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Sophonisbe (Corneille)/Acte III

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 504-518).
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ACTE III.



Scène PREMIÈRE.

MASSINISSE, MÉZÉTULLE.
MÉZÉTULLE.

765Oui, Seigneur, j’ai donné vos ordres à la porte,
Que jusques à demain aucun n’entre, ne sorte[1],
À moins que Lélius vous dépêche quelqu’un.
Au reste, votre hymen fait le bonheur commun :
Cette illustre conquête est une autre victoire,
770Que prennent les vainqueurs pour un surcroît de gloire,
Et qui fait aux vaincus bannir tout leur effroi,
Voyant régner leur reine avec leur nouveau roi.
Cette union à tous promet des biens solides,
Et réunit sous vous tous les cœurs des Numides.

MASSINISSE.

Mais Éryxe… ?

MÉZÉTULLE.

775Mais Éryxe… ?J’ai mis des gens à l’observer,
Et suis allé moi-même après eux la trouver,
De peur qu’un contre-temps de jalouse colère
Allât jusqu’aux autels en troubler le mystère.
D’abord qu’elle a tout su, son visage étonné
780Aux troubles du dedans sans doute a trop donné :
Du moins à ce grand coup elle a paru surprise ;
Mais un moment après, entièrement remise,

Elle a voulu sourire, et m’a dit froidement :
« Le Roi n’use pas mal de mon consentement ;
785Allez, et dites-lui que pour reconnoissance… »
Mais, Seigneur, devers vous elle-même s’avance,
Et vous expliquera mieux que je n’aurois fait
Ce qu’elle ne m’a pas expliqué tout à fait.

MASSINISSE.

Cependant cours au temple, et presse un peu la Reine
790D’y terminer des vœux dont la longueur me gêne,
Et dis-lui que c’est trop importuner les Dieux,
En un temps où sa vue est si chère à mes yeux.


Scène II.

MASSINISSE, ÉRYXE, BARCÉE.
ÉRYXE.

Comme avec vous, Seigneur, je ne sus jamais feindre,
Souffrez pour un moment que j’ose ici m’en plaindre[2],
795Non d’un amour éteint, ni d’un espoir déçu,
L’un fut mal allumé, l’autre fut mal conçu ;
Mais d’avoir cru mon âme et si foible et si basse,
Qu’elle pût m’imputer votre hymen à disgrâce,
Et d’avoir envié cette joie à mes yeux
800D’en être les témoins, aussi bien que les Dieux.
Ce plein aveu promis avec tant de franchise
Me préparoit assez à voir tout sans surprise ;
Et sûr que vous étiez de mon consentement,
Vous me deviez ma part en cet heureux moment.
805J’aurois un peu plus tôt été désabusée ;
Et près du précipice où j’étois exposée,

Il m’eût été, Seigneur, et m’est encor bien doux
D’avoir pu vous connoître avant que d’être à vous.
Aussi n’attendez point de reproche ou d’injure :
810Je ne vous nommerai ni lâche, ni parjure.
Quel outrage m’a fait votre manque de foi,
De me voler un cœur qui n’étoit pas à moi[3] ?
J’en connois le haut prix, j’en vois tout le mérite ;
Mais jamais un tel vol n’aura rien qui m’irrite,
815Et vous vivrez sans trouble en vos contentements,
S’ils n’ont à redouter que mes ressentiments.

MASSINISSE.

J’avois assez prévu qu’il vous seroit facile
De garder dans ma perte un esprit si tranquille :
Le peu d’ardeur pour moi que vos désirs ont eu
820Doit s’accorder sans peine avec cette vertu.
Vous ayez feint d’aimer, et permis l’espérance ;
Mais cet amour traînant n’avoit que l’apparence ;
Et quand par votre hymen vous pouviez m’acquérir,
Vous m’avez renvoyé pour vaincre ou pour périr.
825J’ai vaincu par votre ordre, et vois avec surprise
Que je n’en ai pour fruit qu’une froide remise,
Et quelque espoir douteux d’obtenir votre choix
Quand nous serons chez vous l’un et l’autre en vrais rois.
Dites-moi donc, Madame, aimiez-vous[4] ma personne
830Ou le pompeux éclat d’une double couronne ?
Et lorsque vous prêtiez des forces à mon bras,
Étoit-ce pour unir nos mains ou nos États ?
Je vous l’ai déjà dit, que toute ma vaillance
Tient d’un si grand secours sa gloire et sa puissance.
835Je saurai m’acquitter de ce qui vous est dû,
Et je vous rendrai plus que vous n’avez perdu ;

Mais comme en mon malheur ce favorable office
En vouloit à mon sceptre, et non à Massinisse,
Vous pouvez sans chagrin, dans mes destins meilleurs,
840Voir mon sceptre en vos mains, et Massinisse ailleurs.
Prenez ce sceptre aimé pour l’attacher au vôtre ;
Ma main tant refusée est bonne pour une autre ;
Et son ambition a de quoi s’arrêter
En celui de Syphax[5] qu’elle vient d’emporter.
845Si vous m’aviez aimé, vous n’auriez pas eu honte
D’en montrer une estime et plus haute et plus prompte,
Ni craint de ravaler l’honneur de votre rang
Pour trop considérer le mérite et le sang.
La naissance suffit quand la personne est chère :
850Un prince détrôné garde son caractère ;
Mais à vos yeux charmés par de plus forts appas,
Ce n’est point être roi que de ne régner pas.
Vous en vouliez en moi l’effet comme le titre ;
Et quand de votre amour la fortune est l’arbitre,
855Le mien, au-dessus d’elle et de tous ses revers,
Reconnoît son objet dans les pleurs, dans les fers.
Après m’être fait roi pour plaire à votre envie,
Aux dépens de mon sang, aux périls de ma vie,
Mon sceptre reconquis me met en liberté
860De vous laisser un bien que j’ai trop acheté ;
Et ce seroit trahir les droits du diadème,
Que sur le haut d’un trône être esclave moi-même.
Un roi doit pouvoir tout ; et je ne suis pas roi,
S’il ne m’est pas permis[6] de disposer de moi.

ÉRYXE.

865Il est beau de trancher du roi comme vous faites ;
Mais n’a-t-on aucun lieu de douter si vous l’êtes ?

Et n’est-ce point, Seigneur, vous y prendre un peu mal,
Que d’en faire l’épreuve en gendre d’Asdrubal[7] ?
Je sais que les Romains vous rendront la couronne,
870Vous en avez parole, et leur parole est bonne :
Ils vous nommeront roi ; mais vous devez savoir
Qu’ils sont plus libéraux du nom que du pouvoir ;
Et que sous leur appui ce plein droit de tout faire
N’est que pour qui ne veut que ce qui doit leur plaire.
875Vous verrez qu’ils auront pour vous trop d’amitié
Pour vous laisser méprendre au choix d’une moitié.
Ils ont pris trop de part en votre destinée
Pour ne pas l’affranchir d’un pareil hyménée ;
Et ne se croiroient pas assez de vos amis,
880S’ils n’en désavouoient les Dieux qui l’ont permis.

MASSINISSE.

Je m’en dédis, Madame ; et s’il vous est facile
De garder dans ma perte un cœur vraiment tranquille,
Du moins votre grande âme avec tous ses efforts
N’en conserve pas bien les fastueux dehors.
885Lorsque vous étouffez l’injure et la menace,
Vos illustres froideurs laissent rompre leur glace ;
Et cette fermeté de sentiments contraints
S’échappe adroitement du côté des Romains.
Si tant de retenue a pour vous quelque gêne,
890Allez jusqu’en leur camp solliciter leur haine ;
Traitez-y mon hymen de lâche et noir forfait ;
N’épargnez point les pleurs pour en rompre l’effet ;
Nommez-y-moi cent fois ingrat, parjure, traître :
J’ai mes raisons pour eux, et je les dois connoître.

ÉRYXE.

895Je les connois, Seigneur, sans doute moins que vous,
Et les connois assez pour craindre leur courroux.

Ce grand titre de roi, que seul je considère,
Étend sur moi l’affront qu’en vous ils vont lui faire ;
Et rien ici n’échappe à ma tranquillité
900Que par les intérêts de notre dignité :
Dans votre peu de foi c’est tout ce qui me blesse.
Vous allez hautement montrer notre foiblesse,
Dévoiler notre honte, et faire voir à tous
Quels fantômes d’État on fait régner en nous.
905Oui, vous allez forcer nos peuples de connoître
Qu’ils n’ont que le sénat pour véritable maître,
Et que ceux qu’avec pompe ils ont vu couronner
En reçoivent les lois qu’ils semblent leur donner.
C’est là mon déplaisir. Si je n’étois pas reine,
910Ce que je perds en vous me feroit peu de peine ;
Mais je ne puis souffrir qu’un si dangereux choix
Détruise en un moment ce peu qui reste aux rois,
Et qu’en un si grand cœur l’impuissance de l’être
Ait ménagé si mal l’honneur de le paroître.
915Mais voici cet objet si charmant à vos yeux,
Dont le cher entretien vous divertira mieux.


Scène III.

MASSINISSE, SOPHONISBE, ÉRYXE, MÉZÉTULLE, HERMINIE, BARCÉE.
ÉRYXE.

Une seconde fois tout a changé de face,
Madame, et c’est à moi de vous quitter la place.
Vous n’aviez pas dessein de me le dérober[8] ?

SOPHONISBE.

920L’occasion qui plaît souvent fait succomber.

Vous puis-je en cet état rendre quelque service ?

ÉRYXE.

L’occasion qui plaît semble toujours propice ;
Mais ce qui vous et moi nous doit mettre en souci,
C’est que ni vous ni moi ne commandons ici.

SOPHONISBE.

925Si vous y commandiez, je pourrois être à plaindre.

ÉRYXE.

Peut-être en auriez-vous quelque peu moins à craindre.
Ceux dont avant deux jours nous y prendrons des lois
Regardent d’un autre œil la majesté des rois.
Étant ce que je suis, je redoute un exemple ;
930Et reine, c’est mon sort en vous que je contemple.

SOPHONISBE.

Vous avez du crédit, le Roi n’en manque point ;
Et si chez les Romains l’un à l’autre se joint…

ÉRYXE.

Votre félicité sera longtemps parfaite,
S’ils la laissent durer autant que je souhaite.
935Seigneur, en cet adieu recevez-en ma foi,
Ou me donnez quelqu’un qui réponde de moi.
La gloire de mon rang, qu’en vous deux je respecte,
Ne sauroit consentir que je vous sois suspecte.
Faites-moi donc justice, et ne m’imputez rien
940Si le ciel à mes vœux ne s’accorde pas bien.


Scène IV.

MASSINISSE, SOPHONISBE, MÉZÉTULLE, HERMINIE.
MASSINISSE.

Comme elle voit ma perte aisément réparable,
Sa jalousie est foible, et son dépit traitable.

Aucun ressentiment n’éclate en ses discours.

SOPHONISBE.

Non ; mais le fond du cœur n’éclate pas toujours.
945Qui n’est point irritée, ayant trop de quoi l’être,
L’est souvent d’autant plus qu’on le voit moins paroître,
Et cachant son dessein pour le mieux assurer,
Cherche à prendre ce temps qu’on perd à murmurer.
Ce grand calme prépare un dangereux orage.
950Prévenez les effets de sa secrète rage ;
Prévenez de Syphax l’emportement jaloux,
Avant qu’il ait aigri vos Romains contre vous ;
Et portez dans leur camp la première nouvelle
De ce que vient de faire un amour si fidèle.
955Vous n’y hasardez rien, s’ils respectent en vous,
Comme nous l’espérons, le nom de mon époux ;
Mais je m’attirerois la dernière infamie,
S’ils brisoient malgré vous le saint nœud qui nous lie,
Et qu’ils pussent noircir de quelque indignité
960Mon trop de confiance en votre autorité.
Si dès qu’ils paroîtront, vous n’êtes plus le maître,
C’est d’eux qu’il faut savoir ce que je vous puis être ;
Et puisque Lélius doit entrer dès demain…

MASSINISSE.

965Si votre amour…

SOPHONISBE.

Si votre amour… Seigneur, je parle avec franchise.
Vous m’avez épousée, et je vous suis acquise :
Voyons si vous pourrez me garder plus d’un jour.
Je me rends au pouvoir, et non pas à l’amour ;
Et de quelque façon qu’à présent je vous nomme,
970Je ne suis point à vous, s’il faut aller à Rome.

MASSINISSE.

À qui donc ? à Syphax, Madame ?

SOPHONISBE.

À qui donc ? à Syphax, Madame ?D’aujourd’hui,
Puisqu’il porte des fers, je ne suis plus à lui.
En dépit des Romains on voit que je vous aime ;
Mais jusqu’à leur aveu je suis toute à moi-même[9] ;
975Et pour obtenir plus que mon cœur et ma foi,
Il faut m’obtenir d’eux aussi bien que de moi.
Le nom d’époux suffît pour me tenir parole,
Pour me faire éviter l’aspect du Capitole.
N’exigez rien de plus ; perdez quelques moments
980Pour mettre en sûreté l’effet de vos serments ;
Afin que vos lauriers me sauvent du tonnerre,
Allez aux dieux du ciel joindre ceux de la terre.
Mais que nous veut Syphax que ce Romain conduit ?


Scène V.

SYPHAX, MASSINISSE, SOPHONISBE, LÉPIDE, HERMINIE, MÉZÉTULLE, Gardes.
LÉPIDE.

Touché de cet excès du malheur qui le suit,
985Madame, par pitié Lélius vous l’envoie,
Et donne à ses douleurs ce mélange de joie
Avant qu’on le conduise au camp de Scipion[10].

MASSINISSE.

J’aurai pour ses malheurs même compassion.
Adieu : cet entretien ne veut point ma présence ;
990J’en attendrai l’issue avec impatience ;
Et j’ose en espérer quelques plus douces lois
Quand vous aurez[11] mieux vu le destin des deux rois.

SOPHONISBE.

Je sais ce que je suis et ce que je dois faire,
Et prends pour seul objet ma gloire à satisfaire.


Scène VI.

SYPHAX, SOPHONISBE, LÉPIDE, HERMINIE. Gardes.
SYPHAX.

995Madame, à cet excès de générosité,
Je n’ai presque plus d’yeux pour ma captivité ;
Et malgré de mon sort la disgrâce éclatante,
Je suis encore heureux quand je vous vois constante.
Un rival triomphant veut place en votre cœur,
1000Et vous osez pour moi dédaigner ce vainqueur !
Vous préférez mes fers à toute sa victoire,
Et savez hautement soutenir votre gloire !
Je ne vous dirai point aussi que vos conseils
M’ont fait choir de ce rang si cher à nos pareils,
1005Ni que pour les Romains votre haine implacable
A rendu ma déroute à jamais déplorable :
Puisqu’en vain Massinisse attaque votre foi,
Je règne dans votre âme, et c’est assez pour moi.

SOPHONISBE.

Qui vous dit qu’à ses yeux vous y régniez encore ?
1010Que pour vous je dédaigne un vainqueur qui m’adore ?
Et quelle indigne loi m’y pourroit obliger,
Lorsque vous m’apportez des fers à partager ?

SYPHAX.

Ce soin de votre gloire, et de lui satisfaire…

SOPHONISBE.

Quand vous l’entendrez bien, vous dira le contraire[12].

1015Ma gloire est d’éviter les fers que vous portez,
D’éviter le triomphe où vous vous soumettez :
Ma naissance ne voit que cette honte à craindre.
Enfin détrompez-vous, il siéroit mal de feindre :
Je suis à Massinisse, et le peuple en ces lieux
1020Vient de voir notre hymen à la face des Dieux ;
Nous sortons de leur temple.

SYPHAX.

Nous sortons de leur temple.Ah ! que m’osez-vous dire ?

SOPHONISBE.

Que Rome sur mes jours n’aura jamais d’empire.
J’ai su m’en affranchir par une autre union ;
Et vous suivrez sans moi le char de Scipion.

SYPHAX.

1025Le croirai-je, grands Dieux ! et le voudra-t-on croire,
Alors que l’avenir en apprendra l’histoire ?
Sophonisbe servie avec tant de respect,
Elle que j’adorai dès le premier aspect,
Qui s’est vue à toute heure et partout obéie,
1030Insulte lâchement à ma gloire trahie,
Met le comble à mes maux par sa déloyauté,
Et d’un crime si noir fait encor vanité !

SOPHONISBE.

Le crime n’est pas grand d’avoir l’âme assez haute
Pour conserver un rang que le destin vous ôte :
1035Ce n’est point un honneur qui rebute en deux jours ;
Et qui règne un moment aime à régner toujours :
Mais si l’essai du trône en fait durer l’envie
Dans l’âme la plus haute à l’égal de la vie,
Un roi né pour la gloire, et digne de son sort,
1040À la honte des fers sait préférer la mort ;
Et vous m’aviez promis en partant…

Et vous m’aviez promis en partant…Ah ! Madame,
Qu’une telle promesse étoit douce à votre âme !
Ma mort faisoit dès lors vos plus ardents souhaits[13].

SOPHONISBE.

Non ; mais je vous tiens mieux ce que je vous promets :
1045Je vis encore en reine, et je mourrai de même.

SYPHAX.

Dites que votre foi tient toute au diadème,
Que les plus saintes lois ne peuvent rien sur vous.

SOPHONISBE.

Ne m’attachez point tant au destin d’un époux,
Seigneur ; les lois de Rome et celles de Carthage
1050Vous diront que l’hymen se rompt par l’esclavage[14],
Que vos chaînes du nôtre ont brisé le lien,
Et qu’étant dans les fers, vous ne m’êtes plus rien.
Ainsi par les lois même en mon pouvoir remise,
Je me donne au monarque à qui je fus promise,
1055Et m’acquitte envers lui d’une première foi
Qu’il reçut avant vous de mon père et de moi.
Ainsi mon changement n’a point de perfidie :
J’étois et suis encore au roi de Numidie,
Et laisse à votre sort son flux et son reflux[15],
1060Pour régner malgré lui quand vous ne régnez plus.

SYPHAX.

Ah ! s’il est quelques lois qui souffrent qu’on étale
Cet illustre mépris de la foi conjugale,
Cette hauteur, Madame, a d’étranges effets,
Après m’avoir forcé de refuser la paix.

1065Me les[16] promettiez-vous, alors qu’à ma défaite
Vous montriez dans Cyrthe une sûre retraite,
Et qu’outre le secours de votre général
Vous me vantiez celui d’Hannon et d’Annibal[17] ?
Pour vous avoir trop crue, hélas ! et trop aimée,
1070Je me vois sans États, je me vois sans armée ;
Et par l’indignité d’un soudain changement,
La cause de ma chute en fait l’accablement.

SOPHONISBE.

Puisque je vous montrois dans Cyrthe une retraite,
Vous deviez vous y rendre après votre défaite :
1075S’il eût fallu périr sous un fameux débris,
Je l’eusse appris de vous, ou je vous l’eusse appris,
Moi qui, sans m’ébranler du sort de deux batailles[18],
Venois de m’enfermer exprès dans ces murailles,
Prête à souffrir un siége, et soutenir pour vous
1080Quoi que du ciel injuste eût osé le courroux.
Pour mettre en sûreté quelques restes de vie,
Vous avez du triomphe accepté l’infamie ;
Et ce peuple déçu qui vous tendoit les mains
N’a revu dans son roi qu’un captif des Romains.
1085Vos fers, en leur faveur plus forts que leurs cohortes,
Ont abattu les cœurs[19], ont fait ouvrir les portes,
Et réduit votre femme à la nécessité
De chercher tous moyens d’en fuir l’indignité,

Quand vos sujets ont cru que sans devenir traîtres
1090Ils pouvoient après vous se livrer à vos maîtres.
Votre exemple est ma loi, vous vivez et je vi ;
Et si vous fussiez mort, je vous aurois suivi.
Mais si je vis encor, ce n’est pas pour vous suivre :
Je vis pour vous punir de trop aimer à vivre ;
1095Je vis peut-être encor pour quelque autre raison
Qui se justifiera dans une autre saison.
Un Romain nous écoute ; et quoi qu’on veuille en croire,
Quand il en sera temps je mourrai pour ma gloire.
Cependant, bien qu’un autre ait le titre d’époux,
1100Sauvez-moi des Romains, je suis encore à vous ;
Et je croirai régner malgré votre esclavage,
Si vous pouvez m’ouvrir les chemins de Carthage.
Obtenez de vos dieux ce miracle pour moi,
Et je romps avec lui pour vous rendre ma foi.
1105Je l’aimai ; mais ce feu, dont je fus la maîtresse,
Ne met point dans mon cœur de honteuse tendresse :
Toute ma passion est pour ma liberté[20]
Et toute mon horreur pour la captivité.
Seigneur, après cela je n’ai rien à vous dire :
1110Par ce nouvel hymen vous voyez où j’aspire ;
Vous savez les moyens d’en rompre le lien :
Réglez-vous là-dessus, sans vous plaindre de rien.


Scène VII.

SYPHAX, LÉPIDE, Gardes.
SYPHAX.

A-t-on vu sous le ciel plus infâme injustice ?
Ma déroute la jette au lit de Massinisse ;
1115Et pour justifier ses lâches trahisons,
Les maux qu’elle a causés lui servent de raisons !

LÉPIDE.

Si c’est avec chagrin que vous souffrez sa perte,
Seigneur, quelque espérance encor vous est offerte :
Si je l’ai bien compris, cet hymen imparfait
1120N’est encor qu’en parole, et n’a point eu d’effet ;
Et comme nos Romains le verront avec peine,
Ils pourront mal répondre aux souhaits de la Reine.
Je vais m’assurer d’elle, et vous dirai de plus
Que j’en viens d’envoyer avis à Lélius :
1125J’en attends nouvel ordre, et dans peu je l’espère.

SYPHAX.

Quoi ? prendre tant de soin d’adoucir ma misère !
Lépide, il n’appartient qu’à de vrais généreux
D’avoir cette pitié des princes malheureux ;
Autres que les Romains n’en chercheroient la gloire.

LÉPIDE.

1130Lélius fera voir ce qu’il vous en faut croire.
Vous autres, attendant quel est son sentiment,
Allez garder le Roi dans cet appartement.

FIN DU TROISIÈME ACTE.
  1. L’édition de 1692 et Voltaire d’après elle ont changé ne en ni.
  2. Voltaire (1764) a substitué « me plaindre » à « m’en plaindre, » qui est le texte de toutes les éditions anciennes, y compris celle de 1692.
  3. Var. De me voler un cœur qui n’étoit point à moi. (1663-68)
  4. L’édition de 1666 porte aimez-vous, au présent.
  5. L’édition de 1682 porte du Syphax, pour de Syphax.
  6. L’édition de 1666 porte promis, pour permis.
  7. Voyez ci-dessus, p. 465, et la note 3.
  8. Voyez plus haut, acte II, scène iii, vers 575 et suivants.
  9. Les éditions de 1682 et de 1692 donnent : « tout à moi-même. »
  10. Voyez ci-après, dans l’Appendice I, p. 551, le commencement du chapitre xiii.
  11. Les éditions de 1668 et de 1682 portent, par erreur : « Quand vous auriez. »
  12. Tel est le texte de la première édition et de celle de 1692. Les impressions de 1666, 1668, 1682, et Voltaire (1764) donnent : «vous direz le contraire. »
  13. Il y a dans l’édition de 1682 une faute étrange qui a été reproduite par celle de 1692 : « vos pleurs ardents souhaits. »
  14. Voyez plus haut, p. 465, note 2.
  15. L’orthographe de ces mots dans l’édition originale (1663) est flux et reflus ; dans les suivantes, y compris celle de 1692 : flus et reflus.
  16. L’édition de 1682 porte le, pour les.
  17. Voyez ci-dessus, acte I, scène iv, vers 358 et suivants.
  18. On lit : « des deux batailles, » dans les éditions de 1666 et de 1668.
  19. « Le récit de ce qui s’étoit passé, les menaces, la persuasion, tout fut sans effet (sur les habitants de Cirte), jusqu’au moment où on amena devant eux le roi chargé de chaînes. À ce honteux spectacle, des lamentations s’élevèrent ; les uns, dans leur frayeur, désertoient les murs ; les autres, avec cet accord soudain de gens qui cherchent à fléchi le vainqueur, se hâtèrent d’ouvrir les portes, » … Rex vinctus in conspectum datus est. Tum ad spectaculum tam fœdum comploratio orta ; et partim pavore mœnia sunt deserta, partim repentino consensu gratium apud victorem quærentium patefactæ portæ. (Tite Live, livre XXX, chapitre xii.) Voyez ci-après l’Appendice I, p. 550.
  20. Var. Toute ma passion est pour la liberté(a). (1663)

    (a). Cette leçon, préférable peut-être, a été reproduite par l’édition de 1692 et par Voltaire.