Sodome (Argis)/02-02

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Alphonse Piaget (p. 71-80).
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II

Jacques était installé à Noirchain. Très vite il s’était décidé et il avait acquis le domaine.

Des ouvriers, rapidement, firent les réparations les plus urgentes et, après avoir passé quelques jours dans une mauvaise auberge, le temps de faire venir un lit provisoire de Mons, il put enfin coucher au château.

Ses projets étaient maintenant bien nets et bien simples : se reposer enfin de ses voyages en vivant la plus grande partie de l’année à Noirchain : rarement, très rarement, aller à Paris pour consulter quelques livres trouvables dans la seule Bibliothèque nationale et, cependant, entendre un peu la voix humaine que l’aboiement inarticulé des mineurs ne lui rappelait que de bien loin. Il vivrait là, tranquillement, sans nuls soucis, dans ce pays tranquille ; il travaillerait, penserait et prierait.

Il prierait : ses idées religieuses, depuis dix années qu’il avait quitté Juilly s’étaient précisées : elles furent chez lui le résultat d’une éducation pieuse, de dispositions naturelles peut-être plus que le fruit des réflexions ; mais celles-ci n’étaient pas étrangères, surtout depuis peu de temps, à une dévotion tous les jours croissant.

Il avait rencontré sur son chemin bien des religions, bien des cultes : il avait trouvé chez tous un lien commun, d’abord dans le Zend-Avesta, puis dans la Bible. Le Coran aussi, avec ses précautions naturelles si prudentes, lui apparaissait comme une autre forme d’un catéchisme aussi ancien.

Il avait vu des indifférents emportés dans le tourbillon des soucis vides de pensées.

Il avait vu des croyants, de rares prêtres catholiques, de plus nombreux bramines, et ceux-là lui avaient paru plus heureux encore dans leur ignorance mais dans leur foi, dans leur insouciance mais leur confiance.

Les bramines surtout le frappèrent par l’exagération de leur hystérie et l’omnipotence de leur volonté ; il les avait vus, galvanisés par un désir et un entraînement extrêmes, se rendre insensibles aux impressions physiques, et leur volonté présentait à l’observateur confiant, dédaigneux des suppositions de trucs et de supercheries, le spectacle consolateur de faits qu’il commençait à pouvoir s’expliquer.

Les phénomènes hystériques d’abord : ceux-là étaient les moins intéressants.

Par un auto-hypnotisme, la légendaire contemplation du nombril, ils entraient dans un état de catalepsie sans perte de connaissance qui leur permettait de se transpercer les membres avec une parfaite indifférence ; mais de faits semblables il avait vu très souvent des exemples dans ses visites à des amis internes : il fallait surtout en remarquer l’hypnotisme sur soi-même, peu connu sans doute des médecins.

D’autres faits, insolites ceux-là, l’avaient surpris :

Les mêmes bramines, dans un état de lucidité parfaite, attiraient à eux, par la seule puissance du regard, des objets inanimés ; songeant à toutes les représentations illusoires de tables tournantes et de spirites, il se défia : il ne lui fut pas permis de douter :

Assis sur un mauvais siège, devant une table primitive et sans tapis, le bramine, les bras croisés, les yeux fixés sur un bâtonnet placé sur la table, le fait remuer : une boussole, sous son action immatérielle et invisible, dévie, et la petite aiguille bleuie quitte brusquement le Nord qu’elle indique.

Soudain, sans ouvrir de porte et sans se lever, le bramine disparaît au travers du mur, et Soran reste seul ébahi.

D’autres fois, le même bramine, lançant une corde dans les airs, s’enlève, s’annihilant sous les yeux étonnés des assistants.

Avant ses voyages, Jacques avait entendu raconter de tels faits : sans les nier, il ne niait jamais, il ne les admettait qu’avec une prudente réserve, mais, pour son plus grand embarras, il les avait observés lui-même ;

Il devait maintenant se les expliquer.

Après bien des tâtonnements et des réflexions, deux hypothèses possibles se présentaient à son esprit, la première plus vraisemblable, la seconde si séduisante :

Devant les enthousiasmes périodiques des peuples, devant l’action merveilleuse de certains individus sur les masses, aux époques de foi ; après les résistances d’une poignée d’hommes aux suprêmes étreintes convulsives et puissantes d’un empire agonisant ; en présence d’une croyance imposée aux molles nations de l’Orient par un prophète ; devant les soulèvements terribles de tout un peuple sous la voix d’un simple ermite, il se demandait si certaines créatures ne reçoivent pas le don de communiquer, dans une miraculeuse suggestion, leur volonté aux foules.

Il ne pouvait en douter.

À certains moments où l’esprit humain encore en enfance n’a pas pris cette consistance qui doit le rendre incrédule plus tard (ces moments ne se reverront sans doute jamais), un homme surgit !

C’est le Christ simple et doux, entouré de quelques naïfs pêcheurs, ses intermédiaires avec le monde entier et que, dans un besoin de religion, on divinise.

C’est Mahomet, puissant et terrible, qui s’impose comme la réalisation tangible d’un Dieu à des populations inertes et froides.

C’est Pierre l’Ermite, moins complexe, celui-là, avec un sort différent, une organisation moins sublime, entraînant un peuple rustre dans un splendide élan d’enthousiasme.

C’est la Réformation luttant très faible contre une puissance inébranlable, mais arrivant peut-être à vivre parallèlement.

C’est les conséquences de celle-ci, deux cents ans après, l’immense Révolution, ruine de tous les siècles passés, fondement de tous les siècles à venir.

Et comme origine de tous ces mouvements, un seul homme ou quelques hommes.

Il y a donc, à certaines époques, des courants de volonté prestigieuse, partant d’un seul pour soulever irrésistiblement des masses : la volonté, sans nul doute, voilà le secret miraculeux, la raison vraisemblable de faits qu’expliqueraient mal des théories d’évolution ou de progrès. Chez certains hommes, donc, cette force, dans une exagération que le vulgaire trouve divine, peut produire des miracles : le prophète ou le Dieu serait alors comme un grand hypnotiseur envoyant à tous des suggestions irrésistibles.

Quoi de plus facile alors, après cette si simple explication de faits gigantesques, de penser que les bramines, par une concentration intense de la volonté, par une fixité absolue du désir, puissent vous persuader ce qu’ils veulent que vous croyiez, et vous faire voir ce qu’ils veulent que vous voyiez ?

Dans cette hypothèse, donc, le bramine ne disparaîtrait pas au travers du mur, il ne s’élancerait pas dans les airs, le bâtonnet ne bougerait pas ; l’aiguille de la boussole ne dévierait pas : incapable de faire un miracle, le bramine aurait cependant une action assez puissante pour donner la vision illusoire d’un phénomène inexistant ; et le résultat n’est-il pas le même ?

La seconde hypothèse, celle qui le satisfaisait davantage, était une rigoureuse déduction de celle-ci : elle le séduisait par la parfaite assimilation de ces faits, avec d’autres faits étudiés et connus : au lieu de supposer l’action de la volonté sur d’autres volontés, pourquoi ne pas croire à son effet direct sur les objets inanimés ; dans ce cas l’illusion deviendrait une réalité ; il n’y aurait plus vision, mais miracle ; une comparaison, une identité même s’imposait alors à l’esprit de Jacques : il pouvait maintenant la formuler ainsi :

Une sphère de cuivre, chargée d’électricité, ne changeant ni de poids ni de composition, conservant sa forme et toutes ses apparences tangibles, acquiert des propriétés merveilleuses : de petits corps légers sont attirés à elle, une sphère semblable placée à distance lui emprunte son inexplicable vertu. Une force immatérielle, un fluide, si l’on veut, réside dans cette sphère, invisible et agissante. Pourquoi ne pas assimiler étroitement à ces phénomènes ceux que présente aussi la volonté et n’est-il pas permis de considérer celle-ci comme un fluide ; dans la première hypothèse, l’assimilation est incomplète : il semble qu’on n’ait retenu de l’expérience que l’action à distance d’une sphère sur une autre : les deux volontés influencées l’une par l’autre seraient alors figurées par les deux sphères, l’hypothèse étant légitime, puisque, pas moins que l’électricité, la volonté n’est visible ni tangible : la volonté agissante suggère ainsi très facilement à la volonté plus faible les idées qu’il lui plaît, et le thaumaturge fait passer devant les yeux des croyants toutes les illusions de phénomènes inexistants en somme. Mais, en creusant cette supposition, pourquoi ne pas aller plus loin et ne pas continuer l’assimilation ? Si la sphère influence une autre sphère, n’agit-elle pas aussi sur des objets inertes qu’elle attire sans leur communiquer sa puissance, ou en la leur communiquant, peu importe, et le problème n’est-il pas résolu ?…

… Le bramine disparaît alors au travers du mur, il s’élance dans les airs : le bâtonnet bouge ; l’aiguille de la boussole dévie : capable de prodige, le bramine possède une action assez puissante pour donner le spectacle réel d’un phénomène existant : il n’y a plus vision, mais miracle !

Et, ce que fait le bramine, tout le monde, lui Soran surtout, peut le faire : une exacerbation de la volonté, une exagération de l’énergie avec un entraînement et un régime propres, paraissent suffisants. C’est cette puissance qu’il voulait acquérir, non pour étonner les gens, mais pour lui, pour son bonheur intime. Et, quand il s’élevait, comme en ce moment, dans la première joie de sa retraite, à de si hautes pensées, ses primitives appétences d’amitié et d’affection disparaissaient et il se renfermait dans un égoïsme sublime ; dans ses voyages, du reste, il rencontra des affections ou des amours plutôt ; ils l’alléchèrent d’abord, puis il les trouva faibles ou faux, et il les rejeta comme indignes de lui : il n’avait plus maintenant qu’un seul désir, se dégager, se défendre de toute influence étrangère, concentrer et condenser sa personnalité, sublimer sa volonté ; le retour sur soi-même et la prière lui semblaient avec la parfaite chasteté l’un des moyens de réaliser ce rêve si chéri.

Il priait, et, souvent maintenant, dans sa vieille chapelle gothique, comme autrefois à Juilly, mais avec une plus ardente foi, un esprit merveilleusement affiné et voyant, il s’abîmait dans la contemplation d’invisibles visions, et les choses extérieures n’ayant plus sur lui aucune action, il ne pouvait tarder sans doute à leur commander, à les dominer et à les régir.

Sa vie lui apparaissait, à Noirchain, pleinement heureuse, dans le repos, le travail et la prière. Il avait fait venir de Paris et installer dans le vaste salon un grand orgue : souvent, pour se délasser, il se mettait au pupitre, et, sous ses doigts fébriles, l’orchestre se déchaînait, peignant dans ses dessins agités les aspirations de son esprit.

Parfois, surtout le soir, à l’heure où le crépuscule semble jeter sur la terre un linceul de tristesse, quand la nuit, si lugubre dans la solitude, effraye, Jacques devenait plus sombre et sa force faiblissait un peu ; il priait alors ou feuilletait les livres saints…

Lorsqu’un jour, dans la Bible, il lut cette parole : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ! »