Soleils d’Hiver/36

La bibliothèque libre.
A. Lemerre (p. 120-121).


EN SORTANT DES SALLES DE JEU



Oui, le spectacle est bas et vil de cette foule,
De ce piétinement silencieux, qui coule
Autour des tapis verts où, légers et brutaux,
Dans un cliquetis d’or circulent les râteaux ;
Ignoble, cet amas de têtes sans pensée,
L’œil ardemment fixé sur la bille lancée,
Et, selon que le sort amène rouge ou noir,
Se crispant de dépit ou s’éclairant d’espoir ;
Horrible, à soulever le cœur le moins farouche,
Ce monde inquiétant et douteux qui vous touche :
Jeunes hommes trop bien vêtus, trop élégants,
Un diamant à la cravate et point de gants ;
Vieux messieurs décavés dont le doigt de squelette
Allonge une timide mise à la roulette ;
Inventeurs incompris de systèmes garants
D’un gain toujours certain, et qui n’ont pas vingt francs ;
Maniaques pointant chaque coup sur des fiches ;
Gens superstitieux s’entourant de fétiches ;
Parisiens tarés, étrangers de tous lieux,
Bruns, blonds, roux, arborant sur des revers soyeux

Leurs décorations savamment travaillées…
Et les femmes surtout, les femmes !… Maquillées,
Les cheveux mal peignés, mal teints, les yeux noircis ;
De maladroits crayons ponctuant les sourcils ;
Un fard prêt à tomber plaqué par les voilettes ;
D’extravagants chapeaux, d’impudentes toilettes
Dont le luxe taché vous heurte et vous salit ;
Le camp plus triste encor des vieilles, que pâlit
L’âpre désir du gain, la fièvre solitaire
Du petit jeu mesquin, rapace, terre à terre,
Ne dépassant jamais le taux le plus discret,
La pièce de cent sous avancée à regret
Et que l’œil suit d’un bout à l’autre de la table…
Oui, navrant tout cela, navrant et redoutable !

On songe à quelque étrange et beau Palais du Mal
Où le démon du jeu, fantastique animal
À la griffe d’argent et d’or, bien acérée,
Saisit le pauvre humain aussitôt son entrée,
Et sous ces hauts lambris d’un luxe éclaboussant
Lui déchire le cœur et lui suce le sang…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Combien pur, au sortir des salles étouffées,
Le grand air, arrivant du large par bouffées !