Aller au contenu

Soliloques sceptiques/Au lecteur

La bibliothèque libre.

AU LECTEUR.



N
E vous eſtonnez pas que je me ſerve du mot de Soliloques, peu connu dans noſtre langue ; il ne l’eſt gueres davantage dans la Latine où Saint Auguſtin l’a emploié ; & tous ceux qui ont traduit ſes œuvres en François, n’ont pas fait difficulté de le retenir : c’eſt vn entretien ſecret avec ſoi-meſme, qui reſpond aucunement aus à parte ſi frequens ſur le Theatre des Italiens, & que le noſtre, auſſi bien que celui des Eſpagnols, & des Anglois, n’ont pas rejetté. Je ſçai bien qu’on les a condamnez comme ridicules, veu le peu d’apparence qui ſe trouve à preſuppoſer, qu’vn Acteur puiſſe prononcer tout bas, ſans eſtre entendu de celui qui n’eſt qu’à deux pas de lui, ce que tous les Auditeurs du parterre, pour eſloignez qu’ils ſoient, doivent entendre. Mais puiſque tout ce que les Theatres des Grecs, & des Latins ont repreſenté, auſſi bien que les noſtres par imitation, n’eſt que fable, & vne pure impoſition ou menſonge ; pourquoi n’admettra-t-on pas vne choſe de ſi peu de conſequence, à cauſe qu’elle n’eſt pas vraiſemblable ? On oblige bien les Spectateurs à prendre vn chaſteau de carte pour l’Acrocorinthe, ou quelque autre fortereſſe ſemblable ; & vn petit coin du lieu où ſe jouë la Comedie, pour tout le païs Attique. Pourquoi, encore vn coup, feroient-ils difficulté de ſe laiſſer tromper par vn à parte, prononcé d’vne voix contrainte, comme l’on fait, nonobſtant que cela choque les ſens, de la façon que nous l’avons remarqué ? En verité l’apparence eſt moindre, & le raiſonnement ſe trouve beaucoup plus offenſé aus premieres tromperies, & autres pareilles dont le Theatre eſt continuellement rempli, qu’aus à parte qui ſont rares, & qui ne durent qu’vn moment. J’ai aſſez d’années pour eſcrire qu’autrefois ces façons de parler eſtoient en vſage, j’ai dit à part-moi, &, il a dit à part-ſoi, dont l’on ne ſe ſert plus, & qui reſpondent aus à parte des Italiens. Mais pour revenir aus Soliloques, il ne s’eſt pas trouvé moins de perſonnes qui les ont voulu generalement cenſurer, que de celles dont nous venons de parler qui ont condamné les à parte ; & les Italiens meſme, nonobſtant la pratique de leur Theatre, n’ont pas laiſſé de prononcer en commun proverbe il parlar ſolo, è da pazzo, comme s’il n’y avait que des fous qui parlaſſent à eux-meſmes. Si eſt-ce que l’exemple des Pythagoriciens dans leurs entretiens ſecrets, & leur examen journalier de conſcience, que Seneque pratiquoit tous les ſoirs à leur exemple, me font eſtre d’vn avis bien different. Ce grand Precepteur de la Morale de ſon ſiecle nous repreſente dans le ſixiéme livre de la Cholere, qu’il addreſſe à Novatus au chapitre trente-ſixiéme, comme à l’exemple du Philoſophe Sextius, il s’interrogeoit lui-meſme tous les ſoirs, & s’addreſſant à ſon ame, lui demandoit compte de ce qui s’eſtoit paſſé durant la journée : quotidie, dit-il, apud me cauſam dico ; repaſſant ſur ſes fautes dans le ſecret du lict, que ſa femme Pauline faite à ce myſtere ne troubloit jamais : il ne ſe les pardonnoit qu’à la charge de n’y plus retomber, & ſe prononçoit, en forme de jugement, ces propres termes : Vide ne iſtud ampliùs facias, nunc tibi ignoſco. De tels Soliloques, & ceux du Docteur de la Grace, m’empeſcheront bien de les condamner, comme pluſieurs ont fait. Mais puiſqu’il n’y a rien de plus naturel, ni auſſi de plus ordinaire aus hommes, que de ſe tromper, pardonnons aus autres leurs erreurs, afin qu’on excuſe les noſtres.

☙❧