Sodome (Argis)/03-05

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Alphonse Piaget (p. 175-184).
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V

Tous les matins à six heures et demie, l’abbé Gratien disait la messe à l’église Saint-Séverin. Après son action de grâces, assez longue généralement, il allait visiter quelques pauvres et rentrait vers dix heures.

Soran, très intrigué, ne put rester chez lui dès qu’il eut reçu cette lettre : il eut deux grandes heures à occuper. Dans son impatience, il entreprit une longue promenade en torturant son esprit pour deviner quelle pouvait être cette affaire si grave : il n’y réussit pas, c’est-à-dire qu’il rejeta successivement toutes les hypothèses qu’il put faire ; elles ne furent du reste pas nombreuses, l’uniformité parfaite de la vie de l’abbé Gratien lui en suggérant très peu.

Quand il arriva chez celui-ci, il le trouva radieux : — Vous êtes bien intrigué, lui dit l’abbé, d’un air enjoué.

— En général, fit Soran, je n’aime pas les nouvelles ; j’en attends si peu de bonnes et tous les changements dans ma vie m’ont été si funestes…

— Voyons, dit l’abbé, avez-vous toujours confiance en moi ?

— Pouvez-vous en douter ?

— Ne m’avez-vous pas vaguement promis de me laisser vous soigner ?

— Sans doute, mais…

— Eh bien ! voici : je vous marie.

Et cependant que Soran stupéfait ne trouvait pas un mot, l’abbé Gratien, avec une tendresse toute paternelle, lui fit un tableau attristant de sa vie présente, et il trouva dans son cœur de prêtre et d’ami des accents si sincères, ce prêtre pur, des arguments si habiles, cet ami adroit, que Jacques ne put se défendre ; du moins ne fit-il qu’ensuite quelques observations.

Marier Jacques avait été la première pensée de l’abbé, dès qu’il avait connu son état. Il s’était bien gardé de lui en parler, mais maintenant il le pouvait, il le devait.

— Mon cher enfant, dit-il, j’ai beaucoup pensé à vous depuis quelques mois, à votre salut, vous me comprenez. Je crois avoir trouvé la seule solution possible à votre situation. Vous avez besoin d’affection, même les sens parlent un peu trop chez vous : la retraite, au lieu de vous sauver, a produit un effet néfaste ; au reste, vivre dans le monde sans vous marier, il n’y faut point songer.

— Mais, dit Soran, pour me marier faut-il encore que…

— Mon cher enfant, ne raisonnez pas, je vous en prie ; vous présenterez votre défense tout à l’heure. Laissez-moi vous développer entièrement mon plan. Il est si simple : Je connais beaucoup une vieille famille de la haute bourgeoisie, qui reste non loin d’ici, rue de Lille, et je dois vous y présenter : vous ne pouvez pas me refuser, je suis engagé. Vous ne vous y ennuierez pas, on y fait de très bonne musique. Vous trouverez là assez peu de monde, un monde très gris et très tranquille, et M. et Mme Gouvaut vous plairont je crois. Mais voici, j’arrive au point délicat et intéressant : Mlle Gouvaut, le sauveur auquel j’ai pensé, me paraît en tous points faite pour une si noble mission, dit l’abbé avec un peu d’emphase. L’âme est très belle, et digne de la vôtre, si belle malgré tout, mon cher Jacques. L’intelligence est non seulement supérieure, mais éblouissante ; enfin, c’est une artiste, une grande artiste. Pour le reste, vous verrez.

Jacques, en ce moment, aurait voulu être à cent pieds sous terre. Il ne pouvait attrister l’abbé par un refus, et cependant le mariage lui apparaissait comme une chose formidable. Même, il se demanda s’il ne lui était pas interdit et s’il pourrait jamais aimer, quand son cœur était plein d’un autre amour.

— Mais enfin, dit Jacques, vous savez mon cœur, et vouloir me marier, n’est-ce pas tromper une malheureuse enfant ?…

— Mon cher Jacques, j’ai dit souvent aux incrédules : Priez et vous croirez. Je vous dirai à vous avec confiance : Mariez-vous et vous aimerez. Aussi bien, mon cher enfant, croyez-moi, si vous ne voulez pas, vous êtes perdu.

— Vous parlez là avec une bien grande confiance, Monsieur l’abbé, et ce mariage ne dépend pas seulement de nous.

— Ah ! dit l’abbé avec joie, vous consentez, vous êtes sauvé !

L’abbé Gratien avait chez les Gouvaut une influence très grande ; il les avait connus à sa petite paroisse, quand il était curé, les Gouvaut possédant à cet endroit un superbe château. Sa grande douceur, son visage triste et pur (tout n’entre-t-il pas dans les sympathies ?) lui attirèrent les bonnes grâces de la famille Gouvaut, et il fut bientôt indispensable au château où il allait quelquefois donner des leçons aux enfants au moment des vacances. Les Gouvaut, à une époque où la bourgeoisie domine, avaient de « puissantes relations », et leur protection ne fut pas inutile à l’abbé, quand il fut nommé vicaire à Paris.

L’abbé Gratien se garda bien de laisser partir Jacques ; il craignait beaucoup ses réflexions, et ne voulut pas qu’il fût seul avec ses pensées. Il le retint à déjeuner et ensuite, avec une indiscrétion aimante, il proposa une promenade aux environs de Paris. Bref, il ne le quitta pas d’un instant ; puis, quand le soir arriva, il prétexta, pour rester avec Jacques, un nouveau morceau à lire au piano, et, une fois chez lui, celui-ci, bon gré, mal gré, dut passer un habit et se laisser emmener.

— Mais, dit Jacques, je ne peux pourtant pas aller dîner chez des gens qui ne m’ont jamais vu…

— Si vous raisonnez, dit l’abbé, nous allons nous fâcher. Je dîne là tous les jeudis, et il est convenu avec Mme Gouvaut que vous venez dîner avec moi ce soir ; soyez tranquille, dit-il avec un sourire, vous serez présenté avant de vous mettre à table.

Jacques le suivit machinalement.

En somme, sa curiosité était éveillée et ce nouvel aspect qui se présentait de sa vie, l’intéressait cependant. Cette jeune fille, dont l’abbé avait fait un éloge si discret et si enthousiaste, l’intriguait beaucoup ; tout en marchant à côté du prêtre qui le laissait à ses réflexions, tranquille maintenant, il cherchait à se la représenter et à la deviner. L’intelligence éblouissante dont avait parlé son ami pouvait exister sans doute, mais peut-être l’abbé Gratien lui-même avait-il été dupe d’une facilité seulement superficielle. Et puis, une Corinne aussi lui faisait peur.

Ce fut encore un monde nouveau qu’il découvrit ce soir-là. M. Gouvaut était un ancien magistrat, riche, ainsi qu’il convient, intelligent et aimable suffisamment. Sa femme semblait une statue de la magistrature, très froide et aux traits durs, quoique réguliers. Ils furent du reste charmants, et Jacques comprit avec quels éloges il avait été annoncé par l’abbé ! Après les présentations de rigueur, on se mit à table dans une salle à manger qui lui rappela trop l’appartement de la rue du Bac, presque oublié maintenant. Quelques personnes seulement, un jeune substitut, bon violoniste, un ancien directeur des contributions et un médecin. Mlle Berthe Gouvaut, qu’il étudia toute la soirée, lui parut « très bien ». Au physique, brune et d’une taille moyenne ; il ne jugea guère de son intelligence devant cette réserve habituelle des jeunes filles, mais il ne put nier qu’elle fût excellente pianiste.

Jacques plut sans doute beaucoup, car il fut invité à venir souvent. Son talent rare de musicien pouvait expliquer ce succès. Quand ils sortirent, l’abbé lui en dit le vrai mot : il avait parlé de lui comme d’un mari probable, et Mme Gouvaut était très satisfaite de l’impression qu’il avait produite.

Dès lors, cédant aux sollicitations de l’abbé, avec quelque confiance aussi, il fréquenta souvent chez les Gouvaut. Dans cette nouvelle période, il vécut une vie végétative et volontairement inconsciente : il ne pensait plus guère, voulant s’abstraire de son esprit si obstinément hanté par de tristes souvenirs ; certains moments, un objet quelconque, un fait futile, par une association d’idées obsédante, lui rappelait Noirchain. Il devenait triste, et se complaisait dans cette tristesse, avec comme un orgueil d’être si malheureux. Est-ce suffisamment dire que, par une sorte de loi d’équilibre, cette volonté si forte d’autrefois s’était annihilée et avec elle cette intuition si aiguë qui, jadis, était presque une divination. Facilement cependant, il vit bientôt que Mlle Gouvaut l’aimait… L’abbé aurait-il raison, était-ce là le Sauveur ; Dieu enfin, venait-il à son secours ?

Son existence actuelle était monotone comme toujours, plus monotone peut-être, car moins volontiers maintenant il se livrait à l’étude. Il trouvait dans la musique une grande consolation. Mais, selon cette évolution de sa nature, il négligeait un peu la musique sacrée, trop austère pour son âme endolorie. Chopin, avec sa langue troublante, le séduisait surtout ; il passait des heures à lire ces pages passionnées, si empreintes d’un tempérament de femme, œuvre, si l’on veut, d’un esprit androgyne, comme celui qu’il aimait. Cette musique, que quelques natures timorées trouvent trop malsaine pour la permettre aux jeunes filles, eut peut-être sur lui une influence funeste dans sa sensualité si alliciante. C’est sans doute à cette époque que la vie de Soran fut le plus remplie de heurts et de cahots : ses sens, qu’il essaya de vaincre, le dominèrent souvent, et cet homme, extrême en tout (n’est-ce pas ce qui fut sa perte ?), eut des accès de perversion affreuse.

Il revenait un soir de la rue de Lille, lorsque, au coin de la rue de Seine et du boulevard Saint-Germain, il fut accosté, comme il est coutume, par une fille. Repoussante, avec son teint d’alcoolique et ses yeux rouges, sans cils, elle était là comme la hideuse incarnation du vice de la rue : si peu semblable à la femme, elle produisit chez ce malade une excitation et un désir étrange, par des promesses de pratiques infâmes : surtout, ce soir-là, Mlle Berthe Gouvaut, plus à l’aise maintenant, s’était montrée très érudite, augmentant ainsi son aversion pour la femme.

Jacques « monta ». Il dut passer pour un « bon client », car il fut très insouciamment généreux.

— Eh bien, qu’est-ce que tu veux faire ? dit-elle aimablement.

Et, avec des mots très crus parfois, parfois aussi avec des expressions d’une poésie bizarre, elle lui fit entrevoir des plaisirs spéciaux d’une ingéniosité non éprouvée :

Un raffinement dans les choses naturelles, d’abord : cela, c’était encore trop la femme ; Soran n’était pas venu dans ce but.

Puis, des caresses, dans lesquelles la femme se faisait oublier, pour ne plus être qu’une abstraction de débauche : elle lui proposa, avec une explicité complaisante, des baisers savants et experts d’une bouche se montrant horriblement édentée et baveuse, avec des lèvres lippues et tombantes, un trou béant enfin, s’offrant à des satisfactions ignobles, instrument d’une honteuse succion.

— Non, pas cela, dit Soran.

Elle eut un sourire d’intelligence, et la femme s’effaça alors complètement pour le simulacre d’une action contraire à la nature, et la jouissance d’une demi-sodomie commençant ainsi, dans un triste apprentissage, la dégradation de celui qui fut Jacques Soran !…