Socrate chrestien/Discours 5

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Augustin Courbé (p. 51-81).

DE LA
TROP GRANDE
SUBTILITÉ,
DANS LES CHOSES
DE LA RELIGION.



CEs quatre Discours, recueillis de la bouche de Socrate, donnerent reputation au seiour qu’il faisoit en nostre Province : et cette reputation attiroit tous les iours chez son hoste, quantité d’honnestes Curieux : Entre autres, il y vint deux bons Peres de l’Ordre de Saint *** nouvellement arrivez d’Espagne, & chargez d’une Somme de Theologie, qui eust esté capable d’assommer, je n’oserois dire le reste. Apres un long entretien que Socrate eut avec eux, nous entrasmes dans le Cabinet, où il les avoit menez, & le trouvasmes sur la fin de la conference qu’il avoit euë. Mais pour l’amour de nous, & à la priere mesme des bons Peres, il nous fit un abbregé des choses qu’il venoit de leur dire : Il fit encore plus que cela ; Il nous annonça la venuë d’un Homme, qui nous en devoit dire plus que luy : et avec cette belle maniere, qui estoit tout air de pedanterie à l' authorité de maistre, qu' il s' estoit acquise de longue main. Est-il bien vray, dit-il aux bons peres, que vostre docteur espagnol soit desja au vingt-cinquiesme de ses volumes, et qu' il en promette encore autant ? Ce ne sont pas des promesses, ce sont des menaces qu' il nous fait. Mais l' eglise est trop bonne, pour nous obliger à lire tout ce que les docteurs escriront. Si elle imposoit ce joug aux fideles, elle donneroit matiere de schisme, et il seroit à craindre que le nombre des fideles se diminuast. Dieu nous garde d' un si grand malheur, et tout-ensemble d' une si pesante obligation. Ces montagnes d' escritures accablent les testes, et n' edifient point les esprits. Ces volumes se forment d' un desbordement d' humeurs corrompuës ; se grossissent des superfluitez et des excremens de l' esprit humain. Les monosyllabes des sages valent bien mieux que tant de chapitres et de paragraphes ; que tant de distinctions, tant de divisions et de subdivisions. Personne ne doute que les plus courtes folies ne soient les meilleures. Et s' il est de nostre prudence de choisir entre les maux ceux qui sont les plus petits, j' aime encore mieux les libelles qui courent en France, et qui se mettent dans la pochette, que les tomes qui viennent d' Espagne par charroy, qui sont les fardeaux et les empeschemens des bibliotheques. Parlons-en neantmoins sans passion, et que nos jugemens particuliers ne se sentent point de l' animosité de la guerre generale. Vous ne me démentirez pas, vous qui avez voyagé du costé du nort (un des peres à qui Socrate parloit, avoit esté en Pologne) il y a de grands païs dans le monde, qui sont de grandes solitudes. Pour y voir une maison, il y faut faire plusieurs journées. On pourroit dire le semblable de vos gros volumes. Que de sables, que de landes, que de terres vagues, dans cette vaste estenduë, dans ces espaces immenses ! à la bonne heure pourtant si ce n' estoient que simples deserts ; s' il n' y avoit qu' une longue et ennuyeuse sterilité à y remarquer. Le mal est que ces deserts sont souvent fertiles en mauvaises choses. Ils produisent des bestes sauvages ; on y rencontre quelquefois de farouches et de monstrueuses opinions. Mais quand les opinions de vos docteurs se contiendroient dans une innocente extravagance, et qu' elles ne feroient ni bien ni mal ; quand mesme elles partiroient d' une bonne et pieuse intention, il y auroit tousjours de la temerité en ces extravagances bien intentionnées. Les autheurs grecs ont fait des fautes grossieres, parlant des affaires des romains. Les historiens latins se sont rendus ridicules, sur le subjet de l' histoire des hebreux. Ceux qui ont traduit d' une langue en une autre, avec le plus de reputation, ont pris des rivieres pour des montagnes, et des hommes pour des villes. Les mesprises de vos docteurs ne doivent rien à celles-là. La raison humaine fait, s' il se peut, de plus estranges equivoques, quand elle traite des choses divines. Estant foible et courte, comme elle est, elle devroit s' espargner et se mesurer : elle devroit estre plus discrete et plus retenuë. Il peut y avoir de l' intemperance au desir d' apprendre, et de s' enquerir. C' est un vice que de sçavoir trop de nouvelles. L' ancienne morale l' a condamné : les characteres de Theophraste ne l' oublient pas. Et s' il est vray ce qu' on a dit autrefois, qu' il ne faut pas estre curieux dans la republique d' autruy, quelle audace est-ce, je vous prie, quel attentat à un citoyen du bas monde, à un habitant de la terre, de se mesler si avant des choses superieures, et des affaires du ciel ? En quel païs est-il plus estranger qu' en celuy là ? Y a-t-il de republique, qui luy soit plus inconnuë ? Y a-t-il un autruy, dont il soit plus esloigné ; avec lequel il ait moins de societé et moins de commerce ? Nous devons ce respect à cette majesté qui se cache, de ne vouloir pas la descouvrir ; de ne la chercher pas avec tant de diligence et d' empressement. Arrestons-nous à ses dehors et à ses rempars, sans la poursuyvre jusques dans son fort et dans ses retranchemens. Adorons les voiles et les nuages qui sont entre nous et elle. Puisqu' elle habite une lumiere inaccessible, ne faisons point de dessein sur le lieu de sa demeure : n' essayons point de le surprendre par la subtilité de nos questions ; de le forcer par la violence de nos argumens. Si nous avons soin de la conservation de nos yeux ? Si nostre vie nous est chere, fuyons cette presence redoutable, cette fatale lumiere, cette lumiere qui esblouït les anges et qui tuë les hommes. Vous avez ouï parler d' un royaume, où c' est crime de leze-majesté de regarder le roy au visage. Il n' est permis aux peintres que de peindre ses espaules : mille barrieres, mille grilles et mille rideaux le separent de ceux mesmes qui viennent traiter aveque luy. Il me semble que Dieu meriteroit bien autant de ceremonie. Des devoirs aussi scrupuleux et aussi craintifs ne le seroient pas trop en cette occasion. Est-il plus petit monarque que celuy-là ? Au co ntraire à proprement parler, il n' est point de pure monarchie que la sienne, ni de veritable monarque que luy. Il gouverne tout seul toutes choses. Dans la direction de l' advenir ; dans la jouïssance de ses pensées ; dans la possession de soy-mesme, il ne souffre ni compagnons, ni arbitres, ni tesmoins. Et neantmoins, esloignez que nous sommes de luy, d' une distance qui ne se peut mesurer, et confinez au plus bas estage du monde qu' il a basti, nous voulons monter sur son throsne et toucher à sa couronne ; nous aspirons à sa plus estroite confidence et à sa derniere familiarité. Au moins pretendons-nous de le voir aveque des yeux de chair, de le comprendre avec un esprit noyé dans le sang et enseveli dans la matiere. Nous entreprenons de discourir de sa nature et de son essence, de faire des relations de sa conduite et de ses desseins, avec le jargon de la philosophie d' Aristote. Pour ne rien dire de plus rude, nos pretentions sont trop hautes ; nos entreprises sont trop disproportionnées à nostre force. J' advoue pourtant que ce dieu caché, ce dieu incomprehensible, est bon jusques à l' exces. Il aime quelquefois les hommes, jusqu' à leur apprester des delices, et à leur fournir des passe-temps. Et suyvant cette inclination bien-faisante, il les a voulu favoriser encore en cecy, et donner quelque chose à leur naturelle subtilité. Il nous a permis de nous divertir et de nous esbattre dans les escholes, je ne le nie pas ; mais je soustiens que c' est sous certaines regles et sous certaines conditions, qui sont prescrites à nos divertissemens et à nos esbats. Nous pouvons nous jouër tant qu' il nous plaira, Dieu nous en donne la permission, pourveu que nos jeux soient innocens et modestes ; pourveu qu' il y ait des bornes marquées au delà desquelles nous ne portions point la liberté que son indulgence nous accorde. Hors mesme de son paradis terrestre il y a des fruits, ausquels il nous deffend de toucher : et sa deffense n' est pas un effet de sa jalousie ; c' est une marque de son amour : parce que ces fruits ne se peuvent cueillir sans hazard, parce qu' ils sont meslez parmi les poisons ; parce qu' ils croissent dans les precipices. Dieu ne trouve pas bon que nous facions voir nostre adresse en des lieux si dangereux ; que nous capriolions où il est difficile de cheminer ; que nous soyons ingenieux et hardis où nous devons estre simples et timides. Ce sont des endroits de la science, fameux par les cheutes des sçavans, et dont les habiles ne s' approchent que de loin. Mais il s' en trouve de si malheureusement habiles, qu' ils se creusent des abysmes, et se font des precipices par tout : ils tombent avec art et avec dessein, et dans les chemins les plus beaux et les plus unis. L' ignorance toute pure est beaucoup meilleure que cette science de faillir ; que la science de ce temeraire grec, qui voulut faire un christianisme de sa façon, et coudre des fables à la verité, en meslant ses pensées dans celles de Dieu : il ne se contenta pas des anciennes richesses de la theologie ; il en chercha de nouvelles par des distillations curieuses : il souffla aussi malheureusement que ces pauvres alchimistes, qui courent apres des tresors, et n' attrapent que de la fumée. L' esprit qui le devoit vivifier, fut celuy qui le tua, et il fut fou par trop de raison. Que luy servit la lumiere qu' à le rendre aveugle ? Que gagna-t-il de sortir de la region des tenebres, et de quitter les erreurs du paganisme ? C' estoit quitter une idolâtrie pour une autre : c' estoit renoncer au culte des dieux, pour se faire des dieux de ses inventions ; pour adorer son propre sens et ses propres fantaisies. Il faut que la philosophie serve et obeïsse dans l' eglise, et non pas qu' elle y regne et qu' elle y commande. Aristote, Platon, et les autres philosophes sont des captifs, et des prisonniers de Jesus Christ. Ils doivent recevoir la loy de luy, et non pas la luy donner. Ils ne sont pas dans le siege du victorieux ; ils suyvent le chariot de son triomphe ; ils sont de son train et de son bagage. Les premiers fideles n' ont point donné d' autre rang aux philosophes. Ils ont usé de la philosophie de cette façon ; et les premiers docteurs mesmes n' en ont pas abusé, comme quelques-uns ont fait depuis. Aussi-bien que nous, ils ont advoüé qu' il y avoit des connoissances reservées pour la vie future ; qu' il y avoit des veritez closes et seellées ; qui ne se décacheteront, qui ne s' expliqueront que dans le ciel ; que Dieu luy mesme en garde le chiffre ; qu' elles feront partie de la recompense de ses esleûs. à tout le moins qu' on se tienne dans les termes de ces premiers, et que la modestie des anciens soit une leçon pour les modernes. Qu' à leur exemple on se guerisse du desir de la nouveauté ; nouveauté presque tousjours ou mauvaise, ou perilleuse, ou suspecte. Qu' on se desface de l' ambition de penetrer plus avant qu' eux, dans un païs qu' ils ont connu, et qu' ils ont apprehendé. Ils ont fait toutes les descouvertes ; ils ont achevé toutes les conquestes : il ne faut plus songer à descouvrir ni à conquerir. Il vaut bien mieux vivre de ses rentes, et jouïr à son aise de leurs peines, en leur rendant l' honneur qu' ils ont merité, et la reconnoissance qui leur est deuë. Car il se peut faire que ces docteurs subtils estoient necessaires au monde ; je dis au monde curieux, au monde disputeur, au monde contredisant. Peut-estre qu' ils sont entrez dans le dessein de la providence de Dieu, pour l' accomplissement du royaume de son fils ; pour la derniere perfection de l' oeconomie de son eglise. Vous sçavez que le fils de Dieu a envoyé divers apostres à divers peuples. Vous sçavez que toutes les missions qu' il a ordonnées, n' ont pas esté faites en mesme temps, et par les douze premiers envoyez. Il n' a jamais manqué, et ne manquera jamais de pareils ambassadeurs : il en a tousjours de tout-prests à recevoir ses ordres ; à executer ses commandemens ; à partir pour les occasions de son service. Il a plus d' un Sainct Pierre et plus d' un Sainct Paul, nous n' en devons pas douter. Il a aussi plus d' un Sainct Thomas. Et à vostre advis n' auroit-il point envoyé le Sainct Thomas des derniers temps, aux successeurs d' Aristote, afin de les traiter selon leur humeur, et de les convertir à leur mode ; afin de les gagner par leurs syllogismes et par leur dialectique ? Ce Sainct Thomas de l' eschole n' auroit-il point esté choisi, pour estre l' apostre de la nation des peripateticiens, qui n' estoit pas encore bien assujettie et bien domtée ? Nation presomptueuse et mutine ; qui defere si peu à l' autorité ; qui se fonde tousjours en raison ; qui demande tousjours pourquoy cela est ; qui est si impatiente de repos, si ennemie de la paix, si disposée aux choses nouvelles. Il me semble que cette derniere mission n' a pas esté inutile, et il y a quelque apparence à ce que je dis. Mais il en faudra dire davantage, quand l' excellent homme dont je vous ay tant parlé, nous aura communiqué les belles choses qu' il a nouvellement meditées. Il m' a promis de les apporter icy : et je ne doute point que ces belles choses ne pesent pour le moins autant qu' elles brillent ; ne soient aussi fortes et solides qu' elles sont subtiles et deliées. Je l' ay ouï prescher : je l' ay veû en conversation, et mon tesmoignage ne vous doit pas estre suspect. C' est un homme qui n' a point de visions, et qui ne croit point avoir de lumieres. Sa speculation s' accommode le plus qu' il peut avec le sens commun. Il suit Aristote, sans estre son esclave, et le quitte sans devenir son ennemi. Ce n' est point un factieux dans la theologie. Il ne se veut point faire remarquer par la singularité de ses opinions. Il defere beaucoup à la pieté et à la doctrine des peres ; mais il advouë aussi qu' il doit beaucoup à l' ordre et à la methode des scholastiques. Son équité et sa moderation se conservent parmi les aigreurs et les animositez des partis. Il s' éloigne en égale distance de l' une et de l' autre extremité. Je vous le redis, et vous le verifierez quand vous l' aurez veû. Son esprit ne tient rien de la lie et de l' impureté de la terre : mais ce n' est pas pourtant de l' air que debite son esprit. Ses subtilitez ont racine et fondement : celles de la pluspart de vos docteurs espagnols n' ont que des feuïlles et de la montre ; ne sont que des apparences et des couleurs, qui amusent et qui trompent, comme celles des nuées et de l' arc-en-ciel. Ils croyent pourtant vos docteurs, que leurs subtilitez sont aussi solides et aussi fermes que les gonds sur lesquels roulent les globes des cieux, que les pilotis sur lesquels Dieu a basti le monde : ce sont les termes magnifiques dont un d' eux se servit une fois, me parlant de luy et de sa raison. Et le bon est qu' en vertu de cette souveraine raison, ainsi leur plaist-il de l' appeller, ils pretendent de regner par tout, de juger de tout, d' estre les arbitres de toutes choses : ils veulent conserver dans la conversation, et dans les affaires d' estat, l' authorité qu' ils ont usurpée à l' eschole et aux actes de philosophie. Il faut que je vous le face voir, avant que nous-nous separions, et que je prenne congé de la compagnie. Ce sera par un exemple de fraische memoire, et qui ne vient pas de loin d' icy, quoy qu' il meritast de venir de Cordouë ou de Salamanque. Cét exemple vous montrera jusqu' où peut aller la confiance et la presomption d' un docteur. J' estois il y a quelque temps à la Rochelle, au logis de monsieur le grand prieur de France ; où arriva un gentilhomme de Saintonge, qui luy dit pour nouvelles, que Monsieur Le Duc D' Espernon estoit de retour d' Angleterre, depuis deux jours. Le pere (...) fameux et redoutable dialecticien, qui se trouva là, ne donna pas le loisir à monsieur le grand prieur de parler, et de dire ce qui luy sembloit de cette nouvelle. Mais se levant de sa chaire, avec sa mine et sa desmarche de philosophe gladiateur ; cela ne sçauroit estre, s' escria-t-il, s' adressant au gentilhomme saintongeois, par quatre raisons indisputables, et je m' en vay vous prouver qu' il faut de necessité que Monsieur D' Espernon soit encore à Londres. Je l' ay pourtant veû à Plassac, respondit le gentilhomme. N' importe, repliqua le pere, il est plus à croire que les yeux se trompent que la raison : c' est un fantosme que vous avez veû, et c' est la verité que je sçay. Je pense que vous estes homme d' honneur, et que vous ne voudriez pas en faire accroire à personne : mais je soustiens que les sens sont des imposteurs ; que l' homme exterieur est subjet aux illusions ; que la nouvelle dont il s' agit, implique contradiction morale, et peut-estre contradiction physique, etc. Apres cét exemple, fions-nous à la souveraine raison ; faisons conscience de douter de l' infaillibilité d' un maistre és arts ; ne faisons point de difference entre les visions de nos docteurs, et les oracles de nostre doctrine : recevons les nouvelles du monde à venir, sur la parole de ces gens-là, qui jugent si bien des nouvelles du monde present. Bon Dieu, qu' Aristote et que sa dialectique ont gasté de testes ! Qu' il y a dans le monde de foux serieux ; de foux qui se fondent en raison ; de foux qui sont déguisez en sages ! ô mon dieu, que le silence du sanctuaire est bien meilleur que le babil des academies, et qu' il vaut bien mieux marcher dans la simplicité de vos voyes, que de s' égarer dans les labyrintes d'Aristote.