Sodome (Argis)/03-04

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Alphonse Piaget (p. 163-173).
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IV

— Monsieur le comte de Montgeron !

— Monsieur le prince Sanvalli !

— Monsieur Levraut !

— Monsieur Messenat !

De temps en temps la porte s’ouvrait et un domestique « très bien » annonçait, avec des inflexions respectueuses, le nom des visiteurs. Les personnes déjà présentes se montraient l’homme célèbre, ou, par leur inattention, indiquaient qu’un nom leur était parfaitement inconnu.

Il y avait, du reste, ici, de quoi satisfaire la curiosité la plus exigeante, et un explorateur du monde parisien eût trouvé, à la soirée de M.  Jérôme Le Rey, ample matière à étude : toutes les personnalités intéressantes par le talent, la fortune ou même par la nullité étaient là. C’était le comte de Montgeron, le seul descendant de la vieille famille des Montgeron-Micourt, dont la noblesse remonte aux croisades, ainsi que le prouvent les merlettes de son écu ; c’était le prince Sanvalli, prince évidemment puisqu’il était Italien (mais le monde fait-il jamais des enquêtes sur ceux qu’il reçoit ?). C’était M.  Messenat, le compositeur « aîmé du public » et ne visant avec, pourtant, du talent, qu’à une perpétuelle masturbation des habitués de salons, descendu jusqu’à l’homme du monde, ce qui lui rapportait, bon an, mal an, soixante mille francs, chiffre prodigieux pour un compositeur.

M.  Levraut, un très gros industriel, le mari de la belle Mme  Levraut, entrait enfin, montrant l’assurance que peuvent donner cinq cent mille livres de rente.

Le maître de la maison, M.  Jérôme Le Rey, avec une fortune assez peu considérable, réunissait ainsi, de temps en temps, des gens connus, et le lendemain, moyennant dix francs la ligne, un écho du plus grand journal mondain lui décernait des éloges enthousiastes, en faisant remarquer avec quelle grâce parfaite Mme  Jérôme Le Rey, « très en beauté », avait fait les honneurs de la soirée…

La noblesse des Le Rey date du premier Empire, le général Le Rey, grand-père du représentant actuel de cette famille, ayant été fait duc de Walkberg par Napoléon Ier. Vers la fin du second Empire, le salon de Mme  Jérôme Le Rey « brilla du plus vif éclat » et après la déconfiture de l’empereur c’était là encore qu’on retrouvait, dans les premières années de la troisième république, les derniers vestiges de cette haute société un peu mêlée, presque disparue aujourd’hui. Jacques avait été présenté à Mme  Jérôme Le Rey par un ami de l’abbé Gratien, intime dans la maison.

Ce soir de ses nouveaux débuts dans le monde, il se mêla peu aux groupes qui se forment toujours dans les grandes soirées et se tint un peu à l’écart, observant silencieusement.

M.  Jérôme Le Rey s’était fait la réputation, à peu de frais, d’un Mécène généreux et d’un artiste amoureux de toutes les belles choses, avec un éclectisme très vanté.

Ses soirées offraient toujours une attraction nouvelle : on y rencontrait les gens les plus en vue, de ce qu’on appelait déjà le Tout-Paris ; des artistes, des financiers, des journalistes même ; de graves personnages aussi, le professeur Bardy-Rivet, membre de l’Académie des inscriptions, le poète Granthomme, de l’Académie française, daignaient y faire une courte apparition. Le maître de la maison pouvait s’enorgueillir aussi de quelques visites de Victor Hugo.

Depuis peu de temps, obéissant à cette lièvre de cabotinage qui commençait à sévir à Paris, M.  Jérôme Le Rey avait su gagner l’amitié de quelques « artistes » en renom et l’intérêt des soirées était corsé maintenant par des monologues, des quatuors, voire par de petites représentations.

Il y a à Paris deux genres de « monde » bien tranchés. Le monde collet monté du faubourg Saint-Germain, sauvage et ennuyeux, et le monde plus gai, moins sévère, très cher aux artistes et qui vit surtout par la réclame. Jacques, ce soir-là, entrevoyait ce dernier.

Depuis son retour à Paris, l’état de son esprit avait changé très peu, et il pouvait douter que le remède, conseillé par l’abbé Gratien, fût bien efficace. Les conseils de celui-ci, son commerce habituel, lui avaient d’abord redonné quelques forces. Mais, hélas ! il vit bientôt que ce courage n’était qu’illusoire ; il aimait plus que jamais et il ne pouvait même s’avouer complaisamment à lui-même cet amour si pur autrefois, s’accentuant, très honteux, maintenant ; résultat terrible de cette fatalité, il éprouvait aujourd’hui, pour la femme, non pas le mépris de jadis, mais une répulsion invincible ; toutes celles qu’il voyait, celles surtout qu’il apercevait ce soir, augmentaient encore ces malheureuses dispositions. N’aurait-on pas dit qu’un ennemi inconnu avait pris plaisir, dans son aventure de Noirchain, à lui montrer une femme idéale, belle de toutes les beautés, et après en avoir rempli son cœur, à lui faire toucher, par une affreuse expérience, la preuve palpable, pour ainsi dire, qu’une pareille femme ne saurait exister ?…

Un ténor célèbre chantait en ce moment un air du Ninon de Lenclos de Messenat. Celui-ci accompagnait au piano et c’était, dans tout le salon, des pâmoisons et des extases lorsque la phrase, très mélodique, du début, revenait avec d’ingénieuses variantes. Jacques se sentait assez mal à l’aise sous cette musique. — Une odeur aussi montait de tous ces corps à l’étuve et cette senteur moite de femme lui semblait nauséabonde.

Avec un ridicule parfait, M.  Jérôme Le Rey empilait, dans un salon pouvant contenir trente personnes, plus de quatre-vingts invités attirés par un programme promettant d’intéressantes exhibitions.

Jacques voyait des épaules et des poitrines s’étalant avec toute l’impudence de la laideur, et il ne pouvait s’empêcher de songer à cette poitrine et à ces épaules qu’il avait entrevues dans ce viol si tristement révélateur…

Toutes ces femmes lui semblaient si bêtes dans leurs admirations, qu’il songeait encore à cet esprit merveilleusement élevé, trop élevé même, pensait-il maintenant, pour être d’une femme. Il quitta le grand salon dans ces tristes réflexions, et il erra dans les petites pièces voisines. Dans le fumoir, quelques invités avaient une conversation stupide, assis dans des fauteuils, les jambes croisées, se délassant de leur contenance fatigante d’homme du monde.

Jacques traversa et alla s’accouder à la fenêtre ouverte.

Devant lui s’étendait la longue fuite des boulevards. Il regardait tristement les lumières et ce papillotement, comme fixant ses pensées, l’absorbait.

Quand il se retourna, le fumoir était vide et, dans son grand éloignement du salon, au milieu de ce silence, il entendit des chuchotements venant d’un petit boudoir voisin. Il s’approcha, inconsciemment, sans curiosité. Ce qu’il vit ne put le surprendre, lui qui, maintenant, soupçonnait, hélas ! toutes les aberrations et toutes les dépravations…

Des bougies, sur la cheminée, éclairaient assez mal un divan qu’il apercevait par la porte entre-bâillée et, un instant, il douta s’il ne se trompait pas :

Deux femmes en toilette de bal, très décolletées, étaient assises, étroitement serrées l’une contre l’autre, dans une affection qui lui parut exagérée : et c’étaient des caresses et des baisers ardents, et leurs seins se raidissaient sous cette excitation : deux femmes mariées, sans doute, cherchant dans une liaison contre nature un amour que leur mari ne pouvait leur donner, et sans doute aussi, à voir leur éréthisme apparent, demandant à des lèvres plus habiles des jouissances que celui-ci ne savait leur fournir.

Jacques ne put s’empêcher de prendre plaisir à ce spectacle troublant, mais séduisant, en somme, puisque ces deux femmes étaient toute la grâce et la même beauté, et il eut cette pensée affreuse que sans doute les sentiments accoutumés étaient faux et que, peut-être, il était excusable, comme ces deux femmes, d’avoir, un temps, cherché plus loin que les choses permises. En ce moment, le ressouvenir s’imposa à son esprit, de ce merveilleux être qu’il aimait malgré tout, et il ne put trouver un mouvement de mépris pour ces tribades qu’il venait de surprendre…

Jacques reparut un instant dans le salon : quelques personnes déjà prenaient congé et les visages des femmes, sous la chaleur et la fatigue, devenaient plus vrais. Il s’en alla.

Il descendit les boulevards et regagna lentement le quartier Latin : des femmes, parfois, l’accostaient avec des paroles très aimables ; d’autres, plus élégantes, avec plus de tenue, le frôlaient au passage. Un instant il eut comme un désir de « monter » et de chercher dans les raffinements proposés le calme de sa chair. Tout de même, une sorte de respect humain (cela seulement aujourd’hui) le retint.

Il hâta le pas, et rentra chez lui. Jacques avait loué un appartement rue des Prêtres-Saint-Séverin : de ses fenêtres il voyait l’architecture si simple de la vieille église et il avait sous ses yeux comme le refuge promis à son pauvre cœur errant. La piété si attiédie par le bouleversement de sa conscience n’avait pu disparaître complètement. Comme avec le vague sentiment que là était le salut, et aussi par une obéissance confiante à l’abbé Gratien, il essayait de prier encore. Il avait, du reste, conservé un léger espoir de récupérer son énergie d’autrefois et il croyait encore à la puissance de la volonté ; il avait foi malgré tout aux vertus de la cabale : il avait faibli sans doute, puisque le monde extérieur avait eu barres sur lui, mais peut-être cette épreuve n’aurait-elle qu’un temps. Il examinait ainsi son âme tout en regardant le grand squelette de l’église se profiler dans cette nuit tranquille : il avait ainsi accoutumé, lorsqu’il se repliait sur sa pensée, de suivre des yeux quelque phénomène, quelque objet.

Ce soir-là, il voulut se rendre un compte exact de lui-même et s’interrogea nettement. Une première chose, d’abord, le consola : son enfance pure, ses aspirations hautes d’antan ; Dieu, dans son jugement, lui devait pour cela son indulgence. La source de ses péchés lui parut être dans l’orgueil et cette pensée se présenta à lui : « Celui qui s’élève sera abaissé. » Il avait sans doute voulu s’élever trop haut, et, voulant tendre à la vertu, n’avait-il pas rêvé la toute-puissance qui, seule, est de Dieu même. La phrase symbolique : « Le Verbe fut fait chair, » doit-elle être réalisée par l’homme ? Le Verbe dans l’interprétation vraisemblable de ce symbole, n’est-ce pas la pensée immortelle, un sublime effluve de la Divinité fait chair, c’est-à-dire devenant fait, du vouloir exclusif de Dieu, et cette production d’un miracle n’est-elle pas son apanage et son monopole ? Il avait voulu la réaliser, il avait été puni de son outrecuidance. Il ne pouvait en douter, les saints eux-mêmes avaient souhaité être dignes de Dieu, mériter qu’il descendît jusqu’à eux, mais non s’élever jusqu’à lui : Satan n’était-il pas un ange déchu pour n’avoir pas compris cela ? Lui, n’était pas encore damné et sa chute contenait peut-être en elle-même sa rédemption ; cette chute envoyée par Dieu comme un avertissement et comme un encouragement à l’humilité. Jusqu’où maintenant avait été la chute ?… Il ne s’arrêta pas, dans son examen de conscience, à ce moment d’égarement qui avait causé son départ de Noirchain : l’abbé Gratien l’en avait absous ; mais il était torturé par un amour terrible et qui ne pouvait être suivant Dieu : là était la vraie chute ; il était obsédé sans cesse par cet Être si semblable à lui trop semblable, hélas ! dans son identité charnelle, et il ne devait pas aimer un pareil être… Que faire alors ?

Il réfléchit longtemps, pensa que le monde était une sauvegarde bien illusoire et sa prière se termina par ces mots : « Seigneur, pourquoi m’avez-vous retiré ma force ?… »

Le lendemain matin, une lettre de l’abbé Gratien lui disait : « Venez sans faute aujourd’hui : affaire grave. »