Sodome (Argis)/02-05

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Alphonse Piaget (p. 103-110).
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V

Il lui offrit son bras, et, simplement, elle s’y appuya ; ils entrèrent au château et il voulut lui faire visiter le parc.

— Soit, dit-elle, bien que je le connaisse déjà : nous vîmes Noirchain avec mon père, mais le domaine nous sembla trop grand. Notre demeure est tout intime ; nous sommes voisins du reste. Et elle lui montra, non loin de la grille, une maison un peu écartée.

Ils se promenèrent en causant comme des amis déjà ; Jacques était étonné et ravi. Ce jugement qu’il avait porté si vite sur elle se confirmait d’instants en instants. C’était, au moindre fait très frivole, un chevreuil qui passait, une feuille tombant, des réflexions délicates, profondes, quelquefois amusantes, pour lui qui ne s’était jamais amusé.

Elle marchait à son bras, s’y reposant comme une sœur cadette — elle devait avoir dix-huit ans — avec une confiance, et une candeur qui ne laissait pas de le troubler un peu. Résultat d’une éducation américaine et libre, ou d’une naïveté ignorante et non soupçonneuse ? Jacques avait peine à se décider.

Ils arrivèrent au petit kiosque, dans le fond du parc, formant belvédère. Jacques y avait fait installer un réduit sévère mais assez confortable. Devant les yeux, au travers d’une large baie, comme un immense tableau dans un petit cadre, des prés sans fin se déroulent avec de petits bois çà et là. Un piano (pas de cahiers de musique) et un divan, un grand christ et c’était tout.

Elle monta, pour voir la vue, lui dit Soran, et ils rirent tous deux. Elle regarda un instant, puis se mit au piano. Ses doigts vagabondèrent d’abord dans une rêveuse improvisation où Jacques pensa retrouver le trouble d’une âme qui se cherche.

Peu à peu les idées se précisèrent, ne furent bientôt plus siennes :

Un Adagio, dans le plus triste des tons peut-être, des arpèges en triolets comme voulant toujours s’élever et retombant sans cesse dans une morne désespérance, cependant qu’à la basse des tenues frappées comme un glas funèbre semblent vouloir encore arrêter leur élan ; et, dans tout cela, comme une vibration céleste, une mélodie si simple qui lutte et domine et change enfin cette tristesse profonde en une douce mélancolie.

Puis, l’Allegretto, en majeur, celui-là, d’une confiance encourageante, comme une éclaircie et une promesse de bonheur après les affres du prélude.

Elle s’arrêta un temps comme pour entendre le silence de cette nature qui écoutait sans doute, puis, dans un roulement vertigineux, le Presto agitato s’élança impétueux et fier comme encore une conclusion un peu triste, mais d’une énergique espérance.

— Voilà ! fit-elle en se levant.

— Où commençait Beethoven ? dit Jacques.

Elle s’assit à côté de lui sur le divan, très à l’aise. Ils causèrent longuement en regardant le crépuscule baigner lentement le paysage : l’horizon d’abord s’assombrissait et les petits bois, au loin, se confondaient dans le noir : les premiers plans bientôt devinrent vagues aussi ; tout là-bas une lumière dans une unique maisonnette s’alluma.

Dire des vers à une femme dans un pareil moment, n’est-il pas d’un pédant et d’un cuistre affreux, et celui qui ne trouve pas en lui des paroles ne doit-il pas se taire ou parler un autre langage que des mots ? Et, cependant, dits par Jacques, et en un pareil moment, ceux qu’il murmura alors comme une douce mélopée la pénétrèrent sans doute, car à côté de lui, sur le divan, aux pieds de ce christ, il la sentait haletante. Il disait doucement, et, sa voix, comme un accompagnement digne de la sublime romance qu’il parlait :

 

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Éprises de rien et de tout étonnées
Qui s’en vont pâlir sous les chastes charmilles,
Sans même savoir qu’elles sont pardonnées.

— Où commençait pauvre Lélian ? dit-elle.

C’était toute sa vie et toutes ses souffrances, tout son bonheur et toutes ses espérances qu’il lui disait là, et il avait peine à retenir sa joie de toucher presque en ce moment à l’Éden ! Pourquoi ne vivraient-ils pas ainsi, côte à côte, dans la contemplation de leurs âmes, puisque déjà ils s’étaient si bien compris et que leurs cœurs semblaient se retrouver comme les deux moitiés d’un seul cœur, dans une inexplicable métempsycose…

— Oui, dit-elle, dans la contemplation de nos âmes.

Cette redite de ce qu’il venait de dire le peina subitement ! Ainsi, elle semblait frapper leur vie d’un platonisme absolu, et puisqu’elle aimait son âme, pourquoi n’aimerait-elle pas son corps qu’il avait beau ? Sans doute il lui avait fait seulement entrevoir un amour au-dessus de la nature, mais pourquoi en ce moment désirait-il autre chose et pourquoi dans ce corps qu’il avait voulu jusqu’alors oublier, les sens parlaient-ils avec une force inconnue ?

 

Brusquement et doucement il se pencha sur elle et, dans une revanche terrible de tout son être, il voulut la serrer dans ses bras.

Elle se dégagea avec une énergie inattendue et, nullement froissée, simplement :

— Jurez-moi une fraternité absolue.

Il pensa éclater, mais resta très calme dans une surexcitation terrible. Il était donc le jouet d’une désespérante fatalité et son pauvre cœur, ballotté sans cesse, devait donc sans cesse passer par des alternatives de bonheur illusoire et de malheur complet : il croyait toucher au calme enfin, et le calme lui échappait et, avec tout son funèbre cortège, le chaos rentrait en son âme.

Il n’était pas aimé, l’affaire était conclue, et avec une indulgence exquise voilant une indifférente brutalité, elle le lui avait prouvé d’un mot. Une fraternité absolue ! Jadis, dans ses rêves erronés d’enfant, il se fût contenté, il eût été fier même d’une semblable parenté ; aujourd’hui qu’en deux jours son cœur avait parcouru plus de chemin qu’en vingt-huit années, maintenant que si vite (si vite on s’habitue au bonheur) il s’était accoutumé à cette idée si vraisemblable d’une union entière avec elle, voilà que soudain d’un seul mot elle le précipitait du haut de ses espérances.

Mais c’était peut-être une coquetterie ou encore une gaminerie ; il n’était pas condamné sans retour ; il se défendit. Il fut gémissant et ironique, suppliant et terrible, caressant et brutal.

— Voulez-vous, dit-elle, me voir disparaître à jamais ? et aimez-vous mieux me perdre tout entière que ne pas me posséder tout entière ?

— Hélas ! répondit-il, je ne veux rien, je ne préfère rien, sans doute Dieu me réservait encore cette épreuve pour me ramener sûrement à Lui.

Les soubresauts de sa chair avaient disparu, et se trompant lui-même dans l’élan d’un ascétisme ardent :

— Je devais vivre seul ayant perdu l’espoir d’un ami, je vous ai rencontrée et vous m’avez accueilli me faisant abjurer mes anciens vœux. Maintenant, vous me rejetez et me brisez, je vivrai seul…

Puis, avec un revirement soudain qui l’effraya :

— Sans doute, un moment vous avez pu vous tromper à mes paroles et croire qu’un absurde platonisme pourrait être entre nous, peut-être moi-même l’ai-je cru un instant. Mais vous êtes trop belle et vous m’avez cru trop fort.

— Il est tard : me donnerez-vous votre bras ?

Ils descendirent : la nuit était venue, la nuit bonne, avec ses caresses de velours et des murmures et des frissons.

Ils reprirent lentement, Soran très lentement, le chemin qu’ils avaient marché tout à l’heure, lui si heureux, elle si confiante.

— Mais, pourquoi ? dit-il.

— Voulez-vous encore me jurer de ne me dire jamais : Pourquoi ?

L’austère philosophe, le cabaliste transcendant, l’ascète parfait, l’homme fort qui dardait sa volonté et dominait les choses, baissa la tête ; il n’essaya plus de lutter et il promit.

— Non, j’avais tort, dit-elle, ne promettez pas encore, attendez demain, voulez-vous ? Réfléchissez et me venez trouver, là-bas, dans le petit champ en friche, si vous êtes bien résolu.

On était arrivé à la porte ; ils se quittèrent et Jacques serra une main tremblante de fièvre.

Longtemps il erra dans le parc sous l’étreinte de pourquoi terribles. Il ne pouvait en douter. Elle l’aimait et, hélas ! il l’aimait aussi. Pourquoi alors cette rigueur et cette résolution de fer ? Avait-elle plus que lui le courage de triompher d’elle-même, de mettre en pratique, avec une puissance qu’il sentait maintenant surhumaine, la maxime des cabalistes ? Pourquoi, encore, l’avait-elle accueilli, l’avait-elle séduit même ?…

Longtemps il erra dans le parc ; puis, comme il avait accoutumé dans ses moments de découragement, il entra dans la chapelle.

Il pria et, peu à peu, sous l’action réconfortante de l’Oraison, il retrouva la paix et la force :

— Je n’irai pas, dit-il.

Le lendemain, Jacques Soran était, là-bas, dans le petit champ en friche et promettait tout.