Sodome (Argis)/02-01

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Alphonse Piaget (p. 61-69).
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LA RETRAITE



I

À peu de kilomètres de Mons, en passant par Cuesmes et Frameries, après avoir traversé des paysages désolés qui semblent refléter une tristesse interne (des mineurs sont là-dessous, peinant) comme une fraîche oasis dans ce morne désert, on gagne un charmant réduit, plus charmant de l’aridité environnante.

Combien, du reste, en arrivant, le voyageur ulcéré comme Soran est disposé pour en jouir !

En sortant de Mons, des routes moins plates que le pays, pavées d’un pavé bossué, atroce, vous secouent affreusement, cependant que se déroule un panorama alarmant ; des champs de betteraves ou de pommes de terre ; là un arpent de blé ou d’avoine : toute cette verdure est noirâtre comme nourrie de charbon ; tantôt, la blonde chevelure cendrée de l’orge.

En tournant la tête, on aperçoit Mons, la ville Mont, bâtie en gradins, et la tour de son château, semblant, avec ses allures byzantines, la flèche pleine d’anachronismes de l’église voisine ; au pied, comme, un peu, dans les environs de Paris, une campagne très soignée, élégante, avec une petite rivière.

À l’horizon, en continuant, de lourds nuages très noirs déteignent sur des nuées plus pâles : c’est les charbonnages avec leurs cheminées couleur de suie et leurs constructions de planches et de briques ; à côté, des collines de terre mêlée de charbon complètent cette lugubre toilette ; en un plain-chant mortuaire, des ululements sourdent plaintivement du sol, comme de très loin : c’est la machine qui sans cesse remonte et enterre les ouvriers.

Le village des mineurs, Frameries, est propret et un peu sali : on dirait d’un homme très noir qui voudrait se bien débarbouiller : des bandes d’enfants, huit ou dix, deux ou trois, se vautrent dans les ruisseaux ; blonds pour la plupart, avec des têtes de chérubins un peu nègres : beaucoup d’enfants ; le mineur, c’est son seul plaisir, est très prolifique : n’est-ce pas aussi le sort commun, qu’il naisse beaucoup de malheureux ?

Tous ces enfants sont très beaux.

Voici venir des mineurs ; ils ont passé dix heures à un demi-kilomètre sous terre : les femmes d’abord ; leurs cheveux blonds entourés d’un filet qui retient la poudre charbonneuse semblent plutôt châtains ; de fortes mamelles ignorantes du corset fluent un peu sous la blouse et des mollets nerveux d’hommes apparaissent au bas d’un pantalon court ; puis des ouvriers aux allures plutôt moins robustes : le dur travail qui développe les unes étiole les autres.

Les visages qui furent beaux se sont épaissis d’anémie : et, à leurs yeux brillants dans ce teint sombre et très étonnés de la lumière, on dirait plutôt de bêtes rôdant : tous ces gens ne parlent pas, ils n’ont rien à se dire et sont très fatigués.

Presque à chaque maison, un estaminet : aussitôt mariées, les femmes ne descendent plus à la mine ; elles s’occupent du ménage et des enfants et se leurrent d’un petit bénéfice en débitant quelques tonneaux de mauvais genièvre ou de pire bière.

Devant les portes, des mineurs se reposent : les uns, assis sur leurs talons, fument leur pipe ; d’autres, plus nombreux, jouent aux billes ; d’autres, à plat ventre, dorment.

Soran fut assez séduit, dès l’abord, par ce grand calme ; mais, pourtant, il était loin de penser à se fixer dans un pays aussi laid, lorsqu’en sortant de Frameries il fut surpris d’un bouquet de verdure, bien plus joyeuse celle-là, et plus claire : ici, l’on s’éloigne déjà du pays houiller, c’est la campagne très gaie ; des petites maisons sans étage, blanches ou bleues, ou roses, avec des contrevents verts ; très amusantes, en somme ; et puis, des bois un peu plus loin ; et puis, surtout, un peu plus loin, pas d’usines, la grande ligne nue de l’horizon.

Soran devait, après cette promenade revenir passer la nuit à Mons, et y rester quelques jours.

La voiture était arrivée à un carrefour ; d’un côté, la route qui va à Maubeuge ; en face, une longue allée de grands arbres conduisant à une grille l’intéressa : il mit pied à terre, paya la voiture, ayant envie de se promener, et sans savoir s’il trouverait une auberge.

Il y avait là une vieille construction, assez vieille, mais en très bon état. Devant, au bout de l’allée bordée de grands arbres qu’il avait vue tout d’abord, une vaste cour, sorte de jardin plutôt, avec une grande pelouse : de chaque côté, les communs et la loge du concierge. Les seuls rideaux de celle-ci et les volets fermés de la maison témoignent que, sans doute, à en juger par les brins d’herbe entre les pavés et à voir les arbustes mal taillés de la pelouse, elle est inhabitée depuis longtemps.

Avec des idées vagues, Jacques sonna : un vieux bonhomme, l’air ahuri, arriva, et, sans trop de peine, grâce à des expressions très simples, Soran se fit comprendre.

Il apprit que le château de Noirchain, comme disait le vieux, avait appartenu pendant longtemps à une vieille fille qui ne l’avait jamais habité, se contentant de transformer le parc, qu’il allait voir tout à l’heure, en pâturage, les écuries en étables, et qu’elle avait toujours refusé de le vendre : depuis quelques mois, la vieille était morte. Elle laissait un unique héritier, habitant Paris, très Parisien, qui attendait l’occasion de s’en défaire, laissant le domaine abandonné sous la garde du concierge, habitant là avec sa femme et sa fille.

Avec toute l’obséquiosité dont peut être capable un Wallon, le vieux bonhomme, un ancien mineur probablement, qui faisait là ses invalides, proposa à Soran de lui faire visiter le domaine.

Au rez-de-chaussée, beaucoup de pièces et très vastes, salon, petit salon, salle à manger, boudoir. Un large vestibule avec ses colonnes doriques, cannelées, au fronton triangulaire, marque assez purement une époque Louis XVI. Dans le grand salon, quelques meubles de l’Empire aux bronzes très finis où des manques de dorure couverts de vert-de-gris et des décollements du placage d’acajou témoignent d’un long abandon : un lustre en cristal de même époque, très lourd, avec des femmes en costume grec portant encore des restes de chandelles ; sur les murs, des peintures maladroitement revernies dans une tentative de restauration, montrent un sujet de chasse quelconque dans le goût de la fin du siècle dernier. Une large porte vitrée s’ouvre sur un perron dans un immense parc très mal entretenu. Avant de monter aux étages supérieurs, Jacques voulut le visiter. Devant la maison, ou plutôt derrière, une pelouse où des vaches paissent songeusement ; à gauche, une chapelle gothique et un pigeonnier avec une petite maisonnette très basse présentent les vestiges délabrés d’une construction qui dut précéder.

Le parc de quinze ou dix-huit hectares avec de très grands vergers environnants, une pièce d’eau très sale du reste, pouvait expliquer un peu l’ambitieuse dénomination de château.

Longeant la pâture, Soran, avec son guide qui semblait bien plutôt un débris d’une gargouille descendue de la vieille chapelle, examinait.

C’est bien là une retraite : aucun bruit n’arrive du dehors, les grands arbres avec leur verdure un peu sombre semblent appeler et favoriser les réflexions : très doucement une brise subtile ride la surface de l’eau qui coule lentement avec un clapotis timide rythmant les pensées.

Des souvenirs le hantaient ; il se trouvait bien vieux avec son peu d’années et il était heureux de ressaisir les anciennes impressions jeunes du si doux jadis qu’il avait vécu à Juilly.

Il venait de voyager beaucoup et très vite, n’ayant pas, pourtant, le goût des voyages ; casanier plutôt : il l’eût été si volontiers : n’avait-il pas rêvé autrefois de s’abstraire du monde tout à fait ?

Mais il avait toujours hésité, se défiant de lui-même : après la mort de sa mère, sous l’impression plutôt physique et brutale de l’accident qui l’avait tuée, il s’était éloigné : tout d’abord, il songea fermement à faire profession dans une chartreuse ou une trappe.

La trappe, surtout, l’attirait avec son éternel silence et son mutisme parfait ; puis, il se dit, plus sagement, que la règle peut-être lui pèserait bien vite et que, peut-être aussi, il retrouverait là, dans une concentration terrible, les petites petitesses du monde qu’il voulait fuir ; et puis, encore, il sentait en lui que sans doute il voulait vivre seul étant dégoûté de tous les gens qu’il avait rencontrés déjà, mais, dans une solitude à deux, une solitude avec un autre lui-même qu’il finirait peut-être par trouver, car, tout seul, la solitude l’effrayait…

Cependant on était arrivé à la lisière du parc : un petit belvédère formant kiosque dominait la campagne. Le vieux mineur le pria de monter pour voir la vue. Devant les yeux s’étendent, avec une monotonie charmante, des champs, et, tout au loin, à l’horizon des bois sombres : pas une habitation, le silence absolu.

La plaine est nue et parfaite jusque vers Maubeuge.

Sans doute, dans ses pérégrinations au travers de tant de pays, Jacques avait rencontré des retraites bien séduisantes, mais elles furent toujours trop éloignées d’un Paris qui l’attirait un peu. C’est là que vaguement il pressentait qu’il découvrirait l’âme compagne dont il avait tant besoin. Et puis, pas encore assez parfait pour vivre dans une absolue sauvagerie, il lui fallait, quelquefois, revoir et entendre parler des gens : là aussi, seulement, il pouvait trouver les sources nécessaires aux travaux qu’il avait entrepris.

Noirchain lui semblait bien l’endroit souhaité : la retraite était parfaite et à quelques heures de Paris : le parc suffisant pour qu’on pût s’y promener sans être obligé de sortir : une ressemblance satisfaisante avec son vieux collège, la petite chapelle, l’étang, la petite source, les grands arbres, l’attiraient beaucoup…

Il ferait bon vivre ici, songea Soran.