Soleils d’Hiver/54

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A. Lemerre (p. 161-168).


PAGES DE BONHEUR

(EXTRAITS DU JOURNAL D’UNE JEUNE MARIÉE)
Cannes, 3 décembre.



Un matin radieux, souriant, enchanté…
À la fin de l’automne une douceur d’été.
Devant moi la mer bleue ; et là, sous mes croisées,
Tout imprégnés encor de furtives rosées
Les jardins de l’hôtel où, parmi les roseaux,
Volète en babillant une bande d’oiseaux.

Est-ce bien vrai ?… Huit jours à peine, et tant de choses !
Après le mariage et le lunch, vitres closes,
À grand train, le coupé filant dans le soir gris
Le long des quais déserts, jusqu’au bout de Paris ;
La gare lumineuse et sonore, remplie
De gens semblant atteints de la même folie,
Vifs, pressés, ahuris, bousculés, bousculeurs ;
Le sleeping réservé qu’il a garni de fleurs ;
Le rapide fendant nerveusement l’espace ;
Bientôt, un lourd sommeil d’enfant… (j’étais si lasse !)

Qui me ferme les yeux… en écoutant sa voix
Je m’endors sur son cœur pour la première fois…
Le matin seulement, rieuse, je m’éveille…
Un éblouissement alors, une merveille…
Un soleil triomphant, d’un éclat continu…
Le beau, le clair Midi qui m’était inconnu
Jusqu’alors, que j’admire aussitôt et que j’aime ;
Marseille, puis Toulon, puis Cannes, point extrême
Où notre vol s’arrête, où, sous les verts palmiers,
Accrochant notre nid ainsi que deux ramiers,
Oubliés, oublieux de la terre et des hommes,
Insouciants et gais, vrais enfants que nous sommes,
Nous vivons l’un pour l’autre et l’un par l’autre aussi…
Non, ce n’est point un rêve, et je suis bien ici,
Moi Georgette, bien moi, devant cette fenêtre,
Aspirant un air pur qui baigne tout mon être,
Et le cœur plein de vous, mon cher maître et seigneur…

Et je me sens heureuse à pleurer de bonheur !


Cannes, 12 décembre.


Être amoureuse, moi, la folle que j’étais !
Moi qui courais, dansais, flirtais et coquetais
Avec l’un, avec l’autre, au hasard, occupée
De mes jeunes « suiveurs » moins que de ma poupée
Jadis, lorsque j’étais gamine, aux temps lointains
Des souliers sans talons et des jeux enfantins !


Du jour au lendemain m’être ainsi transformée…
Aimer si promptement en me sachant aimée…
Avoir mon chevalier, comme dans les romans,
Et connaître l’amour tel que nos grand’mamans,
Allongeant un pied fin, roulant un œil de carpe,
Bras plié, pied tendu, le chantaient sur la harpe !
Et je me figurais qu’il n’en existait plus
De ces amours d’antan, bons petits dieux perclus ;
Qu’aujourd’hui dédaigné par la foule incrédule,
Cupidon n’était plus qu’un sujet de pendule !

Ah ! sotte, qui croyais bien voir et bien juger !
Non ! les ans peuvent fuir et les modes changer ;
Mais sous la robe Empire ou le veston moderne,
Nos simples cœurs humains, quand l’amour les gouverne,
Battent, toujours pareils, d’un pareil mouvement,
Que l’on soit « fin de siècle » ou bien « commencement » !

Et je laissais ainsi flotter mes rêves vagues
En revenant tantôt, parmi l’azur des vagues,
Des îles de Lérins, à l’heure où le soleil
Derrière l’Estérel, comme un globe vermeil,
S’enfonce lentement et disparaît dans l’ombre.
Notre bateau fendait le flot déjà plus sombre ;
Des mouettes sur nous voltigeaient en criant ;
Cannes, dans le lointain pittoresque et riant,
Étageait sous nos yeux son cirque de collines ;
Très insensiblement, en grises mousselines,
La nuit tombait, tranquille et sereine ; un vent frais
Passait, en emportant nos beaux, nos chers secrets ;

Murmurés à voix basse et les deux mains unies…
Oh ! les heures de joie ! Oh ! les heures bénies !


Cannes, 15 décembre.


Hier, il a voulu voir ce petit carnet.

Doucement, il saisit ma main qui le tenait
Et, me baisant les doigts :

Et, me baisant les doigts :« Donnez cela, poète ! »

Je rougissais.

Je rougissais.Et lui, grave, hochant la tête,
Prenant comiquement les grands airs de rigueur,
A lu ces pauvres vers où je mets tout mon cœur.
Moi, j’attendais debout, gauche, très empruntée,
Ainsi qu’un écolier dont on lit la dictée.

Quand il eut achevé, sans relever les yeux,
Un moment il resta rêveur, silencieux ;
Puis, comme s’il fût seul, se parlant à soi-même,
Il murmura, bien bas :

Il murmura, bien bas :« Pure enfant, que je t’aime ! »


Nice, 25 décembre.


Te conterai-je tout, — oui, tout, — mon cher journal ?
C’est aujourd’hui Noël. Réveil très matinal,
Du moins pour moi… Mon maître et seigneur dort encore.
Je me suis éveillée et levée à l’aurore
Et je m’installe ici, devant toi, mon petit,
Pour te dire… Mon doigt reste en l’air, interdit,
Tenant la plume prête et n’osant rien écrire…
Eh ! mon Dieu, pourquoi donc ?… Est-il si mal de rire
Et de s’aimer ?… Enfin, cesse d’être étonné,
Nous avons hier soir tous deux… réveillonné
Dans un coquet salon agrémenté de roses.
Un menu… Quel menu ! Monsieur fait bien les choses,
Et je soupçonne fort que ce menu de roi
Fut commandé jadis… pour d’autres que pour moi.
Mais ne ranimons pas ces souvenirs infâmes…
Le passé des maris n’appartient point aux femmes !

Moi, dont le souvenir est moins… capitonné,
Je jugeais tout charmant, exquis, bien ordonné,
Je sautais de plaisir ainsi qu’une gamine…
Mon estomac tenté cria bientôt famine…
Tu sais, mon cher journal, mon bon vieux compagnon,
Qu’un peu de gourmandise est mon péché mignon.
Je me mis à parler, à rire… une folie !
Il me répétait, lui, qu’il me trouvait jolie,

Que j’avais dans les yeux, dans le front, dans le cou,
Des je ne sais trop quoi… venus je ne sais d’où…
Et le traître, joignant l’action aux paroles,
Ponctuait de baisers ses tendres barcarolles…
Est-ce l’étrange effet du Cliquot trop aimé ?…
Ou mon noble seigneur s’est-il mieux exprimé ?
A-t-il su découvrir, pour me « peindre sa flamme »,
Des mots plus éloquents allant plus droit à l’âme ?
Je ne sais… Cependant il me semble, aujourd’hui,
Que depuis hier soir je suis bien mieux à lui.

L’aimer plus ?… Oh ! non pas !… Ce serait impossible…
Mais l’aimer autrement, d’un amour plus sensible,
D’un amour… plus amour, enfin, et plus humain,
Comme on ne doit jamais s’aimer le lendemain
Du mariage, alors que l’enfant innocente
En sa métamorphose absolue et récente,
Écoute sans comprendre, hésite longuement
Et du baiser reçu n’a que l’étonnement…

Non, je l’aime à présent de toute ma tendresse…
S’il n’était mon mari, je serais sa maîtresse !
Qu’ai-je écrit !… Cher journal, tu ne vis rien de tel…

Nous ferons réveillon encore… après Noël !


Retour à Paris, en wagon, entre Cannes et Marseille, 4 janvier.


Sous un ciel d’un gris sec, dans le vent, dans le bruit,
Sifflant et haletant, le rapide s’enfuit,
Gigantesque reptile à l’ondulante queue.

Tantôt des terrains bruns et tantôt la mer bleue
Qui brise sur les rocs son flot précipité.
Un mistral déchaîné, nous prenant de côté,
Met son affolement tout le long de la route.
Comme des bataillons de soldats en déroute,
Les arbres tourmentés s’inclinent vers le sol ;
Parfois, sur un talus, quelque pin parasol
Agite le remous de ses frondaisons vertes ;
De noirs oiseaux de proie aux ailes entr’ouvertes,
Immobiles, semblent lutter, puis brusquement
Sont emportés d’un coup dans leur prompt tournoiement ;
Aux parois du wagon que l’orage secoue,
Pareils à des soufflets labourant une joue,
Des coups de vent haineux claquent avec fureur ;
Un souffle de désordre et de vague terreur
Passe lugubrement sur la nature entière…

Et rêveuse, suivant des yeux par la portière
Ce spectacle changeant des choses en émoi,
Je sens naître un repos délicieux en moi.

Oui ! la sensation est étrangement douce
D’être entraînée au loin, très vite, sans secousse,
Dans le ricanement de ce mistral moqueur
Frileusement blottie au plus chaud de son cœur !
Contre ces hurlements de tempête enragée,
Paisible, entre ses bras je suis bien protégée.
Le ciel, hier si pur, s’est soudain obscurci…
Pour le ciel de mon âme il n’en peut être ainsi.
Près de lui je suis forte et rien ne peut m’atteindre.
Dans l’ombre envahissante où le jour va s’éteindre
Je vois ses yeux charmeurs me sourire ; je sens
Ses doigts presser mes doigts, tièdes et caressants ;
J’entends sa voix qui chante — oh ! si pure, si tendre ! —
Ces jolis mots d’amour qu’on veut toujours entendre…
Et je rêve, et j’écoute, et je réponds tout bas…

Et je crois aux bonheurs qui ne finissent pas !