Socrate chrestien/Discours 12

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Augustin Courbé (p. 308-330).

SUITE
DU MESME
SUIET,
OÙ IL EST PARLÉ
DE L’INVOCATION
DES SAINCTS.


OUtre l’Homme venu de Paris, un vieux Huguenot de nos voisins s’estoit trouvé à nostre derniere Conference, de laquelle il fust demeuré entierement satisfait, sans cette invocation qu’il ne pût gouster, & ces Vœux adressez à Saint Chrysostome. Comme il avoit esté en sa jeunesse grand tireur d’esclaircissemens, il n’oublia pas son ancienne coustume en cette rencontre ; & dés le iour mesme ayant tiré Socrate à part, il luy parla assez long-temps seul à seul.

Du lieu où i’estois, ie les apperceûs au bout de la salle ; & ayant remarqué de l’agitation sur leur visage, et quelques gestes un peu violens, je voulus sçavoir ce que c’estoit. Ie m’approchay donc d’eux ; ou pour les separer, s’ils venoient aux mains, ou pour m’offrir à mon Amy s’il avoit lié quelque partie, comme on parle en semblables occasions. Mais à vous dire le vray, ie trouvay qu’il n’avoit pas besoin de second. Le vieux Huguenot estoit desia hors de combat, & Socrate qui ne vouloit jamais de triomphe, apres l’avoir vaincu, essayoit de le persuader. S’estant servi avec succés des armes du Cardinal du Perron, sous la discipline duquel il avoit esté nourri, il employoit d’autres moyens plus populaires, & d’autres armes toutes à luy, pour achever ce qu’il avoit fait. En me voyant il s' eschauffa de nouveau. Il estala les choses qu' il avoit seulement despliées : il les porta plus avant par des interrogations oratoires et pressantes. Et adressant sa parole derechef au gentilhomme vaincu, qui avoit remué la question de l' invocation des saincts : le Cardinal Du Perron vous a satisfait par ma bouche, luy dit-il ; et il me semble qu' il ne se peut rien adjouster aux preuves et aux argumens de ce grand docteur. Comme je vous l' ay desja declaré, je ne fais point de fondement sur l' allegorie : laissons-là les esprits qui montent, et qui descendent : ne leur demandons point ce qu' ils font et ce qu' ils representent dans cette eschelle mysterieuse. Pour la chaisne d' Homere, je trouve bon qu' on la casse, et tout le profane attirail de la theologie des payens, dont l' autheur moderne s' est voulu servir. Advoüons neantmoins qu' il y a de vieilles fables, qui sont fondées dans l' ancienne verité, et que les grecs ont esté les larrons des hebreux. Quoy que puissent dire vos ministres, il y a tousjours eu liaison, il y a tousjours eu attache de la terre au ciel. Pourquoy veulent-ils rompre le commerce entre les deux eglises ; entre l' eglise qui combat et l ' eglise qui triomphe ? Les miserables vivans n' auront-ils aucune communication avecque les morts bienheureux ; avecque les morts qui vivent de la veritable vie, et de la meilleure partie d' eux-mesmes, de celle qui peut soulager les miseres, et consoler les afflictions des vivans, qui languissent plustost qu' ils ne vivent ? Pense-t-on que les saincts de Jesus Christ menent une vie pareille à celle des dieux d' Epicure ; aussi oisive, aussi endormie, aussi paresseuse, aussi negligente des choses du monde ? Est-il à croire que ceux qui ont esté en perpetuelle action, et qui ont pris par force le paradis, y jouïssent maintenant d' une molle, d' une stupide, d' une languissante felicité ? Ont-ils perdu là haut le credit qu' ils avoient icy bas ? Pour estre residens à la cour, sont-ils moins gratifiez du prince ? Leur assiduité et leur subjettion peuvent-elles moins que ne faisoient leur esloignement et leur absence ? Ont-ils moins de faveur ou moins de charité qu' ils n' avoient ? Estant à la source du bien, l' abondance les rend-elle pauvres ? Se fait-on avare dans le ciel ? Devient-on envieux dans la plenitude de la gloire ? Il n' y a point d' apparence que cela soit. Je ne sçaurois m' imaginer que le secours de ces veritables amis nous manque au besoin : je ne puis croire que leur protection finisse, que leurs prieres cessent, à cette heure qu' elles peuvent agir plus fortement, et estre plus puissantes et plus efficaces. Ils sont unis à Dieu, mais ils ne sont pas pour cela separez des hommes : et Dieu qui a pardonné à tout un peuple, à la recommandation de Moïse, de Moïse mortel et subjet aux infirmitez humaines, fera bien quelque chose, à mon advis, pour un autre Moïse, beaucoup meilleur et beaucoup plus parfait que le premier ; pour une infinité de Moïses, qui vivent en sa presence, qui sont proches de sa personne, et qui le regardent face à face. S' il n' y avoit point de commerce establi entre le ciel et la terre ; point de correspondance entre l' une et l' autre eglise, que voudroient dire les exhortations que nous font les saincts peres, de faire amitié avecque les anges ; de confirmer par nos prieres celle qui est desja faite ; d' entrer d' avance et par esprit, dans la celeste Jerusalem ; de prendre place dez cette vie, dans cette divine republique, aux droits et aux privileges de laquelle nous pretendons apres nostre mort ? Que signifieroit cette societé, cette alliance, ces entretiens, ces conferences avec les patriarches et les prophetes, avec les apostres et les martyrs ; toutes personnes estrangeres sur la terre ; invisibles à nos yeux ; esloignées du lieu où s' assemblent les fideles, d' une distance presque infinie ; tous gens de l' autre monde, et non pas de celuy-cy ? Cette brigue de leurs suffrages qui nous est conseillée, qui nous est ordonnée en termes expres, dans les anciennes homilies, seroit-ce un travail inutile et une peine perduë, apres laquelle on prendroit plaisir d' amuser nostre zele, et de lasser nostre devotion ? Seroit-ce pour neant, qu' on auroit crié si souvent, et il y a si long-temps, dans la metropolitaine de l' univers, sur le throsne des apostres, dans la chaire de Sainct Pierre, (...). Mon bon gentilhomme, poursuivit Socrate, en finissant ce discours, rendez-vous à ce latin : il ne vous doit pas estre suspect : il est des premiers siecles de l' eglise ; il est de Rome veritablement orthodoxe ; de vostre Rome, aussi bien que de la nostre. Prenez le conseil que vous donne un pape, que les ministres mesmes ne sçauroient s' empescher d' appeller sainct ; qui parut devant Attila avec une forme plus qu' humaine ; armé de vertu, de religion et de saincteté ; du visage duquel ce redoutable barbare vit sortir des esclairs qui luy firent peur. Il n' est point d' oracle plus certain que celuy du vatican de ce temps-là ; et sur le subjet dont il s' agit, cét oracle ne s' est point expliqué douteusement ; n' a point voulu tromper le monde, par des termes ambigus et captieux. Il n' a point entendu une societé impossible ; des voix en l' air et jettées au vent ; des paroles adressées à des sourds ; un commerce en des lieux inaccessibles ; une amitié sterile, impuissante, defectueuse ; une portion et une moitié d' amitié ; une amitié toute d' un costé, sans revanche ni retribution de l' autre. Mais nous avons tort de nous eschauffer là-dessus, et vos ministres se moquent de s' arrester à si peu de chose. Il ne faudroit pas seulement leur laisser ouvrir la bouche en cette rencontre : nous devrions les traiter de ridicules, apres les avances qu' ils ont faites, et les reserves qu' ils veulent faire. Puisqu' ils nous ont accordé le plus, nous sçauroient-ils refuser le moins ? Nous ayant donné le mystere de la trinité, et celuy de l' incarnation, ils ne se sont rien reservé apres cela. Par la concession de ces deux grandes, estranges, estonnantes veritez, ils ont renoncé à la liberté de leur esprit ; et cette liberté est une chose qui ne peut ni se perdre ni se conserver que toute entiere. La mesme authorité qui les asseure de la certitude du symbole des apostres, les asseure de la validité de toutes les autres pieces de la religion, et ils ne sont pas mieux fondez de la contester icy que là. L' authorité estant infaillible, elle est infaillible par tout ; elle est également infaillible. Le chrestien estant captif de la foy, et non pas juge de la doctrine, doit obeïr à la voix qui parle, sans deliberer sur les paroles, parce que les paroles ne le persuaderont pas, si la voix ne l' a desja persuadé. On n' a plus de droict de rentrer dans les termes de la premiere franchise de l' homme, quand on a subi le joug de Dieu dominant et victorieux. Il n' est pas temps de vouloir se servir de la raison, apres l' avoir soûmise à la foy. Quel jeu, je vous prie, seroit celuy-là de quitter tantost sa raison, et tantost de la reprendre ; de choisir dans le christianisme, certains endroits qui plaisent, et de rejetter les autres qui ne plaisent pas ; d' estre demy incredule, et demy croyant ? Ce seroit capituler avec Jesus Christ, et faire des conditions avecque l' eglise. Ce seroit faire quelque chose de pis, et passer de la complaisance au desmenti, en luy advoüant une partie de ce qu' elle nous propose à croire, et luy soustenant que le reste est faux. Disons-le encore une fois, pour ne plus rien dire à vos ministres, et pour couper la gorge à tous nos proces. On ne se deffend plus dans une place renduë. Lors qu' on a mis les armes bas, et qu' on a presté le serment de fidelité, ce n' est pas estre brave et bon citoyen que d' insister sur ses privileges, et de songer à sa premiere liberté ; c' est estre rebelle et mauvais subjet : ce n' est pas guerre, c' est sedition. Les philosophes payens, et les autres estrangers du royaume de Jesus Christ, sont nos vrais et nos legitimes ennemis : les chrestiens qui ne sont pas catholiques, sont nos mutins et nos souslevez. Ce qu' ils font n' est pas acte d' hostilité ; c' est crime de felonnie, c' est une espece de parricide. Car en effet oseroient-ils nier, que ce ne soit de nostre eglise qu' ils ont receû la vie et l' estre spirituel ; qu' ils ont tiré leur premiere nourriture et leur premier lait ? C' est sous son empire qu' ils sont nez, et dans l' estenduë de sa jurisdiction, qu' ils font leurs courses et leurs ravages : c' est en son nom, et avecque ses livrées qu' ils luy ont commencé, et qu' ils luy continuënt la guerre. Ainsi en attaquant nostre eglise, ils font la guerre en mesme temps, et contre une mesme personne, à leur mere et à leur nourrice, à leur souveraine et à leur maistresse. Combien de crimes en un seul crime ! Socrate achevant ces paroles, receût une despesche dont il fut surpris, et à laquelle nous donnasmes bien des maledictions, parce qu' elle l' obligeoit à partir le lendemain, pour s' en retourner en son pays. Il nous avoit fait esperer un plus long sejour, qui nous eust fourni matiere d' un plus gros volume. Mais l' interest d' autruy le ravit à son propre contentement ; car il est vray qu' il ne se desplaisoit pas icy : et outre l' inclination qu' il avoit pour nous, nostre valée rioit à ses yeux. Il en fut rappellé par la necessité des affaires de sa maison, dont il apprit d' assez mauvaises nouvelles : et s' il n' eust prevenu en diligence les desordres qui la menaçoient, elle estoit sur le point de se brouïller davantage, par la division que l' artifice des valets avoit fait naistre parmi les freres. Quoy que l' estude de la sagesse le détachast du soin des choses humaines, pour le renfermer en luy-mesme presque tousjours, il en sortoit toutes les fois que le monde avoit besoin de luy. Quelque grand philosophe qu' il fust, il ne laissoit pas d' estre bon parent, et de donner beaucoup aux devoirs du sang et de la nature. Jamais solitaire ne fut plus sociable que luy, ni plus capable des vertus civiles, ni plus sensible aux belles et honnestes passions. Nous nous separasmes donc avec tendresse et douleur. Les coustumes de l' ancienne hospitalité furent observées de part et d' autre, par les petits presens qu' on se fit. Le maistre du logis regala Socrate du tableau de la nativité de nostre seigneur, s' imaginant qu' il en avoit eu envie, dez la premiere fois qu' il le vit ; et d' ailleurs, il luy sembloit que ce devoit estre le prix des discours qui avoient esté faits, comme c' en avoit esté l' occasion. Socrate receût avec joye cette rare piece. Mais il ne voulut pas se laisser vaincre de liberalité. Pour un tableau il en rendit deux, l' un et l' autre tiré du mesme subjet que celuy qu' il emporta. Ces deux peintures parlantes sont de la main de deux ouvriers, dont la France connoist le nom, et ne mesprise pas les ouvrages : elles s' adressent à Jesus Christ né : et peuvent estre jointes aux douze conversations, soit pour la ressemblance de la maniere, puisque Socrate ne parloit jamais sans quelque sorte d' inspiration, soit pour la conformité de la chose, dont la fin aura du rapport au commencement.