LA REVANCHE DU DIABLE
Aux premiers temps, quand Dieu, de sa main colossale,
Créait, en se jouant, la terre provençale
Quelque matin frais et vermeil,
Il dit, près d’achever la tâche commencée :
« Ô Terre ! tu seras au midi caressée
Par la mer et par le soleil.
« Cette mer sera douce, et clémente, et bénie ;
Les nefs d’or glisseront sur sa splendeur unie
Par de larges et sûrs chemins ;
Si les orages noirs éclatent sur ses grèves,
Ils s’envoleront vite, et leurs colères brèves
Auront de calmes lendemains.
« Ce soleil sera chaud, et brillant, et superbe ;
À l’appel de l’aurore, il dénouera la gerbe
De ses javelots enchantés ;
Et, quand le soir tombant finira sa carrière,
Il plongera dans l’ombre, en laissant en arrière
L’adieu sanglant de ses clartés.
« Ainsi tous deux unis, soleil d’or, mer jolie,
Feront de cette terre une terre accomplie
Où, comme aux pays fabuleux,
Les arbres les plus beaux, les fleurs les plus aimées
Mêleront dans le vent leurs senteurs embaumées
Sous l’éclat des ciels toujours bleus ;
« Une terre où les yeux n’auront rien qui les blesse ;
Où l’air subtil sera d’une étrange souplesse,
Le flot finement argenté ;
Où l’hiver indulgent rappellera l’automne…
Un coin du Paradis que d’avance je donne
« C’est là qu’elle viendra, par foules empressées,
Fuyant la neige épaisse et les villes glacées,
Fuyant les horizons ternis,
Chercher, dans la tiédeur des maisons bien fermées,
Ainsi qu’un vol d’oiseaux cachés sous les ramées,
La molle illusion des nids.
« C’est là qu’arriveront les souffrants de la vie,
Dont la santé débile, aux douleurs asservie,
Réclame un air paisible et pur ;
Là que les attendra le repos salutaire…
Et tous, reconnaissants, t’appelleront, ô Terre,
D’un nom charmant : Côte d’Azur ! »
⁂
Telles furent, jadis, les paroles divines.
Mais compère Satan a les oreilles fines :
Comme il baguenaudait par là,
Il put — car Dieu n’est pas assez prudent — l’entendre,
Et, rendu furieux par ce discours si tendre,
Entre ses dents il grommela :
— « Oui ! la Côte d’Azur sera belle entre toutes ;
Oui ! les hommes viendront, empressés, par les routes,
Par les chemins les plus divers,
Admirer, chaque hiver, cette ardente nature,
Et pourront, sans soucis, errer à l’aventure
Sous le ciel bleu, près des flots verts ;
« Oui ! bercés par le chant des bruissantes palmes,
Ils goûteront les jours sereins, les heures calmes
Mais, ô Dieu tout-puissant dont la bonté m’outrage !
À ton œuvre d’amour je mêlerai ma rage,
Et ma revanche, je l’aurai !
« Si tu guéris leurs corps, moi je perdrai leurs âmes ;
La passion du Jeu, de ses griffes infâmes,
Fouillera les cœurs déchirés,
Et les échos hurleurs de ces rives de joie
Connaîtront les sanglots farouches, où se noie
La douleur des désespérés ! »
⁂
Et c’est pourquoi, les temps venus, sur une roche
Dont nul avis sauveur ne signale l’approche,
Sur une roche au bord de l’eau,
Le Diable, en un recoin de la corniche blanche,
Bâtit, pour assurer sa perfide revanche,
Le palais de Monte-Carlo !
|