Soleils d’Hiver/6

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A. Lemerre (p. 20-24).

CROQUIS DE FEMME



Au chemin de la Corniche,
Sur un roc au profil pur
Qui lui fait comme une niche,
La villa, coquette et riche,
Monte vers le ciel d’azur.

C’est le matin, tout s’éveille.
Les persiennes vont s’ouvrant ;
Le bruit lointain de Marseille,
Tel qu’un murmure d’abeille,
Passe dans l’air transparent.

Par la fenêtre mi-close
Pénètre un rayon joyeux
Qui glisse, s’allonge, et pose
Son étincellement rose
Sur le lit mystérieux.


Comme un oiseau dans la mousse,
Au fond des draps parfumés
La belle dormeuse rousse
Goûte la volupté douce
Des demi-sommeils aimés.

Par la demeure sonore,
Des bruits montent, familiers :
Qu’il fait bon rêver encore
Tandis qu’un clair rayon dore
La blancheur des oreillers !

Puis on est, plus qu’une chatte,
Frileuse… oh ! frileuse !… on craint,
Hors de ce nid plein d’ouate,
Le terrible coup de patte
Du mistral qui vous étreint.

L’heure passe… le temps presse…
Un peu de courage… allons !
Honte, honte à la paresse !…
Et la voilà qui se dresse
D’un seul coup sur ses talons.

Oh ! quelle divine moire,
Quel brocart ou quel satin
Vont, depuis le cou d’ivoire,
Couler, en ondes de gloire,
Jusqu’au petit pied mutin !


Sur cette tête qu’inonde
La clarté de l’Orient
Quelle perle exquise et ronde
Mettra sa caresse blonde
Et son charme souriant ?

Noble fille de Phocée,
Au nez antique, au front bas,
En quittant le gynécée,
De tendre velours chaussée,
Où vas-tu porter tes pas ?

Sans doute, tranquille et fière,
Un éventail à la main,
Pendant la journée entière,
Tu sèmeras la lumière
Et l’amour sur ton chemin ;

Au pur rythme de tes hanches
Tu passeras, en songeant,
Sous les colonnades blanches
Où l’ombre fine des branches
Se joue en frissons d’argent ;

Le soir, tu seras la joie
De quelque immense festin
Où, sous les rideaux de soie,
L’ivresse grandit et noie
Les soucis jusqu’au matin ;


Et Véronèse qui passe
Là-bas, au fond du décor,
Amoureux de tant de grâce,
Te peindra, superbe et lasse,
Dans un flot de pourpre et d’or !



Enfin, de la chambre vide
Elle sort en tourbillon…
Ô Mode, Mode homicide,
Qu’as-tu fait ?… La chrysalide
Remplace le papillon !

Son beau corps est mal à l’aise
Dans les raideurs du veston…
Pourquoi, souple Marseillaise,
Cette rude étoffe anglaise
Et ce faux col en carton ?

Pourquoi ces tresses dorées
À l’étroit sous le chapeau ?
Et ces jupes trop serrées ?
Et ces mains déshonorées
Par les gants en grosse peau ?


Sèche comme une bank-note,
Le cou raide, l’air cassant,
La voilà qui trotte, trotte,
Jetant une fausse note
Sur le ciel éblouissant…

Et je crois — ô rêve étrange ! —
Voir, dans un cadre agrandi,
Sur cette beauté qu’il change
Le Nord jaloux qui se venge
Des conquêtes du Midi !