Socrate chrestien/Discours 6
DE LA LANGUE
DE L’EGLISE,
ET DU LATIN
DE LA MESSE.
Insi se passa la Conference, où Socrate traita un peu
mal la trop fine & trop curieuse subtilité. Quelques
jours apres il nous vint voir un Homme du païs Latin ;
homme plein de grands desseins, & qui meditoit
plusieurs ouvrages, dont les moindres estoient des
poëmes epiques, et des histoires. Il travailloit alors
à la continuation de celle de Monsieur De Thou, et
avoit pour cela, à ce qu' il disoit, des magasins de
choses et de paroles. Nous sçeusmes de luy qu' il avoit
fait ses estudes en Italie. Mais ayant harangué deux
ou trois fois dans l' academie des humoristes, il
pensoit que la renommée nous le devoit avoir appris, et
que les acclamations qu' il avoit receuës aux rives du
Tybre, eussent esté ouïes jusques sur les bords de la
Charente.
Cét homme ne parloit que de la pureté de la diction, et
de la noblesse du stile. Il ne connoissoit de veritable
Rome que celle de l' ancienne republique, et n' advoüoit
pour legitimes romains, que Terence, Ciceron, et
deux ou trois autres. Tout le reste luy sembloit
barbare ; et à son advis, la barbarie avoit commencé
des les premieres années de l' empire des premiers
Cesars. Seneque estoit une de ses grandes aversions :
le latin de Pline luy faisoit mal au cœur, celuy de
Tacite luy donnoit la migraine. Il n' avoit donc
garde de gouster celuy du missel et du breviaire ?
S' estant eschappé là-dessus, avec peu de reverence pour
les choses saintes, Socrate l' arresta sans le
quereller, et l' interrompant doucement, l' empescha
d' achever de perdre le respect qu' un chrestien doit à
sa religion.
Ce n' est pas d' aujourd' huy, luy dit-il, qu' on attaque
le christianisme par cét endroit, qui vous semble
foible. La simplicité, la rudesse, l' impureté mesme du
langage a esté reprochée aux premiers fideles. Ils ont
esté renvoyez à l' eschole, aussi-bien que nous ; et
ce nous est de l' honneur qu' on nous menace des mesmes
verges, dont on a battu la sainteté de nos peres. Je demeure d' accord avec vous, que si Ciceron
revenoit au monde, et qu' il entrast dans une de nos
eglises, il auroit bien de la peine à entendre ce
qu' on y recite et ce qu' on y chante. Il seroit surpris
d' une estrange sorte des mesures de nos vers, de nos
rimes en prose, de nostre alleluia
, de nostre
amen
, de nostre deus sabaoth
, de nostre
osanna in excelsis
. Peu s' en faudroit que le latin de la
messe ne luy fust une langue inconnuë ; et qu' il n' eust
besoin de guide et de truchement en un pays où il a
regné par la puissance de la parole. Mais neantmoins
ayant tousjours esté extremément raisonnable, je m' asseure que nous le rendrions capable de nos raisons,
et qu' apres nous avoir ouïs, il ne s' estonneroit pas si
fort que ce petit changement fust arrivé, dans la
grande et universelle revolution des choses du monde.
Pour vous qui n' estes pas Ciceron, pardonnez-moy si je
vous dis qu' estant des nostres, vous avez tort de
faire l' estranger parmi nous. Il me semble qu' en
matiere de latin, vous ne devriez pas estre plus
delicat que le Cardinal Sadolet et que le jesuite
Maphée. Ils ont esté tous deux de l' une et de l' autre Rome. Comme ils ont escrit des histoires, et des
traitez de morale, ils ont dit aussi la messe et le
breviaire. Mais l' importance est qu' ils ont dit la
messe et le breviaire serieusement, et tout de bon :
ils estoient persuadez de ce qu' ils disoient. Leur
singuliere pieté, qui fut en si bonne odeur à l' eglise
de leur temps, nous oblige de le croire ; et nous
sçavons qu' il y a encore aujourd' huy à Rome de ces
sortes de romains. Il y a de nos prestres et de nos
prelats qui trouveroient leur place dans l' ancienne
republique ; qui auroient rang parmi les chevaliers et
les senateurs ; qui seroient du nombre des peres
conscripts. Mais ces vrais et legitimes romains
sçavent distinguer les temps et les choses ; ils font
leur devoir à l' autel, et suivent leur fantaisie dans
le cabinet : quand ils prient et quand ils sacrifient,
leur eloquence ne vient point troubler leur devotion.
Ils ne sont point destournez de l' attention des sacrez
mysteres, par la rencontre du mauvais latin.
Je l' appelle ainsi pour m' accommoder à vostre mode. Mais
presupposez que le latin qui vous choque ne soit pas
latin. Si vous en avez tant de dégoust, prenez-le
comme une medecine, et avalez-le sans le gouster.
Prenez-le pour une langue nouvelle, que la religion a
consacrée, et dont l' usage a esté receû dans le
royaume de Jesus Christ. Vous n' ignorez pas que
parmi les profanes mesmes il y a tousjours eu une
langue sainte, et que les vers des saliens n' estoient
pas du stile de Virgile, ni la prose des pontifes de
celuy de Ciceron.
Mais si vous ne trouvez pas belle la nouvelle langue
dont il s' agit, parce que le son vous en desplaist,
penetrez plus avant dans sa signification, et ne la
condamnez pas sur le simple tesmoignage de vos
oreilles. Nos tresors ne laissent pas d' estre tresors,
pour estre dans des vaisseaux de terre. Dieu qui
s' est déguisé à l' autel ; qui s' y est comme dégradé
soy-mesme, sous de viles et chetives apparences,
justifie et approuve par ce choix, toute autre sorte
d' abbaissement et de pauvreté, du costé de l' homme.
Ce dehors qui vous offense, cette escorce qui vous
paroist si vilaine, et si raboteuse, enferment des
biens et des richesses sans nombre. L' accomplissement
des plus hautes resolutions qui ont esté prises dans le
ciel ; le chef-d' œuvre de celuy qui a fait le ciel et
la terre ; la magnificence de sa grace, la profusion de
son amour, les exces d' une puissance qui n' a point de
bornes, et qui ne connoist point de mesure ; tout cela
est caché sous le fer de ces paroles ; tout cela est
couvert de cette poussiere, de cette rouïlle du
mauvais temps. Ne vous mettez point en peine pour
l' interest de la religion : n' ayez point de peur que la
dignité des mysteres soit violée. La rudesse des
termes ne gaste rien dans la religion. L' ignorance des
ministres n' est point contagieuse aux mysteres : en
certains cas mesme elle a du merite, et fait partie de
la pieté.
Je veux vous communiquer une histoire que j' ay trouvée
en bon lieu, et qui a esté oubliée par Dion, et par
Suetone. Il y eut autrefois un homme d' une petite
ville d' Italie, qui en pleine assemblée du peuple
romain, remercia l' empereur Auguste, de ce qu' il luy avoit fait une injustice,
ayant dessein de le
remercier d' une grace qu' il luy avoit faite. Le peuple
qui estoit assemblé, voulut mettre en pieces ce pauvre
homme, se figurant qu' il avoit offensé l' empereur.
Mais ce sage prince arresta la fougue du peuple irrité,
et blasma le zele indiscret de ceux qui l' aimoient sans
jugement. Il dit que cette sorte de remerciement ne luy
estoit pas desagreable, parce qu' il ne regardoit pas
tant à la parole qu' à l' intention. Pensez-vous que
Dieu soit de plus fascheuse humeur que les hommes, et
plus difficile à contenter que cét empereur ? Vous
imaginez-vous que sa justice vindicative s' estende
jusques sur cette espece de coupables, et que les
fautes contre la grammaire soient crimes de
leze-majesté divine, soient pechez contre le Sainct
Esprit ? Je voy bien que vous n' estes pas assez
informé des choses de l' autre monde. Je vous declare de la part de Dieu, qu' il ne demande
point de harangues estudiées, qu' il se contente de
l' eloquence de nos cœurs et de nos soûpirs ; que les
barbarismes des gens de bien, le persuadent mieux que
les figures des hypocrites. Il est de ces peres, qui
prennent plaisir au jargon et au begayement de leurs
enfans ; qui se delectent de leurs equivoques et de
leurs mesprises. Il entend le silence de ceux qui
l' adorent, et par consequent il exauce leurs signes,
et leurs pensées. Devant luy les muets mesme sont
orateurs. à plus forte raison ceux qui n' ont que la
langue empeschée, et qui sont de balbut en balbutie,
comme disoit de soy-mesme le bon-homme Monsieur De
Malherbe : à plus forte raison ceux qui manquent
seulement d' eloquence, et qui n' ont point appris des
institutions de Quintilien à parler regulierement, et
avec art. N' en desplaise à l' art et aux artisans, Dieu
escoute plus volontiers ces gens-là, que les beaux
parleurs, que les faiseurs de suasoires, et de
controverses ; il ne les exclud point de sa communication,
quoy qu' ils soient excommuniez de vos academies
d' Italie.
Mais pour vous montrer par un exemple autentique, que
Dieu reçoit
en bonne part, les incongruitez qui partent d' une
bonne ame, je vous feray voir, quand il vous plaira,
dans une relation approuvée, qu' il a fait faire de
grands miracles, avec trois mots de mauvais latin.
Celuy qui les prononçoit ne les entendoit pas ; il les
disoit mesme à contresens ; il prenoit la negative pour
l' affirmative ; il maudissoit au lieu de benir. Mais
ces maledictions estoient rectifiées par son
innocence, et par sa bonté ; et Dieu respondoit au
cœur de l' homme de bien, et non pas aux paroles de
l' ignorant.
Apres cela, scandalisezvous de l' ignorance des
prestres, qui ne sçavent pas lire, et sçavent encore
moins parler. Je l' ay desja dit une fois ;
l' ignorance du ministre ne gaste point le mystere. La
pureté de la chose se conserve parmi les mots
impropres, et les locutions vicieuses. La religion
demeure saine et entiere dans tout ce desordre de
grammaire, dans tout ce renversement de regles et de
preceptes. Tous ces defauts sont soustenus par
l' excellence de la pieté : toutes ces bassesses sont
relevées par la hauteur du christianisme. Une vertu
superieure se mesle dans tout cela, qui le change, qui
le reforme, qui le perfectionne. Une force invisible
anime ces foiblesses apparentes. Cette ignorance en
humiliant l' homme, donne gloire à Dieu, et fait voir
qu' il n' y a point de petits instrumens entre ses
mains.
Ou disons plustost que Dieu choisit tout expres les
petits et les foibles instrumens, pour confondre la
grandeur humaine ; pour mespriser les forces de la
nature ; pour se moquer de nostre industrie, de nos
travaux et de nos machines. Il veut souvent que dans
les plus sublimes et les plus parfaites actions qu' il
fait faire à l' homme, l' homme n' y contribuë de sa
part, que de la misere et de la bassesse ; que de
l' infirmité et de l' imperfection.
Ce discours estonna l' homme du pays latin, jusqu' à luy
donner de l' effroy : il fut contraint de le confesser.
Il advoüa que nos mysteres avoient non seulement en soy,
je ne sçay quoy de terrible et de redoutable, mais
aussi dans la bouche de ceux qui n' en parloient pas
indignement. Il reconnut que la barbarie du
christianisme ne diminuoit rien de sa dignité et de sa
grandeur. Mais la conclusion du discours ne luy
sembla pas moins estrange et moins estonnante
qu' avoit fait le reste. Il sentit des aiguillons dans
son ame, qui ne laissoient point ses opinions en
repos. Il s' escria ; il fit des exclamations, malgré
qu' il en eust. Il ne put s' empescher d' admirer des
choses, qui le faschoient.
Je conclus (adjousta Socrate, apres avoir allegué un
passage de Theodoret, qui faisoit à son propos, et
où il est fait mention de la langue des romains.) je
conclus que les hymnes et les offrandes ne desplaisent
point à Dieu, mais qu' il n' a pas pourtant besoin de
nos hymnes ni de nos offrandes : car que luy
pouvons-nous presenter
qui ne soit à luy ? Que luy pouvons-nous dire qui luy
soit nouveau, et qu' il ne sçache mieux que nous ? Il
n' a que faire de nostre rapport, pour estre instruit
de l' estat des choses inferieures. Il se peut passer
fort aisément de nostre rhetorique, et de nostre
genre demonstratif ; de la force et de la subtilité
de nostre esprit ; des ornemens et de la pompe de nos
paroles. Bien davantage. Il desire quelquefois la
defaillance et la privation de tout cela ; afin que par
ce volontaire aneantissement, nous rendions hommage à la
souveraineté de son estre ; afin que ne paroissant en
sa presence que cendre et poussiere, sa gloire soit
establie sur les ruines de nostre merite.
Ce ne sont pas les dorures de l' offrande ; ce ne sont
pas ses guirlandes et ses fleurs, qui sont de l' essence
du sacrifice ; c' est la mort et la destruction de la
victime. Mais, je vous prie, quelle plus noble victime
qu' un esprit domté et assujetti ? Quel plus agreable
sacrifice à Dieu, que celuy que l' homme luy fait de sa
raison ; de cette partie altiere et presomptueuse ; de
cét animal fier et superbe ; né au commandement et à la superiorité ; qui veut tousjours monter et jamais
descendre ; qui ne songe qu' à la victoire, au triomphe,
à la couronne ; bien loin de se resoudre au joug, à la
captivité, à la mort ?
Sacrifier ainsi sa raison est quelque chose de plus que
de sacrifier son fils unique, et Isaac n' estoit point
si cher à Abraham, que nous sont cheres nos opinions.
Il n' y a point d' enfans que nous aimions davantage, que
ceux qui naissent de nostre esprit, et desquels nous
sommes pere et mere tout-ensemble. Ce sont pourtant ces
chers et ces bien-aimez qu' il faut immoler : il y a
de l' innocence, il y a de la vertu en ce parricide. La
violence est bonne, qui arrache tout ce qui empesche,
tout ce qui embarasse dans le chemin du salut. Estouffer
la nature, quand elle s' oppose à la grace ; chasser de
l' ame le bien naturel, pour faire place à un meilleur
bien, c' est une cruauté heroïque, qui vaut mieux que
la justice morale.
Plus nous sommes vuides de nous-mesmes, plus nous avons
de disposition à estre remplis de Dieu. D' ordinaire
il observe ce silence de nostre raison, pour
s' entretenir avec nous, sans estre interrompu par le
babil et par les questions de cette importune. Quand
l' ame se trouve dans ces pesanteurs, et dans ces
assoupissemens, il prend plaisir à la resveiller, et à
s' apparoistre à elle. Il luy envoye en cét estat-là
des songes qui sont des leçons ; des songes qui
l' advertissent et qui l' instruisent ; des songes sages
et mysterieux. Il choisit l' heure de nos eclipses, pour
nous communiquer ses lumieres.
Et partant s' il estoit permis d' opter, j' aimerois bien
mieux cette raison prisonniere de la foy, et sacrifiée
par l' humilité ; cette raison abbatuë et endormie, voire
mesme morte et enterrée au pied des autels ; que cette
autre raison juge de la foy ; animée d' orgueil et de
vanité ; si vive et si remuante dans les escholes ;
qui fait tant la maistresse et la souveraine ; qui ne
parle que de regner et de vaincre par tout
où elle est. On trouve Dieu bien plus aisément dans le
calme et dans la douceur de la pieté, que dans le bruit
et dans les contentions de la theologie. Le travail
des sçavans n' a garde d' aller ni si viste ni si loin
que l' oisiveté des humbles.
C' est donc le monde visible que Dieu a abandonné aux
argumens, et aux disputes des philosophes, et non pas
le monde caché : c' est la face exterieure de la nature,
et non pas les secrets de la religion. La connoissance
de ces secrets n' a point esté exposée à la curiosité
des beaux esprits. Il en est comme de cette riviere
merveilleuse, de laquelle quelques anciens ont parlé :
elle est basse aux petits et aux modestes, et profonde
aux grands et aux superbes : les brebis y passent à gué,
et les elephans s' y noyent.