Sonyeuse/Soirs de Province/III

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Bibliothèque-Charpentier (p. 101-111).

LA CHAMBRE CLOSE



L’hostilité de certains logis et de certaines chambres de province, leur air mortuaire et fermé, jamais je ne l’avais si profondément ressentie que cette triste et pluvieuse matinée d’octobre quand la porte de la haute pièce, où le valet de ferme venait de déposer ma valise, presque silencieusement d’elle-même se referma.

Qu’étais-je venu faire par cet automne malade dans ce pavillon perdu dans les bois, et moi qui suis le plus piètre chasseur du monde et qui joins à une instinctive indolence une horreur presque physique des armes à feu, quelle malsaine idée m’avait pris de venir suivre ici les battues en forêt du marquis de Hauthère et de quitter Paris, le boulevard et le journal pour m’enterrer vivant dans ces mornes futaies, à la veille de Cléopâtre et de la grande rentrée de Réjane dans la pièce de Meilhac.

Quitte à paraître fou, ma conviction est qu’en venant m’échouer presque involontairement dans cette forêt délabrée par l’automne et si étrangement solitaire, je fus l’instrument d’une volonté inconnue, plus puissante que la mienne et que je jouais là inconsciemment un rôle dans un drame d’Au delà !

Qui pouvait avoir autrefois habité ce vieux pavillon Louis XIII, à la haute toiture d’ardoises guillochée de lucarnes, et si tristement isolé au bord de cette mare encombrée de feuilles mortes, au plus profond de ces grands bois ?

Il appartenait depuis des siècles à la famille de Hauthère, et le père du marquis actuel l’avait transformé en maison de garde au moment des chasses on y logeait les invités, qui n’avaient pu trouver place au château.

Ça avait été mon cas ; dès mon arrivée en gare, une carriole de ferme m’avait cueilli, moi, ma valise et mon inévitable nécessaire, et par les cépées humides m’avait emmené, tout secoué des cahots des ornières, dans le morne carrefour, mi-prairie, mi-clairière, où s’élevait le pavillon des Bois.

La maison du garde des marquis de Hauthère, son air étrange de détresse et de mystère au bord de cette eau morte, au milieu de ce pré de foin et d’herbes folles pourrissant sous la pluie, et les hautes girouettes de son toit criant au vent d’octobre dans le silence épais, le silence complice des futaies assoupies comme ouatées de brume, sans échos et sans voix.

Dès mon entrée dans le haut vestibule, dallé de blanc et noir, l’impression que je pénétrais dans un drame inconnu s’accentua : la chambre qu’on m’avait assignée était située au premier étage et deux grandes fenêtres, drapées de longs rideaux d’antique soie déteinte, la faisaient vaste et claire au milieu de la tristesse de ce ciel noyé d’eau et de cette forêt morne ; et pourtant instinctivement, en passant le seuil, j’avais étouffé mon pas, comme en entrant dans la chambre d’un malade : il y flottait encore comme une odeur d’éther, de vieil éther ranci et partout, dans le lampas fané des rideaux de jadis, sur les fauteuils d’un luxe âgé et froid, sur le baldaquin du lit et le marbre poli d’une vieille console, la poussière, neige noire des défuntes années, semblait n’avoir jamais été dérangée depuis de bien longs mois.

Chambre étrange : ont eût dit qu’elle avait un secret
D’une chose très triste, et dont elle était lasse
D’avoir vu le mystère en fuite dans la glace…


Ces vers exquis de Rodenbach me sont depuis revenus à la mémoire à propos de cette chambre effectivement étrange et qui, certes, avait, elle aussi, un secret, un secret et un regret enfouis dans l’autrefois de sa mélancolie, solitude et silence ; ce grand silence hostile que dérangeait aujourd’hui ma venue d’invité dans ces bois.

Impression de courte durée, d’ailleurs : on m’attendait à déjeuner au château !

Comment, après une journée passée à battre les taillis et une curée de dix-sept chevreuils inscrits au tableau, l’esprit égayé par l’heureuse diversion d’un diner de vingt-deux couverts dans le hall de chasse de Hauthère, le sang ragaillardi par les crus haut cotés d’une cave fameuse et la pensée à cent lieues des pénibles impressions du matin, me réveillai-je à minuit dans ma chambre de la maison de garde, la nuque moite de sueur et le cœur étreint par le plus indicible malaise !

Froid du frisson de la petite mort, je me dressai sur mon séant ; on avait négligé de fermer les rideaux des deux fenêtres placées au pied de mon lit et, dans la chambre agrandie de silence, le clair de lune entré par les carreaux donnait mollement sur le parquet au ciel houleux comme une mer, la bataille des nuages chassés par le vent d’ouest et contre les vitres le pianotement de la pluie automnale, de la monotone pluie… ; tout à coup, dans la chambre voisine, un vieil air de gavotte chanta ; un air de clavecin si dolent et si pâle qu’on l’eût dit éveillé sous d’invisibles mains ; quelqu’un était là, dans la pièce à côté, derrière la cloison, cela était certain, et maintenant dans le silence et dans la nuit de la maison déserte, la musique d’abord tâtonnante se dégageait en rythmes nuancés et précis, musique d’antan, lentement exhumée, ariette, ou chaconne, aux grâces minaudières et fluettes, vieil air fardé de l’autre siècle :

Et qu’on croirait appris aux lèvres des portraits.

Mais j’étais bien, cette nuit-là, aux réminiscences des poètes tout à ma terreur grandissante, j’écoutais, dressé sur mes deux points crispés dans l’oreiller, et la sueur aux épaules avec l’angoisse atroce que quelqu’un allait entrer, quelque être de l’inconnu, qui rôdait à côté et dont les deux mains d’ombre s’attardaient en ce moment à un clavecin oublié dans la pièce voisine et prêt à défaillir, je sentais mon cœur flotter dans ma poitrine et mes yeux agrandis par la peur devenir somnambules, quand un grand souffle effleura mon visage et, à travers la soie de mes rideaux de lit étrangement froissés, une plainte, une voix d’âme pleura dans mes cheveux du coup hérissés droit.

« Emmenez-moi. Emmenez moi. »

La voix prononça la phrase par deux fois : fou d’horreur, j’avais bondi tout nu au milieu de la chambre ; alors j’entendis, oh ! très distinctement, le bruit d’une fuite de pas sur le parquet, le claquement d’une porte qu’on referme, le cri d’une clef tournant dans une serrure, et ce fut tout ; le clavecin à côté s’était tu et, dans ma chambre éclairée par la lune, les rideaux de fenêtre, d’un rose glace, tombaient droits, sans un pli. Dehors la pluie avait cessé et, sur le ciel nocturne d’un gris laiteux et pâte, trois grands hêtres poussés près de la maison du garde balançaient leurs cimes bruissantes au vent frais de la nuit.

Le sang-froid m’était revenu ; le revolver au poing, j’allai droit à la porte de communication de la chambre voisine ; j’essayai vainement de l’ouvrir ; elle était fermée à double tour et résista à tout effort ; j’allai alors à celle du corridor, la clef que j’avais mise moi-même en dedans n’était plus sur la serrure et là je tentai, aussi, mais vainement, d’ouvrir : j’étais enfermé, la chambre était close.

Fiévreusement, j’allumai une bougie, passai un pantalon, un veston, enfilai des pantoufles et, ayant barricadé les deux portes, l’une d’une commode traînée au travers, l’autre d’une grande bergère au coussin ramagé de rose et vert pâle, je m’installai dans un fauteuil à la tête de mon lit et, les pieds enroulés dans une couverture, ouvris le dernier livre d’Anatole France, bien décidé à veiller jusqu’à l’aube… et je me réveillai à dix heures du matin, déshabillé et couché dans mon lit ; debout, à mon chevet, le garçon de ferme, attaché comme valet de chambre à ma personne dans cette étrange maison de garde, attendait mes ordres respectueusement coi.

— Quelle heure est-il donc ? Ce fut là mon premier cri.

— Mais dix heures et demie.

— Dix heures et demie ! Alors les autres chassent :

— Oh ! depuis sept heures, monsieur peut entendre d’ici les coups de fusil !

— Comment et vous m’avez laissé dormir.

— Oh ! monsieur sommeillait si bien ; monsieur avait l’air si fatigué et si heureux de dormir, monsieur était si pâle, ma foi, je n’ai pas osé réveillé monsieur, je l’ai laissé dormir. Voici le chocolat de monsieur.

Et d’un geste gauche le gars me désignait 1e plateau posé sur ma table de nuit.

Évidemment j’avais rêvé ; cependant un doute restait et, tout en terminant ma toilette, le garçon allant et venant dans ma chambre

— Et la chambre à côté, essayai-je de dire négligemment et je m’arrêtai, effaré moi-même de la brusque altération de ma voix.

— La chambre d’à côté ! ânonnait le garçon.

— Oui, la chambre d’à côté, quelqu’un y couche, y a couché cette nuit ?

— La chambre d’à côté, oh ! que non, monsieur, personne n’y couche plus ; les portes sont condamnées. Oh ! que non, personne n’y couche plus dans la chambre de madame la marquise.

— La chambre de madame la marquise !

— Oui, c’est là qu’est défunte la mère de monsieur le marquis ; oh ! il y a longtemps de ça ; oh ! oui, il y a bien une trentaine d’années de ça !

C’est tout ce que je pus tirer de ce garçon. Je le congédiai et une fois seul essayai bien de coller mon œil aux trous des serrures ; peine perdue, les persiennes de la chambre voisine devaient être closes ou les portes garnies de tentures impossible de rien distinguer, ma curiosité se heurta à une muette obscurité de tombe.

La nuit suivante je couchai au château : au déjeuner, où je trouvai le moyen d’arriver en retard, le marquis, en s’informant de la façon dont j’avais passé la nuit dans ce pavillon isolé de la forêt, s’excusa d’avoir été forcé de me donner un si mauvais gite, mais, ajouta-t-il avec un équivoque sourire, un de mes hôtes est parti ce matin, sa chambre est libre, et François apportera cette après-midi votre bagage ici, vous dormirez au château « cette nuit ».

Et ce fut tout… j’avais sans doute été victime d’une hallucination ; mes nerfs d’imaginatif, impressionnés par l’aspect de détresse et de morne abandon de ce pavillon solitaire, avaient travaillé sur eux-mêmes pendant mon sommeil, et mon cauchemar n’avait été en somme que ce que sont tous les cauchemars, la prolongation douloureuse hors de l’état de veille d’une pénible sensation.

Et pourtant, depuis que je sais que la marquise Simonne-Henriette d’Hauthère, la mère de mon hôte, est morte à vingt-huit ans, quasi-folle, ou du moins la famille l’a prétendu, les uns ont dit séquestrée par la jalousie d’un mari d’un autre âge dans cet isolé et si bizarrement morose pavillon des Bois, je me suis demandé si je n’avais pas, (la vie a des hasards) pénétré malgré moi dans quelque affreux mystère, si je n’avais pas été mêlé, une nuit d’entre mes nuits, à quelque drame d’Au delà !

Et puis… dans le trouble de mes souvenirs d’hier, mais qui déjà m’apparaissent lointains et reculés, oh ! si lointains déjà… j’avais oublié de dire. Le matin de ma terrible nuit visionnaire qu’avais-je trouvé, en rôdant par la chambre, sur le marbre poudreux d’une des consoles, une rose, une pâle rose blanche, toute lourde de pluie, aux pétales humides, à longue tige, souple, dépouillée d’épines, dormant dans la poussière et dans la poussière l’empreinte de cinq doigts… Cette fleur et cette empreinte, qui les avait mises là ?