Socrate chrestien/Discours 5
DE LA
TROP GRANDE
SUBTILITÉ,
DANS LES CHOSES
DE LA RELIGION.
Es quatre Discours, recueillis de la bouche de
Socrate, donnerent reputation au seiour qu’il faisoit
en nostre Province : et cette reputation attiroit tous
les iours chez son hoste, quantité d’honnestes
Curieux : Entre autres, il y vint deux bons Peres de
l’Ordre de Saint *** nouvellement arrivez
d’Espagne, & chargez d’une Somme de Theologie, qui
eust esté capable d’assommer, je n’oserois dire le
reste. Apres un long entretien que Socrate eut avec
eux, nous entrasmes dans le Cabinet, où il les avoit
menez, & le trouvasmes sur la fin de la conference
qu’il avoit euë. Mais pour l’amour de nous, & à la
priere mesme des bons Peres, il nous fit un abbregé des
choses qu’il venoit de leur dire : Il fit encore plus
que cela ; Il nous annonça la venuë d’un Homme, qui
nous en devoit dire plus que luy : et avec cette belle
maniere, qui estoit tout air de pedanterie à
l' authorité de maistre, qu' il s' estoit acquise de
longue main.
Est-il bien vray, dit-il aux bons peres, que vostre
docteur espagnol soit desja au vingt-cinquiesme de ses
volumes, et qu' il en promette encore autant ? Ce ne
sont pas des promesses, ce sont des menaces qu' il nous
fait. Mais l' eglise est trop bonne, pour nous obliger
à lire tout ce que les docteurs escriront. Si elle
imposoit ce joug aux fideles, elle donneroit matiere
de schisme, et il seroit à craindre que le nombre des
fideles se diminuast. Dieu nous garde d' un si grand
malheur, et tout-ensemble d' une si pesante obligation.
Ces montagnes d' escritures accablent les testes, et
n' edifient point les esprits. Ces volumes se forment
d' un desbordement d' humeurs corrompuës ; se
grossissent des superfluitez et des excremens de
l' esprit humain. Les monosyllabes des sages valent
bien mieux que tant de chapitres et de paragraphes ;
que tant de distinctions, tant de divisions et de
subdivisions.
Personne ne doute que les plus courtes folies ne soient les meilleures. Et s' il est de nostre prudence de
choisir entre les maux ceux qui sont les plus petits,
j' aime encore mieux les libelles qui courent en
France, et qui se mettent dans la pochette, que les
tomes qui viennent d' Espagne par charroy, qui sont les
fardeaux et les empeschemens des bibliotheques.
Parlons-en neantmoins sans passion, et que nos
jugemens particuliers ne se sentent point de
l' animosité de la guerre generale.
Vous ne me démentirez pas, vous qui avez voyagé du
costé du nort (un des peres à qui Socrate parloit,
avoit esté en Pologne) il y a de grands païs dans le
monde, qui sont de grandes solitudes. Pour y voir une
maison, il y faut faire plusieurs journées. On pourroit
dire le semblable de vos gros volumes. Que de sables,
que de landes, que de terres vagues, dans cette vaste
estenduë, dans ces espaces immenses ! à la bonne heure
pourtant si ce n' estoient que simples deserts ; s' il
n' y avoit qu' une longue et ennuyeuse sterilité à y
remarquer. Le mal est que ces deserts sont souvent
fertiles en mauvaises choses. Ils produisent des
bestes sauvages ; on y rencontre quelquefois de
farouches et de monstrueuses opinions. Mais quand les opinions de vos docteurs se
contiendroient dans une innocente extravagance, et
qu' elles ne feroient ni bien ni mal ; quand mesme elles
partiroient d' une bonne et pieuse intention, il y auroit
tousjours de la temerité en ces extravagances bien
intentionnées.
Les autheurs grecs ont fait des fautes grossieres,
parlant des affaires des romains. Les historiens
latins se sont rendus ridicules, sur le subjet de
l' histoire des hebreux. Ceux qui ont traduit d' une
langue en une autre, avec le plus de reputation, ont
pris des rivieres pour des montagnes, et des hommes
pour des villes. Les mesprises de vos docteurs ne
doivent rien à celles-là. La raison humaine fait,
s' il se peut, de plus estranges equivoques, quand elle
traite des choses divines. Estant foible et courte,
comme elle est, elle devroit s' espargner et se mesurer :
elle devroit estre plus discrete et plus retenuë.
Il peut y avoir de l' intemperance au desir
d' apprendre, et de s' enquerir. C' est un vice que de
sçavoir trop de nouvelles. L' ancienne morale l' a
condamné : les characteres de Theophraste ne
l' oublient pas. Et s' il est vray ce qu' on a dit
autrefois, qu' il ne faut pas estre curieux dans la
republique d' autruy, quelle audace est-ce, je vous
prie, quel attentat à un citoyen du bas monde, à un
habitant de la terre, de se mesler si avant des choses
superieures, et des affaires du ciel ? En quel païs
est-il plus estranger qu' en celuy là ? Y a-t-il de
republique, qui luy soit plus inconnuë ? Y a-t-il un
autruy, dont il soit plus esloigné ; avec lequel il
ait moins de societé et moins de commerce ?
Nous devons ce respect à cette majesté qui se cache, de
ne vouloir pas la descouvrir ; de ne la chercher pas
avec tant de diligence et d' empressement. Arrestons-nous
à ses dehors et à ses rempars, sans la poursuyvre
jusques dans son fort et dans ses retranchemens. Adorons
les voiles et les nuages qui sont entre nous et elle.
Puisqu' elle habite une lumiere inaccessible, ne faisons
point de dessein sur le lieu de sa demeure : n' essayons
point de le surprendre par la subtilité de nos
questions ; de le forcer par la violence de nos
argumens. Si nous avons soin de la conservation de nos
yeux ? Si nostre vie nous est chere,
fuyons cette presence redoutable, cette fatale lumiere, cette lumiere qui esblouït les anges et qui tuë les
hommes.
Vous avez ouï parler d' un royaume, où c' est crime de
leze-majesté de regarder le roy au visage. Il n' est
permis aux peintres que de peindre ses espaules : mille
barrieres, mille grilles et mille rideaux le separent
de ceux mesmes qui viennent traiter aveque luy. Il me
semble que Dieu meriteroit bien autant de ceremonie.
Des devoirs aussi scrupuleux et aussi craintifs ne le
seroient pas trop en cette occasion. Est-il plus petit
monarque que celuy-là ? Au co ntraire à proprement
parler, il n' est point de pure monarchie que la sienne,
ni de veritable monarque que luy. Il gouverne tout seul
toutes choses. Dans la direction de l' advenir ; dans la
jouïssance de ses pensées ; dans la possession de
soy-mesme, il ne souffre ni compagnons, ni arbitres, ni
tesmoins.
Et neantmoins, esloignez que nous sommes de luy, d' une
distance qui ne se peut mesurer, et confinez au plus
bas estage du monde qu' il a basti, nous voulons monter
sur son throsne et toucher à sa couronne ; nous
aspirons à sa plus estroite confidence et à sa derniere
familiarité. Au moins pretendons-nous de le voir
aveque des yeux de chair, de le comprendre avec un
esprit noyé dans le sang et enseveli dans la matiere.
Nous entreprenons de discourir de sa nature et de son
essence, de faire des relations de sa conduite et de
ses desseins, avec le jargon de la philosophie
d' Aristote. Pour ne rien dire de plus rude, nos
pretentions sont trop hautes ; nos entreprises sont
trop disproportionnées à nostre force.
J' advoue pourtant que ce dieu caché, ce dieu
incomprehensible, est bon jusques à l' exces. Il aime quelquefois les hommes, jusqu' à leur apprester des
delices, et à leur fournir des passe-temps. Et suyvant
cette inclination bien-faisante, il les a voulu
favoriser encore en cecy, et donner quelque chose à leur
naturelle subtilité. Il nous a permis de nous divertir
et de nous esbattre dans les escholes, je ne le nie
pas ; mais je soustiens que c' est sous certaines
regles et sous certaines conditions, qui sont prescrites
à nos divertissemens et à nos esbats. Nous pouvons nous
jouër tant qu' il nous plaira, Dieu nous en donne la
permission, pourveu que nos jeux soient innocens et
modestes ; pourveu qu' il y ait des bornes marquées au
delà desquelles nous ne portions point la liberté que
son indulgence nous accorde.
Hors mesme de son paradis terrestre il y a des fruits,
ausquels il nous deffend de toucher : et sa deffense
n' est pas un effet de sa jalousie ; c' est une marque
de son amour : parce que ces fruits ne se peuvent
cueillir sans hazard, parce qu' ils sont meslez parmi
les poisons ; parce qu' ils croissent dans les
precipices. Dieu ne trouve pas bon que nous facions
voir nostre adresse en des lieux si dangereux ; que
nous capriolions où il est difficile de cheminer ; que
nous soyons ingenieux et hardis
où nous devons estre simples et timides. Ce sont des
endroits de la science, fameux par les cheutes des
sçavans, et dont les habiles ne s' approchent que de
loin. Mais il s' en trouve de si malheureusement habiles,
qu' ils se creusent des abysmes, et se font des
precipices par tout : ils tombent avec art et avec
dessein, et dans les chemins les plus beaux et les
plus unis.
L' ignorance toute pure est beaucoup meilleure que cette
science de faillir ; que la science de ce temeraire
grec, qui voulut faire un christianisme de sa façon, et
coudre des fables à la verité, en meslant ses pensées
dans celles de Dieu : il ne se contenta pas des
anciennes richesses de la theologie ; il en chercha
de nouvelles par des distillations curieuses : il
souffla aussi malheureusement que ces pauvres
alchimistes, qui courent apres des tresors, et
n' attrapent que de la fumée. L' esprit qui le devoit
vivifier, fut celuy qui le tua, et il fut fou par trop
de raison.
Que luy servit la lumiere qu' à le rendre aveugle ? Que
gagna-t-il de sortir de la region des tenebres, et de
quitter les erreurs du paganisme ? C' estoit quitter une
idolâtrie pour une autre : c' estoit renoncer au culte
des dieux, pour se faire des dieux de ses inventions ;
pour adorer son propre sens et ses propres fantaisies.
Il faut que la philosophie serve et obeïsse dans l' eglise,
et non pas qu' elle y regne et qu' elle y commande.
Aristote, Platon, et les autres philosophes sont des
captifs, et des prisonniers de Jesus Christ. Ils
doivent recevoir la loy de luy, et non pas la luy
donner. Ils ne sont pas dans le siege du victorieux ;
ils suyvent le chariot de son triomphe ; ils sont de son train et de son bagage.
Les premiers fideles n' ont point donné d' autre rang aux
philosophes. Ils ont usé de la philosophie de cette
façon ; et les premiers docteurs mesmes n' en ont pas
abusé, comme quelques-uns ont fait depuis. Aussi-bien
que nous, ils ont advoüé qu' il y avoit des connoissances
reservées pour la vie future ; qu' il y avoit des
veritez closes et seellées ; qui ne se décacheteront,
qui ne s' expliqueront que dans le ciel ; que Dieu
luy mesme en garde le chiffre ; qu' elles feront partie
de la recompense de ses esleûs.
à tout le moins qu' on se tienne dans les termes de ces
premiers, et que la modestie des anciens soit une
leçon pour les modernes. Qu' à leur exemple on se
guerisse du desir de la nouveauté ; nouveauté presque
tousjours ou mauvaise, ou perilleuse, ou suspecte.
Qu' on se desface de l' ambition de penetrer plus avant
qu' eux, dans un païs qu' ils ont connu, et qu' ils ont
apprehendé. Ils ont fait toutes les descouvertes ; ils
ont achevé toutes les conquestes : il ne faut plus
songer à descouvrir ni à conquerir.
Il vaut bien mieux vivre de ses rentes, et jouïr à son
aise de leurs peines, en leur rendant l' honneur qu' ils
ont merité, et la reconnoissance qui leur est deuë.
Car il se peut faire que ces docteurs subtils
estoient necessaires au monde ; je dis au monde curieux,
au monde disputeur, au monde contredisant. Peut-estre
qu' ils sont entrez dans le dessein de la providence de
Dieu, pour l' accomplissement du royaume de son fils ;
pour la derniere perfection de l' oeconomie de son
eglise.
Vous sçavez que le fils de Dieu a envoyé divers
apostres à divers peuples. Vous sçavez que toutes les
missions qu' il a ordonnées, n' ont pas esté faites en mesme temps, et par les douze premiers envoyez. Il n' a
jamais manqué, et ne manquera jamais de pareils
ambassadeurs : il en a tousjours de tout-prests à
recevoir ses ordres ; à executer ses commandemens ; à
partir pour les occasions de son service. Il a plus
d' un Sainct Pierre et plus d' un Sainct Paul, nous
n' en devons pas douter. Il a aussi plus d' un Sainct
Thomas. Et à vostre advis n' auroit-il point envoyé le
Sainct Thomas des derniers temps, aux successeurs
d' Aristote, afin de les traiter selon leur humeur, et
de les convertir à leur mode ; afin de les gagner par
leurs syllogismes et par leur dialectique ? Ce Sainct
Thomas de l' eschole n' auroit-il point esté choisi, pour
estre l' apostre de la nation des peripateticiens, qui
n' estoit pas encore bien assujettie et bien domtée ?
Nation presomptueuse et mutine ; qui defere si peu à
l' autorité ; qui se fonde tousjours en raison ; qui
demande tousjours pourquoy cela est ; qui est si
impatiente de repos, si ennemie de la paix, si
disposée aux choses nouvelles.
Il me semble que cette derniere mission n' a pas esté
inutile, et il y a quelque apparence à ce que je dis.
Mais il en faudra dire davantage, quand l' excellent
homme dont je vous ay tant parlé, nous aura communiqué
les belles choses qu' il a nouvellement meditées. Il m' a
promis de les apporter icy : et je ne doute point que
ces belles choses ne pesent pour le moins autant qu' elles
brillent ; ne soient aussi fortes et solides qu' elles
sont subtiles et deliées. Je l' ay ouï prescher : je
l' ay veû en conversation, et mon tesmoignage ne vous
doit pas estre suspect.
C' est un homme qui n' a point de visions, et qui ne
croit point avoir de lumieres. Sa speculation
s' accommode le plus qu' il peut avec le sens commun. Il
suit Aristote, sans estre son esclave, et le quitte
sans devenir son ennemi. Ce n' est point un factieux
dans la theologie. Il ne se veut point faire remarquer
par la singularité de ses opinions. Il defere
beaucoup à la pieté et à la doctrine des peres ; mais
il advouë aussi qu' il doit beaucoup à l' ordre et à la
methode des scholastiques. Son équité et sa moderation
se conservent parmi les aigreurs et les animositez des
partis. Il s' éloigne en égale distance de l' une et de
l' autre extremité. Je vous le redis, et vous le
verifierez quand vous l' aurez veû. Son esprit ne tient
rien de la lie et de l' impureté de la terre : mais ce
n' est pas pourtant de l' air que debite son esprit. Ses
subtilitez ont racine et fondement : celles de la
pluspart de vos docteurs espagnols n' ont que des
feuïlles et de la montre ; ne sont que des apparences
et des couleurs, qui amusent et qui trompent, comme
celles des nuées et de l' arc-en-ciel.
Ils croyent pourtant vos docteurs, que leurs subtilitez
sont aussi solides et aussi fermes que les gonds sur
lesquels roulent les globes des cieux, que les pilotis
sur lesquels Dieu a basti le monde : ce sont les termes magnifiques dont un d' eux se servit une fois,
me parlant de luy et de sa raison. Et le bon est qu' en
vertu de cette souveraine raison, ainsi leur plaist-il
de l' appeller, ils pretendent de regner par tout, de
juger de tout, d' estre les arbitres de toutes choses :
ils veulent conserver dans la conversation, et dans les
affaires d' estat, l' authorité qu' ils ont usurpée à
l' eschole et aux actes de philosophie. Il faut que je
vous le face voir, avant que nous-nous separions, et que je prenne congé de la compagnie. Ce sera par un
exemple de fraische memoire, et qui ne vient pas de
loin d' icy, quoy qu' il meritast de venir de Cordouë ou
de Salamanque. Cét exemple vous montrera jusqu' où peut
aller la confiance et la presomption d' un docteur.
J' estois il y a quelque temps à la Rochelle, au logis
de monsieur le grand prieur de France ; où arriva un
gentilhomme de Saintonge, qui luy dit pour nouvelles,
que Monsieur Le Duc D' Espernon estoit de retour
d' Angleterre, depuis deux jours. Le pere (...) fameux et redoutable dialecticien, qui se trouva là, ne donna
pas le loisir à monsieur le grand prieur de parler, et
de dire ce qui luy sembloit de cette nouvelle. Mais se
levant de sa chaire, avec sa mine et sa desmarche de
philosophe gladiateur ; cela ne sçauroit estre,
s' escria-t-il, s' adressant au gentilhomme saintongeois,
par quatre raisons indisputables, et je m' en vay vous
prouver qu' il faut de necessité que Monsieur
D' Espernon soit encore à Londres. Je l' ay pourtant
veû à Plassac, respondit le gentilhomme. N' importe,
repliqua le pere, il est plus à croire que les yeux
se trompent que la raison : c' est un fantosme que vous
avez veû, et c' est la verité que je sçay. Je pense que
vous estes homme d' honneur, et que vous ne voudriez pas
en faire accroire à personne : mais je soustiens que
les sens sont des imposteurs ; que l' homme exterieur
est subjet aux illusions ; que la nouvelle dont il
s' agit, implique contradiction morale, et peut-estre
contradiction physique, etc.
Apres cét exemple, fions-nous à la souveraine raison ;
faisons conscience de douter de l' infaillibilité d' un
maistre és arts ; ne faisons point de difference entre
les visions de nos docteurs, et les oracles de nostre
doctrine : recevons les nouvelles du monde à venir, sur
la parole de ces gens-là, qui jugent si bien des
nouvelles du monde present. Bon Dieu, qu' Aristote et
que sa dialectique ont gasté de testes ! Qu' il y a dans
le monde de foux serieux ; de foux qui se fondent en
raison ; de foux qui sont déguisez en sages ! ô mon
dieu, que le silence du sanctuaire est bien meilleur
que le babil des academies, et qu' il vaut bien mieux
marcher dans la simplicité de vos voyes, que de
s' égarer dans les labyrintes d'Aristote.