme les bons, de nature indélébile et d’origine supérieure ? Ceci établi, que reste-t-il à faire maintenant, sinon à essayer si ces penchans, si ces instincts que l’on qualifie de mauvais n’ont pas, dans l’harmonie générale des êtres, un emploi, une destination nécessaire, s’ils ne sont pas, en un mot, un bienfait au lieu d’être un fléau. Utiliser les passions, leur assurer un libre et entier développement, de manière à ce que toutes servent et qu’aucune ne nuise ; associer les facultés et les forces, tels furent, comme on le verra bientôt avec plus de détails, le point d’appui de la découverte sociétaire, les fondemens de l’édifice de Fourier.

Ce fut sous le coup de cette révélation, confuse encore, qu’il publia, dès 1808, un livre demeuré long-temps obscur, la Théorie des quatre mouvemens, auxquels il devait plus tard ajouter un cinquième mouvement, le mouvement aromal qui comprend les corps impondérables, l’électricité, le magnétisme, etc. La Théorie des quatre mouvemens est déjà tout le système : dans ce que ce volume signale et dans ce qu’il sous-entend, se trouve la pensée entière de l’inventeur ; les autres livres ne seront plus que des développemens et des commentaires. Déjà il s’agit d’abolir le ménage morcelé pour faire prévaloir le ménage sociétaire, d’organiser l’humanité par phalanges et d’y faire régner une harmonie générale, résultat de l’attraction passionnée, termes qui expriment le jeu libre des passions dans l’ère nouvelle. Tout ce qui doit plus tard faire la force et la parure de la théorie se trouve pressenti, annoncé, prophétisé ; l’association agricole, le travail alterné, les courtes séances, les phases cosmogoniques du globe, l’organisation par groupes et séries, la rémunération appliquée aux sciences, aux lettres et aux arts, le principe de l’analogie universelle, rien n’est omis, pas même la formule devenue célèbre : associer les hommes en capital, travail et talent. Cependant, malgré ses mérites, l’ouvrage est une composition bizarre et trop peu méthodique ; les formes de l’organisation sociétaire y sont tellement enveloppées dans la critique, qu’elles ne s’en dégagent pas encore d’une manière suffisamment nette, suffisamment précise.

Ce qui frappe le plus un lecteur ordinaire, dans ce livre comme dans tous les livres de Fourier, c’est la puissance des études, et l’étendue des lectures qu’ils supposent. Fourier touche à toutes les sciences, exactes ou naturelles, avec autorité, avec supériorité ; il touche à la littérature par une foule de citations ingénieuses, à l’histoire par les preuves qu’il y puise, à l’industrie par des observations pleines de portée et de sens ; aux mathématiques par les déductions sévères qu’il leur emprunte, à la philosophie par un système d’agression constante qui témoigne clairement qu’il l’a interrogée sous tous ses aspects. Et pourtant celui qui a ainsi parcouru, comme en se jouant, le cercle de nos connaissances, pour s’en isoler ensuite et les déclarer vaines, ce penseur, cet inventeur, est un simple commis marchand qui n’ose pas signer son nom, et qui ne livre au public que son prénom Charles, en se déclarant prêt à répondre à toutes les objections qu’on lui adressera. Hélas ! peu d’objections lui parvinrent. Charles n’eut que de rares lecteurs, et presque tous sans doute le prirent pour un visionnaire.

Fourier ne s’était pas fait illusion sur le sort de son œuvre ; il connaissait les hommes, comme sa vie entière l’a prouvé ; mais sachant mieux qu’un autre que sa théorie glisserait sur les intelligences ordinaires, il espérait que tôt ou tard elle frapperait l’attention d’un homme riche ou puissant, d’un banquier ou d’un grand seigneur, qui le sait ? peut-être d’un roi. Ce qu’il fallait à Fourier, c’étaient moins des hommes sympathiques à ses idées, que les moyens de les réaliser ; il ne visait pas à fonder une école, mais il aspirait à une expérience. Il espérait que la magnificence des résultats, la beauté des solutions, leur rigueur mathématique, la pompe des plans, leur grandeur, leur utilité, détermineraient en sa faveur, ou une intervention fastueuse, ou une grande coopération financière. Il patientait ainsi, faisant peu de bruit, parce qu’il se croyait tous les jours à la veille d’une épreuve décisive. Ce fut là une des illusions de Fourier : Ni l’aristocratie de naissance, ni l’aristocratie d’argent, ne prirent garde aux merveilles semées dans son volume. D’ailleurs quel intérêt auraient-elles pu avoir, ces deux puissances, à changer le monde dans lequel on leur a fait une si belle part ? Elles y règnent ; que leur faut-il de plus ?

Après la Théorie des quatre mouvemens, Charles Fourier se tut pendant de longues années, méditant sur sa découverte au milieu des occupations ingrates et mercenaires d’un comptoir, espérant toujours, attendant toujours. Cependant, en 1822, il reparut devant le public avec son Traité de l’association domestique agricole, qu’il n’osa pas, à ce qu’il dit, intituler : Théorie de l’unité universelle. Cet ouvrage, annoncé en six volumes, n’en a eu que deux ; mais ils suffisent aux plus nécessaires comme aux plus vastes développemens de la théorie. Là Fourier marque nettement et naïvement sa place à côté de Newton. Newton a découvert l’attraction matérielle, lui, Fourier, a découvert l’attraction passionnée. À l’un la science de la vie planétaire, à l’autre la science de la vie humaine. L’analogie universelle, l’unité harmonieuse qui préside aux fonctions de l’univers, étaient, selon Fourier, des faits incompatibles avec la destinée actuelle de l’homme, si incohérente et si misérable. Elles indiquaient suffisamment qu’il fallait rentrer dans les voies des créations normales et bien ordonnées. Ainsi toutes les passions devaient trouver leur place dans le système humain, comme les corps célestes trouvent la leur dans le système sidéral. Pour cela, il fallait les laisser obéir, les unes comme les autres, à leur loi d’impulsion inhérente, et non leur opposer un système de compression qui tend à les jeter violemment hors de leurs sphères. Que si les conditions du milieu social s’opposaient au libre développement des passions, ce n’était pas les passions elles-mêmes qu’il fallait en accuser, car les passions, bonnes ou mauvaises, sont d’inspiration divine, et par cela même légitimes et inaltérables, mais bien le milieu social, création de l’homme, périssable comme lui, et pouvant se modifier à son gré.

Tout le livre de Charles Fourier et ceux qui le suivirent, le Nouveau monde industriel (1829), le pamphlet contre Saint-Simon et Owen, enfin les articles du Phalanstère, ne sont plus que les corollaires d’une théorie dès-lors complète et assise. Ayant trouvé un monde dont le pivot était l’agriculture, et le mouvement l’association, Fourier tenait à en régler jusqu’aux plus imperceptibles détails, ce qui l’entraîne en des développemens diffus, où il n’est pas toujours possible de le suivre. Ces développemens curieux et inouis, qui demandaient un grand effort de méditation et une magnifique puissance d’isolement, furent les seuls côtés par lesquels on consentit à envisager ses théories. Les parties sérieuses furent dédaignées, mais on s’arrêta sur des bizarreries de détail qui prêtaient au sarcasme. On s’occupa de Fourier pour en rire ; mais ce fut là tout. Le rire est mortel en France. Il ôte la faculté et le désir d’aller au cœur des choses. Aussi l’inventeur du mécanisme sociétaire ne rencontra-t-il que des désappointemens et des mécomptes, toutes les fois qu’il sollicita de la part des hommes qui dirigeaient alors le mouvement des idées, l’assistance de la plus modeste publicité. Les philosophies rivales ne furent ni plus obligeantes, ni plus justes. Les princes de l’éclectisme, puissans alors, éconduisirent avec des railleries un homme qui avait une doctrine et qui ne concluait point à toutes ; le saint-simonisme, né à peine, et qui avait déjà les prétentions d’un parvenu, refusa son concours à un homme qu’il dépouillait pourtant dans ses idées ; enfin Robert Owen, qui fondait à la même heure, en Angleterre, ses sociétés coopératives, répondit à quelques avances de Fourier par des fins de non-recevoir au moins dédaigneuses.

Repoussé de ce monde, il ne restait plus à Fourier qu’à vivre dans celui qu’il s’était créé. Contraint jusqu’à l’âge de soixante ans à copier des lettres pour gagner le pain du jour, son seul bonheur, ses seules jouissances, étaient dans les rêves issus de sa découverte. Il se promenait, glorieux, au milieu de populations libres et enthousiastes qui le saluaient comme un bienfaiteur et le couronnaient comme un roi ; il parlait à ces êtres, fils de son imagination, une langue que seuls ils paraissaient comprendre, il bâtissait son Phalanstère, le peuplait, l’organisait, conduisait lui-même au travail des groupes d’Harmoniens, fondait une ville, une capitale, une métropole, unissait par le lien sociétaire l’orient à l’occident, le nord au midi, voyait proclamer un empereur du globe, et posait de sa main, sur la tête d’un savant du premier ordre, le laurier décerné par deux millions de phalanges. Douces fêtes de l’imagination, vous étiez les seules joies permises à la fière et noble pauvreté de celui qui semait ainsi des perles sur le globe !

Tant de travaux, tant d’efforts, ne pouvaient pas toutefois être perdus. À défaut de monarques qui lui tendissent la main, et de capitalistes qui le comprissent, Fourier trouva des disciples qui allèrent vers lui sans qu’il fût allé vers eux. La réalisation lui échappait, mais il allait fonder une école. Déjà, en 1814, il avait conquis M. Just Muiron, qui, dès-lors associé à son œuvre, avait vainement poursuivi l’une de ses applications dans la fondation d’un comptoir communal, pour lequel l’académie de Besançon refusa son concours. Mais la propagande s’était arrêtée depuis long-temps à cette acquisition isolée, lorsqu’un jeune homme, plein d’énergie et de science, M. Victor Considérant, s’attacha, se voua aux idées de Charles Fourier, comme au seul avenir des destinées humaines. Élève de l’École Polytechnique, M. Considérant apportait à l’école cette raison calme et réfléchie, cette rectitude mathématique qui marchent toujours vers le côté rigoureux des choses. Homme d’ardente exécution, il chercha à tirer sur-le-champ la doctrine sociétaire des voies spéculatives où elle se serait allanguie et stérilisée. Charles Fourier, sûr de sa force, attendait que l’on vînt à lui, et dans les relations ordinaires il apportait la forme absolue, tranchante, impérieuse de ses théories. M. Victor Considérant chercha à faire naître quelques occasions de contact entre ce génie boudeur retiré dans sa tente et un monde qui l’avait froissé, faute de le connaître. On essaya divers moyens de propagation : des conférences furent ouvertes à Paris, dans lesquelles Fourier exposa quelques parties isolées de son système ; puis on songea à la province, et M. Considérant ouvrit à Metz le premier cours public sur la théorie.

C’était alors le moment où, après avoir jeté quelque éclat, le saint-simonisme se dispersait dans les voies du doute et du découragement. Quelques-uns de ces novateurs, et entre autres deux hommes distingués par leur savoir, MM. Jules Lechevalier et Abel Transon, gagnés à la foi sociétaire, passèrent sous les drapeaux du maître, en proclamant sa supériorité. M. Jules Lechevalier ouvrit un cours à Paris et le publia ensuite par livraisons ; M. Abel Transon donna à la Revue Encyclopédique deux articles qui résumaient la loi sociétaire. D’autres ouvrages fortifiaient cette propagande. M. Victor Considérant produisait tour à tour la Destinée sociale, les Considérations sur l’architectonique, De l’un des trois discours à l’Hôtel-de-Ville, et la Débâcle de la politique en France ; M. Just Muiron, les Transactions de Virtomnius ; Mme Clarisse Vigoureux, les Paroles de providence ; M. Morize, les Dangers de la situation actuelle de la France. Peut-être aurait-on à reprocher à quelques-unes de ces publications un défaut commun, à côté de belles qualités ; ce serait celui de se préoccuper beaucoup trop de petits débats quotidiens qui devraient s’effacer toujours devant des questions de lointain avenir. Nous aimerions mieux aussi, dans la forme, plus d’onction et moins de rudesse, plus de ménagemens surtout envers les hommes d’intelligence, qui se dévouent au périlleux honneur d’intéresser, chaque matin, un public blasé et moins avancé qu’eux en toutes choses.

Grâce à ce concours de publicistes et de penseurs, la propagation prit quelque essor, et l’on dut songer à lui créer un organe. Un journal, le Phalanstère, fut fondé par les soins de Mme Vigoureux et de MM. G… et Baudet-Dulary, alors député. MM. Victor Considérant, Jules Lechevalier, Abel Transon, Pecqueur, Paget, Morize et Pellarin concoururent à sa rédaction. Bientôt on alla plus loin : cette réalisation si vainement attendue par Fourier, on entrevit la possibilité de l’entreprendre. MM. Baudet-Dulary et Devay frères mirent en commun, à Condé-sur-Vesgres, de vastes propriétés sur lesquelles devait se poursuivre l’établissement d’une Phalange. On commença en effet les travaux ; on mit en culture une partie des friches, quoique par le procédé banal ; on maintint en rapport les terres qui l’étaient ; on construisit quelques bâtimens d’exploitation rurale ; mais tout cela fut incomplètement fait et avec des fonds insuffisans pour la réussite. Plus tard même, les ressources manquèrent, et on s’arrêta. Il y avait eu avortement, mais il n’y avait pas eu essai.

Alors une chose demeura bien prouvée aux hommes d’exécution, c’est qu’il ne fallait désormais hasarder une tentative nouvelle qu’avec le plus beau et le plus complet développement de moyens. La déconvenue de Condé-sur-Vesgres fut fatale à divers titres ; non-seulement elle se présenta dans le public sous la forme d’une expérience malheureuse, mais elle réagit même sur les membres de l’école ; il y eut hésitation et temps d’arrêt ; plusieurs se retirèrent pour chercher dans la politique un mobile plus immédiat, un aliment plus réel à leur activité. Le Phalanstère disparut ; il se fit comme un silence autour de Charles Fourier.

Celui qui releva son drapeau fut encore M. Considérant ; il publia la Phalange et reprit les travaux de propagation. Mais mûris par l’expérience, les disciples de Fourier ne semblent plus vouloir désormais s’isoler du monde : ils acceptent en pratique les conditions de la société actuelle, toutes réserves d’ailleurs faites pour l’avenir. Ce sont maintenant de simples ingénieurs qui désirent prouver à tous, et par un essai, la valeur d’un mécanisme sociétaire renfermant en germe les plus beaux et les plus féconds résultats. Il y a plus : calculant avec justesse combien leur action sera lente et difficile sur des hommes rompus à d’autres habitudes, ils entendent opérer d’abord sur des enfans, et fonder un institut sociétaire où ils seront élevés selon la méthode de Fourier, et dans le sens de l’éclosion des vocations. Il paraît même que déjà un établissement de ce genre a été fondé à l’île Maurice, et que les résultats ont dépassé toutes les espérances préconçues. Dans cette institution (infants school), l’éducation commence au sevrage, et à trois ans les enfans sont déjà sociétairement utiles. Aucun moyen de contrainte n’y est employé ; toutes les passions du jeune âge, le mouvement, le bruit, l’inconstance, la gourmandise même, y sont non-seulement souffertes, mais utilisées. Avant d’accepter ces faits qui se passent à trois mille lieues de nous, attendons une réalisation moins lointaine et plus à portée d’un contrôle.

Voilà où en était la méthode de Fourier, surveillée par lui, appliquée sous ses yeux, quand la mort est venue l’atteindre à l’âge de soixante-six ans. Depuis huit mois, la maladie l’avait enveloppé de manière à ne laisser d’action qu’aux palliatifs. Pas plus à ses derniers momens que dans le courant de sa vie, ses amis n’ont fait défaut à sa glorieuse indigence. Il est mort pauvre, mais entouré de soins, comme eût pu l’être un riche.

Fourier était petit et maigre ; mais sa physionomie avait le plus beau caractère. Il portait dans le regard quelque chose de profond et d’amer, d’élevé et de malheureux ; et sur son front pouvait se lire le problème social dont il poursuivit si long-temps la solution au milieu de l’indifférence et du sarcasme,

COUP D’ŒIL GÉNÉRAL SUR LA DÉCOUVERTE.

Le grand tort de Charles Fourier a été celui-ci : né, pour ainsi dire, hors de nos sphères, il n’a jamais daigné comprendre qu’il fallait y vivre pour y acquérir quelque ascendant. Quand il se fut posé à lui-même, et dans l’assentiment de sa pensée, tous les termes d’une équation gigantesque, il les crut à l’instant même acceptés par tout le monde. Plus il marcha dans sa découverte, plus cette prétention se fortifia en lui. Au début, mieux conseillé par le besoin d’un succès, quand il voulait parler à la foule, il se mettait à peu près à la hauteur de son oreille ; mais quand, plus tard, il se fut enivré de sa spéculation, ces derniers ménagemens cessèrent. Parce qu’il avait marché, il s’imagina qu’on l’avait suivi ; il parla de sa théorie comme d’un fait régnant, d’un fait dominateur ; il en parla dans une langue qu’il avait créée pour elle, et que dès-lors il regardait comme universellement admise. De la part d’un créateur, cet orgueil s’explique et se justifie. Pour l’artiste, la Galatée était complète ; il l’avait pétrie de sa main, il l’avait animée de son souffle, et, glorieux de la voir sourire, il ne croyait pas que personne eût le droit de nier sa vie et sa beauté.

Cet état d’extase et d’isolement, d’idée fixe et souveraine, ne permit pas à Fourier de donner à ses révélations une forme qui en rehaussât la valeur, une forme attrayante pour les gens du monde, concluante pour les savans. Exact et méthodique dans ses idées, Fourier ne l’était pas dans leur exposition ; il manquait d’ordre et d’enchaînement. Aussi, pendant que l’on aperçoit toujours le lien qui unit les combinaisons sociétaires, on est quelquefois à se demander pourquoi ces combinaisons ne se déduisent pas mieux, dans les livres de Fourier, les unes des autres, et ne s’engendrent pas, pour ainsi dire. Un monde où l’harmonie doit régner aurait pu être décrit et prouvé avec plus d’harmonie. C’est que Fourier possédait moins sa théorie qu’il n’était possédé par elle. Une fois sur le trépied, il se laissait aller au souffle du dieu, obéissant à sa passion, car toute passion, d’après lui, doit être obéie, ne la réglant pas, ne la contenant pas dans les bornes d’une dialectique précise et d’une tempérance sévère. Sans avoir voulu ni pu peut-être classer à part deux natures de preuves bien séparables et bien distinctes, il mêlait la critique à l’organisation, quittant l’ordre harmonien pour l’ordre civilisé, frappant d’un côté, exaltant de l’autre ; tout cela au hasard, pêle-mêle, d’une manière verbeuse et diffuse ; combattant sans cesse avec des armes non acceptées, celles de sa théorie, au lieu de se tenir, comme il l’eût pu souvent, sur le terrain des faits incontestés et généraux. De là éparpillement, confusion, bizarrerie, incohérence, qui ne disparaissent qu’après un long travail du lecteur sur lui-même et sur la pensée de l’auteur. Quand ce n’est pas la méthode qui rebute, c’est l’expression. S’exagérant peut-être les avantages d’une terminologie nouvelle pour un monde nouveau, Fourier a abusé du néologisme systématiquement, et, disons-le, puérilement. Là où la langue consacrée eût amplement suffi à l’évolution et à l’expression de ses idées, il a cru devoir continuer son rôle d’inventeur, et refaire le dictionnaire français en même temps que l’éducation humaine. Ainsi, quand il eût pu diviser ses matières par chapitres, sections, appendices, corollaires, préfaces, avant-propos, introductions, prologues, ce qui eût été légitime et compris, il nous offre, dans son idiome des cis-légomènes, des Inter-liminaires, des Épi-sections, des Citer-logues, des Citrà-poses, ce qui est une prétention au moins oiseuse et qui touche presque au ridicule.

Un autre défaut de Fourier, c’est l’abondance, non pas l’abondance qui féconde, mais celle qui noie. Infailliblement l’inventeur du monde sociétaire aurait trouvé beaucoup moins de personnes disposées à marchander sa valeur scientifique, si, au lieu de jeter sa théorie dans un moule immense, il l’eût, au contraire, condensée dans un petit nombre d’aphorismes substantiels, vigoureusement frappés et sûrs de leur empreinte. Ce travail de résumé devait précéder le travail du développement ; l’ordonnance générale avant les détails, la synthèse avant l’analyse, ce sont là des vérités banales. Il est regrettable que Fourier leur ait désobéi. Cependant, si sévères que nous voulions être vis-à-vis d’un esprit supérieur, nous ne pouvons disconvenir que cette profusion de gracieux tableaux, que ce cercle confus et passionné de créations naïves, joyeuses, inattendues ; que ce désordre charmant, cette incohérence de surface, qui sont une faute chez le savant, ne deviennent un titre réel pour l’homme d’imagination et pour le poète. Les couleurs de ces paysages sont si fraîches et d’un effet si neuf, il y a tant d’éclat et tant de verve dans ces Géorgiques idéales, qu’on s’abandonne, malgré soi, au flot descriptif, sans regretter l’appui moins fragile d’une démonstration sérieuse. C’est de l’idylle répandue à côté de la philosophie, du Théocrite près du Platon.

Un dernier reproche. Certes, il serait fâcheux que l’on fît de la science au musc et au jasmin, et de la logique à l’eau de rose ; mais il ne l’est pas moins, à notre sens, de donner un air rébarbatif et inculte aux vérités que l’on veut introduire. Un savant ne doit être ni un paysan du Danube, ni un élégant du grand monde ; il ne doit tremper sa plume ni dans le vinaigre, ni dans les essences. Le ton d’un savant qui démontre et qui veut attirer à lui, est un ton doux, grave, persuasif, ne concédant rien quant au fond, mais prêt à se ployer à tous les tempéramens de forme. Peut-être Fourier aurait-il dû en cela résister un peu à ses élans de franchise et de rudesse ; peut-être aurait-il fondé plus sûrement son autorité sur les intelligences, si à la supériorité de sa doctrine il eût joint ce que le saint-simonisme avait de plus que lui, l’onction dans le style et la parfaite convenance dans le langage.

Ces prémisses posées, nous allons, après avoir fait l’historique et la critique des travaux de l’inventeur, entrer dans l’analyse de ses découvertes. Cette analyse aurait demandé de longs volumes, si nous ne lui eussions appliqué une méthode de triage sévère et de rigoureuse sobriété. Notre intention n’a pas été, ne pouvait pas être d’initier nos lecteurs à tout le système de Fourier : ce serait impossible et inutile ; la route serait trop longue, et ils ne nous y suivraient pas. Qu’ils aient une idée nette de l’ensemble de la théorie et de ses principes génératifs, c’est tout ce que nous avons voulu. Pour leur rendre cette étude plus claire, nous avons évité, autant qu’il était en nous, d’entrer dans un vocabulaire dont il eût fallu, à chaque minute, leur donner la clé. La même vue de simplification nous a fait élaguer la partie critique. Que notre univers ne soit point parfait, c’est ce qui est admis pour tout le monde, et ce qui a été prouvé mille fois depuis sept ans : toute preuve de ce genre a facilement le tort de dégénérer en déclamation, et nous avons mieux aimé y renoncer que courir ce risque. Enfin, en parcourant la partie organique de la doctrine sociétaire, on verra que nous l’avons dégagée des détails qui ont attiré sur l’inventeur des plaisanteries devenues banales. On a tant abusé de cette méthode de facile appréciation, qu’il y a aujourd’hui, ce nous semble, quelque bon goût à s’en abstenir.

COSMOGONIE ET PSYCHOGONIE.

On a fait de Charles Fourier un matérialiste, à cause de quelques mots hasardés sur la reproduction infinie de la matière. Nous croyons qu’il y a un malentendu en ceci, un malentendu résultant du système toujours vicieux des classemens et des parallèles. Si l’on voulait trouver un nom dans l’école philosophique qui répondît davantage à la loi sociétaire, Fourier serait un panthéiste à la façon des saints-simoniens, ou un sensualiste de l’école de Locke et de Condillac.

Charles Fourier n’a pas, il est vrai, abondé dans les idées métaphysiques à l’exclusion des idées matérielles ; mais c’est, comme il l’avoue lui-même, parce qu’il fallait réorganiser le corps avant de réorganiser l’esprit, les instincts devant, dans l’ordre nouveau, être satisfaits comme les passions, les besoins comme les sentimens. La lutte entre les deux principes, le bien et le mal, d’origine philosophique, n’avait, d’ailleurs, plus rien à faire dans un système qui prenait pour point de départ la légitimité, la nécessité de tous les élans de l’ame et de la chair.

Le sommet de la doctrine de Fourier, c’est Dieu ; mais en appelant Dieu esprit, il ne se déclare pas pourtant exclusivement spiritualiste. Il semble admettre, au contraire, que Dieu, l’homme et l’univers, comme êtres absolus et infinis, peuvent, par de certains côtés, s’absorber et se confondre. Ce serait à peu près la formule saint-simonienne : « Dieu est tout ce qui est, » et un transport du fini dans l’infini. Cependant, en d’autres passages, Fourier distingue le créateur de la créature, parle de Dieu comme d’un être existant de son fait, et du christianisme comme d’une croyance qui nous a ramenés à de saines notions religieuses. Dieu, d’après lui, doit être notre première étude ; c’est en cherchant en nous la révélation des instincts qu’il y a mis, leur application, leur utilité, leur sainteté, que nous devons trouver la clé des destinées futures de l’homme.

Insistant peu, d’ailleurs, sur ces données métaphysiques, Fourier fait de la nature trois principes éternels et indestructibles : Dieu, la matière, la justice ou les mathématiques. Ici, entre Fourier et les autres philosophies plus de rapprochement possible ; il marche vers ses idées. Dans la toute-puissance de Dieu, il trouve la cause, et dans sa justice, la raison des destinées générales. Or, la volonté universelle se manifeste et se témoigne par l’attraction universelle ; attraction dans l’humanité, attraction dans l’animalité, attraction dans les corps inorganiques. C’est cette attraction qui, pivotant sur elle-même, incessamment produit, incessamment détruit, incessamment conserve. De là cinq mouvemens : mouvement matériel, attraction du monde, devinée par Newton ; mouvement organique, attraction emblématique dans les propriétés des substances ; mouvement instinctuel, attraction des passions et des instincts ; mouvement aromal, attraction des corps impondérables ; mouvement social, attraction de l’homme vers ses destinées futures. De l’attraction universelle est née l’analogie universelle, résultant, selon Fourier, d’une loi mathématique qu’il a accusée sans la justifier toutefois. Toutes les passions ont leur analogue dans la nature, depuis les atomes jusqu’aux astres. Ainsi, les propriétés de l’amitié seraient calquées sur celles du cercle, celles de l’amour sur celles de l’ellipse, etc. N’insistons pas : ceci est plus ingénieux que vrai ; il y a là un pressentiment, mais point une découverte.

La cosmogonie de Fourier a aussi ce caractère divinatoire et cette prétention à une seconde vue. Le monde, d’après lui, aura une durée de quatre-vingt mille ans ; quarante mille d’ascendance, quarante mille de descendance. Dans ce nombre sont enveloppés huit mille ans d’apogée. Le monde est à peine adulte ; il a sept mille ans ; il n’a connu jusqu’ici que l’existence irrégulière, chétive, irraisonnable de l’enfance ; il va passer dans sa période de jeunesse, puis dans la maturité, point culminant du bonheur, pour descendre ensuite vers la décrépitude. Ainsi le veut la loi d’analogie ; le monde, comme l’homme, comme l’animal, comme la plante, doit naître, grandir, se développer et périr : la seule différence est dans la durée. Quant à ce qui est de la création, Dieu fit seize espèces d’hommes, neuf sur l’ancien continent, sept en Amérique, mais toutes soumises à la loi d’unité et d’analogie universelles. Néanmoins, en créant le monde actuel, Dieu se réserva d’autres créations successives pour en changer la face ; ces créations iront à dix-huit. Toute création s’opère par la conjonction du fluide austral et du fluide boréal. Jusqu’ici, il n’y a eu qu’une création ; les autres attendent qu’on ait trouvé pour elles un autre milieu, un milieu viable, un milieu d’harmonie. Alors les hommes cultiveront l’univers jusqu’au soixantième parallèle, et des orangers fleuriront dans la Sibérie ; une couronne boréale, espèce d’anneau semblable à celui de Saturne, se fixera sur le pôle-nord, dissoudra ses glaces et rendra ses mers navigables. En même temps, une décomposition subite dans les eaux de l’Océan en dégagera la partie saline, et en fera une boisson agréable et utile aux navigateurs. C’est à la suite de ces phénomènes que devront se produire les créations nouvelles, toutes plus parfaites que la nôtre. Comme on le voit, ceci n’implique encore aucune preuve, et ne vaut pas qu’on s’y arrête, si ce n’est par curiosité.

En psychologie, non seulement Charles Fourier croit et professe l’immortalité de l’ame, mais il laisse supposer qu’il admet l’immortalité, ou tout au moins la reproduction infinie de la matière. Les ames étaient avant la vie, elles sont après la vie ; mais, pour n’être point isolées des jouissances matérielles, elles rejoignent toujours la matière. Il y a emprunt ici. Nous sommes sur les traces de la transmigration hindoue et de la métempsycose pythagoricienne. Seulement avec Fourier les ames ne descendent point dans l’échelle des êtres ; les ames humaines se transfusent toujours dans des corps humains, soit sur notre globe, soit dans d’autres. Avant la fin de la carrière planétaire, elles auront alterné huit cent dix fois de l’un à l’autre monde, c’est-à-dire qu’elles auront fourni mille six cent vingt existences, dont cinquante-quatre mille ans dans une autre planète et vingt-sept mille dans celle-ci. Quant aux planètes elles-mêmes, leur grande ame ne meurt pas, mais passe en d’autres planètes avec les ames qu’elles portent, de manière à ce que ces dernières croissent en bonheur et en développement pendant plusieurs milliards d’années.

Si la théorie de Fourier n’eût rien produit de plus résistant à l’examen que cette genèse, il serait demeuré, dans des données analogues, un peu au-dessous de Pythagore et de Fontenelle, et nous n’aurions point ici à nous occuper de lui. Il a, d’ailleurs, senti lui-même que cette portion de son travail paraîtrait, aux yeux du public, résulter moins d’une inspiration calme que d’une hallucination ; et averti par l’attitude de son école, qui répugnait à le suivre sur ce terrain, il a écrit ces lignes :

« Mais qu’importent ces accessoires à l’affaire principale, qui est l’art d’organiser l’industrie combinée, d’où naîtront le quadruple produit, les bonnes mœurs, l’accord des trois classes, riche, moyenne et pauvre ; l’oubli des querelles de partis, la cessation des pestes, des révolutions, de la pénurie fiscale, et l’unité universelle.

« Les détracteurs se dénoncent eux-mêmes en m’attaquant sur des sciences nouvelles, cosmogonie, psychogonie, analogie, qui sont en dehors de la théorie de l’industrie combinée. Quand il serait vrai que ces nouvelles sciences fussent erronées, romanesques, il ne resterait pas moins certain que je suis le premier et le seul qui ait donné un procédé pour associer les inégalités et quadrupler le produit en employant les passions, caractères et instincts tels que la nature les donne. C’est le seul point sur lequel doit se fixer l’attention, et non pas sur des sciences qui ne sont qu’annoncées.

« Étrange despotisme que de condamner toutes les productions d’un auteur, parce que quelques-unes sont défectueuses ! Newton a écrit des rêveries sur l’Apocalypse ; il a tenté de prouver que le pape était l’Anté-Christ. Sans doute ce sont des folies scientifiques ; mais ses théories sur l’attraction et les rayons lumineux n’en sont pas moins bonnes et admises. En jugeant tout savant ou artiste, on sépare le bon or du faux. Pourquoi suis-je le seul avec qui la critique ne veuille pas suivre cette règle ? »

Quand un homme s’exécute ainsi, il ne reste plus rien à dire. On ne frappe pas sur une poitrine qui se découvre.

ATTRACTION PASSIONNÉE. — ANALYSE DES DOUZE PASSIONS RADICALES.

Nous voici à la clé, au pivot de la découverte.

Charles Fourier dit : « Le devoir vient des hommes, l’attraction vient de Dieu. » Le devoir vient tellement des hommes qu’il varie de peuple à peuple, et d’une époque à une autre. L’attraction, c’est-à-dire la tendance des passions, est tellement un fait divin, que les passions sont les mêmes chez tous les peuples, civilisés ou sauvages, dans tous les siècles, primitifs ou modernes. Dieu maintient dans ce sens la tendance des passions, malgré l’abus actuel qu’en fait l’homme, parce que les passions ainsi combinées doivent servir à l’avénement et au maintien des destinées futures, d’où il résulte que les passions s’agitent aujourd’hui, malheureuses et comprimées, dans un milieu provisoire, pour s’établir plus tard, heureuses et satisfaites, dans le milieu que Dieu leur a réservé. Supposer le contraire, c’est supposer Dieu inepte et incapable de diriger harmonieusement le monde. Ainsi, toute passion, toute attraction est une chose naturelle, légitime, à laquelle il est impie de résister. L’attraction est la loi humaine comme elle est la loi des mondes. Autant de passions fondamentales, autant d’attractions. « Les attractions sont proportionnelles aux destinées, » ajoute Fourier. Céder à ses attractions, voilà où est la vraie sagesse, car les passions sont une boussole permanente que Dieu a mise en nous. Aussi Fourier ne balance-t-il pas entre la liberté et la contrainte, l’attraction et la morale. Et si le milieu dans lequel se meuvent les passions, ces impulsions divines, forme un obstacle à leur essor et à leur harmonie, c’est ce milieu, ce milieu humain qu’il faut modifier. D’où le réformateur conclut à la création d’un milieu nouveau, d’un monde sur d’autres bases. Dans ce monde, où toute latitude sera donnée au jeu des passions, cet équilibre harmonieux que leur compression n’a pu produire, naîtra de lui-même et spontanément ; l’attraction poussera vers le devoir par la satisfaction de toutes les volontés. L’homme alors cessera d’être une antinomie vivante, placé qu’il est entre les impulsions de sa nature et les prescriptions de la sagesse actuelle. Plus d’action comminatoire sur les élans de l’âme, sur les instincts du corps ; plus de force répressive, plus de délits, plus de peines ; la contrainte et l’incohérence feront place à l’harmonie et à l’unité ; le nouveau mécanisme social réalisera la loi mathématique qui doit employer toutes les forces, utiliser tous les penchans, accorder toutes les impulsions, unir toutes les volontés, agir, en un mot, de manière à ce que l’intérêt personnel, indépendant dans ses allures, se fonde, s’absorbe dans l’intérêt général et concoure à son agrandissement.

Avant de déchaîner ainsi les passions sur le monde, il était utile peut-être de les récapituler toutes, de les saisir, de les distribuer, de les peser attentivement, de les combiner. C’est un travail que Fourier n’a voulu déléguer à personne : il a reconnu lui-même ou cru reconnaître en nous trois buts d’attraction : le besoin de luxe, la propension à se grouper, et la tendance à l’unité. Le luxe, divisé en luxe interne et externe, comprend au premier titre la santé, au second la richesse. Comme les cinq sens sont du ressort de cette nature d’attraction, elle est, à cause de cela, subordonnée aux passions qui naissent de l’ame. La propension à se grouper embrasse les passions affectives, l’amour, l’amitié, l’ambition, et une quatrième passion que l’inventeur nomme le familisme (lien de parenté). Ces attractions de diverse nature et de puissance variable servent à lier entre eux et à grouper les individus. Mais au-dessus de ces passions, il en règne trois autres qui leur sont supérieures, passions rectrices, comme les nomme Fourier, mobile des plus grandes actions humaines. Ces passions, l’inventeur les désigne ainsi : la cabaliste, l’alternante et la composite. La cabaliste est la fougue à la fois réfléchie et spéculative qui tend à diviser les impulsions, afin de leur donner plus d’essor, à fixer les volontés par une influence complexe. Dans notre monde, on appellerait cette passion l’esprit d’intrigue. L’alternante, ou papillonne, est le besoin de variété irrésistible chez l’homme, la soif de situations contraires, de contrastes et de changemens de scène. L’alternante se mêle à tout, elle va d’un groupe à l’autre, d’une série à une série, engendre l’attrait par la mobilité, et éloigne le blasement par de rapides volte-faces. C’est elle qui répand le plus de bonheur sur le mécanisme sociétaire. Dans notre civilisation, cette passion se nommerait inconstance, goût du changement. Enfin la composite, ou fougue aveugle, est la passion qui produit les dévouemens sublimes, l’inspiration dans les arts, l’éloquence de la chaire et de la tribune ; c’est celle qui s’appuie sur le besoin de grandes émotions, sur le désir de mener à bien des tâches glorieuses ou pénibles. Cela équivaut à peu près à ce que nous nommons l’enthousiasme. Ces trois passions sont supérieures aux quatre passions affectives, qui priment à leur tour les cinq passions sensuelles.

Ainsi l’humanité compte douze passions radicales, sept de l’ame, cinq de la chair, ressorts et pivots de l’attraction ; cinq passions sensitives tendant au luxe, cinq passions affectives tendant aux groupes, cinq passions distributives ou rectrices tendant aux séries. Les premières ne touchent que l’individu, les secondes rayonnent dans un cercle d’intimité, les troisièmes intéressent la société entière. C’est le jeu libre et complet de ces douze passions, se tempérant l’une l’autre, qui inspire à l’homme le sentiment religieux ou la passion de l’unité, laquelle résulte de la combinaison de toutes les autres, comme le blanc de la combinaison de toutes les couleurs. Et comme il y a des nuances de couleurs à l’infini, il y a aussi une foule de passions mixtes. Mais le nombre des passions proprement dites est rigoureusement de douze, et Fourier en trouve la preuve analogique, soit dans le système sidéral, soit dans la décomposition du prisme solaire, soit enfin dans la gamme musicale. Nous ne le suivrons pas sur ce terrain d’analogies : il a déclaré lui-même avec trop de bonne grace qu’il s’y sentait mal assis.

MÉCANISME SOCIÉTAIRE. — VIE D’UN PHALANSTÈRE.

La loi d’attraction une fois trouvée, il n’y avait plus qu’un pas à faire pour arriver au procédé sociétaire. Toutefois, avant d’opérer sur ce thème de réalisation, Fourier a voulu se justifier à lui-même, par le tableau des relations actuelles, l’utilité et l’urgence d’une réforme. Habitué à ne rien voir en beau, il a un peu chargé les traits du modèle, et peint le monde sous des couleurs qui ne le flattent pas. Dans l’état agricole, morcèlement fatal, exploitation égoïste et inexperte ; dans l’état industriel, déperdition effrayante de forces, travail répugnant, ingrat, mal rétribué, mensonge, guerre flagrante, choc d’industries ou rivales ou parallèles ; dans l’état social, lutte des diverses classes ; ici, richesse insolente ; là, misère farouche, fourberie dans les relations, méfiance érigée en esprit de conduite, oppression de la masse au profit du petit nombre ; enfin, impuissance à se défendre contre l’univers extérieur, contre les intempéries qui usent avant le temps la santé de l’homme, et contre les épidémies qui le foudroient ; voilà ce qu’il a vu, ce qu’il constate, et ce qui légitime complètement à ses yeux une aspiration vers des destinées meilleures. De ces fléaux, il en est plusieurs que l’association dans l’ordre matériel peut faire disparaître ; mais il en est d’autres qui ne se retireront que lorsque l’association aura été introduite dans l’ordre moral. Pour arriver à l’harmonie des forces humaines, il faut auparavant l’établir dans les facultés et dans les passions.

Maintenant, par quelles voies pourra-t-on à l’indigence faire succéder la richesse graduée, la vérité à la fourberie, les garanties mutuelles à l’oppression, une climature régulière aux désordres atmosphériques ; enfin à l’incohérence présente une marche de progrès pour la race humaine ; telle est la deuxième face de la question. Fourier en parcourt toutes les attenances ; il accorde un mot aux modes d’association imparfaite qui peuvent précéder le sien, examine ce qu’il nomme le garantisme, le sociantisme la communauté, pour conclure de leurs vices à la supériorité de l’association composée ou harmonienne, qui est sa découverte. Cette association, il veut la naturaliser d’abord dans l’agriculture, qu’il appelle une industrie ; grande et précieuse industrie en effet, autour de laquelle pivotent toutes les autres. Au lieu de vastes centres qui absorbent et étiolent les populations, au lieu de bourgs, de villages, de hameaux, jetés au hasard sur la carte, mal cadastrés, mal délimités, aussi incohérens dans leur distribution générale que dans leur organisation particulière, Fourier entend grouper l’humanité par communes ou phalanges, régulières pour le nombre des habitans, pour l’ordonnance intérieure et pour les conditions d’équilibre vis-à-vis d’autres phalanges ou communes, obéissant à des lois analogues. Il en serait de ces phalanges comme des corps célestes qui ont un mouvement sur eux-mêmes et un mouvement autour des corps roulant dans leur tourbillon. Le même phénomène se reproduirait au sein de la phalange, composée d’une infinité de petits centres ayant leur jeu propre, et leur jeu relatif à d’autres centres identiques. On va voir tout à l’heure le système à l’œuvre.

Le moteur de cette association est, nous l’avons dit, l’attraction passionnée, ce principe à mille fins. L’attraction vers le travail, c’est à cela que l’humanité pourra reconnaître qu’elle entre dans ses destinées futures. Que voyons-nous aujourd’hui ? D’un côté le riche qui ne travaille pas, d’un autre côté le pauvre qui travaille avec dégoût, des deux parts répugnance. N’est-ce pas là, dit Fourier, un état anormal ? Quoi ! Dieu aurait imposé le travail à l’homme comme une nécessité impérieuse, et en même temps il lui aurait mis dans le cœur une horreur instinctive pour le travail ! Évidemment il y a confusion. La répugnance n’indique qu’une chose, c’est que Dieu ne veut pas que le monde use éternellement son énergie en des besognes ingrates. Le jour où une meilleure entente présidera à la distribution du travail, les riches oisifs disparaîtront ; ils jalouseront ce qui était l’attribut du peuple. Pour cela, il faut que le travail soit une affaire d’option, un choix, un goût, une préférence, une passion enfin. Chacun s’adonnera à l’occupation qu’il aime, à vingt s’il en aime vingt. Une rivalité charmante, un enthousiasme toujours nouveau, présideront aux travaux humains, quand, sous la loi de l’attraction, les mortels se seront associés par groupes, dernière fraction sociétaire, par séries, qui sont l’association des groupes, et par phalanges, qui sont l’association des séries.

Le groupe est la sphère primitive de toute fonction, l’alvéole de la ruche sociale, le noyau de l’association. Un groupe, pour être normal, doit se composer de sept ou de neuf personnes : au-dessous il serait insuffisant, au-dessus il courrait la chance de manquer d’harmonie. L’harmonie particulière d’un groupe résulte de l’amalgame des attractions tantôt divergentes, tantôt parallèles ; l’harmonie générale entre les divers groupes résulte de leur caractère, soit identique, soit opposé. Dans la composition des groupes, toute passion est considérée comme ressort : ainsi tantôt c’est l’amitié, tantôt c’est l’intérêt, tantôt c’est l’amour, tantôt c’est la gloire qui domine un groupe, et, dans son sein, l’essor de toute passion doit avoir lieu en identité et en contraste. Chaque groupe a des modes de ralliement distincts : dans les groupes d’amitié tous s’entraînent en confusion, c’est-à-dire se confondent, l’amitié supposant une égalité parfaite ; dans les groupes d’ambition, le supérieur entraîne l’inférieur, la loi de hiérarchie le voulant ainsi ; dans les groupes d’amour, les femmes entraînent les hommes, émancipation qui en vaut une autre ; enfin, dans les groupes de famille, les inférieurs entraînent les supérieurs, concession touchante faite à la faiblesse. Ces groupes se forment d’eux-mêmes au moyen de ces divers ressorts. Chaque fois que dans un groupe il y a lieu à conférer ou un titre ou un grade, on y procède par l’élection. Tous les membres d’un groupe ont voix délibérative : la majorité fait loi. Le même mode électif, les mêmes rouages d’organisation passionnée, sont appliqués aux séries, qui sont l’association des groupes, aux phalanges, qui sont l’association des séries.

Après les groupes, qui comptent par sept ou neuf, viennent les séries, qui doivent avoir de vingt-quatre à trente-deux groupes, et qui, à leur tour, forment les phalanges. La phalange comprend environ dix-huit cents personnes. La demeure d’une phalange se nommera un phalanstère. Un phalanstère devra être un édifice à la fois commode et élégant, dans lequel l’utilité n’aura point été sacrifiée au luxe, ni l’architecture aux exigences de l’aménagement. Ce sera une vaste construction, de la plus belle symétrie, et accusant par sa grandeur les pompes de la vie nouvelle. De droite et de gauche se projetteront des ailes gracieuses repliées sur elles-mêmes, en fer à cheval. Là, loin du centre de la grande famille s’installeront les métiers bruyans. Ce palais sera double dans son étendue, avec des corps de bâtimens assez éloignés l’un de l’autre pour former des cours intérieures et ombragées, promenades des vieillards et des convalescens. Au milieu du bâtiment principal s’élèvera la Tour d’Ordre, siège du télégraphe, de l’horloge, et des signaux chargés de transmettre leurs instructions aux travailleurs disséminés dans la campagne. Le théâtre et la bourse trouveront leur place dans la même enceinte. À la hauteur du premier étage, et dans tout le pourtour de l’édifice, régnera une rue-galerie, chauffée en hiver, ventilée en été, et offrant, d’un atelier à un autre, une communication facile et à l’abri de toutes les intempéries. Au besoin cette rue-galerie servira encore de salle d’exposition aux objets d’art et aux produits industriels de toute espèce.

Dans un phalanstère, tout sera organisé pour une vie attrayante et libre, une vie au goût de chacun : commune, si l’on veut ; solitaire, si on le préfère. On y poursuivra deux visées : la commodité générale et le bien-être individuel. Les logemens, les salles de réunion, les réfectoires, les ateliers, les cuisines, les caves, les greniers, les offices, tout y sera disposé de manière à assurer des rapports prompts et faciles, des distractions variées, un service économique et intelligent. Chaque famille trouvera à se loger suivant sa fortune et suivant ses besoins, sans qu’il en résulte jamais pour elle une humiliation dans le contraste si elle est pauvre, un motif d’orgueil si elle est riche.

Maintenant, à ceux qui s’effraieraient de la mise de fonds nécessaire pour assurer tant d’aisance et réaliser tant de merveilles, Fourier répond qu’un phalanstère de dix-huit cents ames ne coûtera guère plus à construire que les quatre cents chaumières d’une commune française égale en population. Encore le phalanstère, une fois achevé grandement et solidement, sera, pendant plus d’un siècle, à l’abri des grosses réparations, tandis que, dans le même intervalle, on aura rebâti sept ou huit fois les masures de la commune française. Puis, la fondation achevée, il y a un autre compte à dresser, celui des économies du ménage sociétaire. Ainsi une immense cave remplacera quatre cents caves, un vaste grenier quatre cents greniers, une cuisine avec un personnel réduit, quatre cents cuisines avec les quatre cents femmes qu’elles absorbent sans les occuper, enfin une gigantesque blanchisserie quatre cents blanchisseries. Tous ces ateliers d’usage commun marcheront à l’aide d’une machine à vapeur qui fournira, en outre, de l’eau chaude dans tous les appartemens du phalanstère.

Cependant, au dehors de l’édifice, la campagne a changé d’aspect : les haies, les fossés, ces emblèmes de servitude et de défiance, ont disparu ; les chemins ont été combinés de manière à ménager l’espace. En échange de leurs terres, les propriétaires du sol ont reçu des actions transmissibles qui représentent la valeur de l’apport, et désormais cette vaste plaine pourra être exploitée comme si elle appartenait à un seul homme. Ainsi disparaissent, par le fait seul de l’association, tous les inconvéniens de la culture morcelée et de la propriété parcellaire. Une seule gestion, appuyée sur de grands capitaux, réalise l’emploi harmonieux de toutes les forces, et obtient la plus grande somme possible de produits. Il en est de même des ateliers industriels : au lieu de ces échoppes multipliées à l’infini, tristes, solitaires, sales et incommodes, voici des ateliers immenses et vivans, joyeux, aérés, salubres, où les machines viennent en aide aux forces de l’homme, et lui rendent le travail à la fois moins dur et plus régulier.

À ces avantages se joindront encore, dans un phalanstère, ceux qui résultent d’une meilleure organisation du travail. Le travail, en mécanisme sociétaire, sera à la fois plus attrayant et plus parfait : plus attrayant, car il n’aura lieu que par courtes séances, et au milieu des passions enthousiastes qui doivent naître de la rivalité des individus dans les groupes, des groupes dans les séries, des séries dans les phalanges ; plus parfait, car on lui appliquera le système de division parcellaire, déjà pratiqué avec succès dans nos grandes usines. Chaque industrie, ou agricole ou manufacturière, sera divisée en autant de parcelles de travail que cela sera jugé nécessaire pour un confectionnement irréprochable, et un groupe spécial sera affecté à l’exécution de chaque parcelle. Ainsi confiées aux mains les plus aptes, toutes les fractions du travail humain arriveront sur le camp à une supériorité dont il serait difficile aujourd’hui de fixer la limite. On réunirait ensuite ces élémens épars dans les divers groupes pour former une variété industrielle et la résumer dans une série. En agriculture, par exemple, étant donnée la culture du poirier, une série ou deux séries y seraient affectées, avec des groupes spécialement voués au soin de chaque espèce. En industrie manufacturière, même division de détails, même répartition parmi les diverses aptitudes. Voici d’ailleurs la formule scientifique de Fourier pour de semblables formations : « Chaque espèce d’industrie donne lieu à autant de groupes qu’elle offre de variétés, et chaque groupe se divise en autant de sous-groupes que la division de son industrie fournit de fonctions. » De cette division infinie du travail, de cet état des travailleurs toujours en présence les uns des autres, toujours en rivalité, soit pour la perfection, soit pour la rapidité de l’exécution, doivent naturellement et nécessairement sortir des résultats ignorés jusqu’à nous, des œuvres plus belles et plus vivement accomplies. Du reste le membre d’un groupe ne lui est pas tellement identifié, qu’il ne puisse faire partie d’autres groupes, et par conséquent se mêler à d’autres travaux ; d’où il suit que chaque industrie compte un grand nombre de sectaires éparpillés dans la phalange et peut, de la sorte, combiner à l’infini ses rivalités. Ce changement, cette mobilité heureuse a en outre un second avantage qui est d’engrener entre eux, par des rouages volontaires et fortuits, tous les groupes et toutes les séries.

Ainsi voilà le travail réalisé avec facilité, avec ardeur, avec enthousiasme : chaque individu, chaque groupe, chaque série y a concouru. L’œuvre a porté ses fruits : des bénéfices sont acquis, quadruples, à ce que dit Fourier, de ceux que l’on obtient par les procédés actuels ; il s’agit maintenant de les distribuer d’après le mode sociétaire, c’est-à-dire en raison du capital, du travail et du talent. Pour cela, un lot sera fait à chacun de ces droits, à chacun de ces agens de production ; et la loi de l’intérêt commun conseillera, plus qu’on ne le pense, une répartition équitable. En effet, les capitalistes, ne pouvant espérer de beaux dividendes qu’à l’aide de bons ouvriers et de bons projets, voudront que les lots de talent et de travail soient sincèrement et convenablement établis, et les non-capitalistes, ne pouvant employer les procédés avancés qu’à l’aide de capitaux, voudront les attirer en les rétribuant d’une manière généreuse. Ainsi, au lieu de s’attribuer la part du lion, chacun des intérêts associés tendra plutôt à se dépouiller en faveur des autres.

Quand trois lots auront été faits, l’un pour le capital, l’autre pour le travail, le troisième pour le talent, viendra le tour de la répartition par individus. À l’égard des capitalistes, le mode ne fait pas question ; le bénéfice sera en raison de l’apport. Mais pour le travail et le talent, une difficulté se présente, c’est d’avoir l’échelle du talent et la mesure de l’importance du travail. Ici Fourier s’écarte hardiment des routes battues ; ce n’est pas le travail brillant qui aura le pas sur les autres, mais le travail nécessaire. Il fait la part du pauvre avant celle du riche, la part des bras avant celle de l’intelligence. La masse le préoccupe beaucoup plus que l’individu, et il juge l’œuvre dans son influence sur les besoins collectifs. Il classe donc les travaux en travaux de nécessité, travaux d’utilité, travaux de simple agrément. Les travaux d’agrément seront les moins rétribués, les travaux utiles le seront davantage, les travaux nécessaires plus que les deux autres. Sous le régime actuel, c’est à peu près l’inverse. Fourier, calculant que les travaux nécessaires étaient presque tous d’une nature répugnante, a dû, pour y introduire l’attraction, les rendre beaucoup plus lucratifs que les autres, et en revanche il n’a attaché qu’une bien moindre prime aux travaux attrayans par eux-mêmes. Cette combinaison est la plus belle théorie d’équilibre qui se soit faite ; elle conclut tout-à-fait à l’avantage de ce qu’on nomme aujourd’hui la classe pauvre. En effet, comme les travaux nécessaires, durs et pénibles, sont presque tous le lot du peuple, le peuple, dans le mécanisme sociétaire, serait tout à coup placé non-seulement hors des voies du besoin, mais encore sur le chemin de la richesse. Cette nouvelle justice distributive déterminerait en outre une rotation perpétuelle, un renouvellement incessant dans le personnel des classes, et y détruirait le germe des rivalités haineuses qui les déchirent aujourd’hui. L’harmonie universelle y trouverait un gage de plus. Ce qui la garantirait mieux encore, c’est l’absence de toute misère réelle dans le monde nouveau. Il n’y a plus de pauvre dans un phalanstère ; le pauvre y est aboli. Tout sociétaire est forcément, malgré lui, à l’abri du besoin. Sa présence dans la communauté lui donne droit à un minimum en toute chose, nourriture, logement, vêtemens, ustensiles. Ce minimum lui est dû, c’est la clause formelle de l’association ; de son côté, il doit, il est vrai, son travail ; mais sous une loi qui affecte une haute paie aux besognes les plus rudes, il lui faut peu d’efforts pour s’acquitter d’abord, et capitaliser ensuite.

Quant à la distribution des lots du talent, elle serait des plus simples, car on aurait pour bases les titres ou les grades des individus, et comme les grades et les titres se confèrent, ainsi qu’on l’a vu, par la voie élective, les bénéfices seraient, en définitive, en raison de mérites déjà couronnés et d’un ascendant acquis. En dehors de cette loi applicable aux intelligences de second ordre, se trouveraient néanmoins les grands artistes, les industriels célèbres et les savans illustres. De tels hommes n’appartiendraient ni aux groupes, ni aux séries, ni aux phalanges, mais à l’humanité entière. Le globe se chargerait de leur rémunération. Dans le mécanisme sociétaire, ces hommes d’élite sont placés en dehors des autres, quant aux conditions de travail. Seulement, lorsqu’après un long repos ils ont produit leur œuvre, un jury s’assemble dans la métropole du monde pour leur voter une récompense. Qu’on se figure, par exemple, Jacquart ou Watt, Newton ou Corneille, se présentant devant ce tribunal souverain ; Jacquart avec son métier, Watt avec sa machine à vapeur, Newton avec sa théorie de l’attraction, Corneille avec sa plus belle tragédie. À l’instant même et avant toute gloire chanceuse, il serait voté à ces grands hommes une rémunération à prélever sur chaque phalange. Supposez cinq francs par phalange, et cinq cent mille phalanges dans le globe ; le jury aura décerné à l’inventeur deux millions cinq cent mille francs. Jacquart ne mourra plus dans un état voisin de l’indigence, après avoir enrichi l’univers.

Tout basé qu’il est sur une parfaite égalité de rapports et une complète liberté de mouvemens, le mécanisme sociétaire reconnaît des hiérarchies de diverses sortes, hiérarchie de passions, hiérarchie de caractères, hiérarchie d’âges, hiérarchie de fonctions, hiérarchie de travailleurs, hiérarchie de souveraineté. Quand Fourier n’exprime pas directement ces distinctions et ces nuances, il les sous-entend. Ainsi, parmi les passions, les trois passions rectrices, ou comme il dit, mécanisantes, priment les passions affectives, qui, à leur tour, commandent aux passions sensitives. Il en est de même des caractères dont Fourier fait une sorte de clavier humain, susceptible d’autant de combinaisons que peut l’être l’harmonie musicale. La hiérarchie des âges se présente sous un autre aspect : l’âge mûr en est le centre ; les deux ailes, l’une ascendante, l’autre descendante, sont, d’un côté, les années intermédiaires de l’enfance à la virilité ; de l’autre, celles de la virilité à la décrépitude. Pour la hiérarchie des fonctions, il n’y a rien à expliquer, c’est l’élection qui les confère ; mais la hiérarchie des corps de travailleurs, qu’on a vue dans ses alvéoles le groupe, la série et la phalange, se développe, dans la sphère supérieure, et forme tour à tour, la ville, la province, la capitale, la métropole continentale, la métropole universelle, enfin les armées industrielles. La phalange est un type d’association, un type étroit, mais complet ; c’est le reflet de la vie humaine. Cependant une phalange isolée n’aurait pas toutes ses conditions d’avenir, si elle n’attirait pas dans son tourbillon d’autres phalanges, qui, avec leur mouvement propre, auraient aussi un mouvement autour d’elle et par rapport à elle. Entre phalanges, les combinaisons sont les mêmes, les liens sont les mêmes qu’entre les groupes et séries ; les phalanges sont sollicitées à une association par des sympathies, par des intérêts, par des motifs d’utilité commune, tels que des ponts, des canaux, des routes, à l’exécution desquels toutes et chacune ont concouru. Bientôt, en dehors des phalanges se créeront de grands entrepôts, de grands établissemens scientifiques, de grandes manufactures, des bourses, des foires, des théâtres, des monumens d’art. Puis viendra la petite ville, centre général des phalanges, plus habitée l’hiver que l’été ; puis encore la ville provinciale, ou capitale de province, assise de manière à commander un vaste rayon intérieur, ou un beau bassin maritime, ensuite la capitale d’un empire, enfin la métropole universelle, dont Fourier fixe l’emplacement sur le Bosphore. L’un des liens les plus puissans de cette grandiose hiérarchie seraient les armées industrielles, autorité nomade et pacifique, se portant sur tous les points où les appelleraient l’utilité et la gloire communes. Une armée industrielle devra se composer, selon Fourier, de tous ceux qui excellent dans les beaux-arts, dans les sciences, dans l’industrie ; elle sera donc une réunion spontanée et libre, où chacun s’entretiendra à ses frais. Le but sera souvent d’agrément, mais, dans plusieurs cas, l’armée industrielle devra concourir aux grands travaux du globe, aux améliorations dans la climature, aux lignes importantes de communication, à la construction des vastes édifices, à la prompte réparation des calamités publiques, comme les inondations et les incendies.

Vient ensuite la hiérarchie de souveraineté. Dans Fourier, cette souveraineté est multiple ; elle demande des titulaires à tous les instincts, à toutes les facultés, à toutes les aptitudes, à toutes les passions ; elle est en outre alternée, périodique, mobile, capricieuse ; elle ne pèse point, elle n’offusque point. La souveraineté est, dans certains cas, héréditaire ; mais elle n’emporte aucune attribution de capacité ; la loi élective a réglé les fonctions et les grades. Les titres de souveraineté s’échelonnent depuis l’unarque, qui commande une phalange, jusqu’à l’omniarque, qui est l’empereur du globe. Il y a un duarque pour quatre phalanges, un triarque pour douze, un tétrarque pour quarante-huit, et ainsi de suite ; le douzarque règne sur un million de phalanges. L’omniarque vient au-dessus ; c’est le treizième grade ascendant de la hiérarchie.

Le cercle dans lequel se meut le pouvoir de ces chefs a été si minutieusement tracé, qu’il équivaut à peine à un patriarcat dévolu aux plus anciennes familles. L’élection universelle dans toutes les fonctions, et une liberté illimitée acquise désormais aux passions de l’homme, comme loi sociale et absolue, font de la souveraineté un titre presque honorifique, un titre de luxe, un titre d’apparat. Autour des chefs plus de gardes, plus de bourreau à leurs ordres, plus de tribunaux sous leurs mains. La liberté est complète, puisque toutes les passions sont légitimes ; l’égalité ne l’est pas moins, puisque dans les phalanges l’éducation est la même pour tous, les fonctions accessibles à tous, les voies de fortune et de grandeur ouvertes à tous, et aux mêmes titres. Quel rôle reste-t-il à un pouvoir dans une société ainsi faite ?

Cette liberté dont on vient de parler, Fourier l’attribue en dose égale aux deux sexes ; il fait mieux, il ne distingue pas. Si, chez lui, la femme ne joue pas le rôle important et exagéré qu’a voulu lui attribuer le saint-simonisme, du moins lui reste-t-il une part assez belle pour qu’elle ne crie pas à l’oppression et au sacrifice. Dans le mécanisme sociétaire, l’homme domine, il est vrai, la femme dans les rapports d’ambition, mais la femme y domine l’homme dans les affections d’amour et de famille. Voilà donc déjà que la femme est le pivot du ménage ; mais Fourier ne prétend pas l’y tenir dans le séquestre et dans l’isolement. « L’harmonie, dit-il, ne commettra pas, comme nous, la sottise d’exclure les femmes de la médecine, de l’enseignement, de les réduire à la couture et au pot-au-feu. Elle saura que la nature distribue aux deux sexes, par égales portions, l’aptitude aux sciences et aux beaux-arts, sauf la répartition des genres, le goût des sciences étant plus spécialement affecté aux hommes et celui des arts plus spécialement aux femmes. »

L’une des plus vives, des plus touchantes sollicitudes de Fourier, c’est l’éducation de l’enfance et l’éclosion de ses vocations. On voit qu’il parle de l’enfance avec amour, avec bonheur ; un père n’est pas plus prévoyant et plus tendre. Il est vrai que là était tout son espoir, toute sa chance à venir. Les hommes qui ont vécu sont de fer aux idées nouvelles ; l’enfance est une cire molle qui reçoit et garde toutes les empreintes. Aussi il faut voir avec quel soin Fourier classe ses élèves en six tribus, en leur donnant des noms distincts et familiers ; comment il s’élève contre notre système d’éducation, qui tend à les laisser sous la direction paternelle, toujours imprévoyante, d’après lui, et imparfaite, surtout quand il faut que l’enfant choisisse la direction la plus conforme à ses instincts et à son aptitude.

Opérer le plein développement de toutes les facultés matérielles et intellectuelles, afin de les appliquer à l’industrie productive, tel est le système d’éducation de Fourier. Il la divise en cinq phases. L’une, de première enfance, est celle où les nourrissons reçoivent dans un dortoir ou séristère commun les soins d’hommes, de femmes et d’enfans, formés en groupe pour ce travail. Ainsi, ces soins donnés à l’enfance ne sont plus un service banal, c’est une vocation, c’est une fonction sociale ; le rôle de nourrice a lui-même son importance. Fourier veut qu’une nourrice soit belle, qu’elle soit robuste, et même qu’elle ne fausse pas en chantant. Cette exigence s’explique dans un monde harmonien. L’enfant dort sur des hamacs et libre de langes ; on ne gêne pas plus ses mouvemens que, plus tard, on ne gênera ses instincts. Quand l’enfant est sur pied, l’éducation commence ; alors il faut songer à pressentir la vocation, à la solliciter, à la faire éclore ; il faut surveiller les élans de ces natures naïves, bien remarquer leur vice de choix, si c’est le furetage, si c’est la gourmandise, si c’est la singerie, si c’est l’amour du bruit, si c’est la malpropreté. Dans chacun de ces faits, il y a une révélation : selon qu’il manifestera tel appétit ou tel autre, telle préférence, telle manie, l’enfant sera ouvrier, ou artiste, ou industriel, ou gastronome, ou agriculteur. À cinq ans commence un autre ordre d’exercices ; il s’agit alors d’agrandir autant que possible les passions sensitives, et de pousser au développement du tact, de la vue, de l’ouïe, du goût et de l’odorat. Les cinq sens ont besoin d’une éducation, comme le corps d’une gymnastique ; faute de jeu et de ressort, ils s’affectent avant l’âge, s’oblitèrent, perdent toute leur subtilité. De là tant de surdités et de myopies. L’éducation des sens doit, selon Fourier, restituer à la nature humaine l’énergie de ses organes, et le luxe des facultés physiques aide plus qu’on ne le suppose à la richesse des facultés morales. De neuf à quinze ans vient le tour de la vie active, de la vie sociétaire ; c’est la période où les passions se manifestent par la voie de l’attraction, où les facultés se révèlent, où les vocations se trahissent. À seize ans, le cercle de l’éducation est parcouru : l’enfant finit, l’homme commence.

CONCLUSION.

La théorie de Fourier peut se résumer en quelques mots. Émanciper et combiner les passions, associer les facultés et les intérêts, faire prévaloir dans le monde physique et moral l’attraction sur la répugnance, trouver dans le spectacle de l’univers la voie analogique de nos destinées, voilà ce qu’il veut ; et pourtant, si courte qu’elle soit, cette formule n’est rien moins que le renouvellement entier du globe. Cela tient à une merveilleuse sagacité de l’inventeur, qui, en faisant pivoter une idée, y trouve mille facettes brillantes, originales et inattendues.

Si l’on voulait maintenant établir un parallèle rapide entre sa découverte et celle des écoles rivales, on pourrait se convaincre combien elle les laisse toutes en arrière. La théorie de Fourier, complète dès 1808, a défrayé long-temps des théories qui le désavouaient en le dépouillant. Fourier ne copiait personne ; le saint-simonisme, pour ne citer que lui, ne se bornait-il pas souvent à traduire Fourier ? Venons aux preuves.

Le saint-simonisme a fait quelque étalage de sa formule : « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » Qu’est-ce que cela, si ce n’est deux termes de la formule de Fourier, l’association du talent et du travail, et encore, dans son plagiat incomplet, le saint-simonisme néglige-t-il le capital, ce troisième terme non moins essentiel en présence d’intérêts si prompts à s’inquiéter. Le grand mobile du saint-simonisme, l’affection, qu’est-il auprès du pivot sociétaire, l’attraction ? Qu’est la genèse de l’un auprès de la splendide cosmogonie de l’autre ? la réhabilitation de la matière est-elle autre chose que le jeu libre des passions, moins leur mécanisme ? l’éducation professionnelle n’est-elle pas une copie de l’éclosion des vocations ? que devient l’association saint-simonienne sans mode de répartition, auprès du mécanisme sociétaire, où tout est réglé, distribué, prévu ? Le saint-simonisme n’en avait fait qu’un agent de monopole et de main morte ; Fourier en fait du moins un instrument de liberté. C’est là, du reste, un contraste qui se reproduit dans les détails des deux réformes et qui résulte du point de vue particulier de chaque inventeur : toujours grand seigneur, même en bouleversant le monde, Saint-Simon était dominé par des idées d’autorité et de hiérarchie ; homme du peuple, Fourier obéissait à un besoin d’émancipation et d’affranchissement. Ensuite Fourier n’a jamais attaqué de haute lutte des institutions que les hommes ont depuis long-temps appris à respecter, la sainteté du mariage, la propriété, la paternité, l’héritage. Ainsi Fourier a pour lui la date des idées, l’harmonie plus complète dans la création, la supériorité dans les vues : on le voit, tout l’avantage lui reste.

Entendons-nous dire pour cela que la découverte de Fourier soit infaillible et inattaquable ? bien s’en faut. Seulement il est plus facile de la nier que de la discuter. Elle transporte la critique sur un terrain où les points d’appui lui manquent ; elle argumente dans l’inconnu. Objecterons-nous, par exemple, que l’émancipation des passions, idée très peu neuve d’ailleurs en théorie, peut déterminer des résultats contraires à ceux que Fourier en attend ; que l’état sauvage, entre autres, celui où les instincts sont le moins refrénés, n’est pas à beaucoup près un état social que l’on puisse présenter comme type et comme modèle ? À cela, Fourier nous répondra que son système emporte non-seulement le libre essor des passions, mais aussi leur satisfaction plénière, ce qui est loin d’exister dans l’état sauvage, condition de misère, de privation et d’abrutissement. Objecterons-nous encore que, pour certaines passions sensuelles, l’expérience d’une liberté sans frein est faite depuis long-temps, et que ces passions, la gourmandise par exemple, vont toujours au-delà des satisfactions permises et raisonnables ? Fourier nous répondra que les passions, dans leur incohérence et leur servitude actuelles, ont un jeu faussé qui disparaîtra dès que l’équilibre et l’harmonie régneront parmi elles, et que, dans l’ordre sociétaire, il ne restera de la gourmandise, invoquée comme obstacle, que ce qui sera juste et nécessaire pour l’amélioration des produits gastronomiques. Si nous persistons en demandant où pourra être l’utilité de la paresse, il nous sera répliqué que la paresse, fille du travail répugnant, n’est pas une passion radicale, mais seulement un vice de notre civilisation, vice annihilé dans le travail parcellaire, organisé par courtes séances. Ainsi de tout le reste : le monde nouveau fournit solution à tout, et quand la controverse s’agite dans une éternelle pétition de principes, il n’y a plus qu’à se taire.

Reste la question d’avenir pour la doctrine sociétaire. Nous ferions volontiers des vœux pour qu’elle se résolût en faveur de Fourier, mais nous n’osons point y croire. Quand on aspire à réformer l’humanité tout d’une pièce, il y a trop de combats à livrer ; c’est vingt siéges dans un siége : un préjugé s’est à peine rendu qu’un autre se révolte. On a contre soi le pouvoir qui règne, les intérêts qui s’inquiètent, les positions qui se défendent, les routines qui s’effarouchent. Un esprit spéculatif se transporte facilement dans les sphères de l’idéal ; mais un peuple ne l’y suit pas. L’humanité est comme ces malades qui aiment mieux endurer une douleur familière et connue que s’abandonner aux hasards d’une expérience. Tout au plus adopte-t-elle ou subit-elle de loin en loin quelques progrès timides, lentement essayés, lentement consentis. Fourier, qui reconnaissait tous les instincts pour divins et bons, a dû accepter sans doute cette résistance comme un fait utile, nécessaire, en ce sens que se livrer au hasard et à la légère, c’est risquer de périr par les mains de l’empirisme.

Cependant il est dans notre espoir et dans notre conviction que la doctrine de Fourier pénétrera tôt ou tard, par quelques points de détail, la couche épaisse des habitudes régnantes. Ses parties les moins impératives, celles qui sont les plus voisines de nous, arriveront à bien les premières, et, dans un avenir lointain encore, d’autres pourront suivre. Déjà des symptômes assez concluans se font remarquer au sein des sociétés modernes : introduite par la force des faits, l’association y a marqué sa place. La diffusion des petits capitaux a créé l’association financière, qui se réalise à nos côtés, et, malgré quelques mécomptes, se légitimera par ses bienfaits. L’association ne doit point, ne peut point s’arrêter là. Quand le morcèlement du sol aura porté tous ses fruits, et qu’à la suite de dommages évidens, on reviendra de la culture émiettée à la grande culture, un autre pas se fera dans les voies d’une alliance entre les intérêts humains. De la propriété parcellaire naîtra l’association territoriale. Or, l’association territoriale, c’est la base de la découverte de Fourier.


Louis Reybaud.