Soliloques sceptiques/Soliloque I

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PREMIER SOLILOQUE.




L
E plus important precepte de la ſcience ; eſt de ſçavoir qu’il y a des choſes qui ne meritent pas d’eſtre ſceuës ; ce que Quintilien a dit particulierement de quelques notions grammaticales. Mais il y en a d’autres qu’on peut dire eſtre abſolument hors de la portée de noſtre eſprit, qui eſt trop profondement plongé dans la matiere, pour bien reconnoiſtre ce qui en eſt dégagé. Cependant c’eſt vne des principales, & des plus ordinaires maladies de l’homme, d’eſtre travaillé d’vne curioſité inquiete pour des choſes qu’il ne peut ſçavoir, & qu’il lui eſt vraiſemblablement plus avantageux d’ignorer, que d’en prendre connoiſſance, puiſque Dieu a limité la ſphere d’activité de ſon ame, qui ne peut pas penetrer juſques-là. Ainſi l’on peut ſouſtenir que c’eſt vne eſpece d’intemperance tres-pernicieuſe, de vouloir ſçavoir plus qu’il ne faut, & que le Ciel ne nous le permet, plus velle ſcire quàm ſit ſatis, intemperantiæ genus eſt, comme vn Payen meſme l’a reconnu. Saint Auguſtin rapporte au ſeptiéme livre de la Cité de Dieu la meſme penſée expliquée par Varron en termes differens, quand ce ſçavant Romain declare que s’il parle des choſes Divines, c’eſt à la façon de Xenophanes Colophonien, qui proteſtoit que ce qu’il en eſcrivoit, n’eſtoit pas pour le faire paſſer comme vne choſe certaine, mais ſeulement comme vne penſée douteuſe qu’il en avoit ; l’homme ne pouvant poſſeder là-deſſus que des opinions incertaines, parce que la connoiſſance aſſeurée en eſt reſervée à Dieu ſeul. Quid putem, non quid contendam, ponam ; hominis enim eſt hæc opinari, Dei ſcire. Cela me fait remarquer avec eſtime la prudence du Mofti des Turcs, qui eſt à peu prés parmi eux, & dans leur Religion, ce qu’eſt parmi nous le ſouverain Pontife. Il ne rend jamais de jugement ſur ce qui lui eſt propoſé, & ne prononce point ſa ſentence, qui s’appelle en ſa langue Feſta, ſans adjouſter à la fin : Dieu le ſçait mieux. Certes, tout bien conſideré, je me confirme dans cette doctrine, que hors les veritez revelées d’enhaut, & que la vraie Religion nous enſeigne, l’on peut ſans crime demeurer irreſolu, & ſans rien determiner ſur tout le reſte. Je voi tous les hommes ainſi faits, qu’ils ſe moquent, en ſuivant leurs fantaiſies, les vns des autres, au meſme tems qu’ils penſent tous avoir raiſon. Mais pour moi, je ne veux pas me laiſſer emporter par le torrent de la multitude. Non poſſo accommodarmi a cantare, e far concerto, con quaſi tutti gli altri huomini, il queſto particulare[1], comme parle cét Italien.

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  1. Lanc. da Per.