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Sophonisbe (Corneille)/Acte I

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 473-488).
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SOPHONISBE.
TRAGÉDIE.

ACTE I.



Scène PREMIÈRE.

SOPHONISBE, BOCCHAR, HERMINIE.
BOCCHAR.

Madame, il étoit temps qu’il vous vînt du secours :
Le siège étoit formé, s’il eût tardé deux jours ;
Les travaux commencés alloient à force ouverte
Tracer autour des murs l’ordre de votre perte[1] ;
Et l’orgueil des Romains se promettoit l’éclat5
D’asservir par leur prise et vous et tout l’État.
Syphax a dissipé, par sa seule présence,
De leur ambition la plus fière espérance.
Ses troupes, se montrant au lever du soleil,
Ont de votre ruine arrêté l’appareil.10
À peine une heure ou deux elles ont pris haleine,
Qu’il les range en bataille au milieu de la plaine.
L’ennemi fait le même, et l’on voit des deux parts
Nos sillons hérissés de piques et de dards,
Et l’une et l’autre armée étaler même audace,15

Égale ardeur de vaincre, et pareille menace.
L’avantage du nombre est dans notre parti :
Ce grand feu des Romains en paroît ralenti ;
Du moins de Lélius la prudence inquiète
Sur le point du combat nous envoie un trompette.20
On le mène à Syphax, à qui sans différer
De sa part il demande une heure à conférer.
Les otages reçus pour cette conférence,
Au milieu des deux camps l’un et l’autre s’avance ;
Et si le ciel répond à nos communs souhaits, 25
Le champ de la bataille enfantera la paix.
Voilà ce que le Roi m’a chargé de vous dire,
Et que de tout son cœur[2] à la paix il aspire,
Pour ne plus perdre aucun de ces moments si doux
Que la guerre lui vole en l’éloignant de vous. 30

SOPHONISBE.

Le Roi m’honore trop d’une amour si parfaite.
Dites-lui que j’aspire à la paix qu’il souhaite,
Mais que je le conjure, en cet illustre jour,
De penser à sa gloire encor plus qu’à l’amour.


Scène II.

SOPHONISBE, HERMINIE.
HERMINIE.

Madame, ou j’entends mal une telle prière,35
Ou vos vœux pour la paix n’ont pas votre âme entière ;
Vous devez pourtant craindre un vainqueur irrité.

SOPHONISBE.

J’ai fait à Massinisse une infidélité.
Accepté par mon père, et nourri dans Carthage,

Tu vis en tous les deux l’amour croître avec l’âge.
Il porta dans l’Espagne et mon cœur et ma foi ;
Mais durant cette absence on disposa de moi[3].
J’immolai ma tendresse au bien de ma patrie :
Pour lui gagner Syphax, j’eusse immolé ma vie.
45Il étoit aux Romains, et je l’en détachai ;
J’étois à Massinisse, et je m’en arrachai.
J’en eus de la douleur, j’en sentis de la gêne ;
Mais je servois Carthage, et m’en revoyois reine ;
Car afin que le change eût pour moi quelque appas,
50Syphax de Massinisse envahit les États,
Et mettoit à mes pieds l’une et l’autre couronne,
Quand l’autre étoit réduit à sa seule personne[4].
Ainsi contre Carthage et contre ma grandeur
Tu me vis n’écouter ni ma foi ni mon cœur.

HERMINIE.

55Et vous ne craignez point qu’un amant ne se venge,
S’il faut qu’en son pouvoir sa victoire vous range ?

SOPHONISBE.

Nous vaincrons, Herminie ; et nos destins jaloux
Voudront faire à leur tour quelque chose pour nous ;
Mais si de ce héros je tombe en la puissance,
60Peut-être aura-t-il peine à suivre sa vengeance,
Et que ce même amour qu’il m’a plu de trahir
Ne se trahira pas jusques à me haïr.
Jamais à ce qu’on aime on n’impute d’offense :
Quelque doux souvenir prend toujours sa défense.
65L’amant excuse, oublie ; et son ressentiment
A toujours, malgré lui, quelque chose d’amant.

Je sais qu’il peut s’aigrir, quand il voit qu’on le quitte
Par l’estime qu’on prend pour un autre mérite ;
Mais lorsqu’on lui préfère un prince à cheveux gris,
70Ce choix fait sans amour est pour lui sans mépris ;
Et l’ordre ambitieux d’un hymen politique
N’a rien que ne pardonne un courage héroïque :
Lui-même il s’en console, et trompe sa douleur
À croire que la main n’a point donné le cœur.
75J’ai donc peu de sujet de craindre Massinisse ;
J’en ai peu de vouloir que la guerre finisse ;
J’espère en la victoire, ou du moins en l’appui
Que son reste d’amour me saura faire en lui ;
Mais le reste du mien, plus fort qu’on ne présume,
80Trouvera dans la paix une prompte amertume ;
Et d’un chagrin secret la sombre et dure loi
M’y fait voir des malheurs qui ne sont que pour moi.

HERMINIE.

J’ai peine à concevoir que le ciel vous envoie
Des sujets de chagrin dans la commune joie,
85Et par quel intérêt un tel reste d’amour
Vous fera des malheurs en ce bienheureux jour.

SOPHONISBE.

Ce reste ne va point à regretter sa perte[5],
Dont je prendrois encor l’occasion offerte ;
Mais il est assez fort pour devenir jaloux
90De celle dont la paix le doit faire l’époux.
Éryxe, ma captive, Éryxe, cette reine
Qui des Gétuliens naquit la souveraine,
Eut aussi bien que moi des yeux pour ses vertus,
Et trouva de la gloire à choisir mon refus.
95Ce fut pour empêcher ce fâcheux[6] hyménée

Que Syphax fit la guerre à cette infortunée,
La surprit dans sa ville, et fit en ma faveur
Ce qu’il n’entreprenoit que pour venger sa sœur ;
Car tu sais qu’il l’offrit à ce généreux prince,
100Et lui voulut pour dot remettre sa province.

HERMINIE.

Je comprends encor moins que vous peut importer
À laquelle des deux il daigne s’arrêter.
Ce fut, s’il m’en souvient, votre prière expresse
Qui lui fit par Syphax offrir cette princesse ;
105Et je ne puis trouver matière à vos douleurs
Dans la perte d’un cœur que vous donniez ailleurs.

SOPHONISBE.

Je le donnois[7], ce cœur où ma rivale aspire :
Ce don, s’il l’eût souffert, eût marqué mon empire,
Eût montré qu’un amant si maltraité par moi
110Prenoit encor plaisir à recevoir ma loi.
Après m’avoir perdue, il auroit fait connoître
Qu’il vouloit m’être encor tout ce qu’il pouvoit m’être,
Se rattacher à moi par les liens du sang,
Et tenir de ma main la splendeur de son rang ;
115Mais s’il épouse Éryxe, il montre un cœur rebelle
Qui me néglige autant qu’il veut brûler pour elle,
Qui brise tous mes fers, et brave hautement
L’éclat de sa disgrâce et de mon changement.

HERMINIE.

Certes, si je l’osois, je nommerois caprice
120Ce trouble ingénieux à vous faire un supplice,
Et l’obstination des soucis superflus
Dont vous gêne ce cœur quand vous n’en voulez plus.

SOPHONISBE.

Ah ! que de notre orgueil tu sais mal la foiblesse,

Quand tu veux que son choix n’ait rien qui m’intéresse !
125Des cœurs que la vertu renonce à posséder,
La conquête toujours semble douce à garder :
Sa rigueur n’a jamais le dehors si sévère[8],
Que leur perte au dedans ne lui devienne amère ;
Et de quelque façon qu’elle nous fasse agir,
130Un esclave échappé nous fait toujours rougir.
Qui rejette un beau feu n’aime point qu’on l’éteigne :
On se plaît à régner sur ce que l’on dédaigne ;
Et l’on ne s’applaudit d’un illustre refus
Qu’alors qu’on est aimée après qu’on n’aime plus.
135Je veux donc, s’il se peut, que l’heureux Massinisse
Prenne tout autre hymen pour un affreux supplice,
Qu’il m’adore en secret, qu’aucune nouveauté
N’ose le consoler de ma déloyauté ;
Ne pouvant être à moi, qu’il ne soit à personne,
140Ou qu’il souffre du moins que mon seul choix le donne.
Je veux penser encor que j’en puis disposer,
Et c’est de quoi la paix me va désabuser.
Juge si j’aurai lieu d’en être satisfaite,
Et par ce que je crains vois ce que je souhaite.
145Mais Éryxe déjà commence mon malheur,
Et me vient par sa joie avancer ma douleur.


Scène III.

SOPHONISBE, ÉRYXE, HERMINIE, BARCÉE.
ÉRYXE.

Madame, une captive oseroit-elle prendre
Quelque part au bonheur que l’on nous vient d’apprendre ?

SOPHONISBE

Le bonheur n’est pas grand, tant qu’il est incertain.

ÉRYXE

150On me dit que le Roi tient la paix en sa main ;
Et je n’ose douter qu’il ne l’ait résolue.

SOPHONISBE

Pour être proposée, elle n’est pas conclue ;
Et les grands intérêts qu’il y faut ajuster
Demandent plus d’une heure à les bien concerter.

ÉRYXE

155Alors que des deux chefs la volonté conspire…

SOPHONISBE

Que sert la volonté d’un chef qu’on peut dédire ?
Il faut l’aveu de Rome, et que d’autre côté
Le sénat de Carthage accepte le traité.

ÉRYXE

Lélius le propose ; et l’on ne doit pas croire
160Qu’au désaveu de Rome il hasarde sa gloire.
Quant à votre sénat, le Roi n’en dépend point.

SOPHONISBE

Le Roi n’a pas une âme infidèle à ce point :
Il sait à quoi l’honneur, à quoi sa foi l’engage ;
Et je l’en dédirois, s’il traitoit sans Carthage.

ÉRYXE

165On ne m’avoit pas dit qu’il fallut votre aveu.

SOPHONISBE

Qu’on vous l’ait dit ou non, il m’importe assez peu.

ÉRYXE

Je le crois ; mais enfin donnez votre suffrage,
Et je vous répondrai de celui de Carthage[9].

SOPHONISBE

Avez-vous en ces lieux quelque commerce ?

ÉRYXE

Avez-vous en ces lieux quelque commerce ?Aucun.

SOPHONISBE

170D’où le savez-vous donc ?

ÉRYXE

D’où le savez-vous donc ?D’un peu de sens commun :
On y doit être las de perdre des batailles,
Et d’avoir à trembler pour ses propres murailles.

SOPHONISBE

Rome nous auroit donc appris l’art de trembler.
Annibal…

ÉRYXE

Annibal…Annibal a pensé l’accabler ;
175Mais ce temps-là n’est plus, et la valeur d’un homme…

SOPHONISBE

On ne voit point d’ici ce qui se passe à Rome.
En ce même moment peut-être qu’Annibal
Lui fait tout de nouveau craindre un assaut fatal,
Et que c’est pour sortir enfin de ces alarmes
180Qu’elle nous fait parler de mettre bas les armes.

ÉRYXE

Ce seroit pour Carthage un bonheur signalé ;
Mais, Madame, les Dieux vous l’ont-ils révélé ?
À moins que de leur voix, l’âme la plus crédule
D’un miracle pareil feroit quelque scrupule.

SOPHONISBE

185Des miracles pareils arrivent quelquefois :
J’ai vu Rome en état de tomber sous nos lois ;
La guerre est journalière, et sa vicissitude
Laisse tout l’avenir dedans l’incertitude.

ÉRYXE

Le passé le prépare, et le soldat vainqueur
190Porte aux nouveaux combats plus de force et de cœur.

SOPHONISBE

Et si j’en étois crue, on auroit le courage
De ne rien écouter sur ce désavantage,
Et d’attendre un succès hautement emporté
Qui remît notre gloire en plus d’égalité.

ÉRYXE

On pourroit fort attendre.

SOPHONISBE

195On pourroit fort attendre.Et durant cette attente
Vous pourriez n’avoir pas l’âme la plus contente.

ÉRYXE

J’ai déjà grand chagrin de voir que de vos mains
Mon sceptre a su passer en celles des Romains ;
Et qu’aujourd’hui, de l’air dont s’y prend Massinisse,
200Le vôtre a grand besoin que la paix raffermisse.

SOPHONISBE

Quand de pareils chagrins voudront paroître au jour,
Si l’honneur vous est cher, cachez tout votre amour ;
Et voyez à quel point votre gloire est flétrie
D’aimer un ennemi de sa propre patrie,
205Qui sert des étrangers dont par un juste accord
Il pouvoit nous aider à repousser l’effort.

ÉRYXE

Dépouillé par votre ordre, ou par votre artifice,
Il sert vos ennemis pour s’en faire justice ;
Mais si de les servir il doit être honteux,
210Syphax sert, comme lui, des étrangers comme eux.
Si nous les voulions tous bannir de notre Afrique,
Il faudroit commencer par votre république,
Et renvoyer à Tyr, d’où vous êtes sortis,
Ceux par qui nos climats sont presque assujettis.
215Nous avons lieu d’avoir pareille jalousie
Des peuples de l’Europe et de ceux de l’Asie ;

Ou si le temps a pu vous naturaliser[10],
Le même cours du temps les peut favoriser.
J’ose vous dire plus : si le destin s’obstine
220À vouloir qu’en ces lieux leur victoire domine,
Comme vos Tyriens passent pour Africains,
Au milieu de l’Afrique il naîtra des Romains ;
Et si de ce qu’on voit nous croyons le présage,
Il en pourra bien naître au milieu de Carthage
225Pour qui notre amitié n’aura rien de honteux,
Et qui sauront passer pour Africains comme eux.

SOPHONISBE.

Vous parlez un peu haut.

ÉRYXE.

Vous parlez un peu haut.Je suis amante et reine.

SOPHONISBE.

Et captive, de plus.

ÉRYXE.

Et captive, de plus.On va briser ma chaîne ;
Et la captivité ne peut abattre un cœur
230Qui se voit assuré de celui du vainqueur :
Il est tel dans vos fers que sous mon diadème.
N’outragez plus ce prince, il a ma foi, je l’aime ;
J’ai la sienne, et j’en sais soutenir l’intérêt.
Du reste, si la paix vous plaît, ou vous déplaît,
235Ce n’est pas mon dessein d’en pénétrer la cause :
La bataille et la paix sont pour moi même chose.
L’une ou l’autre aujourd’hui finira mes ennuis ;
Mais l’une vous peut mettre en l’état où je suis.

SOPHONISBE.

Je pardonne au chagrin d’un si long esclavage,

240Qui peut avec raison vous aigrir le courage,
Et voudrois vous servir malgré ce grand courroux.

ÉRYXE.

Craignez que je ne puisse en dire autant de vous.
Mais le Roi vient : adieu ; je n’ai pas l’imprudence
De m’offrir pour troisième à votre conférence ;
245Et d’ailleurs, s’il vous vient demander votre aveu,
Soit qu’il l’obtienne ou non, il m’importe fort peu.


Scène IV.

SYPHAX, SOPHONISBE, HERMINIE, BOCCHAR.
SOPHONISBE.

Eh bien ! Seigneur, la paix, l’avez-vous résolue ?

SYPHAX.

Vous en êtes encor la maîtresse absolue,
Madame ; et je n’ai pris trêve pour un moment,
250Qu’afin de tout remettre à votre sentiment.
On m’offre le plein calme, on m’offre de me rendre
Ce que dans mes États la guerre a fait surprendre,
L’amitié des Romains, que pour vous j’ai trahis.

SOPHONISBE.

Et que vous offre-t-on, Seigneur, pour mon pays ?

SYPHAX.

255Loin d’exiger de moi que j’y porte mes armes,
On me laisse aujourd’hui tout entier à vos charmes :
On demande que neutre en ces dissensions,
Je laisse aller le sort de vos deux nations.

SOPHONISBE.

Et ne pourroit-on point vous en faire l’arbitre ?

SYPHAX.

260Le ciel sembloit m’offrir un si glorieux titre,
Alors qu’on vit dans Cyrthe entrer d’un pas égal,

D’un côté Scipion, et de l’autre Asdrubal.
Je vis ces deux héros, jaloux de mon suffrage,
Le briguer, l’un pour Rome, et l’autre pour Carthage ;
265Je les vis à ma table, et sur un même lit[11] ;
Et comme ami commun, j’aurois[12] eu tout crédit.
Votre beauté, Madame, emporta la balance :
De Carthage pour vous j’embrassai l’alliance ;
Et comme on ne veut point d’arbitre intéressé,
270C’est beaucoup aux vainqueurs d’oublier le passé.
En l’état où je suis, deux batailles perdues.
Mes villes, la plupart surprises ou rendues,
Mon royaume d’argent et d’hommes affoibli,
C’est beaucoup de me voir tout d’un coup rétabli.
275Je recois sans combat le prix de la victoire ;
Je rentre sans péril en ma première gloire ;
Et ce qui plus que tout a lieu de m’être doux,
Il m’est permis enfin de vivre auprès de vous.

SOPHONISBE.

Quoi que vous résolviez, c’est à moi d’y souscrire ;
280J’oserai toutefois m’enhardirà vous dire
Qu’avec plus de plaisir je verrois ce traité,
Si j’y voyois pour vous ou gloire ou sûreté.
Mais, Seigneur, m’aimez-vous encor ?

SYPHAX.

Mais, Seigneur, m’aimez-vous encor ?Si je vous aime ?

SOPHONISBE.

Oui, m’aimez-vous encor, Seigneur ?

SYPHAX.

Oui, m’aimez-vous encor, Seigneur ?Plus que moi-même.

SOPHONISBE

285Si mon amour égal rend vos jours fortunés,
Vous souvient-il encor de qui vous le[13] tenez ?

SYPHAX

De vos bontés, Madame.

SOPHONISBE

De vos bontés, Madame.Ah ! cessez, je vous prie,
De faire en ma faveur outrage à ma patrie.
Un autre avoit le choix de mon père et le mien ;
290Elle seule pour vous rompit ce doux lien.
Je brûlois d’un beau feu, je promis de l’éteindre ;
J’ai tenu ma parole, et j’ai su m’y contraindre.
Mais vous ne tenez pas, Seigneur, à vos amis
Ce qu’acceptant leur don vous leur avez promis ;
295Et pour ne pas user vers vous d’un mot trop rude,
Vous montrez pour Carthage un peu d’ingratitude.
Quoi ? vous qui lui devez ce bonheur de vos jours,
Vous que mon hyménée engage à son secours,
Vous que votre serment attache à sa défense[14],
300Vous manquez de parole et de reconnoissance,
Et pour remercîment de me voir en vos mains,
Vous la livrez vous-même en celles des Romains[15] !
Vous brisez le pouvoir dont vous m’avez reçue,
Et je serai le prix d’une amitié rompue,
305Moi qui pour en étreindre[16] à jamais les grands nœuds,
Ai d’un amour si juste éteint les plus beaux feux !

Moi que vous protestez d’aimer plus que vous-même !
Ah ! Seigneur, le dirai-je ? est-ce ainsi que l’on m’aime ?

SYPHAX

Si vous m’aimiez, Madame, il vous seroit bien doux
310De voir comme je veux ne vous devoir qu’à vous :
Vous ne vous plairiez pas à montrer dans votre âme
Les restes odieux d’une première flamme,
D’un amour dont l’hymen qu’on a vu nous unir
Devroit avoir éteint jusques au souvenir.
315Vantez-moi vos appas, montrez avec courage
Ce prix impérieux dont m’achète Carthage ;
Avec tant de hauteur prenez son intérêt,
Qu’il me faille en esclave agir comme il lui plaît ;
Au moindre soin des miens traitez-moi d’infidèle,
320Et ne me permettez de régner que sous elle ;
Mais épargnez ce comble aux malheurs que je crains,
D’entendre aussi vanter ces beaux feux mal éteints,
Et de vous en voir l’âme encor toute obsédée
En ma présence même en caresser l’idée.

SOPHONISBE

325Je m’en souviens, Seigneur, lorsque vous oubliez
Quels vœux mon changement vous a sacrifiés,
Et saurai l’oublier, quand vous ferez justice
À ceux qui vous ont fait un si grand sacrifice.
Au reste, pour ouvrir tout mon cœur avec vous,
330Je n’aime point Carthage à l’égal d’un époux ;
Mais bien que moins soumise à son destin qu’au vôtre
Je crains également et pour l’un et pour l’autre,
Et ce que je vous suis ne sauroit empêcher
Que le plus malheureux ne me soit le plus cher.
335Jouissez de la paix qui vous vient d’être offerte,
Tandis que j’irai plaindre et partager sa perte :
J’y mourrai sans regret, si mon dernier moment
Vous laisse en quelque état de régner sûrement ;

Mais Carthage détruite, avec quelle apparence
340Oserez-vous garder cette fausse espérance ?
Rome, qui vous redoute et vous flatte aujourd’hui,
Vous craindra-t-elle encor, vous voyant sans appui,
Elle qui de la paix ne jette les amorces
Que par le seul besoin de séparer vos forces[17],
345Et qui dans Massinisse, et voisin, et jaloux,
Aura toujours de quoi se brouiller avec vous ?
Tous deux vous devront tout. Carthage abandonnée
Vaut pour l’un et pour l’autre une grande journée.
Mais un esprit aigri n’est jamais satisfait
350Qu’il n’ait vengé l’injure en dépit du bienfait.
Pensez-y : votre armée est la plus forte en nombre ;
Les Romains ont tremblé dès qu’ils en ont vu l’ombre ;
Utique à l’assiéger retient leur Scipion[18] ;
Un temps bien pris peut tout : pressez l’occasion.
355De ce chef éloigné la valeur peu commune
Peut-être à sa personne attache leur fortune ;
Il tient auprès de lui la fleur de leurs soldats.
En tout événement Cyrthe vous tend les bras ;
Vous tiendrez, et longtemps, dedans cette retraite.
360Mon père cependant répare sa défaite ;
Hannon a de l’Espagne amené du secours ;
Annibal vient lui-même ici dans peu de jours[19].
Si tout cela vous semble un léger avantage,
Renvoyez-moi, Seigneur, me perdre avec Carthage :
365J’y périrai sans vous ; vous régnerez sans moi.
Vous préserve le ciel de ce que je prévoi,
Et daigne son courroux, me prenant seul en butte,

M’exempter par ma mort de pleurer votre chute !

SYPHAX.

À des charmes si forts joindre celui des pleurs !
370Soulever contre moi ma gloire et vos douleurs !
C’est trop, c’est trop, Madame ; il faut vous satisfaire :
Le plus grand des malheurs seroit de vous déplaire,
Et tous mes sentiments veulent bien se trahir
À la douceur de vaincre ou de vous obéir.
375La paix eût sur ma tête assuré ma couronne ;
Il faut la refuser, Sophonisbe l’ordonne :
Il faut servir Carthage, et hasarder l’État.
Mais que deviendrez-vous, si je meurs au combat ?
Qui sera votre appui, si le sort des batailles
380Vous rend un corps sans vie au pied de nos murailles ?

SOPHONISBE.

Je vous répondrois bien qu’après votre trépas
Ce que je deviendrai ne vous regarde pas ;
Mais j’aime mieux, Seigneur, pour vous tirer de peine,
Vous dire que je sais vivre et mourir en reine.

SYPHAX.

385N’en parlons plus, Madame. Adieu : pensez à moi ;
Et je saurai, pour vous, vaincre ou mourir en roi[20].

FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Voltaire a dit dans le IVe chant de la Henriade :
    Il fait tracer leur perte autour de leurs murailles.
  2. Dans l’édition de 1682 on lit, par erreur évidemment : « tout de son cœur, » au lieu de « de tout son cœur. »
  3. Voyez ci dessus, p. 465 et la note 3.
  4. « Telle avait été la puissance de Syphax, que Massinissa, chassé de son royaume, avait été réduit à semer le bruit de sa mort, et à se cacher pour sauver ses jours, vivant, comme les bêtes, du fruit de ses rapine. » (Tite Live, livre XXX, chapitre xiii.)
  5. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) donnent : « ma perte » pour : « sa perte. »
  6. Dans Voltaire (1764) on lit fameux, au lieu de fâcheux.
  7. L’edition de 1666 porte, par erreur, connois, pour donnois.
  8. Var. Sa rigueur n’a jamais de dehors si sévère. (1663)
  9. Var. Et je vous répondrai sur celui de Carthage. (1666)
  10. Thomas Corneille (1692) et après lui Voltaire (1764) donnent ici : « nous naturaliser, » et au vers 221 : « nos Tyriens, » Notre texte est celui de toutes les éditions publiées du vivant de l’auteur, et c’est bien celui que le sens demande.
  11. Scipion et Asdrubal vinrent le même jour réclamer l’alliance et l’amitié de Syphax. Le hasard les ayant réunis sous son toit, il les invita tous deux à s’asseoir à sa table. Scipion et Asdrubal, parce que tel était le désir du roi, se placèrent sur le même lit. Eodem lecto Scipio atque Asdrubal (quia ita cordi erat regi) accubuerunt. (Tite Live, livre XXVII, chapitre xviii.)
  12. Les éditions de 1663 et 1666 donnent j’avois (jauois), pour j’aurois.
  13. L’édition de 1692 a changé le en les.
  14. Quand Syphax épousa Sophonisbe, les Carthaginois et lui se lièrent par des engagements réciproques et se promirent, sous la foi du serment, d’avoir les memes amis et les mêmes ennemis : data ultro citroque fide, eosdem amicos inimicosque habituros (Tite Live, livre XXIX, chapitre xxiii.)
  15. Dans les éditions de Thomas Corneille et de Voltaire, il y a celle, au singulier : « en celle des Romains. »
  16. Les impressions de 1668 et de 1682 ont ici l’une et l’autre la même faute typographique : éteindre, pour étreindre.
  17. On lit vos forces dans l’édition de 1663, mes forces dans celles de 1666 et de 1668, et nos forces dans celles de 1682, de 1692 et de Voltaire (1764).
  18. Voyez Tite Live, livre XXX, chapitre iii.
  19. À peu de distance du récit d’où Corneille a tiré sa pièce, Tite Live nous montre Annibal revenu d’Italie en Afrique : voyez livre XXX, chapitre xxviii et xxix.
  20. Toute cette scène entre Sophonisbe et Syphax est le développement de ce passage de Tite Live (livre XXX, chapitre vii) : « Syphax faisait les plus actives dispositions pour recommencer la guerre. Sa femme l’avait gagné, non plus seulement comme autrefois, par des caresses, armes déjà si puissantes sur le cœur d’un époux qui l’aimait, mais par les prières et la compassion, le conjurant, les yeux pleins de larmes, de ne pas trahir son père et sa patrie. » Syphacem… summa que… reparantem bellum : quum uxor, non jam, ut ante, blanditiis, satis potentibus ad animum amantis, sed precibus et misericordia valuisset, plena lacrimarum obtestans ne patrem suum patriamque proderet,