Soleils d’Hiver/27

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A. Lemerre (p. 93-95).

L’AVEUGLE



Trente ans à peine, mince, élégant, fort grand air,
Mais le regard voilé de brumes éternelles,
Je le vois, chaque jour, assis devant la mer,
Fixant sur l’horizon la mort de ses prunelles.

Il est seul. Un coupé savamment attelé
L’amène ; le laquais vient ouvrir la portière,
Et, lui prenant le bras, l’a bien vite installé
Sur un banc, seul, tout seul, pour la journée entière.

Un Russe, m’a-t-on dit, riche à vingt millions,
Restant ici l’hiver, sans amis, sans famille.
Le prodigue soleil l’inonde de rayons ;
La foule bigarrée autour de lui fourmille…

Mais que lui font la foule et le soleil en fleur,
Éclatant au zénith comme une orange mûre ?
Du soleil qui reluit il n’a que la chaleur ;
De la foule qui passe il n’a que le murmure.



Oh ! ne point voir, jamais ! — Sentir autour de soi
Comme un vague remous de choses qu’on ignore ;
Vivre, le front courbé sous cette triste loi,
Dans la nuit, dans la nuit, et dans la nuit encore !

Sans en pouvoir jouir, soupçonner seulement
L’ineffable beauté de la nature immense,
Panorama divin, suave enchantement,
Qui chaque jour finit, chaque jour recommence !

Au milieu des voyants marcher les yeux fermés,
Craindre un danger en tout, trouver tout redoutable,
Et ne connaître, hélas ! dans les êtres aimés
Que la voix fugitive et non la forme stable !

Quel supplice cruel, en tout temps, en tous lieux,
Mais plus cruel peut-être et plus digne de plainte
En ces pays bénis où le soleil joyeux,
Loin des brumes du nord, s’étale sans contrainte ;

Où les regards charmés trouvent, pour s’y poser,
De plus riants contours, des formes plus câlines ;
Où la lumière d’or caresse d’un baiser
Le velours gris et vert tapissant les collines ;


Où, dans un flot plus clair, reflet d’un ciel plus pur,
Le vaisseau plus léger plus doucement se mire ;
Où la gaîté rayonne et vibre dans l’azur…
Où tout est grâce, ivresse, harmonie et sourire !



Ô pauvre riche, toi qui ne vis qu’à moitié,
Souffreteux et chétif parmi ces gaîtés roses,
Je songe, pris pour toi de profonde pitié,
À l’ironie étrange et cruelle des choses !

On eût pu te compter au nombre des heureux
En cette humanité dont la route est si sombre…
Mais tu n’es rien qu’un être infirme et douloureux,
Car, entre le bonheur et toi, se dresse une ombre.

Oui, je te plains, ô riche ! et te verrai longtemps
Comme un spectre de deuil, très net, en ma pensée,
Au milieu des splendeurs de ces tons éclatants,
Sur ton banc, mince, noir, l’attitude lassée,

Tandis que ton cocher, au ventre sans rival,
Bâille à pleine mâchoire, ennuyé de t’attendre ;
Et que ton grand laquais, debout près du cheval,
Frais et gourmé, sourit aux filles d’un air tendre.