Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/04

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Traduction par Antoine-Joseph Bécart.
Société Typographique Belge (p. 11-17).


CRITIQUE
DE L’ŒDIPE-ROI DE SOPHOCLE
ET DE L’ŒDIPE DE SES PRINCIPAUX IMITATEURS


L’Œdipe-Roi de Sophocle a passé constamment et avec raison pour le chef-d’œuvre de la tragédie ancienne, comme le Laocoon, l’Apollon du Belvédère et la Vénus de Médicis en fait de sculpture, ou l’Iliade d’Homère pour la poésie épique.

Euripide, qu’on a surnommé le τραγικώτατος, le plus tragique, a composé aussi un Œdipe, mais il en reste si peu de fragments que nous ne pouvons en juger.

Quant à Sophocle, il a résolu dans son Œdipe-Roi ce beau problème : amener et conduire dans un seul lieu et dans un seul jour un seul événement que l’esprit conçoive sans fatigue et où le cœur s’intéresse par degrés. Plus cette simplicité est difficile, plus elle charme, surtout quand, avec le plus sage artifice, un fil inimitable lie les scènes les unes aux autres et les moindres morceaux entre eux.

Voilà ce que Sophocle a exécuté avec un génie et dans un style admirables. En effet, au mérite d’une expression vive, colorée et brillante qui distingue les langues à la formation desquelles l’imagination surtout a présidé, le grec de Sophocle, comme celui d’Homère, de Platon, d’Hésiode, unit l’avantage d’une heureuse abondance de mots et de tours, d’expressions et d’images : il est la langue des philosophes aussi bien que celle des poètes. Le grec de Sophocle est, selon les circonstances, vif et précis, riche et harmonieux, éloquent et sublime, varié et énergique, parfois simple et touchant, naïf et majestueux, élégant et mâle, délicat et profond, clair et facile, mais toujours convenable, pur et correct ; on pourrait même dire qu’il est parfait, autant que peuvent l’être les œuvres des humains.

L’exposition d’Œdipe est tout entière en spectacle et en action ; l’ouverture en est majestueuse, imposante, pathétique, vraiment esthétique, digne en un mot des pinceaux de Raphaël ou de Rubens ; l’une et l’autre sont aussi heureuses que théâtrales. C’est un mérite de la plus haute importance dans une tragédie, d’attacher d’abord les yeux, la curiosité, la pitié, l’imagination. Ce mérite a été porté par Sophocle au plus haut degré ; Æschyle ne lui en avait guère fourni de modèle, et Euripide ne l’a point imité.

Malgré l’harmonie et la richesse admirables des vers, le charme et la douceur, le pathétique entraînant du style, les beautés incontestables et sans nombre, la sublimité même du chef-d’œuvre de Sophocle, on peut faire à son Œdipe des reproches assez graves. D’abord, la nature du sujet a quelque chose d’odieux, puisque l’innocence y est la victime des dieux et de la fatalité. Le cœur est serré douloureusement par l’horreur qu’inspire cette complication de crimes involontaires commis par l’innocence, ce poids de la fatalité qui écrase un homme qui n’est pas réellement criminel. Un défaut plus grave encore, c’est la querelle d’Œdipe avec Créon, épisode pour ainsi dire de remplissage, sans intérêt bien réel et sans motif véritable, si l’on veut être rigoriste. Cette querelle, qui n’est guère fondée, ou qui l’est assez mal, devient plus impardonnable par l’accusation que lance Œdipe avec tant de légèreté contre Créon, qui aurait suborné le devin Tirésias, afin que celui—ci accusât le roi. Œdipe y tient un langage et une conduite qu’on doit improuver dans un monarque qui se respecte, dans cet Œdipe, dont le nom est dans la bouche de tous les hommes, comme il l’a dit au commencement du premier acte. Il accuse et condamne Créon avec une témérité inexcusable. Jocaste, pour laquelle Œdipe a tant d’égards, n’obtient de son époux qu’avec la plus grande peine, de ne pas sévir contre un prince innocent, malgré l’insuffisance complète de sa justification. Cet incident, ne produisant d’ailleurs que bien peu d’effet dramatique, est vicieux dans une pièce si belle et si éminemment tragique, car il n’y occupe une place qu’au détriment et aux dépens de l’action principale. Au reste, cette action est en elle—même extrêmement simple dans la tragédie de Sophocle.

Un autre défaut réel et assez grave, mais inhérent au sujet et nécessaire, c’est-à-dire, sans lequel le sujet ne peut subsister et qui est la source de tout le merveilleux de la pièce, c’est le silence absolu gardé entre Jocaste et Œdipe, pendant quatre ans, sur la mort de Laïus. Il est hors de toute vraisemblance que ni l’un ni l’autre n’aient fait aucune recherche sur un événement de cette nature, et qu’ils n’en aient même jamais parlé. Cependant, sans cette supposition improbable, il n’y a plus de sujet, et heureusement, selon la règle d’Aristote, elle est reculée dans l’avant-scène et ne fait point partie de l’action. Ce qui est nécessaire au sujet est excusable, mais ce qui est nécessaire au poète pour le remplir ne l’est point. C’est ce qu’on peut dire du malheureux épisode des amours de Jocaste et de Philoctète dans l’Œdipe de Voltaire, qu’entrainaient les habitudes théâtrales de son temps ; cet épisode est bien plus vicieux encore que celui de Créon accusé par Œdipe et que nous avons critiqué plus haut. Toutefois, pour compléter notre idée sur le défaut que nous venons de blâmer dans Sophocle, nous devons faire observer qu’il arrive assez généralement que le spectateur ne se rend pas difficile sur ce qui a précédé l’action ou sur les hypothèses du poète à cet égard ; il réserve d’ordinaire sa sévérité pour les faits qui s’accomplissent sous ses yeux.

On rencontre çà et la dans Sophocle quelques longueurs, des redites même, comme il y en a toujours chez les Grecs. Le dialogue pourrait être quelquefois plus concis, plus vif et plus animé, le style plus rapide et plus entraînant, comme Chénier a cru devoir le faire dans sa faible imitation. Ce sont là des défauts qu’on devra bien se garder d’imputer à notre traduction dont le but est de rendre, presque toujours et autant que possible, l’auteur grec à peu près tel qu’il est.

Voltaire a prouvé d’une manière incontestable que la circonstance peu noble de l’injure proférée contre Œdipe par un homme en état d’ivresse, pouvait être très-heureusement remplacée. Quelle belle idée que celle du tragique français, d’amener plutôt l’oracle par la pensée, on ne peut mieux imaginée, d’un premier sacrifice solennel fait par Œdipe et repoussé par une main invisible, au milieu des imprécations d’une voix effrayante !

Le récit du meurtre de Laïus, tel que l’a fait Voltaire, est réellement supérieur à celui de Sophocle qui se montre si souvent le maître du tragique moderne. La supériorité de cette narration prouve que le tragique grec aurait pu y jeter plus d’intérêt dramatique et y employer des couleurs plus poétiques, y donner plus de vie et d’âme. Quoique pur, exact et correct, le tableau de Sophocle est loin d’être aussi sublime, aussi vivant que celui de Voltaire. On voit dans ce dernier des traits de caractère, des mouvements de l’âme, des peintures animées, des détails touchants, qui ont échappé au premier. Le Français de vingt-quatre ans termine par un trait éminemment tragique et qui frappe de terreur :

...........Vous frémissez, madame !

et l’on ne peut le nier, il a su embellir admirablement ce qu’il a emprunté au plus sublime tragique grec, qui n’a pas été toujours aussi attentif à saisir partout les mouvements de la nature, mal gré son tour d’esprit si propre à la vraie tragédie. En général, tout le rôle d’Œdipe dans la pièce moderne paraît dessiné avec plus d’âme, de noblesse, d’énergie et d’intérêt que dans les quatre premiers actes de la pièce grecque. Le poète français a aussi l’avantage dans l’art d’orner et de relever les détails, quoique l’on ne puisse guère blâmer Sophocle de l’extrême simplicité de son dialogue. Celui-là relève souvent par des accessoires bien choisis ce que celui ci a quelquefois de simplicité un peu trop nue. On a pour exemple l’endroit où Œdipe interroge Jocaste sur des faits qui peuvent l’éclairer. Voltaire, en donnant plus d’agrément et un tour plus heureux aux petits détails, leur donne plus d’intérêt, sans nuire pourtant à la vérité, par ces ornements placés à propos. Il a mis aussi dans le portrait de Laïus, un peu plus de ces particularités frappantes qui sont si favorables à l’expression poétique. On voit dans l’imitation certaines nuances délicates qu’on n’aperçoit point dans le modèle. Au reste, dans l’Œdipe de Voltaire, la 1re scène du IVe acte, celle du grand prêtre qui accuse le roi et la scène des deux vieillards, appartiennent entièrement à Sophocle auquel d’ailleurs le tragique français doit tant de grandes beautés, outre l’idée et l’entreprise de sa pièce, dont il ne serait jamais venu à bout sans le tragique grec, comme il nous l’avoue lui-même, dans une de ces lettres sur Œdipe qui renferment, soit dit en passant, la meilleure critique qu’on ait encore faite de sa pièce.

En dernière analyse, ou peut dire que toutes les convenances, qui ont trait aux personnages et aux diverses situations dramatiques, sont bien plus sensibles et bien plus fréquentes chez_les bons tragiques modernes que chez les Grecs, leurs maîtres en l’art dramatique. Nous ajouterons cependant à cette réflexion, que Voltaire a peut-être mieux fait que Sophocle, en développant par degrés toutes les horreurs de la destinée d’Œdipe et en ne le montrant incestueux et parricide qu’à la fin de sa pièce. Selon Voltaire, le défaut le plus grave de l’Œdipe-Roi, c’est que le héros de la pièce doute trop longtemps de ses malheurs. C’est, selon lui, un artifice grossier du poète, qui, par tant d’ignorance dans Œdipe et dans Jocaste, veut faire filer jusqu’au cinquième acte de sa tragédie, qui finit plusieurs fois, une reconnaissance déjà manifestée au second, et laisse subsister cette faute dans tout le cours de la pièce. La Harpe a prouvé que Voltaire va beaucoup trop loin dans cette critique et que son arrêt est beaucoup trop sévère et même injuste, en prononçant qu’il y a des contradictions, des absurdités et de vaines déclamations.

Ce que les critiques ont droit de blâmer dans Voltaire lui-même, dit avec raison N. Lemercier, homme de talent et de goût, c’est l’imitation trop confuse de son beau modèle ; c’est l’omission du rôle de Tirésias, auquel supplée mal celui du grand prêtre ; c’est le rétrécissement du sujet, si simplement développé dans la pièce originale ; c’est le délire emprunté des fureurs d’Oreste, si peu convenable au juste désespoir qui saisit Œdipe au terme de la catastrophe ; c‘est l’absence du dénoûment formé dans l’auteur grec par le récit de la mort de Jocaste et par le douloureux exil du héros aveuglé de ses propres mains. N. Lemercier aurait dû ajouter à cette énumération le malencontreux épisode des amours de Jocaste et de Philoctète que nous avons critiqué plus haut. De plus, la scène du vieux confident de Polybe avec le roi de Thèbes et avec sa mère, celle de la reconnaissance du vieux berger de Laïus n’ont rien de comparable en beauté dans la tragédie de Voltaire, qui ne présente qu’une précieuse esquisse de ce tableau savamment tracé. On sait enfin que le fécond tragique français a pris sur lui de supprimer tout entier ce cinquième acte, duquel s’épanchent les plus abondantes expressions du pathétique. Que de beautés fortes et originales, sentimentales et sublimes, se trouvaient ainsi en dehors du plan rétréci du grand tragique, malheureusement trop jeune à l’époque où il entreprit d’imiter cet Œdipe, que son inimitable maître avait composé à l’âge de plus de cinquante ans !

Quant à Corneille, si souvent sublime et profond, il faut qu’il n’ait point lu du tout Sophocle ou le méprisât beaucoup, puisqu’il n’a rien emprunté de lui, ni beautés ni défauts : il n’a pris de l’antique Œdipe que le nom. Son génie, trop assujetti au goût des intrigues romanesques de son siècle, a renversé, altéré et dénaturé dans toutes ses parties, le plus beau, le plus admirable sujet de l’antiquité tragique, pour y faire entrer l’amour comme ressort principal. Sa pièce est pleine de vers faibles et indignes de la tragédie, il tombe jusque dans le bas et l’ignoble. Le sujet véritable n’y est pas même traité ; il est étouffé par un long et froid épisode amoureux qui s’étend d’un bout à l’autre de son œuvre : il n’a d’ailleurs aucunement l’avantage d’être racheté par le mérite du style. On y trouve cependant un morceau assez remarquable sur le dogme de la fatalité, la providence des anciens, ainsi que plusieurs scènes bien écrites et quelques beaux passages.

Il nous reste à parler de l’Œdipe de Chénier, dont la traduction ou plutôt l’imitation est si incomplète, si mutilée et si tronquée partout. Nous qui avons étudié à fond l’Œdipe-Roi dans l’original et dans tous les meilleurs commentaires critiques et philologiques, qui en avons lu et médité toutes les traductions et imitations en prose et en vers dans les diverses littératures anciennes et modernes, nous n’avons pas été peu surpris de rencontrer les lignes suivantes dans l’Analyse raisonnée du théâtre de Chénier, faite par un critique d’ailleurs distingué et fort considéré par nous, feu Népomucène Lemercier, dont un si brillant éloge a été fait naguère à l’Académie française, par M. Victor Hugo, son successeur.

« Deux de nos grands poètes, dit-il, se sont efforcés de transporter les beautés de l’Œdipe-Roi sur notre scène, mais ni l’un ni l’autre n’en ont pu égaler la perfection ; pourquoi ? c’est qu’ils ont voulu seulement imiter cette tragédie , et qu’il fallait exactement la traduire. Chénier l’a fait (!!!) et grâce à ce travail supérieur, nous verrons représenter la fable d’Œdipe dans toute sa pureté. » Eh bien ! l’admirable première scène, que nous sommes loin d’avoir paraphrasée ou amplifiée, renferme dans notre traduction littérale quatre-vingt-dix vers et cinquante-six seulement dans celle de Chénier, et encore ce dernier a-t-il introduit dans son premier acte tout le commencement du deuxième de Sophocle ! Il en est à peu près de même d’un bout à l’autre de son Œdipe et du nôtre. C’est ainsi que tout le premier acte renferme dans le texte de Sophocle deux cent quinze vers et deux cent vingt-six seulement dans notre traduction, malgré la pauvreté extrême de la langue française, comparativement à la richesse et à l’énergie expressive et laconique de celle des Grecs. Et puis, la difficulté sans cesse renaissante des rimes qui souvent forcent irrésistiblement à une paraphrase ou à une périphrase quelconque, et même à des longueurs inévitables, que le comble de l’art est de changer en beautés, quand toutefois cela devient possible. Non-seulement la traduction de M. J. Chénier[1], malgré quelques détails rendus avec correction et élégance, malgré beaucoup de vers qui approchent de la perfection poétique du pur et admirable Racine, est bien loin de nous transmettre fidèlement l’Œdipe d’après le texte, mais elle s’arrête toujours en deçà du sublime et semble reculer devant des beautés tragiques du premier ordre. Elle n’a ni l’accent lyrique, simple et éloquent, ni cette lucidité poétique, ni ce charme entraînant par lesquels nous séduit Voltaire, ni même le langage pleinement tragique et digne de la majesté de l’antique Melpomène. Ce n’est point assez pour égaler la grâce, la douceur, la force, la simplicité, l’élégance et la sublimité de Sophocle, que d’en traduire les idées avec netteté, avec précision, avec régularité dans les tours : il faut en faire une véritable revivification, une sorte de palingénésie dramatique ; il faut en reproduire le fond et la forme, l’expression simple, exacte et toujours noblement soutenue. Si cependant la traduction de M. J. Chénier n’est pas du tout complète et littérale, quant au sujet traité par Sophocle avec tant d’art et d’ensemble, quant à la beauté et à l’exactitude du dialogue, elle est assez fidèle pour l’ordre des actes et des scènes et pour le détail de cette admirable composition, le plus beau chef-d’œuvre en ce genre de l’esprit et du génie humains.

  1. M. J. Chénier n’a paru pouvoir être rangé dignement que parmi les premiers tragiques du second ordre, les Ducis et les Crébillon, qui, moins corrects, moins sévères, mais plus pathétiques, ont parfois des beautés supérieures. La tragédie, pour Chénier, est plus philosophique et plus instructive que l’histoire, selon la pensée d’Aristote. Aussi l’inclination du poète, tournée aux conceptions politiques, lui a-t-elle suggéré le choix des sujets les plus grands et le plus propres à renfermer des leçons graves pour les peuples et pour les rois. L’Œdipe de Chénier fut l’un des derniers pas de cet auteur dans la carrière dramatique, comme l’Œdipe de Voltaire avait été le premier de ce brillant poète. Chénier, moins assuré dans sa marche, moins éclairé sur son art, se serait plus égaré encore que lui dans son jeune âge. Enclin à suivre la méthode vive et rapide de Voltaire, imbu de ses principes nouveaux, son esprit s’accoutuma très-tard à la manière simple et forte des poètes de l’antiquité.