Sonyeuse/Soirs de Province/II

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Bibliothèque-Charpentier (p. 79-98).

DANS UN BOUDOIR


À Monsieur Edmond de Goncourt.


En rentrant à Paris fais-moi le plaisir de t’arrêter une heure à la station d’Avranches et d’y aller serrer la main à mon vieil ami Boismesnil, me disait ma dernière lettre chargée, reçue de Paris à Valognes.

J’avais beaucoup entendu parler dans mon enfance de l’ami Boismesnil, ce vieux boscot de Boismenil, « car il a une fameuse bosse, l’ami Mesnil, » s’esclaffait toujours mon père, dont les yeux s’allumaient alors à la fois joyeux et attendris. Ce n’était donc pas précisément ni un jeune homme ni un grenadier de la garde que je m’attendais a trouver au 13 de la rue des Venelles, quand je m’y présentai le 14 mai 18.., demandant à voir le docteur Boismesnil.

Mais ce que je ne m’attendais pas à rencontrer derrière le grand mur qui forme le côté droit de la rue des Venelles, à Avranches, comme un autre moins grand mur en forme tout le côté gauche (un singulier couloir d’ailleurs que cette rue des Venelles, dont le corps de logis, où je fus introduit, un grand bâtiment sans fenêtres sur la rue à la porte abritée sous un auvent d’ardoises, est l’unique maison apparente du moins) ; non, certes, ce que je ne m’attendais pas à trouver dans cette étrange et aveugle demeure, c’est l’attendrissante et navrante aventure d’amour, comme embaumée de regrets, de respect et de larmes, que j’entendis une heure après raconter tout au long au bras de mon nouvel et très bon vieil ami.

Car nous fûmes bons amis et tout de suite, quoique je ne ressemblasse pas tant à mon père. « Ce cher Hector, oh ! cela, pas du tout, s’écria-t-il avec un désappointement très touchant et très comique, presque en colère de me trouver ainsi, le pauvre homme, les bras croisés sur sa poitrine étroite de petit vieux mécontent et rageur. Aussi ne m’aurait-il jamais reconnu… ce qui, en admettant une ressemblance qui m’était refusée, hélas ! me semblait au moins difficile, puisque nous nous voyions pour la première fois… Mais il se sentait prêt à m’aimer quand même vu que j’étais un si bon enfant… comme Hector. Aussi il ne voulait pas me voir une minute de plus dans ce diable de cabinet de consultations, où il y avait embusquées, tapies dans tous les coins, dans les rideaux, sous les meubles, un tas de maladies d’anciens clients guéris, toutes prêtes, les garces qu’elles sont, à sauter à la gorge du pauvre monde, et cela à la seule fin de ne jamais laisser les médecins sans malades, un truc à eux, les charlatans, et bien connu de lui, docteur. « Aussi venez, venez. » Et m’empoignant le bras, trottinant et heurtant sa canne à tous les meubles, il se hâta de m’emmener bien vite hors de son cabinet ; lequel était fort beau, ma foi, avec son vieux bureau-secrétaire à cylindre aux cuivres magnifiques, son buste d’Esculape en marbre sanguin et ses deux hautes armoires en bois de rose, se renflant en demi-cintre, chacune au coin de la cheminée : l’armoire aux friandises et l’armoire aux dragées des gourmandes aïeules du siècle évanoui… Nous voici donc, marchant bras dessus, bras dessous, dans le jardin de mon nouvel ami… Un peu maniaque, un peu hurluberlu même, l’ami Mesnil ; mais un toqué, non pas : un grand bon sens au contraire, et une grande délicatesse, qualité rare de nos jours… avec cela le meilleur cœur, et puis un si beau jardin que lui, boscot, je le vois même plus.

J’ai oublie sa bosse et ses petits yeux ronds, éraillés, sans sourcils et sans cils, sa perruque acajou, sa bouche usée, sans lèvres, et, promenant à mon bras cette petite pomme de reinette ridée, qui me vient à l’épaule et qui est le docteur Boismesnil, je ne vois plus que son grand, son beau jardin à la française avec ses allées droites, ses deux rangs de charmilles, ses rosiers hauts de tige, ses plates-bandes de giroflées encadrées de buis, et tout au fond sous les tilleuls en boulingrin de sa terrasse une double file de belles urnes Louis XVI, enguirlandées de thyrses et de masques de la comédie : urnes processionnant sur un terre-plein surélevé de dix marches, d’où le regard domine toute la ville. Avec Avranches au fond, dont on voit les clochers et les toits se détachant sur le ciel bleu pommelé d’une tiède journée de mai, c’est enchanteur et d’un charme si prenant de calme et de silence que, malgré moi, je m’arrête troublé, d’une soudaine angoisse, de la crainte de voir tout cela s’en aller, disparaître, comme au théâtre s’enlève un décor.

Mais le décor ne s’en va pas, il est solide, il reste… Nous nous promenons maintenant dans une autre allée ombragée de vieux ormes, contre un grand mur tapissé du glycines, aux longues grappes mauve-pâle, d’une nuance comme endolorie : à droite, à gauche, des souvenirs de la Malmaison, des roses jaunes, très haut montées sur tige, nous effleurent la joue de leur soie qui embaume… et le petit docteur, bavard comme une pie, la face allumée, va, dévidant ses questions, ses demandes, jacassant, jabotant, embrouillant les réponses. « Et comment va ce grand flandrin d’Athys ? Mais il est mort. Vous ne l’avez pas connu. C’était un bon ami à nous deux votre père. Ce grand Hector, ce qu’il a été beau. Non, vous ne lui ressemblez pas, quel dommage… vous ne l’avez pas vu.

« Et madame d’Estreux, la jolie créature, et ce fat de Barnève. »

Et c’est tout un interrogatoire, fait tout de réticences et de réminiscences sur des noms inconnus qui ne sont rien pour moi, et qui sont le passé de cet homme et de mon père, leurs jeunesses et leurs amours ; car, s’il faut en croire les récits du docteur, mon père a jadis obtenu près des femmes de son temps tous les succès que son fils n’a pas connus auprès de celles du nôtre.

Enfin le docteur commence à s’occuper de moi, il daigne s’informer de ce que je fais ou compte faire dans la vie… Quand il apprend que je suis journaliste, sa perruque acajou a un beau soubresaut d’indignation tragique. « Journaliste, jour de Dieu… le fils d’Hector, journaliste. Thénice, qui l’eût crû ! »

Néanmoins quand il sait que je ne m’occupe pas de politique, la perruque acajou consent à se calmer. Mais c’est égal ; ce n’est pas le métier qu’il eût choisi pour le fils d’Hector… et ses hochements de tête m’en disent assez long. Non, décidément, je n’ai rien de mon père. Cependant l’admiration sincère que m’inspire son merveilleux jardin commence à l’attendrir, et quand je lui confie que son jardin, je Je décrirai dans une de mes nouvelles, dans une de mes historiettes d’amour, comme il le dit dans son jargon-romance dont j’enrage en secret et dont lui ne veut pas démordre, ses petits yeux ronds se fixent sur moi tout humides, et, me prenant la main :

« Après tout, vous êtes peut-être un bon jeune homme. Il n’y a pas que les canailles qui écrivent dans les feuilles ; puis vous m’avez séduit, mon jardin vous a plu. Venez, venez avec moi, je veux vous montrer quelque chose qui, j’en suis sur, vous plaira davantage. »

Ce quelque chose, qui devait me plaire davantage, demanda beaucoup de temps avant de m’être montré ; car il fallait aller chercher je ne sais où, au premier étage, où j’entendis d’en bas remuer un tas de meubles, d’abord un trousseau de clefs : ces clefs, il fallut les essayer une à une à la grande porte d’un appartement du rez-de-chaussée, porte gonflée d’humidité, qui ne s’ouvrit qu’après de longs efforts. Après la porte, il fallut en faire autant aux fenêtres et aux persiennes récalcitrantes, et je vis enfin ce qui devait me plaire davantage et qui, en effet, me plut infiniment.

Tout en boiseries blanches avec de minces filets verts d’eau et or, c’était un adorable petit salon Empire en rotonde, à trois fenêtres ; et ce qui lui donnait, dès le premier aspect, un grand air de luxe et d’élégance, au plafond en dôme, tout en hauteur… Les trois fenêtres aux rideaux de mousseline blanche et traînant jusqu’à terre, l’embrasse en satin jaune et retenue au mur par une tête de sphinx, s’ouvraient de plein-pied sur un perron Louis XVI, à la rampe en fer, conduisant au jardin… Les meubles en bois doré, de ce style roide et pourtant gracieux, qui tient moins aux beaux temps de l’Empire qu’aux dernières années du Consulat, étaient couverts d’un vieux satin vert pâle à rayures d’argent. Sur la cheminée étroite, en marbre blanc et franchement Empire, triomphait un grand vase de Sèvres, en pâte tendre, tout blanc, en forme d’urne grecque à colombes et à guirlandes du modèle de ceux qu’aimait tant Joséphine dans sa retraite de la Malmaison. Sur les consoles, entre les trois fenêtres, deux bronzes néo-grecs, deux Cupidons enfants… : l’Amour captif et l’Amour qui danse, la seule tache un peu sombre dans ce boudoir exquis de petite maîtresse en l’an VIII ou IX, modèle traits pour traits sur celui d’une Impératrice, et conservé jusqu’à nos jours dans une intégrité si parfaite, que la harpe à têtes de lions était encore là, entre le guéridon et l’étroit clavecin, lui d’un siècle plus vieux, au vernis écaille, tout maquillé de roses et de frêles guirlandes, comme enfoui sous les fleurs…

Avec ! e jardin et les hautes charmilles, vues par les trois fenêtres, ce jeune et frais boudoir de quatre-vingt-trois ans avait une heure, un jour : il vivait de ! a veille et cela était vrai, car il n’avait ni glace ni pendule, pas un miroir, pas un cartel au mur, rien qui pût rappeler ou l’heure qui s’envole ou la beauté qui fuit.

J’étais sous le charme, profondément ému de cette émotion délicieuse et pensive que donnent dans la vie les rares choses exquises… Cette émotion, le docteur la devina, car s’étant campé devant moi, ses deux mains appuyées sur sa canne à béquille, et hochant mélancoliquement la tête :

« Et que serait-ce, jeune homme, me dit-il d’une voix lente, si vous aviez vu comme je l’ai vue, moi, dans son cadre, au milieu des fleurs vivantes et des bibelots de la veille, l’adorable femme qui présidait à ce boudoir… Une nymphe… blonde, comme on ne l’est plus, et jolie… Une nymphe vous dis-je, et les épaules froides, tombantes, comme azurées par le bleu de ses veines, les épaules de la Psyché, et la nuque et l’attache du cou !… et le bras, et tout, et tout, et tout, un vrai Prud’hon.

Je l’ai beaucoup aimée, mais elle n’en a jamais rien su, rassurez-vous.

Je l’aimais trop pour la rendre à ce point ridicule, car j’ai toujours été laid, mais laid, atrocement laid, d’une laideur irrémédiable de grotesque et de savant, qui m’a toujours défendu de l’amour… de celui qu’on inspire et qu’on partage… Moi, je n’ai jamais eu que des maritornes, et les rares fois où une jolie fille bien pauvre a bien voulu pour une nuit de mon pauvre corps, mes amis et le bel Hector votre père me l’ont toujours prise le lendemain, et j’ai toujours approuvé mes amis et votre père… car, franchement, étais-je bâti pour l’amour ?

Mme Lafond (car elle s’appelait Mme Lafond) a été peut-être la seule femme qui n’ait pas raillé ma laideur. Je n’étais alors qu’un bien maigre sire, un petit étudiant en médecine, venant passer ici ses vacances en famille, qu’elle était la belle Mme Lafond de la Recette Générale, la beauté citée de la province, l’élégante d’Avranches et du département… Elle avait vingt-huit ans, que j’en avais dix-neuf à peine, et pas plus de poil au menton qu’aujourd’hui. Je la voyais aux bals de la Recette, où j’étais invité en ma qualité de fils de mon père, qui était le médecin de la maison, et lointain, perdu dans la foule de ses plus obscurs adorateurs, j’étais

Le ver de terre amoureux d’une étoile.


qu’a dit plus tard cette canaille de grand poète de Victor Hugo, qui, j’en suis sûr, est aussi votre idole, à vous, jeune homme, et vous avez bien raison, car il faut idoler quelque chose ici-bas. Je ne la voyais donc que rarement, aux trois bals de la Recette, où je venais exprès de Paris à Avranches par la guimbarde (et les voyages étaient alors coûteux et difficiles) et cela pour la regarder danser aux bras des autres, et peut-être un peu pour la visite que je lui rendais le surlendemain… Cette visite, j’y songeais quatre mois d’avance… et pourtant, de quelles épreintes au cœur n’étais-je pas bouleversé dès le seuil de ce boudoir. Oui… et cependant… avec quelle grâce et quelle aménité elle me recevait, elle, la divine et la plus belle… elle ne paraissait pas se douter de ma laideur.

Ah ! mon ami, qui n’a pas vu les femmes dans l’adorable et merveilleux costume de cette époque, costume qu’il est convenu de trouver grotesque aujourd’hui et auquel on reviendra, soyez-en sûr, qui n’a pas vu cela, ne connaît pas la beauté féminine. Les laides y étaient terribles, il est vrai, mais les jolies… c’était la nudité dans la décence et la décence dans la simplicité. Il fallait voir Mme Lafond dans l’un de ces étroits fourreaux de satin blanc ou de tulle rose, sa gorge admirable remontée sous les bras, comme offerte au baiser, par la mince ceinture en argent, les hanches accusées par la robe aux mille plis plaquant sur les reins et la rondeur des jambes… et l’effet du cothurne aux triples bandelettes sur le clair bas de soie, transparent et si fin, que la chair enivrante enivrait au travers !… Cette perle de volupté et de grâce, dans quelles affreuses circonstances je l’ai connue plus tard.

Belle comme une Muse et plus entourée d’hommages qu’il n’en eût fallu pour perdre une autre femme, Mme Lafond était irréprochable… irréprochable par ces temps de mœurs faciles et de débordements, qu’étaient les dernières années de l’Empire… Elle aimait d’un solide et calme amour d’honnête femme ce butor de Lafond, un beau gars normand, sanguin et blond, bâti comme un hercule, ancien familier de l’Empereur et qui, lui, la trompait sans vergogne, menant la grande vie des chevaux, des soupers, du jeu et des filles : assurément fier de promener dans les réceptions officielles la jolie créature qu’était alors sa femme et la désirant parfois encore ; mais, de là, retournant à son vice, à ses folies, à ses maîtresses… Elle, isolée, se sentant moins aimée, en avait pris dans les dernières années de son mariage comme une teinte de mélancolie. Car je l’ai surprise souvent ici, où je venais maintenant en médecin (mon père était mort) dans l’attitude abandonnée et pensive d’une femme que la vie a trompée et qui, déjà mûrie avant le temps, se sent lasse de tout ; mais sa fierté ne descendit jamais à une confidence, même à une plainte. C’est alors qu’éclatait la grande catastrophe de sa vie.

Lafond avait contracté dans je ne sais quelle nuit de débauche, au cours de ses mille et trois liaisons, une de ces horribles maladies, qu’on cache d’autant plus qu’elles ne pardonnent pas… Par une pudeur inexplicable chez un tel homme, au lieu de s’en ouvrir à moi, il alla consulter à Paris je ne sais quel empirique, qui lui ôta momentanément son mal, ou plutôt la souffrance du mal. Lafond le crut du moins ; de là il retourna à ses plaisirs, à sa folle existence.

Avec un sang brûlé comme le sien et par l’alcool et la débauche, son état empira vite, et quand il m’appela auprès de lui, le médecin n’avait plus rien à faire. Son gosier, sa langue et son palais n’étaient plus qu’une plaie, une ulcération affreuse et purulente et d’une odeur si infecte que son haleine seule faisait frémir. Au reste, il se savait perdu… II me faisait jurer de ne jamais révéler à sa femme l’origine et la nature de son mal ; puis, prenant congé de moi, il passait dans son cabinet. On l’y trouvait le lendemain sanglant, la tête fracassée ; le misérable s’était fait justice en se brûlant la cervelle.

Cette mort, nul ne la regretta, si ce n’est Mme Lafond ; car c’était un homme souillé de tous les vices et dénué des qualités de charme et de séduction, qui font souvent qu’on les pardonne. Mais où je mesurais toute son infamie et le machiavélisme du serment exigé par lui, c’est quand, appelé un mois après auprès de Mme Lafond souffrante, je découvris en elle les germes de l’ignoble maladie du mari. Le misérable, se sachant empoisonné, malade, avait eu la lâcheté de posséder sa femme. Comme chez lui, c’était la gorge, le palais, la bouche, la grâce même du visage qui étaient attaqués dans cette adorable créature, attaqués, déshonorés, marqués. Je sauvai Mme Lafond, elle ne connut jamais la nature et l’origine du mal qui l’avait frappée ; mais elle resta défigurée.

Le nez, les lèvres avaient disparu comme brûlés au fer rouge, rongés dans ce visage de Psyché… Le regard seul demeura beau dans ses yeux sans sourcils et sans cils, et, chose affreuse, cette blonde à la chevelure d’or en fusion s’éveilla chauve… C’est au milieu de ce désastre qu’un vieil ami de sa famille et qui, comme moi, avait appris à l’adorer et à la connaître, put lui éviter le second coup dont allait la frapper la fortune. Mme Lafond allait se lever de son lit de souffrances, non seulement défigurée, mais ruinée.

Perdu de dettes, ne pouvant suffire à ses mille folies, Lafond avait contracté des emprunts. Cet homme avait hypothéqué l’hôtel de la Recette, la propriété de sa femme, et Mme Lafond allait être chassée de cette demeure, où elle avait été riche et belle, où elle s’éveillait dépouillée, sans asile et hideuse par le fait de son mari. L’ami dont je vous ai parlé put lui éviter cette honte.

À l’insu de Mme Lafond, qui devait ignorer tout, il acheta toutes les créances. Mme Lafond était à l’abri du besoin. Cet hôtel, autrefois embelli par ses soins, le théâtre autrefois de ses triomphes, elle y vécut désormais isolée, ne recevant personne, cachée à tous les yeux, dérobant aux regards ce visage, qui avait été l’admiration et la folie de toute une génération d’hommes, et qui n’était plus maintenant qu’un objet douloureux d’horreur et de pitié. Je fus avec l’ami en question le seul être humain qui franchit désormais le seuil de cette demeure. N’étais-je pas l’ami de son mari, et n’étais-je pas un peu son médecin à elle ?

Par un singulier caprice, fidélité à l’homme qui l’avait trompée, attachement secret au temps qui l’avait vue jolie, cette fervente de sa beauté conserva toujours les modes et le costume de l’époque où elle avait été la belle Mme Lafond, les modes de 1812.

Et c’était navrant, je vous jure, de voir cette belle et svelte créature, qui garda jusqu’aux derniers jours et la taille et la gorge et les bras de ses vingt ans, promener par les salons déserts de la Recette, les écharpes de gaze et les fourreaux collants d’un autre âge, terrible et mystérieuse comme une statue mutilée, avec sa tête enveloppée d’un éternel tulle noir, — ce tulle noir, il ne la quitta plus, impénétrable comme un masque, sombre et troublant comme une énigme, voilant de deuil et de mystère ce visage de stigmatisée, ayant conscience de son malheur. Cloîtrée dans sa laideur, elle avait pris le voile. Sa pièce préférée était ce petit salon.

Une main amie en avait ôté, comme de toute la maison, les miroirs et les glaces, même jusqu’aux pendules, tout ce qui eût pu rappeler à cette suppliciée et le temps de splendeurs et le temps d’une beauté qui pour elle n’étaient plus.

Parfois, dans les jours d’été, elle prenait mon bras, et, toujours voilée, allait jusqu’au boulingrin, dans le fond du jardin et de là, sur la terrasse, elle regardait très longuement cette ville d’Avranches, où elle avait été reine et qui ne la connaissait plus. Mais ses promenades étaient rares et dans les derniers temps de sa vie elle ne descendait même plus au jardin. Elle vivait là entre son clavecin toujours fermé car elle avait perdu sa voix en perdant sa beauté et sa harpe désormais muette ; mélancolique, silencieuse et voilée, toute à un passé qui était sa vie, sa vie gâchée, tronquée, trahie…

Mme Lafond est morte à quarante-huit ans, emportant le secret de sa triste existence, fidèle à son amour qui avait été sa perte, ignorante…

— Du vôtre, m’écriai-je malgré moi.

— Eh bien, oui, du mien, qui, lui, l’avait sauvée ; car vous l’avez deviné, disait-il en retirant sa main que j’avais saisie nerveusement dans les miennes, emporté dans un élan vers cet obscur et sublime petit vieillard, le vieil ami des hypothèques. Eh ! oui, c’est moi ! (Et comme j’avais les yeux remplis de larmes)… Eh quoi ! n’en auriez-vous pas fait autant à ma place ! reprenait simplement le bonhomme, je l’aimais… Au reste, Mme Lafond a reconnu mes soins et mon affection dans son testament m’a légué cet hôtel et le beau jardin que vous admiriez tout à l’heure, les dépendances et cette maison.

— Qui était la vôtre, interrompais-je avec violence. « Qui était la sienne… m’était-il répondu, puisqu’il m’avait été permis de la lui conserver. Mais voici cinq heures qui sonnent, vous allez manquer votre train, et mon ami Hector ne vous le pardonnerait pas, faisait-il en prêtant l’oreille à une vague sonnerie, apportée jusqu’à nous de la ville lointaine par-dessus les charmilles et les tilleuls légers de ce jardin de mai, allons, partons, allons-nous-en, »

Mais une curiosité me restait, et sur le seuil de ce petit salon, triste et joli comme un amour embaumé « Vous devez bien avoir quelque portrait d’elle, une miniature, que sais-je, un médaillon ! osais-je lui souffler à voix basse, je voudrais bien la voir, pour l’aimer, moi aussi ! Mais lui, devenu subitement tout pâle : « Aucun de ses portraits n’était elle, je les ai tous brûlés », dit-il avec la tristesse d’un homme que tous les événements de la vie ont raillé et trahi. Et il me mit brusquement à la porte, tout à coup renfrogné, avec la précipitation jalouse d’un avare qui en a trop dit.