Sodome (Argis)/02-06

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Alphonse Piaget (p. 111-123).
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VI

Alors commença une existence douce pour elle, dont la volonté était scrupuleusement respectée, pleine de luttes pour lui, après des serments peut-être imprudents.

Confiante en sa parole, elle était maintenant toute grâce et tout abandon, cherchant à lui faire oublier par d’amicales caresses qu’il eût voulu autre chose jadis.

Ils se voyaient tous les jours, faisant ensemble de longues promenades et elle était d’un commerce si exquis que Jacques, un temps, pensa retrouver la paix. Avec une habileté extrême et un flair bien féminin elle sentait quelquefois « son cœur devenir noir », disait-elle, et, alors, ingénieusement elle l’entraînait dans quelque discussion de métaphysique ou d’art, on plaisantait même, pour détourner ses idées de leur triste cours.

Jacques espérait dans le temps. Après bien des hésitations et des « pourquoi », il pensait que, sans doute, elle voulait lui faire subir une épreuve, dans sa liberté de femme sûre d’elle-même, et que peut-être, un jour, elle le délivrerait de son serment. En tout cas, maintenant, la solitude lui pesait, et, comme un amant malheureux, lorsqu’il la quittait et rentrait au château, il se sentait près d’éclater en sanglots et il attendait le lendemain avec une impatience de fiévreux.

Souvent, elle venait à Noirchain, et, sur le divan, dans le petit kiosque, pendant qu’elle s’abandonnait au piano dans quelque troublante improvisation, Jacques retrouvait ses premières impressions et se sentait plus que jamais amoureux.

Ah ! Soran, vous avez voulu être trop fort ! La nature en dehors de laquelle vous avez vécu dans une artificielle indépendance, vous fait sentir sa représaille, et sa représaille est cruelle ; comme ce monde que vous trouviez si ridicule rirait bien s’il vous voyait ainsi amoureux et au-dessous de vous-même, au-dessous du vous-même de jadis ! Vous avez oublié qu’avant d’être un homme sublime et transcendant vous êtes un homme et que toutes ces victoires que vous avez remportées sur vous-même devaient tourner en défaites honteuses du jour où le combat serait moins facile ; peut-être, plus tard, atteindrez-vous à une perfection et à une pureté surhumaine, mais vous n’acquerrez cet état de grâce divine qu’au prix de nombreux péchés et de défaillances… si vous ne succombez pas dans la lutte…

La vie pour Jacques maintenant n’était qu’intermittences de calme et de tempête. Comme dominante, on l’a dit, l’espérance dans le temps ! comme détails, quelle complexité dans les sentiments ! Des accès de dévotion de plus en plus rares, hélas ! à mesure qu’il en avait un plus grand besoin ; parfois l’abandon complet de sa destinée à la Providence, parfois aussi des blasphèmes suivis d’amers regrets…

Une habileté connue dans l’ordre physique est l’analyse méticuleuse de sa propre souffrance : chez certaines natures supérieures, elle résulte d’une force de volonté peu commune, d’un stoïcisme peu facile à acquérir d’emblée ; chez d’autres plus médiocres, inférieures même, elle est le résultat d’un long entraînement, d’une longue accoutumance à la douleur.

Des hommes, on ne sait pourquoi, semblent le résumé de toutes les infirmités, et depuis une chétive enfance jusqu’à une vieillesse caduque, avec une force de résistance inexplicable qui fait de leur vie un long martyre, ils endurent dans une odyssée d’une monotonie mortelle tous les maux du corps ; Jacques en avait entrevu autrefois à l’hôpital et il admirait qu’ils avaient le courage de vivre : c’est d’abord, dans leur enfance, les hideuses écrouelles, expiation, si l’on croit que tout doit se compenser dans notre pauvre nature, de l’inconduite et des excès de leurs parents ; dans les conditions de misère où ils sont nés, la diathèse décomposante progresse et s’accentue, et alors commence pour les malheureux condamnés la vie d’hôpital : et ce n’est pas là un type créé à plaisir, l’essence de différents malades, le total imaginé de plusieurs infirmités ; ces gens existent et Jacques en avait vu. Sans doute, l’amour de vivre pourrait suffisamment expliquer ce courage négatif qui les empêchait de se tuer ; mais chez certains ; il avait remarqué une indifférence et une résignation presque surhumaines et ce qui, en ce moment, dans cette maladie qui le frappait, les lui remettait en mémoire, un intérêt à leurs propres maux, une analyse de leurs souffrances par eux-mêmes qui les aidait puissamment à les supporter. L’un surtout, avec un mal perforant aux débuts anodins qui lui avait raccourci la jambe après des amputations trop timides et forcément renouvelées, en avait pris son parti assez facilement : dans les pansements, il regardait son membre atrophié en maugréant légèrement, et tenait les bandes, et passait la gaze à l’interne ; il examinait sa maudite jambe, comme il disait, avec une extériorité parfaite, questionnant, s’entretenant de la dernière amputation avec satisfaction et parlant de la prochaine sans trop de crainte.

Jacques en ce moment songeait à ce malade qui l’avait tant frappé par son stoïcisme, et douloureusement d’abord, puis assez aisément, il l’imita, se contemplant lui-même dans sa décomposition morale, s’analysant, se disséquant, et il en retira une âpre jouissance.

Il était bien en ce moment sur un lit d’hôpital, mais pâtissant plus terriblement, sans l’entraînement à la souffrance, après une enfance si resplendissante de santé et de force.

Ce qu’il chérissait le plus en lui-même, la volonté d’abord, la piété et la chasteté disparaissaient peu à peu, rongées par un mal qu’il ne pouvait arrêter, sans nul médecin ; qu’eût fait là du reste le médecin des âmes ? n’est-il pas des maux qu’on ne guérit pas ?

La volonté, sans doute, avait été la première attaquée ; il notait bien le moment précis où cela s’était fait : c’était l’autre jour, lorsqu’il La revit pour la seconde fois ; se sentant faiblir, il avait prié, ce qui déjà était un aveu d’impuissance ; avec cette aide souveraine il pensa triompher ; il raisonna aussi : allait-il abdiquer en un moment cette puissance sur lui-même dont il était si fier, résultat de tant d’années de luttes ? allait-il faire ce serment qu’Elle lui demandait, s’exposer imprudent, à des tentations incessantes que peut-être il ne dominerait pas ? et alors, qu’arriverait-il ? Il prit une résolution énergique et s’endormit confiant : le lendemain le combat recommença, la prière fut impuissante, il s’avoua vaincu et fit le serment !

C’était sa première amputation.

La piété résista longtemps : toujours, du reste, il conserva les pratiques usuelles de la dévotion obligée, mais sa ferveur un peu se refroidit. Ce n’était plus comme autrefois, comme récemment même, des extases et des ravissements et des visions consolantes. Ses prières même avaient des distractions et, parfois, dans la méditation la plus élevée, il se surprenait l’esprit bien loin, pas trop loin cependant, puisqu’Elle était si près.

Malgré lui, du reste, bien malgré lui, car il ne pouvait se transformer tout d’un coup, il commençait à trouver un peu vaine cette religion qui l’avait abandonné au moment où il en avait eu le plus grand besoin. Ce n’était pas le doute encore, mais il pouvait craindre que ce n’en fût le commencement, car la diminution dans la confiance n’amène-t-elle pas rapidement l’incrédulité et la négation ?

Et alors, comme conclusion, puisque ces deux soutiens menaçaient ruine, la volonté et la piété, la chasteté ne devait-elle pas s’écrouler aussi ? Il dut se l’avouer et il ne fut plus fier de lui-même. Cela commença très vaguement, très insinueusement. Le danger ne se montra pas tout d’abord, il en soupçonna seulement la possibilité : cela suffisait, et dès ce jour-là, il fut condamné. N’est-ce pas là l’explication peut-être impatiemment attendue de tant d’incohérences dans cette trébuchante psychologie ? Les tentations directes se dressèrent bientôt quand il vit le bonheur qu’il avait pu espérer un instant, lui échapper mystérieusement. Alors il lutta. Ç’avait été, un moment, le désir de quitter cette retraite et de fuir, renonçant à résoudre le problème qu’elle imposait involontairement, obstinément aussi, à son esprit. Puisque la Fatalité (peu de temps avant il eût dit Dieu) dérangeait son existence, il céderait, et, ne pouvant être un homme fort, il consentirait à être homme. Il s’en irait, rentrerait dans la vie et dans la nature, puisqu’il ne pouvait vivre en dehors de la vie et de la nature. C’était là le langage de la sagesse, au moins de la prudence : il se crut assez fort pour n’être ni sage ni prudent, il ne s’enfuit pas : ce fut sa perte. La chasteté avait pu exister, aurait pu exister, tout au moins, quand il n’avait pas auprès de lui l’occasion, l’excitation. Elle ne pouvait plus exister maintenant… Il n’y eut d’abord que des péchés de la pensée.

Simplement il alla trouver le curé de Noirchain et se confessa : celui-ci lui recommanda la prière et la volonté !

Jacques ne les retrouva plus !

Un grand découragement le prit ; ce fut la fin. La ruine commença alors ; les tentations ne furent plus seulement dans l’esprit, elles furent nettes et précises : en dehors de la nature, la chute fut contre la nature et honteuse : faut-il redire que celle-ci après un repos de trente années surgit, brusquement, invincible !

Un moment, ses entrevues avec Elle furent moins fréquentes ; il voulut les rendre plus rares : dans son ignorance de ces choses, Elle se plaignit d’être négligée et l’occasion de pécher lui devint constante.

Un soir, Elle arriva au château, et tout de suite : « Je viens dîner avec vous, mon père arrive demain ; je veux que nous passions une bonne soirée, car peut-être nous verrons-nous moins souvent. »

Jacques fut joyeux de cette prévenance, mais, au fond, un peu triste : c’était la tentation qui venait encore ! En attendant l’heure, ils sortirent et s’allèrent promener dans la campagne.

Ce fut un soir comme tous leurs soirs jusqu’alors ;

la nature était la même ;

le crépuscule revenait toujours semblable ;

les teintes grises de la nuit naissante étaient toujours grises, le silence était toujours silencieux ;

les mêmes étoiles allaient tout à l’heure revenir sur le même ciel ;

Elle, enfin, était toujours douce et confiante ;

Jacques avait changé !

Par une antithèse des choses dont il ne s’étonnait plus maintenant, puisque tout semblait lutter contre lui, Elle était gaie. Elle lui raconta une histoire de paysans amusante, avec des rires d’enfant. Un instant après, comme Elle avait accoutumé, avec sa mobilité d’esprit, Elle soulevait les problèmes les plus ardus de la métaphysique transcendantale ; Jacques écoutait cette voix troublante : un instant il voulut fuir brusquement, fuir cette tentation à laquelle il sentait qu’il ne résisterait plus longtemps… il n’en eut pas le courage !

Ils étaient arrivés dans les champs, derrière le parc. Ils s’assirent sur un banc de pierre où Jacques avait l’habitude de venir quelquefois rêver. En ce moment, tout en dissimulant, il luttait intérieurement. Il regrettait maintenant le serment qu’il avait fait, et il sentait que son énergie était à bout. Il chercha le moyen de le trahir habilement, il ne le trouva pas.

— Eh bien ! dit-il, êtes-vous contente de moi ?

— Sans doute, n’en êtes-vous pas content vous-même ?

Jacques garda le silence. Pouvait-il répondre : Je rougis de moi-même ; l’homme qui, il y a quelques jours, vous séduisait sans doute par ses hautes aspirations, par l’élévation de son esprit ; celui qui, vous aimant, car vous savez qu’il vous aime, vous jurait un respect absolu, dans un élan de magnifique abnégation, comme forçant ainsi votre admiration, ce Jacques Soran

enfin, que son austérité mettait au-dessus de la nature, est maintenant son esclave ; et de quelle mauvaise nature !

Pouvait-il lui faire une confession et étaler toute sa turpitude sous ses yeux ? Pouvait-il lui dire à Elle qui, sans doute, avait voulu le grandir ainsi avec une amoureuse fierté, qu’il n’était plus digne même de son amitié ? pouvait-il, pour la fléchir, lui avouer les chutes honteuses dont Elle était l’innocente cause ?

Autrefois, certes, quand il avait quelque naïveté encore, une fierté enfin, il eût parlé, il eût été éloquent. Aujourd’hui, dans sa démoralisation naissante, il se sentait faible et sans courage ; dominé par les sens, il fut cependant caressant, mais combien il dut déchoir à ses yeux et qu’Elle dut le mépriser !

— Nous sommes toujours frère et sœur, dit-il ; je suis fidèle à mes promesses, mais on embrasse sa sœur, ne me permettrez-vous pas de vous embrasser ?…

Il rougit aussitôt de cette stupidité.

Elle le regarda tristement, et avec une divination bien facile :

— Oubliez-vous votre serment, dit-elle ; voulez-vous jouer au plus fin ! Puis, comme malgré elle, et avec des airs de regret d’en avoir trop dit :

— Pourquoi lutter contre la Fatalité ?

Alors il éclata : tout ce qu’il avait eu de délicatesse, même dans ses plus mauvais moments, disparut à ce mot. Subitement, dans un accès d’amour brutal et de curiosité malsaine, il ne se contint plus ; il en avait assez de la lutte et de la vertu !

— Que m’importe, dit-il, de perdre votre estime puisque j’ai perdu la mienne ? Que m’importent les serments ? et, si je n’ai plus rien, ni volonté, ni religion, ni chasteté même, que chercherais-je à me faire illusion ?

Et, soudain, dans une douceur infinie, il supplia, la caressant de paroles : « Oh ! pardonnez-moi, mais j’ai voulu être trop fort ; et si j’ai toujours été sincère, même en faisant ce serment que vous avez exigé, ne dois-je pas, maintenant, vous avouer mon impuissance ? Pourquoi m’avoir imposé une tâche surhumaine ? Pourquoi enfin, puisque vous êtes si belle et que vous m’aimez, car vous m’aimez… Et, en disant cela, il voulut concentrer sa volonté dans un effort suprême pour la dominer et triompher enfin !…

Il n’avait plus de volonté !

Il sentit son impuissance, et que tout était inutile… Il se serra contre Elle, l’embrassant de ses bras souples et charmeurs.

— Il est tard, fit-elle : rentrons-nous ?

Alors ce grand calme l’exaspéra : une sotte vanité, maintenant, le fit rougir d’une défaite, lui qui, après tout, dans toute sa beauté et sa séduction, avait vu des femmes le supplier !

En ce moment, il fut fou.

Il l’empoigna brutalement ; avec une force inouïe il la jeta par terre, dans l’idée fixe maintenant de la violer…

Elle se défendit avec rage, sans une parole, et ils roulèrent tous deux.

Dans un appétit de bête en rut, il n’eut qu’une pensée, sentir le contact charnel de ce corps qu’il aimait et voulait, et, lacérant ses vêtements, il vautra des baisers avides sur sa poitrine nue, et se rua sur cette chair…

Elle succombait…

Tout à coup Elle poussa un cri déchirant : d’horreur, Jacques recula, stupide, devant le symbole effrayant d’une virilité monstrueuse, cependant que, les seins dressés, et ses longs cheveux dénoués, Elle s’enfuyait à jamais !…

— Malédiction, et je l’aime ! s’écria Jacques Soran.