Soleils d’Hiver/5

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A. Lemerre (p. 18-19).


LES PORTEFAIX



Sur le quai du Vieux Port, où le soleil en joie
Verse ses chauds rayons que le pavé renvoie,
Parmi le grouillement vague et bariolé
De la foule, on décharge un grand brick plein de blé
Arrivé d’Odessa la dernière semaine.
Ruisselants de sueur sous leur bonnet de laine,
Le cou gonflé, les pieds suivant adroitement
La planche mince, au mol et lent balancement,
Les portefaix hâlés vont, viennent, et sans trêve
La pile des gros sacs s’élargit et s’élève.

Un moment de repos. Le travail s’interrompt.
Les robustes gaillards se sont assis en rond
Pour boire un coup de vin et mordre à la pastèque.
Une fille du peuple, au droit profil de Grecque,
Les cheveux pommadés, la jupe en retroussis,
Passe : et sur son passage un concert de lazzis
Éclate et la poursuit dans sa marche traînante.
Elle s’est retournée, et brave, impertinente,

Droite, ses deux poings bruns sur les hanches posés,
Elle répond de haut aux hommes amusés.
Le parler marseillais, nasillard et sonore,
Vibre dans l’air : on crie, et puis l’on crie encore,
Et la lutte finit en rires débordants,
Montrant la lèvre rouge et l’émail pur des dents.

Devant ce fin tableau de couleur provençale,
Je songeais à l’aspect triste, boueux et sale
Des cités de mineurs du Nord, où le travail
Est rude, où tout est noir, où l’homme est un bétail
Silencieux, courbé sous sa besogne austère,
Amphibie éternel de l’air et de la terre,
N’ayant, l’hiver venu, pas même un court moment
De repos au dehors, ni de délassement ;
La révolte dans l’âme et l’insulte à la lèvre,
Chaque dimanche, allant se soûler de genièvre
En quelque cabaret au grinçant écriteau,
Puant d’une fumée à couper au couteau…

Et je comprenais bien pourquoi si fort l’on t’aime,
Et je te bénissais, et je t’aimais moi-même,
Bon soleil de Provence, aux rayons indulgents,
Ami des gens heureux, père des pauvres gens !