Sous la neige/Texte entier

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Plon-Nourrit et Cie (p. 7-191).



SOUS LA NEIGE




Cette histoire, c’est bribe par bribe, et de diverses bouches, que je l’ai recueillie. Et, comme il arrive généralement en pareil cas, c’était chaque fois une histoire différente.

Si vous connaissez Starkfield, village perdu dans la partie montagneuse du Massachusetts, vous avez certainement remarqué son bureau de poste. C’est une construction datant de la fin du dix-huitième siècle, en briques rouges, avec un fronton de bois peint en blanc et un péristyle à colonnes, telle qu’en possèdent beaucoup de villages de la Nouvelle-Angleterre. Ce petit édifice se dresse au milieu de la Grande Rue, entre la banque et la pharmacie : matin et soir, les habitants de Starkfield et les fermiers des environs s’y réunissent à l’arrivée du courrier. Parmi eux, vous aurez sans doute été frappé par la haute taille et le visage tragique d’Ethan Frome. C’est là que je le vis moi-même pour la première fois, voici quelques années.

Bien que cet homme ne fût plus qu’une ruine, sa physionomie tranchait sur toutes les autres. Ce n’était pas sa haute taille qui le désignait à l’attention, car les Américains de vieille race ont souvent cette stature élancée : c’était plutôt sa prestance et sa démarche. En dépit d’une claudication pénible, il avait en effet l’aspect à la fois nonchalant et volontaire d’un homme qui a conservé toute sa vigueur physique. Sa mine distante et triste, sa tête grisonnante, ses gestes lents, lui donnaient néanmoins un tel air de vieillesse que je fus tout étonné d’apprendre qu’il n’avait que cinquante-deux ans.

Ce fut Harmon Gow qui me renseigna sur son âge. Harmon Gow avait autrefois conduit la diligence qui faisait le service entre Starkfield et le gros bourg de Bettsbridge, à l’époque où les tramways électriques n’existaient pas encore, et il connaissait sur le bout du doigt la chronique intime de toutes les familles qui habitaient sur son ancien parcours.

— Il a cette tête-là depuis son accident, me dit-il, hachant ses phrases au gré de ses souvenirs. Et il y aura en février prochain vingt-quatre ans de cela…

Ce fut lui aussi qui me raconta quelle fut l’origine de la cicatrice rouge barrant le front d’Ethan Frome. Elle datait de l’accident qui, du même coup, lui avait tordu et noué tout le côté droit. Depuis lors, le pauvre homme ne pouvait effectuer sans douleur les quelques pas entre son buggy et le bureau de poste. Tous les jours, vers midi, il venait de sa ferme, située à quelques milles de Starkfield, et, comme c’était justement l’heure où j’allais chercher mes lettres, il m’arrivait souvent de le dépasser sous le péristyle, ou d’attendre à sa suite devant le guichet.

Je ne tardai pas à observer que, malgré son exactitude, on lui remettait rarement autre chose qu’un numéro du Bettsbridge Eagle. Sans même y jeter un coup d’œil il le fourrait dans la poche de son veston usé. De temps à autre, pourtant, le receveur lui tendait une enveloppe adressée à Mrs. Zenobia (ou Zeena) Frome, portant en gros caractères l’adresse d’un fabricant de produits pharmaceutiques et le nom d’une spécialité. Ces papiers allaient aussitôt rejoindre le journal ; on eût dit que mon voisin en avait trop reçu pour s’en occuper davantage. Puis il remerciait l’employé d’un petit signe de tête et se retirait.

Chacun dans Starkfield le connaissait et le saluait respectueusement au passage ; mais on tenait compte de son désir d’isolement, et seuls quelques hommes de son âge lui adressaient parfois la parole… Frome, alors, s’arrêtait un instant, ses yeux bleus fixés gravement sur l’interlocuteur ; mais il répondait d’une voix si basse que jamais aucune de ses paroles n’était parvenue jusqu’à moi. Puis il remontait péniblement dans son buggy délabré, rassemblait les guides dans sa main gauche, et repartait sans hâte vers la ferme.

— Ce dut être un effroyable accident dis-je un jour au vieil Harmon, en regardant Frome s’éloigner.

Je songeais à la fière allure qu’avait dû avoir la tête hâlée, aux cheveux blonds, aux méplats accusés, surmontant les épaules vigoureuses, du jeune homme.

— Effroyable, en effet ! répondit Gow ; de quoi tuer la plupart des hommes. Mais voilà, les Frome ont le crâne dur, et il y a bien des chances pour que celui-ci atteigne ses cent ans…

— Grand Dieu ! m’écriai-je. À ce moment Ethan Frome venait de monter sur son siège ; il se retournait pour voir si une boîte de médicaments était bien calée à l’arrière du buggy, et j’aperçus sa figure telle qu’elle devait être quand il se croyait seul.

— Cet homme-là, atteindre ses cent ans ! mais il a l’air d’être déjà mort et enterré !

Harmon tira de sa poche un paquet de tabac, coupa une chique et en bourra sa vieille joue tannée.

— Que voulez-vous ? Il a passé trop d’hivers à Starkfield… Les malins, eux s’en vont…

— Alors, pourquoi lui est-il resté ?

— Ah ! voilà !… il fallait bien qu’il y eût quelqu’un à la ferme pour les soigner tous… Et il n’y a jamais eu qu’Ethan pour le faire… D’abord son père, puis sa mère, puis sa femme…

— Et puis l’accident ?…

— C’est cela. Alors, n’est-ce pas ? il a bien été forcé de rester ! ricana Harmon.

— Je comprends. Mais, maintenant, c’est eux qui le soignent ?

Gravement, Harmon transféra sa chique à l’autre joue ; puis il reprit :

— Oh ! quant à ça… c’est toujours Ethan qui a dû peiner pour tout le monde…

Bien que Harmon Gow m’eût rapporté de cette affaire tout ce que ses capacités lui avaient permis d’en saisir, il y avait des lacunes dans son récit, et je devinais que le sens profond de l’histoire se trouvait dans ces lacunes mêmes. Mais une phrase de Gow m’était demeurée dans l’esprit, et devint comme le noyau autour duquel je groupais mes déductions : « Il a passé trop d’hivers à Starkfield… »

Ah ! je devais bientôt comprendre la signification de ces quelques mots ! Le Starkfield que je connus ne ressemblait cependant guère au village isolé où s’était écoulée la triste jeunesse d’Ethan Frome. Les hameaux perdus dans la montagne étaient reliés maintenant aux gros bourgs de la région. Le tramway électrique permettait aux jeunes gens de descendre, l’hiver, jusqu’à Bettsbridge ou à Shadd’s Falls, et d’y passer la soirée au théâtre, dans les bibliothèques, ou aux réunions des « Jeunes Chrétiens ». Mais quand arriva la saison froide, quand le village fut enseveli sous une couche de neige perpétuellement renouvelée, je commençai à deviner ce qu’avait dû être Starkfield à l’époque où Ethan Frome avait vingt ans…

J’avais été détaché pour surveiller un important travail que nous avait commandé l’usine de force motrice à Corbury Junction. Une grève prolongée des charpentiers nous avait retardés, et je me trouvai retenu pour tout l’hiver à Starkfield, le seul endroit habitable des environs.

Au début, je m’accommodai mal de ce délai ; puis, peu à peu, engourdi par la routine, je trouvai dans cette existence un âpre plaisir. Tout d’abord, je fus frappé du contraste entre l’air vivifiant du pays et l’engourdissement de ses habitants. Les neiges de décembre une fois finies, un ciel d’un bleu étincelant déversait chaque jour des torrents de lumière sur le paysage blanc, qui les renvoyait en un scintillement plus intense. On eût supposé qu’une semblable atmosphère fouetterait les émotions comme elle fouettait le sang ; mais elle semblait n’avoir d’autre effet que de ralentir encore le pouls déjà paresseux de Starkfield.

Après quelque temps de séjour, quand, j’eus vu succéder à cette période de clarté cristalline de longs intervalles d’un froid sans soleil, quand les rafales de février eurent dressé leurs tentes blanches autour du village perdu, et que la tumultueuse cavalerie des vents de mars fut venue à leur rescousse, je commençai à comprendre pourquoi Starkfield émergeait de ce siège comme une garnison affamée qui se rend sans conditions. Vingt ans plus tôt, en effet, les moyens de résistance avaient dû être bien moindres encore, et l’ennemi maître de presque toutes les lignes entre les villages investis.

En songeant à tout cela je sentis toute la sinistre portée de la phrase de Harmon : « Les malins, eux, s’en vont. » Mais si tel était le cas, quels obstacles accumulés avaient pu empêcher l’évasion d’un homme comme Ethan Frome ?

Je logeais chez une veuve entre deux âges qu’on appelait familièrement Mrs. Ned Hale. Elle était fille de l’ancien notaire du village, et « la maison du notaire Varnum », qu’elle occupait avec sa mère, était l’habitation la plus considérable de Starkfield. La vieille demeure à fronton classique s’élevait au bout de la rue principale du village. Ses fenêtres à petits carreaux avaient vue sur le mince clocher blanc de l’église, et deux sapins de Norvège assombrissaient l’entrée du jardin, que traversait un étroit sentier dallé d’ardoises.

Les deux veuves, bien que réduites à vivre assez modestement, mettaient leur point d’honneur à maintenir la maison familiale en état, et Mrs Hale en particulier avait un certain affinement timide qui s’accordait assez bien avec son intérieur désuet et fané. Tous les soirs, dans le salon meublé d’acajou, avec ses sièges recouverts de crin noir, sous la faible lueur d’une lampe carcel aux monotones glouglous, on m’initiait à une nouvelle version, plus délicatement nuancée, de la chronique de Starkfield. Non pas que Mrs. Hale se crût, ou affectât, quelque supériorité sociale sur les gens qui l’entouraient. Seul le hasard d’une sensibilité plus fine et d’une éducation moins incomplète avait mis assez de distance entre elle et ses voisins pour qu’elle pût les juger avec détachement. Ce jugement, elle l’exerçait d’ailleurs assez volontiers, et j’avais grand espoir d’éclaircir, grâce à elle, les points obscurs de la vie d’Ethan Frome, ou tout au moins d’obtenir la clef de son caractère. La mémoire de Mrs. Hale était un répertoire d’anecdotes inoffensives, et toute question ayant trait à ses relations suscitait aussitôt un flot de détails ; mais sur le sujet d’Ethan Frome elle fut d’une réserve inattendue.

Il n’y avait d’ailleurs dans son attitude nulle désapprobation à l’égard de Frome. Je sentis seulement qu’elle éprouvait une invincible répugnance à parler de lui et de ses affaires. Quelques bribes de phrases murmurées : « Oui, je les connais tous les deux… ce fut horrible… » paraissaient la seule concession qu’elle pût faire à ma curiosité.

Le changement que je constatais dans sa manière d’être supposait une telle initiation à de tristes secrets que, malgré certains scrupules, je m’adressai une fois encore à Harmon Gow ; mais tout ce que je pus obtenir de lui fut un vague grognement.

— Oh ! quant à Ruth Varnum, fit-il, elle a toujours été un paquet de nerfs… Et après tout, c’est elle qui fut la première à les voir lorsqu’on les a ramassés… Tenez, c’était justement au bas de la maison des Varnum, là où commence la route de Corbury… Ruth venait de se fiancer avec Ned Hale… Tous ces jeunes gens étaient liés ensemble, et j’imagine que cela fait trop de peine à la pauvre femme d’en parler. Elle a bien assez de ses malheurs à elle…

Les habitants de Starkfield avaient en effet assez de leurs propres malheurs pour demeurer relativement indifférents à ceux de leurs voisins. Et, bien que tous fussent d’accord pour considérer le cas de Frome comme exceptionnel, personne ne put me fournir une explication de son regard tragique, que je persistais néanmoins à attribuer à autre chose qu’à la pauvreté et aux souffrances physiques. Cependant, j’eusse peut-être fini par me contenter de ces vagues indices, sans le silence provocant de Mrs. Hale, et le hasard, qui, bientôt, me rapprocha d’Ethan Frome lui-même.

Lors de mon installation à Starkfield je m’étais entendu avec l’épicier irlandais, Denis Eady, qui louait aussi des voitures, pour me faire conduire chaque jour à la gare de Corbury Flats, où je prenais le train pour Corbury Junction. Vers le milieu de l’hiver les chevaux de mon loueur tombèrent tous malades, à la suite d’une épidémie locale. La maladie se propagea à toutes les écuries du village, et, durant quelques jours, j’eus de la difficulté à trouver un moyen de transport. Ce fut alors que Harmon Gow m’apprit que le cheval d’Ethan Frome était indemne, et que son maître consentirait peut-être à me transporter.

La proposition me surprit.

— Ethan Frome ? Mais je ne lui ai jamais adressé la parole !… Pourquoi diable se dérangerait-il pour moi ?

La réponse d’Harmon Gow accrut encore ma surprise :

— Je ne sais pas s’il le ferait pour vos beaux yeux, mais il ne sera certainement pas fâché de gagner un dollar…

On m’avait bien dit que Frome était pauvre, et que sa scierie, jointe aux quelques arpents pierreux de sa ferme, suffisait à peine à faire vivre son monde pendant les mois d’hiver. Toutefois je n’avais pas supposé qu’il en fût là, et je ne pus m’empêcher d’exprimer mon étonnement à Harmon, qui reprit :

— Dame, ses affaires ne vont pas fort. Quand un homme se mange les sangs depuis plus de vingt ans, faute de suffire à sa besogne, il perd courage, que diantre ! La ferme de Frome a toujours été à peu près comme une terrine de lait quand le chat a passé, et vous savez ce que rapporte aujourd’hui une de ces vieilles scieries… Lorsque Ethan pouvait encore peiner sur les deux de front, on avait juste de quoi vivre chez lui. Même à cette époque, son monde lui dévorait tout, et aujourd’hui je ne sais pas comment il arrive à s’en tirer… Ça commença avec son père, qui attrapa un coup de pied de cheval en faisant les foins. Le pauvre bonhomme tomba en enfance, et il jetait l’argent par les fenêtres comme si de rien n’était. Puis ce fut la mère Frome qui devint maboule… Elle traîna ainsi de longues années… Maintenant, c’est Zeena, sa femme… Celle-là a passé sa vie à se droguer… Au fond, voyez-vous, la maladie et le souci, ce sont les seules choses dont Ethan ait toujours eu son assiette pleine…

Le lendemain matin, en ouvrant ma fenêtre, j’aperçus entre les sapins des Varnum le maigre cheval de Frome. Il rejeta la vieille peau d’ours, et me fit place à côté de lui dans le traîneau. Pendant une semaine il me descendit chaque matin à Corbury Flats, et me ramena à Starkfield à travers le crépuscule glacial. Le trajet ne dépassait guère trois milles, mais la vieille bête cheminait lentement, et, même quand la neige durcie ne cédait pas à la pression des patins, nous mettions tout près d’une heure pour faire la route.

Ethan Frome conduisait sans parler. Il tenait mollement les guides dans sa main gauche. Sur le remblai neigeux son visage brun se détachait comme le profil héroïque d’une médaille de bronze. Il répondait par monosyllabes, et sans jamais me regarder, à mes questions ou aux rares plaisanteries que je hasardais. Il semblait un élément du paysage mélancolique et silencieux, l’incarnation de sa tristesse glacée, tellement tout ce qui était chaleur et sensibilité était enfoui au fond de lui-même.

Pourtant sa réserve n’avait rien d’hostile. Je sentais simplement qu’il vivait dans une solitude morale trop profonde et trop reculée pour qu’on pût pénétrer facilement jusqu’à lui ; et j’avais l’impression, si tragique que fût la situation personnelle de Frome, que cet isolement tenait plus encore à l’accablement produit par les longs hivers glacés de Starkfield…

Une ou deux fois seulement je crus me rapprocher de lui, et ces instants ne firent qu’aviver mon désir d’en savoir davantage. Un jour, à propos d’un travail que j’avais exécuté en Floride l’hiver précédent, je fis allusion au contraste entre ce paysage tropical et celui qui nous environnait. À ma grande surprise, il me répondit :

— Oui, je sais… J’y suis allé autrefois, et pendant bien longtemps, moi aussi, en hiver, je revoyais ce pays… Mais à présent tout cela est enseveli sous la neige…

Brusquement il se tut, et j’eus à deviner le reste d’après l’inflexion de sa voix et le silence qui suivit.

Une autre fois, à peine monté dans le train, je m’aperçus que j’avais égaré un livre que je comptais lire pendant le trajet. C’était, je crois, un ouvrage de vulgarisation scientifique, un traité de biochimie.

Le soir, je n’y pensais déjà plus, lorsque, en regagnant le traîneau, je vis le volume entre les mains de Frome.

— Je l’ai trouvé après votre départ, me dit-il.

Je mis le livre, dans ma poche, et nous retombâmes dans notre mutisme habituel. Mais, comme nous commencions à gravir la longue côte qui va de Corbury Flats à Starkfield, je vis dans le crépuscule le visage de Frome tourné de mon côté.

— Il y a dans ce livre des choses dont je n’avais jamais entendu parler…

Je fus moins frappé des paroles elles-mêmes que du vague ressentiment qu’elles décelaient : évidemment, Frome était surpris et tant soit peu affligé de son ignorance.

— Ces questions vous intéressent donc ? lui demandai-je.

— Elles m’intéressaient autrefois…

— On a fait récemment des découvertes importantes dans cet ordre de recherches. Il y a une ou deux nouveautés dans ce livre.

J’attendis un moment une réponse qui ne vint pas, puis je repris :

— Si vous voulez le parcourir, je vous le prêterai bien volontiers.

Il hésita, et j’eus l’impression qu’il se débattait intérieurement contre un retour d’inertie.

— Merci. J’accepte, dit-il alors simplement.

J’espérais que cet incident donnerait plus d’aisance à nos rapports. Frome était si simple et si droit que j’étais sûr que sa curiosité à l’égard de ce livre provenait d’un intérêt véritable pour les sujets dont il traitait. Chez un homme de sa condition un semblable acquis et de tels goûts rendaient encore plus poignant le contraste entre sa situation matérielle et ses besoins intimes, et je croyais qu’en éveillant en lui le souvenir de ces goûts je l’amènerais enfin à parler. Mais il y avait dans son passé, ou dans sa vie présente, quelque chose qui l’empêchait de se livrer. À notre prochaine rencontre, il ne fit pas allusion au livre, et notre rapprochement semblait destiné à n’avoir pas de lendemain.

Depuis plus d’une semaine déjà, Frome me conduisait à Corbury Flats, quand, un matin à mon réveil, je vis qu’il neigeait abondamment. La hauteur des vagues blanches massées contre la palissade du jardin et le long du mur de l’église témoignait que la tempête avait duré toute la nuit : là-bas, en rase campagne, les couches de neige amoncelées par le vent devaient être plus épaisses encore.

Je songeai aussitôt que mon train serait probablement en retard. Mais ma présence était indispensable à l’usine dans le courant de l’après-midi ; je décidai donc que si Frome venait je me ferais conduire par lui jusqu’aux Flats, où j’attendrais patiemment l’arrivée du convoi.

D’ailleurs je n’avais pas le moindre doute qu’il ne vînt. Je savais qu’il était un de ces hommes que les éléments ne détourneraient jamais de leur tâche ; et en effet, à l’heure convenue je vis son traîneau glissant sur la neige, tel une apparition de théâtre qui traverse la scène derrière des voiles de gaze multipliés.

Je commençais à le connaître trop bien pour lui témoigner de l’étonnement ou de la reconnaissance ; mais j’eus un mouvement de surprise quand je le vis engager son cheval dans la direction opposée à la route de Corbury.

— La voie est obstruée. La neige a bloqué un train de marchandises au-dessus des Flats, m’expliqua-t-il ; et nous partîmes au petit trot, à travers la tourmente blanche qui nous cinglait le visage.

— Mais alors où me conduisez-vous ?

— Tout droit à Corbury Junction, et par le plus court, me répondit-il, m’indiquant du fouet la School House Hill.

— À Corbury Junction ? Par cette tempête ?… Mais il y a bien dix milles !

— Le cheval les fera, si vous lui en donnez le temps. Vous avez dit que vous aviez à faire à l’usine cet après-midi ; je vous y mène.

Ce fut dit avec tant de tranquillité que je ne pus que répondre :

— Vous me rendez le plus grand service.

— Bah ! ce n’est rien…

En face de l’école la route bifurquait. Nous prîmes à gauche un chemin qui descendait au milieu des sapins du Canada. Il avait neigé si fort que les branches, courbées sous leur fardeau blanc, faisaient corps avec le tronc des arbres. J’étais souvent venu me promener de ce côté, le dimanche, et je savais que le toit solitaire qu’on apercevait entre les fûts dénudés, presque au bas de la colline, était celui de la scierie de Frome. La vieille bâtisse semblait agoniser. Sa roue immobile se dressait au-dessus de l’eau noire qui bouillonnait alentour en remous jaunâtres. Sous le poids de la neige, ses hangars fléchissaient.

Frome n’y jeta même pas un coup d’œil. Toujours en silence nous commençâmes à gravir la côte suivante, et le traîneau s’engagea dans une route qui m’était inconnue. Un peu plus loin nous rencontrâmes un champ de pommiers grêles. Les arbres se tordaient à mi-pente de la colline, sur un terrain rocheux où des crêtes d’ardoise perçaient la neige par endroits. Au delà de ce verger s’étendaient des champs qui confondaient leurs limites sous le grand linceul blanc. Plus haut, au milieu de l’immensité monotone du ciel et de la terre, surgissait une de ces fermes mélancoliques de la Nouvelle-Angleterre qui semblent élargir la solitude du paysage…

— Voilà ma maison, me dit Frome, en faisant un mouvement de son coude estropié.

J’étais tellement accablé par la désolation de la scène que je ne sus que lui répondre. Il ne neigeait plus. Sur la pente, au-dessus de nous, se dressait la ferme, qu’un pâle rayon de soleil éclairait dans toute sa pauvreté mesquine. Une vigne vierge desséchée pendait au-dessus de la porte, et, sous leur peinture écaillée, les minces murs de bois semblaient grelotter dans le vent qui s’était élevé après l’orage.

— La maison était plus grande du temps de mon père, continua Frome. J’ai dû abattre l’L, tout récemment. Et, tirant sur la rêne gauche, il ramena sur la route le vieux cheval qui voulait rentrer.

Je découvris alors que l’aspect étriqué et minable de la demeure était dû surtout à l’absence de ce corps de logis que nous nommons, dans la Nouvelle-Angleterre, une L. Cette L est un appentis comprenant le bûcher et l’étable, et qui est généralement relié en équerre au bâtiment principal, avec lequel il communique par la chambre à provisions et la cabane aux outils.

Est-ce l’image qu’elle évoque de la vie humaine rattachée au sol, par ce fait qu’elle détient les sources essentielles de l’existence, la chaleur et la nourriture, est-ce plutôt l’idée consolante qu’elle permet aux habitants de ce dur climat d’accomplir leur tâche matinale sans affronter le froid, on ne saurait exactement le dire ; mais sûrement cette L, encore plus que la maison elle-même, figure le centre, le foyer, de toute ferme dans la Nouvelle-Angleterre. Cette association d’idées, qui s’était plus d’une fois présentée à mon esprit durant mes promenades aux environs de Starkfield, me fit discerner un accent d’amertume dans les paroles de Frome : dans sa maison amoindrie il me semblait voir le symbole même de son pauvre corps ruiné.

— La maison est bien isolée maintenant, ajouta-t-il. Mais avant la construction du chemin de fer on passait beaucoup par ici pour aller aux Flats.

Il tira sur les guides pour réveiller le cheval somnolent. Puis, comme si la vue de sa maison m’avait introduit trop avant dans son intimité pour qu’il se tînt plus longtemps sur la réserve, il continua lentement :

— C’est à cela que j’ai toujours attribué l’aggravation de l’état de ma mère. Quand elle fut percluse de rhumatismes, au point de ne pouvoir guère remuer, elle prit l’habitude de venir s’asseoir devant la porte, et elle regardait pendant des heures entières les gens passer sur la chaussée… L’année des inondations, où la grande route fut en réparation pendant six mois, Harmon Gow dut faire le tour par ici avec sa diligence, et ma mère descendait chaque matin jusqu’à la barrière pour lui dire bonjour… Mais, une fois le chemin de fer construit, il ne vint plus personne. Elle ne put jamais comprendre pourquoi, et cela la tourmenta jusqu’à sa mort…

Comme nous arrivions à la route de Corbury, la neige, qui s’était remise à tomber, nous voila la maison ; et en même temps le silence de Frome s’appesantit de nouveau sur ce commencement de confidences. Malgré le retour de la neige, le vent, cette fois, n’avait pas cessé. Des rafales capricieuses découvraient de temps à autre un pan de ciel d’où quelques effluves d’un pâle soleil ruisselaient sur le paysage chaotique et désolé. Mais le cheval tint bon, et à travers la sauvage bourrasque blanche nous parvînmes enfin à Corbury Junction.

Au cours de l’après-midi la tourmente fit trêve. L’horizon s’était éclairci vers l’ouest, et, dans mon inexpérience, je me dis que nous aurions une belle soirée. J’achevais ma besogne le plus rapidement possible, et nous reprîmes le chemin de Starkfield, comptant bien y être rendus pour le repas du soir. Mais au coucher du soleil les nuages s’amoncelèrent à nouveau, hâtant la tombée de la nuit. Drue et ininterrompue, la neige descendait d’un ciel sans vent. Nous avancions à travers une molle brume blanchâtre universellement étendue et plus paralysante que les rafales et les tourbillons du matin.

Le faible rayon de notre lanterne fut bientôt noyé. La neige se confondait avec l’obscurité grandissante : on eût dit les couches successives de la nuit d’hiver s’abaissant lentement sur nos épaules. Le sens topographique de Frome, l’instinct même du cheval, tout devint inutile. À deux ou trois reprises, un vieux chêne isolé ou un moulin à vent immobile surgit devant nous comme un fantôme, pour nous signaler le danger ; mais presque aussitôt le brouillard l’engloutissait à nouveau… Lorsque nous fûmes enfin rentrés dans le bon chemin, la pauvre vieille bête se mit à donner des signes d’épuisement

Je me rendis compte alors de la légèreté avec laquelle j’avais accepté l’offre de Frome, et après un court débat je finis par obtenir qu’il me laissât descendre du traîneau. Je pataugeai dans la neige à côté du cheval fourbu pendant deux ou trois milles ; puis mon conducteur me désigna un point dans les ténèbres :

— Nous voici chez moi, me dit-il.

La dernière étape avait été la partie la plus pénible du trajet. La marche était laborieuse et le froid glacial m’avait transi. Sous ma main je sentais haleter le flanc du vieux cheval.

— Écoutez, Frome, lui dis-je, cela ne sert absolument à rien que vous allies plus loin.

Il m’interrompit :

— Ni vous non plus… Nous avons tous eu notre compte…

Je compris qu’il m’offrait l’hospitalité, et sans répondre je franchis la grille derrière lui. Je le suivis dans l’écurie et l’aidai à dételer le pauvre cheval. Nous préparâmes sa litière, puis Frome décrocha la lanterne du traîneau et sortit dans la nuit. Par-dessus l’épaule il me jeta :

— Par ici !

Au-dessus de nous une lumière tremblotait à travers l’écran de neige. D’un pas chancelant je suivais le sillage de Frome, et l’obscurité me fit presque buter dans un tas de neige amoncelé contre les marches de la maison.

De sa lourde botte Frome déblaya le pas de la porte et nous ouvrit un chemin. La lanterne haute, il chercha le loquet et me précédai dans la maison. J’entrai à sa suite dans un vestibule étroit et obscur : on apercevait vaguement, dans le fond, un escalier raide comme une échelle. À notre droite, un rayon de lumière marquait la porte de la pièce dont nous avions vu du dehors la fenêtre éclairée. Avant qu’elle ne s’ouvrît, j’entendis à l’intérieur une voix de femme dolente et maussade.

Frome frappa du pied sur le linoléum usé pour détacher la neige de ses bottes. Il posa le falot sur l’unique chaise du vestibule ; puis il ouvrit la porte.

— Entrez, me dit-il.

La voix geignarde se tut…

Ce fut cette nuit-là que je commençai à deviner le secret d’Ethan Frome, et à reconstituer cette vision de son histoire.

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I


… Le village était enseveli sous une épaisse couche de neige, et, au tournant des chemins, les vagues blanches poussées par le vent avaient déferlé jusqu’aux fenêtres des maisons. Les étoiles du Chariot pendaient comme des stalactites du ciel d’acier et Orion scintillait de feux glacés. La lune était couchée, mais la nuit restait lumineuse. Les façades blanches des maisons paraissaient grises à travers les ormes ; les arbustes se détachaient en noir dans cette clarté diffuse, et les rayons qui filtraient par les fenêtres basses de l’église s’épandaient en nappes jaunâtres sur les moutonnements innombrables de la neige.

Le jeune Ethan Frome avançait d’un pas rapide dans la rue déserte. Il dépassa la banque, le nouveau magasin tout en briques de Michael Eady, et les deux sapins de Norvège qui marquaient la grille du notaire Varnum.

En face de cette grille, à l’endroit où la route s’incline vers la vallée de Corbury, l’église dessinait son svelte clocher blanc et les colonnes grêles de son portail. La façade demeurait dans l’ombre, et, d’un côté de l’édifice, les fenêtres d’en haut formaient, sur la muraille, une série de taches noires ; mais celles d’en bas étaient illuminées, et leur lumière éclairait, devant la porte, de nombreux sillons de véhicules. À l’abri d’un hangar voisin, les traîneaux formaient une longue rangée. Sur l’échine des chevaux on avait jeté de lourdes peaux de buffles et d’ours. La nuit était calme et limpide. Le froid piquait à peine. Il semblait à Frome que l’atmosphère n’existait plus, et qu’il n’y avait rien de moins ténu que l’éther entre le sol givré et la voûte métallique du ciel. « On a la sensation du vide, se disait-il, comme si on était dans un tube de Crookes… »

Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les cours d’un institut technique à Worcester, et manipulé quelque peu dans un laboratoire, sous la direction amicale d’un professeur de physique. Depuis, les images suggérées par cette expérience lui revenaient souvent d’une façon inattendue, malgré la tournure si différente que son existence actuelle avait fait prendre à ses pensées. La mort de son père et les malheurs qui s’ensuivirent avaient écourté ses études : il n’avait pu en retirer aucun bénéfice pratique, mais elles avaient nourri son imagination et lui avaient donné l’idée du vaste et nébuleux mystère qui se dérobe derrière l’apparence quotidienne des choses,

Tandis qu’il cheminait à grands pas sur la neige, le sentiment de ce mystère embrasait son esprit et avivait encore la bienfaisante exaltation physique produite par cette marche rapide. Arrivé au bout du village, il s’arrêta devant l’église. Son cœur battait,

La pente de la route de Corbury, au-dessous des sombres sapins qui gardaient l’entrée du notaire Varnum, était l’endroit où les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour leurs parties de luge. Par les nuits claires, |e carrefour devant l’église retentissait jusqu’à une heure tardive de leurs cris joyeux ; mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne mettait sa tache noire sur la longue et blanche descente. Le silence de minuit planait sur le village. Tout ce qui veillait était rassemblé dans l’église, d’où sortaient les murmures d’un air de danse et les larges rais d’une lumière dorée[1].

Le jeune homme descendit la rampe et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur la salle du rez-de-chaussée. Pour éviter la clarté, il, fit un crochet à travers la neige immaculée jusqu’à l’angle opposé du bâtiment. Une fois là, tout en ayant soin de rester dans l’ombre, il s’approcha de la fenêtre la plus voisine. Rejetant en arrière son corps long et mince, il tendit le cou de manière à pouvoir jeter un œil dans la salle.

De la nuit pure et glacée d’où Ethan l’observait, la grande pièce remplie de monde semblait en pleine ébullition. Les réflecteurs à gaz projetaient une lumière crue sur les parois blanchies à la chaux. Le poêle ronflait comme s’il eût contenu dans ses flancs un feu volcanique. Les danseurs étaient rassemblés au milieu de la salle, et les femmes plus âgées venaient de se lever des chaises de pailles alignées le long des murs.

La musique avait cessé. Le violoniste et la jeune fille qui tenait l’harmonium à l’office du dimanche se restauraient en hâte sur un coin de la table dressée pour le souper, où l’on voyait encore des restes de pâtés et de glaces. Le moment du départ était proche, et l’on se dirigeait déjà vers le vestiaire, lorsqu’un jeune homme brun, à l’allure éveillée, sauta au milieu du plancher et se mit à frapper dans ses mains.

Ce geste eut un effet immédiat : les musiciens bondirent sur leurs instruments, et les danseurs emmitouflés s’alignèrent des deux côtés de la salle. Les gens plus âgés regagnèrent leurs sièges, et le sémillant jeune homme, plongeant à travers la foule, entraîna jusqu’au bout de la pièce une jeune fille qui avait déjà coiffé une écharpe en laine cerise ; puis il commença de tourner avec elle sur un air de scottish.

Le cœur de Frome se mit à battre plus fort. Malgré tous ses efforts pour découvrir la jolie tête brune à l’écharpe cerise, un autre regard avait été plus prompt que le sien, et il en souffrait. Le boute-en-train, qui paraissait avoir du sang irlandais dans les veines, dansait bien, et sa compagne s’animait au jeu. Sa fine taille se balançait en passant sous les mains qui formaient la chaîne ; le tourbillon qui l’emportait, de plus en plus rapide, soulevait de ses épaules l’écharpe qui se déroulait derrière elle. À chaque tour, Frome apercevait ses lèvres haletantes et rieuses, les cheveux bruns qui voltigeaient sur son front : ses yeux sombres demeuraient l’unique point fixe dans ce labyrinthe de lignes mouvantes.

Les couples tournoyaient de plus en plus vite : les musiciens, pour ne pas se laisser distancer, fouaillaient leurs instruments comme des jockeys cinglant leurs montures à la vue du poteau. Et cependant il semblait à Ethan que la scottish ne finirait jamais… De temps à autre, il détournait son regard de la jeune fille pour le reporter sur son cavalier, qui, dans l’enivrement de la danse, avait pris un air de domination insolente.

Denis Eady était le fils de Michael Eady, l’ambitieux épicier irlandais qui avait introduit dans Sfarkfield, avec une souple effronterie, les méthodes de commerce « nouveau jeu ». Le bâtiment tout en briques qu’il venait de faire construire parmi les modestes maisons de la Grande Rue témoignait de son succès. Quant au jeune homme, qui paraissait disposé à marcher sur les traces paternelles, il était déjà en train d’appliquer les mêmes procédés à la conquête des jeunes filles du pays.

Jusque-là Ethan s’était contenté de le mépriser, mais en ce moment il l’eût cravaché avec plaisir. Il s’étonnait, en vérité, que la jeune fille ne partageât pas son aversion. Comment pouvait-elle lever vers l’irlandais son visage rayonnant, lui abandonner ses mains, sans sentir tout ce qu’avaient d’offensant ce regard et ce contact ?…

La danseuse sur qui se concentrait l’attention d’Ethan était Mattie Silver, une cousine de sa femme. Les rares soirs où Starkfield s’accordait quelque récréation la jeune fille ne manquait pas d’y participer, et Frome, vers les onze heures, venait la chercher pour la ramener à la ferme.

Mattie Silver était de Stamford, une des grandes villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Elle était venue habiter auprès de sa cousine Zeena, qu’elle aidait à tenir la maison ; mais, comme elle n’était pas rétribuée, Mrs. Frome, en femme pratique, avait imaginé de lui permettre quelques divertissements, afin qu’elle sentît moins le contraste entre sa vie antérieure et la solitude d’une ferme dans la montagne. « Sans cela, se disait avec ironie Ethan Frome, jamais Zeena n’eût songé à procurer des distractions à Mattie… »

Lorsque sa femme lui en avait parlé pour la première fois, Ethan avait bougonné intérieurement : la perspective d’avoir à faire plusieurs milles après sa journée de rude labeur ne lui souriait que peu. Mais il en était venu bien vite à souhaiter que Starkfield dansât tous les soirs…

Il y avait un an déjà que Mattie Silver habitait chez ses cousins. Entre l’heure du réveil et le souper, Frome se trouvait fréquemment avec elle ; mais aucun des moments qu’il passait en sa compagnie ne lui paraissait comparable à ceux où, seuls dans la nuit, ils s’acheminaient ensemble à travers la campagne, Mattie appuyée au bras d’Ethan et s’efforçant de régler son pas sur le sien…

Dès le premier jour, elle l’avait séduit. Il était allé l’attendre en voiture à la gare des Flats, et, aussitôt l’arrêt du train, elle était venue droit à lui, s’écriant : « Vous devez être Ethan Frome !… » Il la voyait encore, sautant du wagon, ses paquets à la main : dès ce moment, rien qu’à observer sa fragile personne, il s’était dit : « Elle ne semble guère taillée pour abattre de la besogne, mais en tout cas elle paraît facile à vivre… » Et cependant ce n’était pas seulement un souffle de vie printanier qui était entré avec elle dans la maison : elle était plus que le petit être serviable et gai qu’il l’avait cru d’abord. Elle savait voir, elle savait écouter, et Frome s’aperçut bientôt qu’on pouvait lui montrer les choses et les lui raconter : tout ce qu’il lui communiquait de ses pensées laissait en elle une trace profonde et des échos qu’il pouvait réveiller à sa guise.

C’était la nuit, au cours de ces retours à la ferme, qu’il éprouvait le plus vivement la douceur de cette communion. Il avait toujours été plus sensible que les gens de son entourage aux beautés de la nature ; ses études, malgré leur interruption prématurée, avaient donné une forme à cette sensibilité, et, même aux heures les plus malheureuses de son existence, les champs et le ciel lui avaient toujours parlé d’une voix souveraine et profonde.

Mais jusqu’alors cette émotion était demeurée en lui comme un secret douloureux qui voilait de mélancolie la beauté même qui l’avait fait naître. Peut-être n’existait-il personne de par le monde pour sentir comme lui ; peut-être était-il la victime unique de ce triste privilège… Et voici que, brusquement, il découvrait une autre âme vibrant des mêmes admirations : il y avait à son côté, vivant sous son toit et mangeant son pain, une personne à laquelle il pouvait dire : « Cette constellation, là-bas, c’est Orion… cette grande étoile, c’est Aldébaran, et cette grappe argentée, qui ressemble à un essaim d’abeilles au travail, ce sont les Pléiades… » Il pouvait la tenir longtemps en extase devant un bloc de granit surgissant des fougères, et dérouler devant son esprit le formidable tableau des âges préhistoriques et les infinies métamorphoses accomplies au cours des siècles.

Le fait que l’étonnement de Mattie se nuançait d’admiration pour sa science n’était pas la moindre satisfaction d’Ethan. Et il y avait encore d’autres sensations moins définissables mais plus exquises qui les rapprochaient l’un de l’autre dans un élan de joie silencieuse : les couchers de soleil pourpres et glacés derrière les collines, l’hiver, la fuite des nuages au-dessus des éteules, et, sur la neige ensoleillée, les ombres bleues des sapins. Une fois qu’elle lui dit, en parlant du paysage : « On croirait que c’est peint… » il parut à Frome que l’art de la définition ne pouvait aller plus loin ; et il lui semblait que des mots avaient été enfin trouvés pour exprimer ses sentiments les plus secrets.

Tandis qu’il se tenait ainsi dans l’obscurité devant l’église, tous ces souvenirs lui remontaient à la mémoire avec l’acuité des choses passées. Tout en attendant Mattie, qui tourbillonnait de main en main, il s’étonnait d’avoir jamais pu croire ses propos insignifiants susceptibles de l’intéresser. Pour lui, qui n’était gai qu’en sa compagnie, la gaieté de la jeune fille lui paraissait une preuve d’absolue indifférence. Le visage qu’elle présentait à ses danseurs était celui-là même qui s’éclairait toujours à son approche comme une fenêtre qui reflète un coucher de soleil. Il remarqua même deux ou trois gestes que, dans sa fatuité, il s’était cru réservés : une certaine façon de rejeter la tête en arrière lorsque quelque chose l’amusait, comme pour savourer son rire avant de le laisser éclater, ou un battement très doux des paupières, quand elle était heureuse ou émue…

Ethan se sentait malheureux et sa tristesse réveilla ses craintes assoupies. Zeena n’avait jamais témoigné de jalousie au sujet de Mattie, mais depuis quelque temps elle se plaignait de plus en plus de la lourdeur de sa besogne, et trouvait mille moyens indirects d’attirer l’attention sur l’insuffisance de la jeune fille.

Zeena avait toujours été maladive, et Frome était bien obligé d’admettre que, si elle était vraiment aussi souffrante qu’elle le disait, il lui aurait fallu, pour l’aider, un bras plus robuste que celui dont il sentait la légère pression durant les retours à la ferme. Mattie n’avait guère de dons naturels pour les soins du ménage, et son éducation n’avait rien fait pour remédier à ce défaut. Elle apprenait vite, mais elle était oublieuse, encline à la rêverie, et peu disposée à prendre sa tâche au sérieux. Ethan songeait quelquefois que, si la jeune fille épousait un homme dont elle fût éprise, l’instinct domestique S’éveillerait en elle, et ses pâtés et ses petits pains deviendraient sans doute l’orgueil du pays… mais en principe la tenue d’une maison ne l’intéressait guère en elle-même.

Au début elle se montra si maladroite qu’il ne pouvait s’empêcher de se moquer d’elle ; mais elle riait alors avec lui, et à force de rire ensemble ils devenaient meilleurs amis. Il faisait de son mieux pour suppléer à ses efforts, se levant de meilleure heure pour allumer le feu de la cuisine, rentrant le bois à la tombée de la nuit, et négligeant même la scierie au profit de la ferme pour aider Mattie dans la journée. Une fois les femmes endormies, le samedi soir, il se glissait même dans la cuisine pour laver le plancher ; et Zeena, un jour, l’avait surpris à la baratte, et lui avait lancé, en s’en allant, un de ses coups d’œil muets et énigmatiques.

Récemment, il avait recueilli d’autres indices de sa mauvaise humeur, aussi subtils et plus inquiétants. Par un matin rigoureux, comme il s’habillait à la lueur douteuse de la chandelle, il avait entendu derrière lui la voix de sa femme encore couchée.

— Le médecin trouve qu’on ne devrait pas me laisser ainsi, sans personne pour m’aider, dit-elle de sa voix geignarde.

Ethan l’avait crue endormie, et il eut un mouvement de surprise, bien qu’il fût habitué chez elle à de brusques explosions de paroles après de longs intervalles d’un silence sournois.

Il se tourna vers le lit et la regarda, enfouie dans l’ombre, sous le couvre-pied de calicot foncé. Sur la blancheur de l’oreiller son visage osseux avait pris une teinte terreuse.

— Personne pour vous aider ?… reprit-il.

— Puisque vous dites que nous n’avons pas les moyens d’engager une servante quand Mattie s’en ira.

Frome se détourna de nouveau. Le rasoir en main, la joue tendue, il faisait effort pour se voir dans la mauvaise glace tachée suspendue au-dessus de la toilette.

— Pourquoi diable s’en irait-elle ?

— Mais elle se mariera sans doute, fit derrière lui la voix traînante.

Tout en grattant son menton, Frome répliqua :

— Elle ne nous quittera jamais tant que vous aurez besoin d’elle.

— Je ne voudrais pour rien au monde qu’on m’accusât d’empêcher une pauvre fille comme Mattie d’accepter un beau parti comme Denis Eady, répondit Zeena, sur un ton de résignation dolente.

Ethan rejeta sa tête en arrière et, d’une main assurée, passa lentement le rasoir de son oreille à son menton. Sa posture était une suffisante excuse pour ne pas répondre sur-le-champ.

— Du reste, le docteur ne comprend pas qu’on me laisse ainsi sans aucune aide, continua Zeena. Il m’a conseillé de vous proposer une fille dont on lui a parlé, et qui pourrait venir…

Ethan posa le rasoir et se mit à rire :

— Denis Eady ! Si ce n’est que cela, je ne crois pas qu’il soit urgent de chercher une servante.

— Peut-être… mais je voudrais vous en parler, insista Zeena avec entêtement.

Ethan, dans l’obscurité, enfilait hâtivement ses habits.

— Soit, mais je n’ai pas le temps maintenant. Je suis déjà en retard, répondit-il, en examinant à la lumière sa vieille montre d’argent.

Zeena eut l’air d’accepter cette défaite. Elle garda le silence pendant qu’il passait ses bretelles et endossait sa veste ; mais, comme il se dirigeait vers la porte, elle lâcha d’une voix pointue :

— Ce n’est pas étonnant que vous soyez toujours en retard, maintenant que vous vous rasez tous les matins…

Cette sortie le déconcerta plus que toutes les vagues insinuations au sujet de Denis Eady. En effet, depuis l’arrivée de Mattie Silver, il avait pris l’habitude de se faire la barbe chaque jour. Mais sa femme semblait toujours endormie quand il se levait, dans l’obscurité des matins d’hiver, et il s’était sottement figuré qu’elle ne remarquerait pas ce changement. Une ou deux fois déjà il avait été vaguement inquiété par la manière dont Zeena, après avoir laissé passer certaines choses sans les relever, prononçait, des semaines plus tard, une petite phrase révélant qu’elle avait tout enregistré et jugé.

Ces derniers temps, néanmoins, il n’y avait pas eu place dans sa pensée pour de pareilles inquiétudes. Sa femme, qui jadis pesait si lourdement sur son existence, était devenue pour lui comme une ombre impalpable ; toute sa vie actuelle se vivait dans la présence de Mattie Silver, et il ne pouvait plus concevoir qu’il en fût autrement…

Maintenant, debout à la fenêtre de l’église, il voyait Mattie qui dansait avec Denis Eady ; et une nuée de présages dédaignés mais menaçants tissèrent autour de lui leur sombre voile…


II


Les danseurs sortaient de la salle, et Frome se rejeta derrière la double porte.

De sa cachette il assista à la séparation des groupes de villageois comiquement emmitouflés. De-ci, de-là, le reflet sautillant d’une lanterne éclairait un visage congestionné par la bonne chère et par la danse. Les gens de Starkfield, venus à pied, furent les premiers à gravir le raidillon qui menait à la Grande Rue, tandis que les fermiers des environs S’installaient plus lentement dans leurs traîneaux.

— Vous ne rentrez pas en traîneau, Mattie ? cria une voix de femme, dans la foule sous le hangar.

Le cœur d’Ethan sursauta dans sa poitrine.

De l’endroit qu’il occupait, il ne pouvait voir ceux qui sortaient de la salle avant qu’ils eussent dépassé le tambour de la porte. Mais une voix claire répondit :

Certes, non, par une nuit pareille !…

Mattie était donc là, tout à côté de lui : une mince cloison les séparait. Dans un instant elle allait apparaître, et les yeux de Frome, accoutumés à l’obscurité, la discerneraient entre toutes, aussi aisément qu’en plein jour. Un mouvement de timidité le fit reculer davantage et il demeura dans l’ombre sans dénoncer sa présence.

Cela n’avait pas été une des moindres surprises de leur intimité que, dès le début, Mattie, bien qu’elle fût plus vive et plus fine que lui, loin de l’écraser par cette supériorité lui avait communiqué quelque chose de son naturel et de son aisance. Mais ce soir il se sentait aussi gauche, aussi emprunté, qu’autrefois aux pique-nique de Worcester, lorsqu’il se hasardait à plaisanter les jeunes filles.

Il se blottit dans son coin et Mattie sortit seule : elle s’arrêta à quelques pas de lui. Elle avait été à peu près la dernière à quitter la salle, et elle jeta autour d’elle un regard indécis, visiblement étonnée qu’Ethan ne parût point. Puis, un homme se rapprocha d’elle, si près que, sous leurs manteaux informes, le groupe ne faisait plus qu’une lourde et noire silhouette.

— Est-ce que votre ami vous a lâchée ? Dites donc, Mattie, ce serait un peu fort… Mais, soyez tranquille, je n’en dirai rien : je suis trop bon garçon pour cela… Mais, écoutez donc, j’ai là-bas sous le hangar le cutter[2] du vieux qui nous attend.

Frome était exaspéré par ce ton goguenard ; mais la voix de la jeune fille répondit, incrédule et gaie :

— Et que vient faire ici le cutter de votre père ?

— Mais, il nous attend pour faire un tour. J’ai sorti le poulain rouan. Je me doutais bien que nous allions nous promener ce soir, fit Eady, essayant de mettre une note sentimentale dans sa voix de jeune coq.

Mattie semblait balancer. Frome vit qu’elle roulait le bout de son écharpe autour de ses doigts. Pour rien au monde il n’eût bougé, mais il sentait toute son existence suspendue au prochain geste de la jeune fille.

— Attendez une minute : je vais détacher le poulain, lui cria Denis, se dirigeant vers le hangar.

Elle demeura immobile, le regardant s’éloigner dans une attitude d’attente tranquille. Frome, dans sa cachette, en souffrait profondément. Il remarqua que pas une seule fois elle ne tournait la tête pour découvrir dans la nuit noire une autre silhouette. Elle laissa Denis Eady sortir le cheval, monter sur le traîneau et relever la peau d’ours pour lui faire place. Puis, brusquement, elle fit volte-face et courut vers la montée, dans la direction du portail de l’église,

— Au revoir ! bonne promenade ! cria-t-elle.

Denis se mit à rire. Il fouetta son cheval et rejoignit la jeune fille, qui avait pris de l’avance.

— Allons, voyons, grimpez vite ! Ce coin est bigrement glissant ! fit-il, se penchant pour lui saisir la main.

Le rire de la jeune fille éclata de nouveau.

— Non, décidément… je ne monte pas ! Bonne nuit I

Pendant ce dialogue ils avaient dépassé Frome, et celui-ci, ne pouvant plus entendre leurs propos, en était réduit à suivre la pantomime que jouaient leurs ombres sur la crête. Il vit Eady sauter de son cutter, les guides sur le bras, et s’avancer vers Mattie. Le jeune homme essaya de l’atteindre une dernière fois, mais elle l’évita par une retraite agile.

Le oœur de Frome, qu’avait secoué une crainte mortelle, se reprit à battre régulièrement. Quelques secondes plus tard, il entendit tinter les grelots du cutter qui s’éloignait ; puis il vit une silhouette isolée s’avancer sur la neige devant l’église.

Sous l’ombre épaisse que projetaient les sapins des Varnum il rejoignit Mattie, qui se retourna.

— Oh ! fit-elle, surprise.

— Vous croyiez donc que je vous avais oubliée ? demanda-t-il avec une joie puérile.

Gravement elle répondit :

— Je pensais qu’il vous avait été impossible de venir me chercher.

— Impossible ?… Et pourquoi ?

— Zeena était assez mal entrain aujourd’hui…

— Oh ! il y a longtemps qu’elle est couchée.

Il s’arrêta, une question sur les lèvres :

— Alors, vous comptiez rentrer seule à la maison ? reprit-il.

— Bah ! je ne suis pas peureuse.

Ils se tenaient tous deux dans l’ombre qui tombait des sapins. Autour d’eux une solitude infinie et grise se déroulait dans la demi-clarté, sous les étoiles.

Frome insista :

— Si vous pensiez que je ne viendrais pas, pourquoi n’êtes-vous pas montée avec Denis Eady ?

— Eh quoi !… Comment savez-vous ?… Vous étiez là ?… Je ne vous ai pas vu !

Le cri de surprise de Mattie et le rite de Frome se mêlèrent comme deux ruisseaux d’avril à la fonte des neiges. Ethan avait la sensation d’avoir fait quelque chose d’ingénieux et espiègle. Afin de prolonger son effet, il chercha une belle phrase… Puis, dans un brusque grognement d’allégresse :

— Allons, venez ! dit-il.

Il glissa son bras sous celui de Mattie, comme Eady avait essayé de le faire, et il crut sentir une légère pression. Tous deux demeuraient immobiles. Il faisait si noir sous les sapins que Frome pouvait à peine voir la tête voisine de son épaule. Il avait envie d’incliner sa joue contre l’écharpe cerise. Il aurait voulu demeurer là toute la nuit avec Mattie, dans l’obscurité. Elle fit un pas ou deux, puis, de nouveau, ils s’arrêtèrent devant la descente rapide de Corbury. La côte gelée était striée d’innombrables traces de luge : on eût dit une glace d’auberge rayée en tous sens pair des voyageurs de passage.

— Avant le coucher de la lune il y a eu beaucoup de lugeurs, dit-elle.

— Aimeriez-vous faire la descente un soir ? demanda Frome.

— Je crois bien, Ethan ! Ça serait si amusant !

— C’est entendu… Nous viendrons demain, s’il y a de la lune…

Elle s’attarda, se serrant plus étroitement contre lui :

— Ned Hale et Ruth Varnum ont failli donner contre le gros orme, au bas de la pente… Nous les croyions déjà morts… Imaginez quel malheur c’eût été !… Ils sont si heureux !

Le frisson de Mattie se communiqua au bras d’Ethan.

— Oh ! Ned ne sait pas conduire. Mais nous, je suis bien sûr qu’il ne nous arrivera rien, dit-il dédaigneusement.

Il se rendait compte qu’il faisait le fanfaron, comme Denis Eady ; mais la joie subite qu’il éprouvait l’avait grisé, et le ton sur lequel Mattie avait dit, en parlant des fiancés : « Ils sont si heureux ! » lui avait donné l’impression qu’elle pensait à eux-mêmes.

— L’orme est dangereux pourtant, reprit Mattie ; on devrait le couper,

— Auriez-vous peur, si vous étiez avec moi ?

— Je vous ai déjà dit que je n’avais jamais peur, répondit-elle sur un ton de nonchalance. Et, brusquement, elle avança d’un pas plus rapide.

Les sautes imprévues de son humeur faisaient la joie et le désespoir d’Ethan Frome. Les caprices de Mattie étaient imprévisibles comme les tours de l’oiseau sur la branche. Le fait qu’il n’avait pas le droit de montrer ses sentiments et de provoquer, par là, l’expression de ceux de la jeune fille, l’entraînait à attacher une importance excessive à chaque nuance de son regard et de ses paroles. Tantôt il se figurait qu’elle devinait son amour, et alors il tremblait ; tantôt il était certain qu’elle ne le comprenait pas, et alors il désespérait. Cette nuit, le poids de toutes ses peines accumulées inclinait la balance du côté du désespoir, et il ressentait d’autant plus douloureusement l’indifférence de Mattie après l’accès de joie que lui avait causé le renvoi de Denis Eady. Ils montèrent en silence la School-House Hill ; mais en arrivant au sentier qui mène à la scierie, Frome ne put résister au besoin d’obtenir de la jeune fille une parole rassurante.

— Vous m’auriez trouvé tout de suite, si vous n’étiez pas retournée danser avec Denis, fit-il maladroitement.

Il lui était impossible de prononcer ce nom sans une contraction de la gorge.

— Voyons, Ethan, comment pouvais-je voir que vous étiez là ?

— Après tout, ce que disent les gens est peut-être vrai, lui lança-t-il pour toute réponse.

Elle s’arrêta court, et, dans l’obscurité, il sentit qu’elle avait levé son visage vers le sien.

— Qu’est-ce qu’ils disent, les gens ?

— Il serait assez naturel que vous nous quittiez, continua-t-il en bafouillant.

— C’est donc cela qu’ils disent ? répliqua-t-elle sur un ton moqueur ; puis subitement sa jolie voix claire se voila.

— Vous voulez dire que Zeena n’est pas contente de moi ? Est-ce cela ?

Leurs bras s’étaient détachés. Ils se tenaient immobiles et s’efforçaient dans l’ombre d’apercevoir leur visage.

— Je sais bien que je ne suis pas aussi adroite qu’il le faudrait, continua-t-elle, tandis qu’Ethan cherchait vainement ses mots. Il y a un tas de choses qu’une servante pourrait faire, et dont je suis encore incapable. Je n’ai pas beaucoup de force dans les poignets. Si seulement Zeena voulait me dire ce qui ne lui plaît pas, je tâcherais de la satisfaire… Mais vous savez comme elle parle peu… Quelquefois je sens bien qu’elle est mécontente, mais je ne sais jamais pourquoi…

Elle se retourna vers son compagnon, prise d’une indignation soudaine.

— Vous devriez me le dire, vous, Ethan Frome, vous le devriez… à moins que, vous aussi, vous n’ayez assez de moi !…

À moins qu’il n’ait assez d’elle, lui aussi !… Ce cri était comme un baume sur sa blessure saignante. Le ciel d’airain semblait fondre et se résoudre en bienfaisante rosée. Il chercha, encore une fois, à exprimer toute sa pensée ; et de nouveau il ne trouva, son bras posé sur celui de Mattie, qu’à grommeler d’une voix sourde :

— Allons, venez…

En silence ils suivirent le sentier ombragé de sapins, où la scierie de Frome faisait une tache plus noire dans la nuit. Puis ils sortirent de l’ombre, et la campagne ouverte apparut, solitaire et grise sous les étoiles. Tantôt ils traversaient l’obscurité d’une route encaissée, tantôt la pénombre légère que tissait un bouquet d’arbres défeuillés. De loin en loin, une ferme isolée se dressait parmi les champs, muette et froide comme une pierre tombale. La soirée était si calme qu’ils entendaient la neige gelée craquer sous leurs pas. Le bruit d’une branche morte qui tombait au loin retentissait parfois comme un coup de fusil. Un renard aboya, et Mattie se serra contre Ethan, pressant le pas.

Enfin ils reconnurent le buisson de mélèzes planté près de la barrière de la ferme, et, à l’idée que la promenade allait bientôt finir, Frome recouvra brusquement la parole.

— Alors, Mattie, vous n’avez pas envie de nous quitter ? Bien vrai ?

Il dut baisser la tête pour recueillir son murmure étouffé.

— Si je m’en allais, Ethan, où irais-je ?

Ce mot, d’abord, lui déchira le cœur, mais il ressentit une joie profonde de l’accent avec lequel Mattie l’avait prononcé. Il oublia tout ce qu’il voulait dire d’autre et serra contre lui le bras de la jeune fille. À ce contact, il lui sembla que la chaleur de son corps pénétrait dans ses veines…

— Vous ne pleurez pas, Mattie ?

— Non, Ethan, répondit-elle d’une voix tremblante.

Ils arrivaient à la ferme. Près de la barrière, sous les mélèzes, les tombes des Frome, encloses d’une petite palissade en bois, montraient, à travers la neige, leurs pierres rongées par le temps. Ethan les regarda avec curiosité. Tant d’années, ses morts avaient paru, dans leur silence paisible, railler son inquiétude, son désir de changement et d’indépendance ! « Nous n’avons pu nous échapper, nous autres, semblaient-ils dire ; comment pourrais-tu t’en aller, toi ?… » Et, chaque fois qu’il passait la barrière, pour sortir ou pour entrer, il songeait en frissonnant : « Je continuerai à vivre ici jusqu’à ce que je les rejoigne… » Mais aujourd’hui il n’aspirait plus à aucun départ et la vue du petit enclos lui procurait une douce sensation de continuité et de stabilité.

— Nous ne vous laisserons jamais partir, Mattie ! murmura-t-il, comme si les morts, qui eux aussi s’étaient aimés autrefois, eussent conspiré avec lui pour la retenir ; et il pensait, en longeant les tombeaux : « Nous continuerons à vivre ensemble dans cette maison, et un jour elle reposera là, près de moi. »

Il se complut à cette vision tandis qu’ils montaient vers la maison. Jamais il ne se sentait aussi près de Mattie que lorsqu’il s’abandonnait à ces rêves. Au milieu de la pente elle buta contre un obstacle invisible, et se retint au bras d’Ethan pour rétablir son équilibre. La chaleur qui pénétra le jeune homme lui sembla comme le prolongement de son rêve. Pour la première fois, il mit son bras autour de la taille de la jeune fille, et elle ne se déroba point. Ils continuèrent leur route comme s’ils flottaient, un jour d’été, à la surface d’un fleuve paisible.

Zeena avait l’habitude de se coucher aussitôt après le repas du soir. Les fenêtres de la maison, sans auvents, étaient sombres. Au-dessus de la porte les tiges mortes d’une clématite pendaient comme l’écharpe de crêpe nouée au loquet pour annoncer une mort[3], et cette pensée : « Si c’était pour Zeena… » traversa l’esprit d’Ethan. Puis il se représenta distinctement sa femme, qui reposait endormie dans leur lit, la bouche un peu ouverte, son râtelier baignant dans un verre d’eau sur la table de nuit.

Ils firent le tour par derrière la maison, entre les groseilliers raidis par le froid, et gagnèrent la porte de la cuisine : Zeena avait l’habitude, lorsque son mari et Mattie rentraient tard du village, de laisser la clé de la cuisine sous le paillasson. Ethan s’arrêta devant la porte, la tête lourde de rêves. Son bras entourait encore la taille de Mattie.

— Mattie… commença-t-il, ne sachant ce qu’il allait dire.

Sans un mot, elle se dégagea doucement. Alors il se baissa pour chercher la clé.

— Elle n’est pas là, dit-il, se redressant tout d’un coup.

Jamais pareille chose ne leur était arrivée, et leurs regards inquiets se cherchèrent à travers la nuit glacée.

— Peut-être l’a-t-elle oubliée, dit Mattie, d’une voix mal assurée.

Mais tous deux savaient bien que Zeena n’oubliait jamais.

— À moins qu’elle ne soit tombée dans la neige ? continua Mattie après un moment de silence, pendant lequel ils avaient prêté l’oreille.

— Il faudrait alors qu’on l’eût poussée, répliqua Frome sur le même ton.

Une idée folle lui traversa la tête : « Si des chemineaux étaient passés par là, et si… »

Il recommença de prêter l’oreille, s’imaginant qu’il entendait un faible bruit à l’intérieur de la maison. Puis il chercha une allumette dans sa poche, et s’agenouillant, il promena doucement la flamme au-dessus de la neige amoncelée sur les marches du perron. Il était encore à terre lorsque ses yeux aperçurent, en dessous de la porte, un mince rayon de lumière… Qui pouvait bien être debout dans la maison silencieuse ?

Il entendit un pas sur l’escalier, et, pour la seconde fois, l’idée des vagabonds l’assaillit…

La porte s’ouvrit et il vit sa femme.

Sur le fond noir de la cuisine, elle apparut anguleuse et grande, ramenant d’une main sur sa maigre poitrine un couvre-lit de calicot matelassé, tandis que de l’autre elle portait une lampe. La lumière, levée à la hauteur de son menton, éclairait le cou flasque et le poignet saillant de la main qui retenait le châle improvisé. La flamme donnait un aspect fantomatique aux creux et aux reliefs de son visage osseux, encadré de papillotes.

Ethan Frome était encore sous l’impression mystique de l’heure passée avec Mattie et cette apparition avait pour lui la netteté aiguë du dernier rêve qui précède le réveil. Il lui semblait voir pour la première fois sa femme telle qu’elle était.

Zeena s’effaça silencieusement, et Mattie et Ethan franchirent le seuil. L’humidité sépulcrale de la cuisine contrastait avec le froid sec de la nuit.

— Vous nous aviez oubliés, n’est-ce pas, Zeena ? dit Ethan d’une voix enjouée, pendant qu’il frappait du pied sur le plancher pour faire tomber la neige de ses bottes.

— Non, mais je n’ai pas laissé la clé parce que je me sentais si mal que j’étais sûre de ne pas pouvoir dormir.

Mattie s’avança, défaisant son manteau. Ses joues et ses lèvres fraîches avaient l’éclat de son écharpe cerise.

— Je suis désolée, Zeena… Ne puis-je vous être utile ?

— Non, je n’ai besoin de rien, répondit l’autre d’un ton bref, en lui tournant le dos. Vous auriez pu décrotter vos chaussures dehors ! fit-elle observer à son mari.

Elle sortit de la cuisine la première, et s’arrêtant dans l’entrée, elle haussa la lampe à bout de bras pour éclairer l’escalier.

Ethan s’arrêta, lui aussi, au moment de monter. Il affectait de chercher la patère, afin d’y accrocher son manteau et sa casquette. Il songeait que les portes des deux chambres à coucher se faisaient face sur l’étroit palier. Et ce soir, tout particulièrement, il lui répugnait que Mattie le vît suivre sa femme…

— Je ne vais pas monter encore, dit-il, se détournant pour rentrer dans la cuisine.

Zeena s’arrêta et le dévisagea :

— Grand Dieu ! Qu’allez-vous faire ici, à cette heure ?

— Il faut que je vérifie les comptes de la scierie…

Elle continua de le regarder. La lumière dure de la lampe soulignait avec une cruauté impitoyable les lignes renfrognées de son visage.

— À cette heure-ci ? Mais vous allez attraper la mort ! Le feu est éteint depuis longtemps.

Sans répondre, il se dirigea vers la porte. Mais, à ce moment, son regard croisa celui de Mattie, et il eut l’impression qu’un fugitif avertissement luisait entre ses cils. Pris ils s’abaissèrent sur ses joues roses, et elle commença de monter devant Zeena.

— C’est vrai, balbutia Ethan, il fait terriblement froid ici !

Et, la tête basse, il emboîta le pas derrière sa femme. Après elle, il franchit le seuil de leur chambre.


III


Le lendemain il y avait une coupe à charger à l’extrémité la plus basse du taillis et Ethan sortit de bonne heure.

L’aube d’hiver était transparente comme un cristal. Le soleil se levait tout rouge dans un ciel pur. À l’orée du bois les ombres étaient profondes et bleues. Par delà la scintillante blancheur des champs, les futaies voisines s’estompaient en masses vaporeuses.

C’était à cette heure matinale, lorsque ses muscles retrouvaient le rythme de la tâche quotidienne et que ses poumons s’emplissaient de l’air de la montagne, que la pensée d’Ethan était le plus lucide.

Une fois la porte de la chambre fermée, Zeena et lui n’avaient plus échangé une parole. Sa femme avait compté quelques gouttes d’un médicament placé sur une chaise à côté du lit ; puis, après les avoir bues et s’être enveloppé la tête d’un morceau de flanelle jaunie, elle s’était recouchée, le visage tourné vers la muraille. Ethan s’était vivement déshabillé, puis il avait soufflé la lampe, pour ne pas voir sa femme en s’allongeant auprès d’elle. Il avait entendu Mattie aller et venir ; la faible clarté de sa chandelle, traversant l’étroit palier, lui arrivait par-dessous la porte. Jusqu’à ce qu’elle l’éteignît, il avait tenu les yeux fixés sur cette lueur à peine visible.

La nuit complète avait alors de nouveau rempli la pièce. On n’entendait plus que la respiration asthmatique de Zeena. Dans le cerveau fatigué d’Ethan s’agitaient confusément toutes les inquiétudes de la journée, mais le souvenir pénétrant du jeune bras qui s’était appuyé contre le sien dominait tout.

Pourquoi n’avait-il pas embrassé Mattie, quand elle était si près de lui ?… Quelques heures plus tôt, il ne se serait même pas posé la question. Quelques minutes même auparavant, alors qu’ils se tenaient tous deux à la porte de la maison, il n’aurait pas eu l’audace de songer à lui prendre un baiser. Mais depuis qu’il avait vu ses lèvres à la lumière de la lampe il sentait qu’elles étaient siennes désormais.

Maintenant, dans la pleine clarté d’un beau matin, il retrouvait devant ses yeux le visage de Mattie, ce visage qui, pour lui, se confondait avec l’éclat du soleil et la pureté de la neige.

Comme elle avait changé depuis son arrivée à Starkfield ! Lorsqu’il était allé à sa rencontre à la gare, comme elle lui était apparue frêle et pâlotte ! Et pendant tout le premier hiver, comme elle frissonnait quand les rafales du nord secouaient les planches minces de la maison, et que la neige chassait comme de la grêle contre les fenêtres mal closes !

Il avait craint qu’elle ne détestât cette rude vie de labeur dans le froid et la solitude. Mais pas un geste de mauvaise humeur ne lui avait échappé. Zeena donnait à entendre que Mattie, n’ayant aucun autre refuge, devait forcément s’accommoder de la situation. Mais Ethan ne jugeait pas l’explication aussi concluante. Et, quoi qu’il en fût, pensait-il, Zeena elle-même n’avait jamais appliqué cette théorie à son propre cas.

Il plaignait d’autant plus la jeune fille que ses malheurs l’avaient en quelque sorte contrainte à subir les caprices de Zeena.

Mattie Silver était la fille d’un cousin de Zenobia, qui avait soulevé à la fois l’envie et l’admiration de toute la famille en quittant la montagne pour une ville industrielle du Connecticut. Là, il avait épousé une jeune fille et repris la droguerie florissante que tenait le père de celle-ci. Par malheur, Orin Silver, qui était un homme à grandes visées, était mort trop tôt pour démontrer que la fin justifie les moyens. Ses livres avaient révélé trop clairement ce qu’avaient été ces moyens ; heureusement pour sa femme et sa fille, on ne les avait examinés qu’après d’imposantes funérailles. Mrs. Silver était morte des suites de ces fâcheuses révélations. Mattie, à vingt ans, s’était donc trouvée seule pour faire son chemin dans la vie, avec les cinquante dollars que lui avait procurés la vente de son piano.

Tout ce qu’elle savait faire, c’était chiffonner un chapeau, faire du molasses candy[4], réciter la fameuse poésie : Le couvre-feu ne sonnera pas cette nuit, jouer au piano La Corde perdue et un pot pourri d’après Carmen. Quand elle essaya d’étendre le champ de son activité jusqu’à la sténographie et à la comptabilité, sa santé s’altéra ; et six mois passés debout derrière le comptoir d’un magasin de nouveautés ne contribuèrent pas à la rétablir.

Ses parents les plus proches avaient été amenés à placer leurs économies entre les mains de son père. Après sa mort, ils rendirent le bien pour le mal en prodiguant à la jeune fille tous les conseils dont ils disposaient ; mais il leur parut excessif de faire davantage, en y ajoutant matériellement.

Toutefois, lorsque le médecin eut conseillé à Zeena de chercher quelqu’un pour l’aider dans les travaux domestiques, la famille vit aussitôt l’occasion de tirer de Mattie une espèce de compensation. Mrs. Frome, bien qu’elle n’eût guère confiance dans les capacités de sa jeune cousine, était séduite par la possibilité de la prendre en faute sans courir le risque de la perdre. C’est ainsi que Mattie vint à Starkfield.

La façon qu’avait Zeena de prendre les gens en faute était silencieuse, mais elle n’en était pas moins décourageante. Pendant les premiers mois, Ethan, alternativement, brûla du désir de voir Mattie se révolter et trembla à la pensée de ce qui pourrait en résulter. Puis, les relations devinrent moins tendues. L’air pur et les longues heures d’été passées au dehors donnèrent du ressort à Mattie, et Zeena, ayant plus de temps à consacrer à ses maladies compliquées, se montra moins attentive aux oublis de la jeune fille. Ethan, qui pliait sous le fardeau de sa ferme et de sa scierie arriérée, put imaginer que la paix régnait à son foyer.

En fait, rien de précis n’était venu démontrer le contraire. Mais depuis la nuit précédente Frome sentait vaguement qu’un danger menaçait son bonheur : c’était le silence obstiné de Zeena, c’était le coup d’œil que Mattie lui avait adressé pour l’avertir, c’était le souvenir de ces mille petits riens, pareils aux indices qui, par certaines matinées radieuses, font prévoir un temps pluvieux pour le soir…

Son angoisse était si forte que, semblable en ceci à tous les hommes, il s’efforça d’ajourner la certitude. Le transport du bois ne s’acheva qu’à midi, et, comme il devait être livré à Andrew Hale, l’entrepreneur de Starkfield, Ethan jugea plus simple de renvoyer Jotham Powell, son charretier, à la ferme, et de conduire lui-même le chargement au village.

Frome avait déjà escaladé la pile des troncs entassés sur le traîneau et s’était assis dessus à califourchon, tout près de ses chevaux poilus ; mais il eut soudain la vision du regard inquiet que Mattie lui avait jeté la nuit précédente.

« Si quelque chose doit se passer, il faut que je sois là ! » se dit-il… Et il lança à Jotham l’ordre de détacher l’attelage et de le ramener à l’écurie.

Lentement, à travers la neige amollie, les deux hommes regagnèrent la maison. Quand ils entrèrent dans la cuisine, Mattie retirait le café de dessus le fourneau ; Zeena était déjà attablée. Ethan s’arrêta court en la voyant. À la place de son peignoir habituel de percale foncée et de son châle en tricot, elle portait sa belle robe brune de mérinos. Sur ses minces touffes de cheveux, qui gardaient encore les sèches ondulations des épingles à friser, se dressait un monumental chapeau à brides. Frome le connaissait bien, car il l’avait payé cinq dollars chez le marchand de nouveautés de Bettsbridge. Sur le plancher, à côté de sa femme, était posée sa vieille valise et un carton enveloppé dans un journal.

— Où allez-vous donc, Zeena ? lui dit-il.

— Mes douleurs me travaillent tellement que je vais à Bettsbridge chez tante Martha Pierce, pour voir le nouveau docteur, répondit-elle sur un ton aussi naturel que si elle avait dit : « Je vais à la réserve jeter un coup d’œil sur les confitures », ou : « Je monte au grenier voir l’état des couvertures… »

Malgré les habitudes casanières de Zeena, une décision aussi imprévue n’était pas sans précédent dans son histoire. Deux ou trois fois déjà elle avait emballé ses hardes dans la valise d’Ethan et était partie pour Bettsbridge, ou même pour Springfield, afin de consulter quelque nouveau docteur, et son mari avait appris à redouter de semblables expéditions, qui, généralement, lui coûtaient gros. À chaque voyage, elle revenait chargée de remèdes coûteux, et sa dernière visite était demeurée mémorable par l’achat d’une batterie électrique qu’elle avait payée vingt dollars et dont elle n’avait jamais été capable d’apprendre le maniement.

Pour l’instant, néanmoins, le soulagement qu’Ethan éprouvait était si grand qu’il l’emporta. Il ne doutait plus, à cette heure, que Zeena avait été sincère, la nuit précédente, en se disant trop souffrante pour dormir. Sa résolution brusque d’aller consulter un médecin semblait démontrer que, suivant sa coutume, elle n’était préoccupée que de sa santé.

Comme si elle attendait une protestation, elle continuait d’une voix plaintive :

— Si vous êtes pris par le charriage, sans doute pourrez-vous laisser Jotham Powell me conduire au train avec l’alezan.

Ethan l’écoutait à peine. Il était absorbé par un rapide calcul. Pendant l’hiver, il n’y avait pas de diligence entre Starkfield et Bettsbridge, et les trains qui s’arrêtaient à Corbury Flats étaient lents et rares : Zeena ne pourrait donc pas être de retour à la ferme avant le lendemain soir…

— Si j’avais pu penser que vous feriez une objection à ce que Jotham Powell me conduisît…, reprit-elle, comme si le silence de son mari impliquait un refus : quand elle était sur le point de partir, elle devenait toujours loquace. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux pas vivre comme ça plus longtemps. Les douleurs me sont maintenant descendues jusqu’aux chevilles… Autrement, j’aurais été à pied à Starkfield plutôt que de vous déranger, et j’aurais demandé à Michael Eady de me laisser monter sur le camion qui va chercher ses marchandises à la gare. J’aurais eu deux heures à attendre mon train, mais j’aurais mieux aimé cela, même par le froid, que de vous faire cette demande…

— Mais Jotham vous conduira ! répondit Ethan.

Il venait de se rendre compte, subitement, qu’il regardait Mattie pendant que Zeena lui parlait, et il lui fallut faire effort pour tourner les yeux vers sa femme. Elle était assise face à la fenêtre, et le jour blafard renvoyé par la neige entassée autour de la maison faisait paraître son visage plus livide encore et plus fatigué que de coutume. La lumière crue creusait les trois lignes parallèles entre l’oreille et la joue, durcissait les rides qui partaient des narines pincées pour aboutir aux commissures des lèvres ; bien que Zeena eût tout juste trente-quatre ans, six ans de plus que Frome, elle était déjà une vieille femme.

Ethan chercha vainement une phrase de circonstance, mais un seul fait occupait son esprit : pour la première fois depuis que Mattie habitait avec eux, Zeena n’allait point passer la nuit à la maison. Il se demanda si la jeune fille y pensait, elle aussi…

L’idée lui vint que sa femme devait s’étonner qu’il ne lui offrît pas de la conduire lui-même aux Flats et qu’il ne laissât pas à Jotham Powell le soin de mener le chargement de bois à Starkfield : il chercha un prétexte à lui donner, mais ne le trouva pas tout de suite. Ce fut au bout de quelques secondes seulement qu’il s’excusa :

— Je vous aurais conduite moi-même, mais il faut que je touche l’argent de ces bois.

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il les regretta. Non seulement elles étaient mensongères, car il était peu probable en effet que Hale le payât, mais encore il savait par expérience le danger de laisser supposer à Zeena une rentrée de fonds, à la veille d’une visite au médecin. Toutefois il ne pensait sur l’heure qu’à éviter le long tête-à-tête avec elle, derrière le vieux cheval traînard.

Mrs. Frome ne répondit pas. Elle sembla même ne pas avoir entendu les paroles de son mari. Elle avait déjà repoussé son assiette et versait une cuillerée d’une potion placée auprès d’elle.

— Ça ne n’a jamais fait grand bien, mais il vaut tout de même mieux vider le flacon, remarqua-t-elle.

Et, poussant devant Mattie la bouteille vide, elle ajouta :

— Si vous pouvez faire disparaître le goût, on s’en servira pour les pickles.


IV


Dès que Zeena fut partie, Ethan prit à la patère son chapeau et son manteau. Mattie lavait la vaisselle, tout en fredonnant un air de danse de la nuit précédente.

— Au revoir, Mattie, dit-il.

Gaiement, elle répliqua :

— Au revoir, Ethan…

Un bon soleil chaud éclairait la cuisine. La lumière tombait de biais sur les mouvements de la jeune fille, sur le chat qui sommeillait près du poêle, et sur les géraniums en pots qu’Ethan avait plantés l’été précédent, pour « faire un jardin » à Mattie, et qu’on avait rentrés l’hiver… Ethan aurait voulu rester là à regarder Mattie, tandis qu’elle terminait ses rangements et qu’elle s’installait à coudre près du feu. Mais il tenait davantage encore à charrier le bois afin de pouvoir rentrer à la ferme avant la nuit.

Jusqu’au village il continua de penser au retour. La cuisine n’était pas bien belle. Elle avait sans doute été plus « pimpante », mieux tenue, aux jours de son enfance, quand sa mère s’en occupait ; mais lui-même s’étonnait de l’air confortable que le simple fait de l’absence de Zeena lui avait donné. Il se représentait l’aspect de la pièce, ce soir, lorsque Mattie et lui s’y trouveraient réunis après le souper… Pour la première fois, seuls et toutes portes closes, ils s’installeraient de chaque côté du poêle, comme un vieux ménage. Ethan aurait la pipe à la bouche, les pieds en chaussettes tournés vers le feu ; et Mattie bavarderait de ce babil coupé de petits rires, si doux aux oreilles du jeune homme qu’il croyait toujours l’entendre pour la première fois.

Le charme qu’il éprouvait à évoquer ce tableau, et le soulagement de n’avoir plus à redouter une histoire avec Zeena, l’emplirent d’une gaieté débordante. Lui, si taciturne de nature, il sifflait et chantait à voix haute en conduisant son attelage à travers champs. Malgré les âpres hivers de Starkfield, un instinct de sociabilité sommeillait encore en lui. Grave et renfermé par tempérament, il admirait la témérité et la faconde chez les autres, et se sentait réchauffé jusqu’aux moelles lorsqu’il rencontrait de la sympathie. À Worcester, bien qu’il eût la réputation d’être peu expansif et de manquer d’entrain, il éprouvait toujours un plaisir secret lorsque quelque copain lui donnait une bourrade, en l’appelant « mon vieux » ou « vieil éteignoir » ; et, de retour à Starkfield, l’absence de ces familiarités n’avait pas été sans accroître son isolement.

D’année en année, le silence s’était fait plus profond autour de lui. Demeuré seul, après l’accident de son père, pour porter le double fardeau de la ferme et de la scierie, il n’avait pas eu le loisir de partager les flâneries, coupées d’arrêts au bar, des jeunes gens du village ; et quand sa mère tomba malade à son tour, la maison devint plus solitaire que les champs mêmes qui l’environnaient.

La vieille Mrs Frome avait été assez bavarde dans sa jeunesse, mais après son « attaque », bien qu’elle n’eût pas perdu l’usage de la parole, elle ne parla presque plus. Quelquefois, durant les interminables soirées d’hiver, si son fils, énervé par le silence, lui demandait pourquoi « elle ne disait pas quelque chose », elle levait le doigt et répondait : « Parce que j’écoute » ; et, certaines nuits d’ouragan, lorsque le vent hurlait autour de la maison, elle se plaignait de ne pouvoir entendre ce qu’Ethan lui disait, « parce qu’ils faisaient tant de bruit au dehors ».

Ce fut seulement à l’époque de la dernière maladie de Mrs. Frome, quand Zenobia Pierce vint de la vallée voisine pour aider son cousin à soigner la vieille femme, que l’on entendit résonner une voix humaine dans la maison. Après tant d’années de silence, la volubilité de la jeune fille fit à Ethan l’effet d’une musique. Il sentit alors qu’il aurait pu devenir comme sa mère si l’accent d’une parole sensée ne fût pas venu le remettre d’aplomb. Sa cousine parut comprendre son cas du premier coup. Elle s’étonnait, en riant, qu’il n’eût aucune notion des soins à donner à une malade ; et elle lui ordonna de vaquer à ses affaires, en le priant de se décharger sur elle du reste.

Le seul fait de lui obéir, de reprendre le travail, et de retrouver des gens à qui parler, avait suffi pour rétablir l’équilibre d’Ethan, et il avait aussitôt voué une reconnaissance sans bornes à sa cousine. Les capacités de Zeena l’émerveillaient et l’humiliaient à la fois. Elle semblait posséder d’instinct les vertus ménagères que lui-même n’avait pu acquérir malgré un long apprentissage. Lorsque Mrs. Frome mourut, ce fut Zeena qui fut obligée d’envoyer Ethan chez l’entrepreneur des pompes funèbres. Ce fut elle aussi qui trouva « bizarre » qu’il n’eût pas décidé par avance à qui il donnerait la garde-robe et la machine à coudre de sa mère.

Après l’enterrement, quand Ethan avait vu sa cousine sur le point de repartir, une crainte irraisonnée de rester seul à la ferme l’avait saisi, et avant même d’avoir pu se rendre compte de ce qu’il faisait, il avait offert à Zeena de l’épouser. Depuis, il s’était souvent dit que la chose ne serait pas arrivée si la mort de sa mère était survenue au printemps, au lieu de l’hiver.

Lorsqu’ils se marièrent il était entendu entre eux qu’aussitôt après la liquidation des dettes causées par la longue maladie de Mrs. Frome, Ethan vendrait la ferme et la scierie pour tenter fortune dans une ville industrielle. Son amour de la nature n’impliquait pas, en effet, le goût de cultiver les champs : il avait toujours rêvé d’être ingénieur et de vivre dans une ville où il y aurait des cours, des bibliothèques, et « des gens qui font des choses ». Un modeste travail de mécanicien, qu’on l’avait envoyé exécuter en Floride, du temps de ses études à Worcester, l’avait convaincu de sa propre habileté et avait en même temps accru son désir ardent de voyager. De plus, il se figurait qu’avec une femme sachant se débrouiller comme la sienne, il ne tarderait pas à se créer une situation.

Le village natal de Zeena était légèrement plus important et plus rapproché du chemin de fer que Starkfield. Aussi n’avait-elle pas caché à son mari, dès le début de leur mariage, que la vie dans une ferme isolée ne réalisait guère le rêve qu’elle avait fait en l’épousant. Mais les acquéreurs furent lents à se présenter, et dans l’intervalle Ethan put se rendre compte de l’impossibilité de transplanter sa compagne. Zeena méprisait Starkfield, mais elle était incapable de vivre dans un endroit qui l’eût méprisée, elle. Même à Bettsbridge ou à Shadd’s Falls elle n’eût pas pu jouer un rôle suffisamment important ; et dans les villes qui attiraient Ethan elle eût encouru une perte totale de sa personnalité.

D’ailleurs, moins d’un an après leur mariage s’était développée la « nature maladive » qui lui avait donné depuis une certaine célébrité, même dans un pays où les cas pathologiques abondaient au point de former un des principaux sujets de conversation. Quand elle était venue soigner la vieille Mrs. Frome, Ethan avait été séduit par l’air florissant de sa cousine ; mais il ne tarda pas à comprendre que ses qualités de garde-malade avaient pour cause l’étude constante de son propre état.

Puis, peu à peu, elle aussi était devenue silencieuse. Peut-être était-ce l’inévitable résultat de la vie à la ferme, ou encore, comme elle disait quelquefois, parce que son mari « n’écoutait jamais ». Ce reproche n’était pas tout à fait immérité. Quand Zeena parlait, ce n’était guère que pour se plaindre de choses auxquelles il ne pouvait remédier ; et pour vaincre une tendance naturelle à la riposte il avait d’abord pris l’habitude de ne pas répondre, puis finalement de penser à autre chose durant les discours de sa femme. Cependant, depuis qu’il avait eu des raisons pour l’observer de plus près, le silence de Zeena avait commencé à l’inquiéter. Il s’était rappelé la taciturnité croissante de sa mère et il se demandait parfois si sa femme n’allait pas devenir « bizarre » à son tour.

Zeena, qui possédait sur le bout des doigts la carte pathologique de toute la région, avait souvent fait allusion, pendant la maladie de Mrs. Frome, à d’autres cas similaires. Ethan, d’ailleurs, n’ignorait pas que dans plus d’une ferme isolée du voisinage on cachait de pauvres êtres qui dépérissaient de la même façon, et que dans d’autres la présence de ces malheureux avait été l’occasion de lamentables tragédies. Parfois, en regardant le visage morne de sa femme, il frissonnait, craignant pareil malheur ; parfois la taciturnité de Zeena lui semblait plutôt une attitude volontaire, dissimulant des intentions sournoises, de mystérieux desseins issus de soupçons et de rancunes impénétrables. Cette dernière supposition était la plus troublante ; c’était aussi celle qui s’était présentée à son esprit, la nuit précédente, lorsqu’il avait vu Zeena debout sur le seuil de la cuisine…

Néanmoins, le départ pour Bettsbridge l’avait une fois de plus rassuré, et toutes ses pensées se concentraient sur la soirée qu’il allait passer avec Mattie. Une seule chose le préoccupait encore : il avait dit à Zeena que son chargement de bois devait lui être payé comptant, et il prévoyait si nettement les conséquences de ce mensonge qu’il se décida, non sans répugnance, à prier Andrew Hale de lui avancer quelque argent sur la livraison.

À son entrée dans la cour de l’entrepreneur il trouva celui-ci qui descendait de traîneau.

— Bonjour, Ethan, lui dit Hale. Vous arrivez bien…

Le visage rubicond d’Andrew Hale était barré d’une forte moustache grise. Aucun col ne gênait son double menton mal rasé, mais sa chemise, d’une blancheur sans tache, était toujours fermée par un petit bouton de diamant. Signe d’opulence du reste trompeur, car bien qu’il fît d’assez belles affaires, on savait que ses goûts dispendieux et les exigences de sa nombreuse famille lui créaient souvent de « l’arriéré ».

Hale était un vieil ami de la famille Frome. Sa maison était l’une des rares que Zeena honorait quelquefois d’une visite, car la femme d’Andrew avait été dans sa jeunesse la malade la plus importante du village, et ce passé lui valait d’être considérée comme une autorité en matière de diagnostics et de remèdes.

Hale s’avança vers les chevaux et caressa leurs flancs en sueur.

— Bigre, mon vieux, vous soignez ces deux-là comme s’ils étaient vos propres enfants !

Ethan déchargea le bois. Sa besogne finie, il poussa la porte vitrée du hangar, que l’entrepreneur avait transformé en bureau. Hale était assis, les pieds sur le poêle, le dos appuyé contre un pupitre usé, couvert de papiers. La pièce ressemblait à son propriétaire : tout y était accueillant mais désordonné.

— Mettez-vous là et chauffez-vous, dit-il à Ethan avec bonhomie.

Ethan ne savait trop comment présenter sa requête : après avoir vainement cherché une entrée en matière, il finit par demander à brûle-pourpoint une avance de cinquante dollars.

Devant le geste de surprise de Hale, un flot de sang monta au visage du jeune homme. C’était l’habitude de l’entrepreneur de payer tous les trois mois, et il n’y avait pas de précédent entre eux d’un règlement au comptant.

Ethan sentit que s’il avait argué d’un besoin urgent, Hale eût peut-être trouvé moyen de le contenter. L’amour-propre et une instinctive prudence l’empêchaient d’avoir recours à cet argument. À la mort de son père il avait mis un certain temps à se tirer d’affaire, mais il avait eu la satisfaction de ne recourir ni à Andrew Hale ni à personne d’autre : à plus forte raison ne voulait-il pas, aujourd’hui, laisser supposer que sa situation était devenue moins bonne. Et puis il détestait le mensonge : s’il lui fallait de l’argent, il le lui fallait, et il n’avait pas d’explications à donner. C’est pourquoi il avait formulé sa demande avec la maladresse d’un homme orgueilleux, qui ne veut pas s’avouer qu’il s’abaisse. Le refus de Hale ne le surprit donc pas autrement.

L’entrepreneur se déroba avec sa rondeur habituelle. Il parla de l’affaire sur un ton de plaisanterie, demandant à Frome s’il avait l’intention d’acheter un piano à queue ou bien d’ajouter une « coupole[5] » à sa maison : « Dans ce cas « lui dit-il en riant, pour vous, je travaillerais gratis. »

Ethan fut vite à bout d’expédients, et après un instant de silence embarrassé il se leva pour prendre congé. Comme il ouvrait la porte du bureau, Hale le rappela brusquement.

— Dites donc… vous n’êtes pas sérieusement gêné, j’espère ?

— Mais non, pas du tout…

L’orgueil de Frome avait dicté sa réponse avant même que sa raison eût le temps d’intervenir

— Dans ce cas, tout est pour le mieux, car moi-même je le suis un peu, et je voulais précisément vous demander un sursis pour le payement. Les affaires ne marchent pas très fort ; et puis je suis en train d’arranger une petite maison pour Ned et Ruth quand ils seront mariés. Je le fais avec plaisir, mais, dame, ça coûte. Les jeunes gens aiment à être bien logés. Vous savez ça par vous-même. Il n’y a pas si longtemps que vous et Zeena vous vous êtes installés…

Frome remisa ses chevaux dans l’écurie d’Andrew Hale et alla au village pour une autre affaire. La dernière phrase de l’entrepreneur résonnait toujours à ses oreilles, et il songeait avec amertume que les sept années de son union avec Zeena paraissaient sans doute plus courtes aux gens de Starkfield qu’à lui-même.

L’après-midi touchait à sa fin. Déjà quelques vitres pailletaient de lueurs jaunes le crépuscule glacial et semblaient rendre la neige plus blanche encore. La température rigoureuse avait ramené chacun chez soi ; Ethan cheminait seul à travers la longue rue. Tout à coup il entendit un léger tintement de clochettes, et un cutter passa vivement près de lui.

Il reconnut le poulain rouan de Michael Eady, que conduisait son fils, coiffé d’une nouvelle casquette de fourrure. Le jeune homme le salua d’un : « Bonjour, Ethan ! » et le dépassa au trot rapide de son cheval. Le cutter allait dans la direction de la ferme des Frome, et le cœur d’Ethan se contracta en écoutant le son des grelots qui s’éloignaient… Il était très vraisemblable que Denis Eady, ayant appris le départ de Zeena pour Bettsbridge, voulait profiter de l’occasion pour aller passer une heure auprès de Mattie… Ethan était honteux de la jalousie qui grondait dans son cœur. Il lui semblait offensant pour la jeune fille qu’il éprouvât à son égard des sentiments aussi violents.

Il continua son chemin jusqu’à l’église et entra dans l’ombre que projetaient les sapins des Varnum. C’était l’endroit même où il avait rejoint Mattie la nuit précédente. À quelques pas devant lui, il aperçut, dans la pénombre, la vague silhouette d’un couple enlacé. Il crut entendre un baiser ; puis un « Oh ! » mi-rieur, mi-confus, lui apprit qu’on l’avait vu. Le couple se sépara brusquement et l’une des deux personnes se glissa par la grille du jardin des Vamum, tandis que l’autre continuait rapidement son chemin.

Ethan sourit en pensant au trouble que son approche avait causé aux amoureux… Qu’est-ce que cela pouvait bien faire à Ned Hale et à Ruth Varnum qu’on les vît s’embrassant ? Tout le monde savait leurs fiançailles. Il lui plut de les avoir surpris ainsi à l’endroit même, où la veille, Mattie et lui avaient senti leurs cœurs si proches l’un de l’autre ; puis il songea avec un retour de tristesse que Ned et Ruth n’avaient pas besoin, eux, de cacher leur bonheur.

Il sortit ses chevaux de l’écurie de Hale et reprit le chemin de la ferme. Le froid était moins âpre que pendant le jour ; de gros nuages moutonneux annonçaient une nouvelle tombée de neige pour le lendemain. De-ci, de-là, une étoile perçait la nuit et creusait alentour une profondeur bleuissante. Dans une heure ou deux, la lune se lèverait au-dessus de la montagne, derrière la ferme ; elle s’ouvrirait un chemin doré à travers les nuages, puis serait de nouveau voilée par eux. Une paix mélancolique s’étendait sur les champs ; on eût dit que la diminution du froid leur causait un soulagement, et qu’ils s’assoupissaient plus mollement, de leur long sommeil d’hiver.

L’oreille d’Ethan guettait le tintement des clochettes de Eady, mais aucun bruit ne troublait le silence de la route déserte. En approchant de la ferme il aperçut, à travers le léger rideau de mélèzes, une lumière qui tremblotait au loin à une des fenêtres. « Elle est là-haut, pensa-t-il. Elle se prépare pour le souper… » Puis il se rappela le coup d’œil railleur que Zeena avait eu, lorsque, le soir de son arrivée, Mattie s’était mise à table, les cheveux lissés, un ruban autour du cou…

Il passa près du petit monticule enclos, et jeta un regard sur une des plus vieilles pierres tombales. Dans son enfance, il la regardait souvent parce qu’elle portait son nom :


CI-GISENT
ETHAN FROME ET SA FEMME ENDURANCE,
QUI VÉCURENT ENSEMBLE EN PAIX
PENDANT CINQUANTE ANS


Souvent, depuis lors, il s’était dit que cinquante ans c’était un bien long temps pour vivre côte à côte ; mais aujourd’hui il comprenait que ce temps pouvait s’écouler avec la rapidité de l’éclair… Puis, dans un soudain accès d’ironie, il songea que pareille inscription serait peut-être placée quelque jour sur leur tombeau, à Zeena et à lui..

Il ouvrit la porte de l’écurie et avança la tête dans l’obscurité. Il éprouvait la vague appréhension de trouver là le poulain de Denis Eady, installé à côté de son cheval ; mais le vieil alezan était seul, mâchonnant son râtelier d’une bouche édentée. La joie de Frome fut si grande qu’en préparant la litière de ses bêtes il se mit à siffler, et qu’il versa dans les mangeoires une ration supplémentaire.

Sa voix n’était pas particulièrement harmonieuse, mais de rudes mélodies s’échappèrent de son gosier tandis qu’il fermait l’écurie et montait la pente vers la maison. Il atteignit la porte de la cuisine et tenta en vain de l’ouvrir.

Étonné, il secoua violemment le loquet ; puis il réfléchit : « Mattie est seule… Il est naturel qu’elle se soit enfermée à la nuit. » Il écoutait dans l’obscurité, guettant le son d’un pas… Après avoir de nouveau tendu l’oreille, il cria d’une voix joyeuse :

— Holà ! Mattie !…

Il n’y eut aucune réponse ; mais un instant après il entendit un léger bruit dans l’escalier et vit sous la porte un rayon lumineux. La fidélité avec laquelle les incidents de la veille se répétaient le frappait à ce point qu’il s’imagina presque, lorsque la clef tourna, que sa femme allait surgir devant lui, enveloppée dans son couvre-lit de calicot… La porte s’ouvrit, et ce fut Mattie qui parut…

Elle se tenait exactement comme Zeena, dans le cadre sombre de la cuisine. La lampe, maintenue à la même hauteur, éclairait avec la même netteté la gorge ronde de la jeune fille et son poignet ambré, menu comme celui d’un enfant. Puis elle éleva la lampe et la lumière aviva l’éclat de ses lèvres, mit autour de ses yeux une ombre veloutée, éclaira la blancheur laiteuse de son front au-dessus des longs sourcils noirs.

Mattie était habillée de sa robe habituelle de lainage sombre. Elle ne portait pas de nœud au cou, mais dans sa chevelure elle avait disposé une torsade de ruban rouge. Cette marque de coquetterie charma Ethan, comme un hommage rendu à ce que la situation avait d’exceptionnel. La jeune fille lui parut plus grande, plus svelte, plus complètement femme par l’allure et le geste. Elle l’accueillit avec un sourire silencieux, puis elle s’éloigna d’un pas souple et posa la lampe sur la table. Ethan vit alors que le couvert avait été soigneusement dressé pour le repas du soir. Il remarqua un plat de doughnuts[6], une compote de blueberries[7], et, sur un beau plat de verre rouge, ses pickles préférés. Le chat, allongé devant le feu clair qui flambait dans le poêle, surveillait la scène du coin de son œil à demi clos.

Une sensation de bien-être envahit brusquement Ethan. Il gagna l’entrée pour accrocher sa pelisse et retirer ses chaussures mouillées. Lorsqu’il revint, Mattie avait placé la théière sur la table et le chat se frottait familièrement contre sa jupe.

— Prends garde, Puss ! tu vas me faire tomber… s’écria-t-elle, les yeux brillants.

Une fois, encore, Frome se sentit mordu par une jalousie soudaine. Était-ce bien son retour qui donnait à la jeune fille ce visage radieux ?

— Personne n’est venu, Mattie ? dit-il, en se baissant comme pour surveiller le fonctionnement du poêle.

Elle fit un signe de tête rieur.

— Si, une personne…

Le front d’Ethan se rembrunit.

— Qui donc ? demanda-t-il, se relevant vivement et la regardant à la dérobée.

Les yeux de Mattie pétillaient de malice :

— Eh, mon Dieu !… Jotham Powell… Il est entré en revenant de la gare et m’a demandé une tasse de café avant de retourner chez lui.

L’inquiétude de Frome se dissipa ; une chaleur subite inonda son cœur.

— C’est tout ? J’espère bien que vous la lui avez donnée ?…

Puis il sentit qu’il était convenable d’ajouter :

— Il est arrivé à l’heure pour le train de Zeena ?

— Oh ! oui, largement.

Le nom de Zeena mit une gêne momentanée entre eux. Ils gardèrent le silence. Puis Mattie reprit, avec un air timide :

— Je pense qu’il est temps de se mettre à table.

Ils s’assirent, et le chat, se faufilant entre eux, sauta sur la chaise de Zeena.

— Oh ! Puss, quelle idée !… s’écria Mattie, et tous deux se mirent à rire de nouveau.

Un moment auparavant, Ethan s’était senti en veine d’éloquence, mais l’évocation de Zeena l’avait glacé. La jeune fille, à son tour, semblait gagnée par le même embarras. Elle s’assit, les yeux baissés, buvant son thé à petites gorgées, tandis que Frome simula un appétit vorace pour les doughnuts et les pickles au sucre. Enfin, après avoir longtemps cherché une entrée en matière, il avala une lampée de thé, et dit :

— On croirait qu’il va encore neiger.

Elle feignit de s’intéresser vivement à cette nouvelle.

— Vraiment ? Pensez-vous que cela puisse empêcher Zeena de rentrer ?

Elle rougit comme si la question lui avait échappé malgré elle, et posa brusquement sa tasse. Ethan, pour se donner une contenance, étendit sa main vers les pickles.

— À cette époque de l’année on ne sait jamais, dit-il. Les tourbillons de neige chassent dru, du côté des Flats…

Encore une fois le nom de Zeena l’avait paralysé. Il lui semblait que sa femme se trouvait dans la pièce, entre eux deux.

Brusquement Mattie poussa un cri :

— Oh ! Puss, tu es trop gourmand !

Profitant de leur moment de gêne, le chat avait sauté de la chaise de Zeena sur la table. Sournoisement il allongea son long corps souple vers le pot de lait placé entre Ethan et Mattie.

Tous deux se penchèrent en avant et leurs mains se rencontrèrent sur l’anse de la cruche. Celle de la jeune fille se trouvait en dessous et Ethan y appuya la sienne un peu plus longtemps qu’il n’était nécessaire.

Le chat profita de ce manège pour essayer une prudente retraite, mais, en reculant, il mit la patte dans le beau plat en verre rouge qui contenait les pickles. Le plat tomba sur le plancher avec fracas.

D’un bond, Mattie avait quitté sa chaise et s’était agenouillée à côté des débris.

— Oh ! Ethan, Ethan… Le beau plat de Zeena est en morceaux ! Que dira-t-elle ?

Cet incident rendit à Frome tout son sang-froid.

— Il faudra qu’elle s’en prenne au chat, voilà tout, répliqua-t-il en riant.

Il s’agenouilla à son tour auprès de Mattie et commença à ramasser les pickles épars. Mais elle tournait vers lui des yeux désolés.

— Vous savez bien qu’elle ne voulait jamais que l’on se servît de ce plat, même quand il y avait du monde. Il était sur la plus haute planche de l’armoire… Elle voudra savoir pourquoi j’ai été l’y dénicher… Pour l’atteindre il m’a fallu monter sur l’escabeau.

En présence d’un tel désastre Ethan fit appel à toute son énergie.

— Elle ne saura rien si vous vous tenez tranquille. J’irai demain acheter un plat semblable. D’où vient-il ? Au besoin je pousserai jusqu’à Shadd’s Falls…

— Même à Shadd’s Falls vous n’en trouverez jamais. C’était un cadeau de noces, vous ne vous souvenez pas ? Il a été envoyé de Philadelphie par la tante de Zeena qui a épousé le pasteur. C’est pourquoi elle ne voulait jamais s’en servir. Oh ! Ethan, Ethan, que faire ?

Elle se mit à pleurer, et à chacune de ses larmes il croyait sentir tomber sur lui une goutte de plomb fondu.

— Je vous en prie, Mattie, je vous en prie, ne pleurez pas ainsi…

Elle se releva. Frome la suivit, désespéré, pendant qu’elle étalait sur le buffet les morceaux de verre. Il lui semblait que ces débris étaient comme le symbole de leur soirée manquée.

— Allons, donnez-les-moi, dit-il tout à coup.

Elle s’écarta, obéissant instinctivement au son autoritaire de sa voix.

— Oh ! Ethan, qu’allez-vous en faire ?

Sans répondre, il rassembla les fragments dans sa large main et s’en fut vers l’antichambre. Il alluma un bout de chandelle, ouvrit l’armoire et, tendant son bras jusqu’à la dernière planche, y plaça les morceaux, en ayant soin de les disposer de telle façon qu’il fût impossible de voir d’en bas que le plat était brisé. S’il recollait les débris dès le lendemain matin, des mois pourraient s’écouler avant que sa femme s’aperçût de l’accident ; et d’ici là, du reste, il trouverait peut-être à remplacer le plat.

Convaincu que tout danger prochain était écarté, il rentra dans la cuisine d’un pas plus léger. Mattie, inconsolable, recueillait les restes des pickles épars sur le plancher.

— Allons, Mattie, finissons de souper ; tout est arrangé, dit-il.

Rassurée, elle lui jeta un regard souriant à travers ses longs cils encore humides. Le cœur de Frome battait d’orgueil à la voir si soumise à sa parole. Elle ne lui demandait même pas ce qu’il avait fait…

Jamais, sauf lorsqu’il dirigeait la descente d’un grand tronc d’arbre du haut de la montagne, il n’avait éprouvé aussi pleinement la sensation d’être le maître…


V


Après souper, tandis que Mattie débarrassait la table, Ethan alla donner un coup d’œil à l’étable. Puis il fit une dernière fois le tour de la maison.

Sous le ciel opaque la terre s’étendait muette et obscure. L’air était si calme que, de temps à autre, on percevait le bruit d’une masse de neige se détachant pesamment d’un arbre, là-bas à l’orée du taillis.

Il revint à la cuisine. La scène était celle-là même qu’il avait imaginée le matin… Mattie avait rapproché la chaise d’Ethan du poêle et s’était installée à coudre auprès de la lampe. Il s’assit à son tour, tira sa pipe de sa poche et allongea ses pieds devant le feu. Le dur labeur de la journée au grand air le rendait à la fois paresseux et allègre. Il avait confusément la notion d’être dans un autre monde, où tout serait chaleur, harmonie et paix. La seule ombre à son parfait bonheur venait de ce qu’il ne pouvait apercevoir Mattie de sa place. Mais il était trop indolent pour se déranger ; et après un instant il lui dit : « Venez donc vous asseoir ici près du poêle. » Et il désigna le fauteuil à bascule de Zeena, de l’autre côté de la cheminée. Mattie obéit et vint s’y asseoir. Ethan eut un moment d’émotion en voyant la fine tête brune appuyée contre le coussin bigarré qui encadrait habituellement le visage décharné de sa femme. Un instant, il eut presque la sensation que la figure de Zeena s’était substituée à celle de l’intruse…

Mattie sembla bientôt partager ce malaise. Elle changea de position, se penchant en avant, la tête sur son ouvrage. Frome ne discernait plus que la pointe de son nez, et le ruban rouge dans ses cheveux. Elle se leva presque aussitôt.

— Je n’y vois pas pour coudre, dit-elle ; et elle alla se rasseoir auprès de la table.

Ethan prit le prétexte de remplir le poêle pour se lever, et quand il revint à son siège il le tourna de façon à voir le profil de la jeune fille, et la lumière de la lampe sur ses mains. Le chat, qui avait guetté tout ce va-et-vient d’un œil curieux, sauta sur le fauteuil de Zeena, s’y pelotonna, et posa sur tous deux son regard somnolent.

Un calme profond emplissait la cuisine. La pendule suspendue au-dessus du buffet faisait entendre son tic tac. De temps à autre un morceau de bois carbonisé s’écroulait dans le poêle, et le parfum âcre et subtil des géraniums se mélangeait à l’odeur du tabac. La fumée formait un brouillard bleu autour de la lampe et tissait ses toiles d’araignée dans les coins obscurs de la pièce.

Entre Mattie et Ethan toute contrainte s’était dissipée. Ils parlaient maintenant avec aisance et simplicité, s’entretenant de choses quotidiennes, de la neige, de la soirée de la veille à l’église, des amours et des querelles de Starkfield. La banalité même de la causerie donnait à Ethan une illusion de longue intimité qu’aucune explosion sentimentale n’eût pu lui procurer. Il commençait à s’imaginer qu’ils avaient toujours passé leurs soirées ainsi, et que toute leur existence s’écoulerait de la même manière…

— C’est cette nuit que nous devions aller luger, dit-il enfin, du ton tranquille de l’homme qui est sûr de pouvoir réaliser le lendemain ce qu’il ne fait pas le jour même.

Elle se tourna vers lui, souriante :

— Je me figurais que vous l’aviez oublié !

— Pas du tout… mais il fait trop noir. Nous pourrions y aller demain s’il y a de la lune.

La tête renversée en arrière, elle eut un rire joyeux qui fit jouer la lumière sur ses lèvres et ses dents.

— Ça m’amuserait tant, Ethan !

Il la regardait toujours, émerveillé de la façon dont, à chaque détour de leur causerie, sa figure changeait d’expression, comme un champ de blé qui ondule sous la brise. Il était grisé par l’effet magique que produisaient ses phrases maladroites, et il avait hâte d’en renouveler l’expérience.

— Vous n’auriez pas peur de descendre la côte de Corbury avec moi par une nuit pareille ?

Elle rougit.

— Pas plus que vous !

— Eh bien, moi-même, je n’oserais pas. Il y a un mauvais tournant en bas, à côté du grand orme. Il faut faire bien attention, sans quoi l’on donnerait en plein dedans.

Il jouissait de la sensation de protection et d’autorité que lui procurait le son de ses paroles. Pour prolonger et accroître cette sensation il ajouta :

— Après tout, nous sommes joliment bien ici…

Les paupières de Mattie s’abaissèrent, avec le mouvement qui était cher à Ethan.

— Oui, nous sommes bien ici, murmura-t-elle.

Ces mots furent prononcés sur un ton si doux qu’Ethan sentit tressaillir son cœur. Il rapprocha sa chaise de celle de la jeune fille. Puis il posa sa pipe sur la table, et, se penchant en avant, toucha l’extrémité du lai d’étoffe brune que Mattie était en train d’ourler.

— Dites, Mattie, commença-t-il en souriant, savez-vous qui j’ai vu sous les sapins des Varnum, en rentrant, tout à l’heure ? Une de vos amies qui se laissait embrasser.

Toute la soirée il avait eu ces mots sur les lèvres, mais maintenant qu’il les avait enfin prononcés, ils lui semblaient sots et déplacés au delà de toute expression.

Mattie rougit jusqu’à la racine de ses cheveux. Deux ou trois fois, elle poussa rapidement son aiguille à travers son ouvrage, et retira imperceptiblement le lai qu’Ethan frôlait.

— C’était Ruth et Ned sans doute, dit-elle à mi-voix, comme si subitement ils avaient abordé un sujet grave.

Ethan s’était figuré que son allusion ouvrirait le champ aux plaisanteries d’usage, et que celles-ci pourraient peut-être provoquer quelque caresse innocente, ne fût-ce qu’un simple contact de la main. Maintenant, il lui semblait que la rougeur de la jeune fille la ceignait de feu.

Il savait que la plupart des jeunes gens trouvent tout simple de donner un baiser à une jolie fille ; il se souvenait que lui-même, la nuit précédente, il avait glissé son bras autour de la taille de Mattie sans que celle-ci lui résistât. Mais cela s’était passé dehors, à l’ombre de la nuit inconsciente. Près du foyer familial, dans cette pièce où tout rappelait l’ordre et le devoir, la jeune fille lui paraissait plus lointaine et plus inaccessible.

Pour rompre cette gêne, il dit :

— Ils se marieront bientôt, sans doute.

— Oui, je ne serais pas étonnée que le mariage eût lieu aux premiers jours de l’été.

Elle prononça ce mot de « mariage » avec une inflexion si tendre que son accent évoqua la vision d’un bosquet frissonnant qui conduit à une clairière enchantée.

Ethan en éprouva une sourde douleur. Reculant sa chaise il lui dit :

— Ce serait bientôt votre tour que je n’en serais pas autrement surpris.

Elle rit, un peu gênée.

— Pourquoi répétez-vous toujours cela ?

Il rit à son tour.

— Peut-être pour me faire à l’idée.

Il se rapprocha de nouveau de la table. Mattie s’était remise à coudre en silence, les paupières baissées. Ethan la regardait, perdu dans la contemplation de ses mains, qui allaient et venaient au-dessus du lai d’étoffe comme deux oiseaux voltigeant au-dessus du nid qu’ils construisent. Au bout d’un moment, sans tourner la tête ni lever les yeux, elle reprit à voix basse :

— Vous ne croyez pas que Zeena m’en veuille ?

Les anciennes craintes de Frome se réveillèrent brusquement.

— Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il.

Elle lui jeta un regard inquiet et laissa choir son ouvrage sur la table.

— Je ne sais pas… La nuit dernière, j’ai eu cette impression.

— Je voudrais bien savoir de quel droit elle vous en voudrait, grommela-t-il.

— On ne sait jamais, avec Zeena…

C’était la première fois qu’ils parlaient si librement de la femme d’Ethan. La répétition de son nom sembla résonner aux quatre coins de la pièce et revenir vers eux en longues répercussions.

Mattie attendit, comme pour en laisser mourir l’écho ; puis elle continua :

— Elle ne vous a rien dit ?

Il fit un geste de dénégation.

— Pas un mot…

D’un vif mouvement elle rejeta les cheveux qui lui tombaient sur le front.

— Alors, c’est que je suis nerveuse… N’y pensons plus !

— Oh ! non… n’y pensons plus, Matt !

L’ardeur soudaine avec laquelle Frome avait prononcé ces paroles fit de nouveau affluer le sang aux joues de la jeune fille. Cette fois elle ne rougit pas brusquement, mais peu à peu, délicatement : on eût dit le reflet de la pensée qui lui traversait le cœur. Elle garda le silence, ses mains croisées sur son ouvrage, et il sembla à Ethan qu’un courant de chaleur se dégageait de la bande d’étoffe déroulée entre eux.

Il étendit sa main avec précaution, jusqu’à ce que l’extrémité de ses doigts eût atteint le bout le plus rapproché de l’étoffe. Un léger battement des cils de Mattie parut indiquer qu’elle avait perçu le geste et que la main du jeune homme lui renvoyait la même onde de chaleur… Elle laissa ses mains à elle reposer, immobiles, sur l’autre bout du pan de drap brun.

Tandis qu’ils demeuraient ainsi, Frome entendit un bruit derrière lui. Il tourna la tête et vit le chat qui avait sauté du fauteuil à bascule de Zeena à la poursuite d’une souris derrière le lambris. Le balancement spectral du siège vide le fit frissonner.

Elle s’y balancera de nouveau demain, pensa-t-il. J’ai fait un rêve… Cette soirée est la seule que je passerai jamais en tête à tête avec Mattie…

Ce retour à la réalité était aussi douloureux que le retour à la conscience après l’absorption d’un anesthésique. Son corps et son cerveau étaient écrasés sous le poids d’une indicible tristesse. Il ne trouvait rien à dire ni à faire qui pût arrêter la fuite folle des instants.

L’altération de son humeur semblait s’être communiquée à Mattie. Elle leva sur lui des yeux voilés ; on eût dit que le sommeil alourdissait ses paupières et qu’il lui en coûtât de les soulever. Puis elle posa son regard sur la main de Frome, qui s’était emparé du bout d’étoffe et l’étreignait comme s’il eût été un peu d’elle-même.

Il vit un tremblement à peine perceptible contracter le visage de Mattie, et sans savoir ce qu’il faisait, il baissa la tête et appuya ses lèvres sur l’étoffe. Tandis que sa bouche s’y attardait, il sentit que la jeune fille retirait le drap tout doucement. Puis, il vit qu’elle se levait et commençait à replier son ouvrage. Elle l’attacha avec une épingle, et, ramassant son dé et ses ciseaux, elle remit le tout dans la boîte en carton peint qu’il lui avait rapportée un jour de Bettsbridge.

À son tour, Ethan se leva. Son regard fit machinalement le tour de la pièce. La pendule suspendue au mur sonna onze heures.

— N’oubliez pas de couvrir le feu, lui dit Mattie à voix basse.

Il ouvrit la porte du poêle et tisonna les cendres d’une main distraite. Lorsqu’il se redressa, il la vit qui traînait vers le feu la vieille boîte à savon doublée d’un bout de carpette dans laquelle couchait le chat. Elle traversa à nouveau la chambre, prit dans chacun de ses bras un pot de géranium, et les éloigna de la fenêtre givrée. Ethan la suivit, portant les autres géraniums, les bulbes de jacinthe plantés dans une jatte de faïence ébréchée, et le lierre qui grimpait autour d’un vieil arceau de croquet.

Quand ces besognes quotidiennes furent accomplies, il ne restait plus qu’à chercher dans l’antichambre le bougeoir d’étain, à allumer la chandelle et à souffler la lampe. Ethan tendit le bougeoir à Mattie, et elle sortit de la cuisine en le précédant. Ses cheveux sombres, vus ainsi contre la lumière, rappelaient une traînée de brume flottant devant la lune.

— Bonne nuit, Mattie, dit Frome au moment où elle posait le pied sur la première marche de l’escalier.

Elle se retourna et le regarda un instant.

— Bonne nuit, Ethan, répondit-elle. Puis elle monta.

Lorsqu’elle fut rentrée dans sa chambre, Frome se rappela qu’il ne lui avait pas même touché la main.


VI


Le lendemain matin, Jotham Powell assistait en tiers à leur petit déjeuner et Ethan s’efforça de dissimuler sa joie sous un air d’indifférence exagéré. Il se renversait sur sa chaise pour lancer quelques miettes au chat, grommelait à propos du temps, et n’offrit pas même à Mattie, lorsqu’elle se leva, de l’aider à débarrasser la table.

Il ne savait pas pourquoi il éprouvait cette joie irraisonnée. Rien en effet n’était changé dans son existence ni dans celle de la jeune fille. Il n’avait pas même effleuré le bout de ses doigts ; c’est à peine s’il avait osé la regarder en face. Mais la soirée qu’il avait passée avec elle lui avait fait comprendre ce que serait la vie s’il pouvait la vivre en sa compagnie, et il était heureux de n’avoir rien fait pour troubler cette vision exquise. Il croyait qu’elle avait deviné les raisons de la contrainte qu’il s’était imposée et qu’elle lui en savait gré.

Il restait à livrer un dernier chargement de bois, et Jotham Powell, qui, pendant l’hiver, ne travaillait pas régulièrement pour Ethan, devait lui prêter son aide. Mais durant la nuit il était tombé une neige mouillée, aussitôt changée en grésil, et les routes étaient glissantes comme du verre. D’autre part, le temps restait humide, et il paraissait probable aux deux hommes que dans l’après-midi il s’adoucirait encore, facilitant le camionnage.

Ethan proposa donc à Jotham d’aller au bois charger le traîneau, comme ils l’avaient fait le matin précédent : on le conduirait à Starkfield plus tard. Ce plan avait l’avantage de lui permettre d’envoyer Jotham chercher Zeena à la gare, après le dîner de midi, tandis que lui-même se chargerait de la livraison.

Frome donna ordre à Jotham d’aller atteler les chevaux gris, et pendant un moment il se trouva seul dans la cuisine avec Mattie. Celle-ci, ses bras fuselés nus jusqu’aux coudes, avait plongé la vaisselle dans une bassine d’étain. La vapeur qui montait de l’eau chaude perlait sur son front, et ses cheveux bruns se tordaient en boucles menues, comme les vrilles de la clématite des haies.

Ethan, le cœur serré, resta un instant à la contempler. Il eût voulu s’écrier : « Jamais plus nous ne serons seuls ainsi ! » Au lieu de cela, il prit sur une étagère du buffet sa blague à tabac, la mit dans sa poche et dit :

— Je pense pouvoir être de retour à midi.

— Bien, répondit-elle.

En s’éloignant, il l’entendit qui fredonnait une chanson.

Il avait l’intention, sitôt le traîneau chargé, de renvoyer Jotham à la ferme et de courir en toute hâte, à pied, chercher au village de la colle pour raccommoder le plat cassé. En temps ordinaire il n’eût eu aucune difficulté à mettre ce projet à exécution, mais ce matin-là tout conspirait à le mettre en retard. Pendant qu’il conduisait le traîneau vers le bois, l’un des chevaux glissa sur la glace et se blessa au genou. Lorsqu’on l’eut relevé, Jotham dut retourner à l’écurie chercher un chiffon pour bander la plaie. Enfin, au moment où l’on commençait à pouvoir charger, le grésil se remit à tomber, et les troncs d’arbres devinrent si glissants qu’on eut beaucoup de mal à les manœuvrer et à les placer sur le traîneau.

C’était un de ces matins que Jotham appelait « un fichu temps pour travailler ». Sous leurs couvertures humides, les chevaux, grelottant et frappant du sabot, semblaient partager cette opinion. Le travail ne fut achevé que bien après l’heure du dîner, et Ethan dut différer sa course à Starkfield, car il voulait ramener le cheval blessé à l’écurie et laver lui-même la blessure.

Il fit cependant le calcul qu’en partant avec son chargement aussitôt après avoir pris son repas, il avait des chances d’être de retour avec la colle avant que Jotham et le vieil alezan eussent le temps de ramener Zeena des Flats ; mais pour que ce plan réussît il fallait que les routes fussent bonnes et que le train de Bettsbridge eût du retard.

Après coup, faisant un retour amèrement ironique sur les événements de la journée, il se rappela quelle importance il avait prêté à ces calculs…

Sitôt le repas de midi achevé, il s’en retourna au bois avec les deux chevaux. Il n’osait pas attendre le départ de Jotham, car celui-ci s’était installé auprès du poêle pour faire sécher ses chaussures.

Ethan ne put que lancer un rapide coup d’œil à Mattie, en même temps qu’il murmurait : « Je rentrerai de bonne heure. » Puis, s’imaginant que la jeune fille avait fait un léger signe d’assentiment, il s’en fut sous la pluie…

Il était à mi-chemin du village, conduisant son attelage, quand Jotham Powell le rejoignit, poussant l’alezan traînard dans la direction des Flats.

« Il faut que je me dépêche de faire mes commissions », pensa Ethan, en voyant le traîneau qui l’avait dépassé s’enfoncer dans la descente rapide de la School House Hill. Aussitôt arrivé au village, il travailla furieusement à décharger le bois.

Dès que cette besogne fut terminée, il courut chez Michael Eady acheter de la colle. L’épicier et son commis se trouvaient tous deux dans le bas de la rue, et le jeune Denis, qui daignait rarement les remplacer, était installé auprès du poêle avec quelques représentants de la jeunesse dorée de Starkfield. Ces messieurs accueillirent Ethan avec force plaisanteries et tâchèrent de l’entraîner au bar ; mais aucun ne savait où découvrir la colle dont il avait besoin.

Ethan, tourmenté par le désir de se retrouver un dernier instant seul avec Mattie, trépignait d’impatience, tandis que Denis tentait d’infructueuses recherches dans les coins les plus obscurs de la boutique.

— On dirait, dit-il enfin, qu’il ne nous en reste plus. Mais si vous voulez attendre avec nous jusqu’à ce que le vieux revienne, peut-être que lui pourra vous en trouver.

— Merci bien, répondit Ethan, brûlant de partir. Je vais aller plus loin, chez Mrs. Homan.

L’instinct commercial de Denis le poussa à affirmer que ce qui était introuvable dans la maison Eady ne pourrait certes pas se rencontrer dans la boutique de la veuve. Homan. Ethan, toutefois, était déjà remonté sur son traîneau et faisait route vers le magasin rival. La vieille épicière, après force recherches et des questions aimables concernant ce qu’il désirait, après lui avoir demandé si la colle de pâte ordinaire ne pourrait pas suffire au cas où elle ne trouverait pas l’autre, finit par dénicher au milieu d’un fouillis de pâtes pectorales et de lacets de corsets, l’unique bouteille de colle qu’elle possédait.

— J’espère au moins que Zeena n’a rien cassé de précieux ? lui cria-t-elle du seuil de sa porte, pendant qu’il remettait ses chevaux dans la direction de la ferme.

Une pluie régulière avait succédé aux averses capricieuses du grésil, et, même débarrassés de leur chargement, les chevaux peinaient un peu. Une fois ou deux, Ethan entendit derrière lui un bruit de grelots ; il tourna la tête, pensant que le léger cutter de Zeena et de Jotham pourrait dépasser son traîneau. Mais le vieil alezan ne se montrant pas, il poussa en avant à travers la pluie au pas lent de ses gris pommelés.

L’écurie était vide quand il y remisa les chevaux. Il leur donna les soins les plus sommaires qu’ils eussent jamais reçus de lui ; puis, d’un pas rapide, il se dirigea vers la maison et entra dans la cuisine.

Ainsi qu’il l’avait prévu, Mattie s’y trouvait seule. Elle était penchée sur une casserole au-dessus du fourneau. Lorsqu’elle entendit son pas elle se retourna en tressaillant et vint vite à sa rencontre.

— Regardez, Mattie, j’ai tout ce qu’il faut, pour raccommoder le plat ! Je vais aller le prendre tout de suite, cria-t-il, agitant d’une main la bouteille, tandis que de l’autre il écartait doucement la jeune fille. Celle-ci ne semblait pas l’entendre.

— Oh ! Ethan… Zeena est rentrée, murmura-t-elle, en saisissant le bras de Frome.

Ils échangèrent un regard muet, pâles comme s’ils eussent été pris en faute…

— Mais l’alezan n’est pas à l’écurie ! balbutia le jeune homme.

— Jotham Powell a rapporté des Flats quelques provisions pour sa femme et il a continué tout de suite jusque chez lui.

Ethan regarda vaguement autour de lui. La cuisine lui semblait glaciale et sordide dans ce pluvieux crépuscule d’hiver.

— Comment va-t-elle ? demanda-t-il, parlant aussi à voix basse.

Sans le regarder, Mattie lui répondit :

— Je ne sais pas… Elle est montée tout droit à sa chambre.

— Elle n’a rien dit ?

— Non…

Ethan traduisit son inquiétude par un sifflement étouffé. Il remit la colle dans sa poche.

— Ne vous tourmentez pas… Je descendrai cette nuit raccommoder le plat…

Il endossa sa pelisse et ressortit pour donner à manger aux chevaux.

Pendant qu’il était à l’écurie, Jotham Powell revint avec le cutter. Quand les bêtes eurent reçu les soins accoutumés, Ethan dit au journalier :

— Rentrez donc un moment. Vous mangerez un morceau avec nous…

Il n’était pas fâché de s’assurer la présence de Jotham pour le repas, car Zeena était toujours « nerveuse » lorsqu’elle revenait de voyage. Mais bien que celui-ci dédaignât rarement l’aubaine d’un repas gratuit, il desserra ses mâchoires rigides pour répondre avec lenteur :

— Merci ; il faut que je rentre.

Ethan le considéra avec surprise.

— Voyons, il vaut mieux que vous veniez vous sécher. Je crois qu’il y a un plat chaud pour le souper.

Malgré cette invite alléchante, les muscles du visage de Jotham ne bronchèrent pas, et comme son vocabulaire était restreint, il répéta simplement :

— Il faut que je rentre…

Ethan discerna un vague présage dans l’entêtement de ce refus. Il se demanda ce qui avait pu se produire en cours de route pour motiver chez Jotham cet accès de stoïcisme. Peut-être Zeena n’avait-elle pas pu voir le docteur ; peut-être ses conseils lui avaient-ils déplu… Ethan savait qu’en pareil cas la première personne qui se trouvait sur son chemin essuyait le contre-coup de son désappointement.

Lorsqu’il rentra dans la cuisine, la lampe éclairait la même scène de confort paisible que la veille au soir. La table avait été mise avec le même soin. Un feu clair brillait dans le poêle, auprès duquel le chat ronronnait, et Mattie s’avançait, portant un plat de doughnuts.

Ethan et la jeune fille se regardèrent un instant en silence.

Puis elle lui dit, comme le soir précédent :

— Je pense qu’il est temps de se mettre à table…


VII


Ethan passa dans l’antichambre se débarrasser de ses vêtements trempés. Il prêta l’oreille, cherchant à entendre le pas de Zeena, et comme tout demeurait silencieux, il l’appela du bas de l’escalier.

Aucune réponse ne vint. Après un moment d’hésitation il monta et ouvrit la porte de leur chambre. La pièce n’était pas éclairée, mais il finit par découvrir sa femme dans l’obscurité, Elle se tenait assise, droite et immobile, auprès de la fenêtre, et, à la rigidité du contour projeté sur le fond gris du carreau, il devina qu’elle n’avait pas encore quitté sa « belle robe » de la veille,

— Eh bien, Zeena ? risqua-t-il du seuil. Comme elle ne bougeait pas, il reprit :

— Le souper est prêt. Vous ne descendez pas ?

— Je ne suis pas en état d’avaler une bouchée.

C’était sa phrase habituelle, et il s’attendait à la voir, comme de coutume, se lever pour descendre et prendre place à table. Mais elle demeurait dans son fauteuil et il ne trouva rien de mieux à ajouter que :

— Vous êtes sans doute fatiguée du voyage ?

Tournant la tête de son côté, elle lui répondit d’une voix solennelle :

— Je suis beaucoup plus malade que vous ne le pensez…

Les paroles de Zeena l’emplirent d’un étrange pressentiment. Que de fois déjà il les lui avait entendu prononcer ! Si aujourd’hui elles étaient vraies ?

Il avança d’un pas ou deux dans la pièce obscure et reprit :

— J’espère que non, Zeena.

Elle continuait à le regarder à travers le crépuscule, avec l’air pénétré d’une personne qui aurait conscience d’être marquée pour de grands destins :

— J’ai des complications, déclara-t-elle.

Ethan savait tout ce qu’impliquait ce mot. La plupart des gens du pays avaient des « troubles », nettement localisés et définis ; seuls les élus avaient des « complications ». Le fait d’en être atteint communiquait une sorte de supériorité morale, bien que ce fût aussi, dans la plupart des cas, une certitude de mort prochaine. On luttait pendant des années avec des « troubles » ; mais on succombait presque toujours à des « complications ».

Le cœur de Frome était tiraillé entre deux sentiments contraires, mais sur l’instant ce fut la compassion qui l’emporta. Sa femme semblait à la fois si inaccessible et si seule, assise ainsi, dans l’obscurité, avec de telles pensées…

— Est-ce là ce que vous a dit le nouveau docteur ? demanda-t-il, en baissant instinctivement la voix.

— Oui. Il m’a même assuré que n’importe quel médecin des hôpitaux exigerait une opération.

Ethan n’ignorait pas que sur cette grave question les femmes du voisinage étaient partagées. Selon l’avis des unes, l’intervention chirurgicale conférait un certain prestige, tandis que les autres s’y dérobaient par pudeur. Aussi, pour des raisons d’économie, Frome s’était-il toujours réjoui de voir en sa femme l’un des plus fermes soutiens de ce dernier parti.

Devant la gravité de cette annonce, il chercha tout d’abord une parole de consolation.

— Mais… êtes-vous bien sûre de la valeur de ce docteur ? Aucun, jusqu’à ce jour, ne vous avait parlé ainsi.

Avant même qu’elle lui eût répondu, il comprit son erreur. Sa femme voulait qu’on la plaignît, non pas qu’on la rassurât.

— Je n’avais pas besoin de lui pour savoir que je m’affaiblissais tous les jours… Vous êtes le seul à ne pas vous en être aperçu… D’ailleurs tout Bettsbridge connaît le docteur Buck. Son cabinet est à Worcester, et tous les quinze jours il vient donner des consultations à Shadd’s Falls et à Bettsbridge. Elisa Spears s’en allait d’une maladie de reins lorsqu’elle s’adressa à lui : aujourd’hui, elle est sur pied et chante tous les dimanches dans le chœur de l’église.

— Alors, tant mieux… Il faut faire ce qu’il vous a ordonné, répondit Ethan d’un ton de sympathie.

Le regard toujours posé sur lui, elle répondit :

— C’est bien mon intention…

Il fut frappé de la façon dont elle prononça ces mots. Il n’y avait dans son ton ni récrimination ni plainte, mais la sécheresse d’une résolution bien arrêtée.

— Et que vous a-t-il conseillé ? demanda-t-il, redoutant toujours de nouvelles dépenses.

— Il veut que je prenne une servante. Il dit que je ne devrais faire aucun travail de ménage.

— Une servante !

Ethan la regardait, stupéfait.

— Oui, et la tante Martha m’en a trouvé une tout de suite. Tout le monde me dit que j’ai eu de la chance de dénicher une fille qui consentît à venir s’enterrer ici à la campagne. Aussi, pour être sûre qu’elle ne me lâche pas, lui ai-je promis un supplément d’un dollar par mois. Elle arrivera demain dans l’après-midi.

La colère et la consternation se disputaient le cœur de Frome. Il avait prévu une demande immédiate d’argent, mais non pas un impôt permanent sur ses faibles ressources. Il cessa aussitôt de croire à ce que Zeena venait de lui dire sur la gravité de son état : il ne vit plus dans le voyage à Bettsbridge qu’un complot organisé entre elle et les Pierce pour le contraindre à la dépense d’une servante, et la colère l’emporta en lui sur tout autre sentiment.

— Si vous aviez l’intention de prendre une fille, au moins auriez-vous pu me le dire avant votre départ.

— Comment aurais-je pu vous le dire alors ? Est-ce que je savais ce que m’ordonnerait le docteur Buck ?

— Oh ! le docteur Buck…

L’incrédulité d’Ethan se traduisit par un ricanement.

— Vous a-t-il dit aussi comment je lui paierais ses gages, à cette fille ?

La voix de Zeena s’éleva, furieuse, en même temps que la sienne.

— Non, il ne me l’a pas dit. J’aurais eu honte de lui avouer que vous me refusez l’argent nécessaire au rétablissement de ma santé. C’est cependant à soigner votre mère que je l’ai perdue !

— Vous avez perdu la santé à soigner ma mère ?

— Oui ; et mes parents disaient tous, à cette époque, que vous ne pouviez faire moins que de m’épouser…

— Zeena !

À travers la pénombre qui voilait les visages, leurs pensées semblaient dressées l’une contre l’autre comme des serpents lançant leur venin. Ethan sentait toute l’horreur de cette scène et rougissait d’y prendre part. Cette querelle était aussi insensée et aussi sauvage que le corps à corps de deux ennemis dans l’obscurité…

Il se dirigea vers la cheminée, chercha à tâtons les allumettes, et alluma l’unique chandelle de la pièce. Au premier moment, la faible flamme lutta vainement avec les ombres : puis le visage morose de Zeena se détacha sur les vitres nues, qui peu à peu étaient passées du gris au noir.

C’était la première scène violente qui éclatait entre les époux depuis leur lamentable mariage, sept ans auparavant. Ethan eut l’impression qu’en s’abaissant à une réplique blessante, il venait de perdre à jamais un précieux avantage. Mais le problème pratique restait le même, et il fallait le résoudre.

— Vous savez que je n’ai pas l’argent nécessaire pour payer une servante, Zeena. Il faudra la renvoyer. Je ne peux pas assumer cette charge.

— Le docteur Buck m’a dit que je n’y résisterai pas, si je continue à me tuer de travail. Il ne comprend même pas comment j’ai pu supporter une pareille vie jusqu’à présent.

— Vous tuer de travail ?…

Il se maîtrisa, et reprit :

— Soit ; vous ne travaillerez pas, puisqu’il vous l’a défendu. Je ferai moi-même l’ouvrage de la maison.

Elle l’interrompit avec aigreur :

— Vous négligez déjà assez la ferme…

C’était tellement vrai qu’il ne trouva rien à répondre.

Zeena profita de son silence pour continuer sur un ton ironique :

— Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de moi en m’envoyant à l’hospice ? Je ne serais sans doute pas la première de votre nom à y aller.

Il sursauta sous le sarcasme ; mais il le laissa passer et répéta d’une voix sourde :

— Je n’ai pas l’argent nécessaire pour payer une servante ; voilà qui règle la question.

Il y eut une accalmie dans la lutte, comme si les combattants vérifiaient leurs armes. Puis Zeena reprit d’une voix blanche :

— Je croyais que vous deviez toucher cinquante dollars d’Andrew Hale, pour le bois…

— Andrew Hale ne paie jamais qu’à trois mois, vous le savez bien.

Ethan avait à peine parlé qu’il se rappela son prétexte de la veille pour ne pas accompagner sa femme à la gare. Le sang lui monta jusqu’au front.

— Mais vous m’aviez dit que vous vous étiez entendu avec Hale pour toucher l’argent hier. C’est même le motif que vous m’aviez donné pour ne pas me conduire aux Flats.

Ethan ne savait pas tromper. Jamais auparavant il n’avait été pris en flagrant délit de mensonge, et toutes les ressources de la dissimulation lui faisaient défaut.

— C’était un malentendu, balbutia-t-il.

— Vous n’avez pas touché l’argent ?

— Non.

— Et vous n’allez pas le toucher ?

— Non.

— Ah !… Je ne pouvais cependant pas le savoir lorsque j’ai engagé la fille, n’est-ce pas ?

— Non… (Il s’arrêta pour maîtriser sa voix.) Mais vous le savez maintenant, reprit-il. Je suis désolé de ne pouvoir mieux vous satisfaire, mais vous avez épousé un homme pauvre. Cependant, je ferai de mon mieux…

Elle demeura assise, sans répondre, les bras allongés sur les appuis du fauteuil, les yeux perdus dans le vide. Elle semblait réfléchir.

— Oh ! sans doute, nous nous arrangerons, dit-elle avec douceur.

Ce changement de voix le rassura.

— Bien sûr ! Je trouverai tout de même moyen de vous aider, et Mattie…

Pendant qu’il parlait, Zeena paraissait suivre une pensée compliquée. Elle sortit de sa méditation pour dire :

— En tout cas, il y aura la pension de Mattie en moins…

Ethan, croyant la discussion terminée, s’apprêtait déjà à descendre pour le souper. Il s’arrêta court sans comprendre.

— La pension de Mattie ?… commença-t-il.

Zeena se prit à rire. C’était un son étrange, inusité. Frome ne se souvenait pas de l’avoir jamais entendue rire auparavant.

— Vous ne pensiez pas, j’imagine, dit-elle, que j’allais garder les deux ? Je comprends que vous ayez été épouvanté à l’idée d’une telle dépense !

Il n’avait encore qu’une notion confuse de ce qu’elle disait. Depuis le début de cette discussion, il avait instinctivement évité de prononcer le nom de Mattie. Il redoutait vaguement que ce nom n’amenât des critiques, des plaintes, ou des allusions détournées au mariage probable de la jeune fille. Mais la pensée d’une séparation définitive ne lui était pas venue à l’esprit, et même maintenant il ne pouvait s’y faire.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit-il. Mattie Silver n’est pas une servante. Elle est votre cousine.

— C’est une pauvresse qui nous est tombée sur le dos, à tous, après que son père eut tout fait pour nous ruiner. Je l’ai hébergée toute une année… C’est aux autres maintenant de s’en charger.

Comme elle prononçait ces paroles d’une voix perçante, on entendit frapper à la porte.

— Ethan… Zeena ! appelait gaiement du dehors la voix de Mattie. Vous n’avez pas oublié l’heure ? Il y a longtemps que le souper est prêt. Venez-vous ?

Il y eut un instant de silence à l’intérieur de la chambre. Puis, de son siège, Zeena cria :

— Je ne descends pas…

— Vraiment ? Je suis désolée… Êtes-vous souffrante ? Voulez-vous que je vous monte quelque chose ?

Ethan se secoua et entr’ouvrit la porte.

— Descendez, Mattie, je vous prie. Zeena est un peu fatiguée. Je vous suis à l’instant.

Il l’entendit répondre : « Bien ! » et son pas alerte résonna dans l’escalier.

La porte une fois refermée, Ethan se retourna vers sa femme. Zeena n’avait pas bougé ; son visage demeurait inexorable, et il eut la sensation désespérée de ne pouvoir rien contre elle.

— Vous ne ferez pas cela, Zeena !

— Quoi donc ? proféra-t-elle entre ses lèvres serrées.

— Renvoyer Mattie… ainsi…

— Mais je ne me suis pas engagée à la garder toute la vie !

Frome continua avec une violence croissante :

— Vous ne pouvez cependant pas la chasser comme une voleuse… une pauvre fille qui a toujours fait de son mieux. Elle n’a ni amis ni argent, et qui voulez-vous qui l’accueille ? Si vous oubliez qu’elle est de votre sang, les autres, eux, s’en souviendront. Avez-vous songé à ce que diront les gens ?

Zeena attendit un moment, comme pour lui donner le temps de bien mettre en valeur le contraste entre sa propre impassibilité et son agitation à lui. Puis, d’une voix doucereuse, elle reprit :

— Je ne sais trop bien ce que les gens pensent des raisons pour lesquelles nous l’avons gardée si longtemps.

La main d’Ethan lâcha le bouton de la porte, contre laquelle il était resté appuyé. La riposte de sa femme était comme un coup de couteau qui lui eût coupé les jarrets, et brusquement il se sentit tout faible et désarmé.

Il avait songé à s’humilier, à lui rappeler qu’en somme Mattie coûtait bien peu, et qu’au besoin ils pourraient acheter un poêle et dresser un lit dans le grenier pour la servante ; mais les paroles de sa femme venaient de lui révéler le danger de tels plaidoyers.

— Vous voulez donc qu’elle s’en aille… comme ça tout de suite ? interrompit-il, craignant d’entendre Zeena compléter sa phrase.

Comme si elle tenait à lui montrer qu’elle gardait tout son sang-froid elle répondit doucement :

— La servante doit arriver de Bettsbridge demain, et il faudra bien qu’elle ait un endroit où dormir…

Ethan regarda sa femme avec haine. Elle n’était plus cette créature apathique qui avait vécu à côté de lui dans un état d’égoïsme morose, mais un être mystérieux et inconnu déployant une énergie mauvaise qui s’était lentement accumulée pendant les longues années silencieuses. Le sentiment même de son impuissance accroissait son antipathie. Il n’y avait en elle aucune sensibilité, il le savait bien ; mais tant qu’il avait pu rester le maître il ne s’en était pas préoccupé… Aujourd’hui, c’était elle qui le dominait et il la détestait de toute son âme.

Mattie, en effet, était la parente de Zeena, non la sienne. Il n’était donc pas en son pouvoir de contraindre sa femme de garder la jeune fille auprès d’eux… Mais toute la longue misère de sa vie manquée, de ses efforts inutiles et de ses ambitions trompées, lui remontait en cet instant avec amertume à la mémoire, et semblait s’incarner en la femme assise là devant lui, cette femme qui, à chaque tournant de son existence, lui avait barré le chemin. Tout ce qu’il avait souhaité, c’était elle qui l’avait empêché de le réaliser et voici que, maintenant encore, elle prétendait le priver de la seule joie qui lui fît prendre son malheur en patience… Un moment, il sentit jaillir en lui une telle flamme de haine qu’il eut un frisson dans le bras et que son poing se crispa, prêt à tomber sur elle… Brusquement, il fit un pas en avant, et s’arrêta.

— Vous… vous ne descendez pas ? dit-il avec égarement.

— Non ; je crois que je vais m’étendre un peu sur le lit, répondit-elle d’une voix dolente.

Frome lui tourna le dos et sortit. Dans la cuisine Mattie était assise auprès du poêle, le chat roulé sur ses genoux. Lorsque Ethan entra, elle se leva vivement et déposa sur la table le pâté qu’elle tenait au chaud.

— Zeena n’est pas souffrante ? demanda-t-elle.

— Non.

Elle lui jeta un coup d’œil rayonnant.

— Eh bien, alors, asseyez-vous !… Vous devez mourir de faim…

Elle souleva le couvercle, découvrit le pâté, et le poussa devant lui. Ses yeux rieurs semblaient dire : « Nous allons donc avoir une soirée de plus à passer ensemble ? »

Ethan se servit machinalement et commença à manger. Mais l’angoisse le prit à la gorge, et il laissa retomber sa fourchette.

Le tendre regard de Mattie était toujours posé sur lui.

— Qu’y a-t-il donc ? Ce n’est pas bon ? demanda-t-elle.

— Oh ! si, excellent… Seulement, je…

Il repoussa son assiette et se levant brusquement s’approcha de la jeune fille. Les yeux pleins d’effroi, elle se dressa.

— Ethan, il y a quelque chose ! Je m’en doutais bien…

Dans sa terreur elle semblait s’effondrer contre lui. Il la retint, la serra dans ses bras et sentit sur sa joue le frôlement des cils qui palpitaient comme des papillons pris dans un filet.

— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? balbutiait-elle.

Mais il avait enfin trouvé ses lèvres et s’y désaltérait, inconscient de tout ce qui n’était pas ce bonheur…

Mattie s’abandonna un instant, emportée dans le même courant rapide ; puis, pâle et troublée, elle se dégagea et fit un pas en arrière. Son regard muet déchira le cœur de Frome. Il poussa un cri de détresse comme s’il la voyait se noyer dans un rêve.

— Vous ne pouvez pas partir, Mattie ! Je ne le veux pas ! Entendez-vous ?

— Partir… partir ? répéta-t-elle. Je dois donc partir ?…

Ces mots continuaient de vibrer entre eux. On eût dit une torche d’alarme passée de main en main et jetant des lueurs fugitives sur un paysage nocturne.

Ethan était honteux de son propre manque de sang-froid. Il rougissait de lui avoir si brutalement appris cette nouvelle. La tête lui tournait : il dut s’appuyer à la table. Il croyait encore embrasser Mattie et cependant il mourait de la soif de ses lèvres.

— Ethan, qu’est-il arrivé ? Est-ce que Zeena m’en veut ?

Ce cri le raffermit, tout en accroissant sa colère et sa pitié.

— Non, non, ce n’est pas cela, dit-il d’une voix qu’il cherchait à rendre rassurante. Mais ce nouveau, docteur l’a effrayée. Vous savez que lorsqu’elle consulte un nouveau médecin elle croit toujours tout ce qu’il lui dit. Et celui-ci lui a affirmé qu’elle ne se rétablirait qu’à la condition de se reposer et de ne pas faire de travaux de ménage… pendant des mois…

Il s’arrêta, évitant misérablement le regard de Mattie. Un instant, elle demeura silencieuse devant lui, pliée comme une branche à demi rompue : elle était si petite et si frêle qu’il eut le cœur serré.

Soudain, elle redressa la tête et le regarda bien dans les yeux :

— Et elle veut engager à ma place quelqu’un de plus robuste. Est-ce bien cela ?

— C’est ce qu’elle dit ce soir.

— Si elle le dit ce soir, elle le dira demain…

Tous deux se turent. Ils savaient que Zeena ne se déjugeait jamais et que, pour elle, une résolution prise équivalait à un acte accompli.

Il y eut entre eux un long silence. Mattle dit enfin, à voix basse :

— Ethan, n’ayez pas trop de chagrin…

— Mon Dieu !… mon Dieu !… gémit-il.

L’accès de passion qui l’avait secoué se fondait en une tendresse douloureuse. Il vit les larmes vite refoulées sous les paupières frémissantes de Mattie, et il eut envie de la prendre dans ses bras pour la consoler.

— Vous laissez refroidir le souper, lui rappela-t-elle avec un pâle sourire.

— Mattie, Mattie… où irez-vous ?

Les yeux de la jeune fille s’abaissèrent à nouveau, et une lueur d’inquiétude traversa son visage. Ethan s’aperçut que pour la première fois la pensée de l’avenir se dressait devant elle.

— Je trouverai quelque travail à Stamford, dit-elle d’une voix mal assurée, comme si elle savait qu’Ethan devinait qu’elle n’en gardait guère l’espoir.

Il se laissa retomber sur sa chaise, et se cacha la tête dans les mains. À l’idée qu’elle s’en irait toute seule à la recherche d’une place, le désespoir s’empara de lui. Dans l’unique endroit où elle était connue, elle ne trouverait qu’indifférence ou animosité, et dans d’autres villes, quelle chance avait-elle de se tirer seule d’affaire, sans expérience, sans entraînement, parmi les millions de pauvres gens à l’affût d’ouvrage ? Il se souvint de tristes histoires entendues naguère à Worcester… il revit les visages flétris de certaines jeunes filles dont la première jeunesse avait été aussi protégée que celle de Mattie… Il ne pouvait y songer sans une révolte de tout son être. Brusquement, il se redressa.

— Vous ne pouvez pas partir, Mattie ! Je ne le permettrai pas ! Elle a toujours fait à sa guise, mais cette fois ce sera mon tour…

Mattie fit un geste rapide et Frome entendit le pas de sa femme derrière lui…

Zeena entrait dans la pièce en traînant ses savates éculées. Elle s’assit tranquillement à la table, prenant sa place habituelle entre son mari et sa cousine.

— Je me sens un tout petit peu mieux, et le docteur Buck m’a conseillé de manger le plus possible pour soutenir mes forces, même si je n’ai pas d’appétit, dit-elle d’une voix geignante, tendant la main pour que Mattie lui passât la théière. Sa « belle robe » avait été remplacée par la percale foncée et le châle de tricot brun qui formaient son habillement de tous les jours ; et avec ces vêtements elle avait repris son visage et ses manières accoutumés.

Elle se versa du thé, y ajouta une grande quantité de lait, et se servit largement de pâté et de pickles ; puis elle fit le geste familier d’ajuster son râtelier avant de commencer à manger. Câlin et insinuant, le chat vint se frotter contre sa jupe, et elle se pencha pour le caresser.

— Bon Pussy ! dit-elle, et elle lui tendit un morceau de viande qu’elle prit dans son assiette.

Ethan était assis près d’elle, silencieux. Il n’essaya même pas de manger, mais Mattie grignota vaillamment quelques bouchées, tout en interrogeant Zeena sur sa visite à Bettsbridge.

Celle-ci lui répondit de son ton habituel, et même s’échauffant sur le sujet elle leur fit une description imagée de plusieurs cas de maladies intestinales parmi ses parents et amis de Bettsbridge. Pendant qu’elle parlait, le regard posé sur Mattie, un faible sourire creusait des lignes verticales de son nez à son menton,

Lorsque le souper fut achevé, elle se leva et appuya la main sur sa poitrine décharnée, au-dessus de la région du cœur :

— Vos pâtés sont toujours une idée trop lourds, Matt, dit-elle sans acrimonie. Il lui arrivait rarement d’abréger ainsi le nom de la jeune fille, et, quand elle le faisait, c’était un signe de bonne humeur.

— J’ai bien envie d’aller chercher ces poudres pour l’estomac, que j’ai rapportées l’an dernier de Springfield, continua-t-elle en se levant. Je n’en ai pas pris depuis quelque temps : peut-être me feront-elles passer mes aigreurs.

Mattie leva les yeux.

— Voulez-vous que j’aille les chercher, Zeena ? risqua-t-elle.

— Non. Vous ne savez pas où je les mets, répondit mystérieusement Zeena.

Elle sortit de la cuisine et Mattie se mit à desservir. Comme elle passait auprès de la chaise d’Ethan leurs regards se croisèrent : ils exprimaient une même désolation. Autour d’eux, la cuisine tiède et silencieuse semblait aussi paisible que la nuit précédente. Le chat avait sauté sur le fauteuil de Zeena et le parfum âcre et subtil des géraniums se dégageait à la chaleur du feu. Péniblement Ethan se redressa.

— Je sors un peu pour voir si tout va bien, dit-il.

Et il se dirigea vers l’antichambre pour prendre sa lanterne.

Sur le seuil, il rencontra sa femme qui rentrait. Les lèvres de Zeena tremblaient d’émotion, et son visage jaunâtre était marbré de colère. Le châle avait glissé de ses épaules et pendait sur ses savates : dans la main elle tenait les débris du plat de verre rouge.

— Je voudrais bien savoir qui a cassé mon plat, dit-elle, jetant un regard sévère sur son mari et sur la jeune fille.

Ni l’un ni l’autre ne répondit, et elle continua d’une voix étranglée :

— J’étais allée prendre mes poudres, que j’avais cachées dans le vieil étui à lunettes de mon père, en haut de l’armoire, à l’endroit où je mets les choses auxquelles je tiens de façon à ce qu’on ne puisse pas y toucher…

La voix lui manqua ; deux petites larmes tombèrent de ses paupière sans cils et coulèrent lentement le long de ses joues.

— Il faut prendre l’escabeau pour atteindre la planche du haut, et j’avais mis là le plat aux pickles que la tante Philura Maple nous avait donné pour notre mariage… Je ne le déplaçais jamais sauf pour le nettoyage du printemps, et alors c’était moi qui le descendais de mes propres mains, afin d’être bien sûre qu’il ne fût pas cassé…

Elle posa avec respect les fragments de verre sur la table.

— Encore une fois, je veux savoir qui a fait cela, dit-elle d’une voix chevrotante.

À cet appel, Ethan revint et regardant sa femme en face :

— Si vous tenez à le savoir, c’est le chat…

— Le chat ?

— Oui, le chat…

Elle le regarda fixement ; puis, tournant les yeux vers Mattie, elle reprit :

— Je serais curieuse de savoir comment le chat a pu entrer dans l’armoire.

— En chassant une souris, sans doute, repartit Ethan. Il y en avait une hier soir qui trottait tout le temps autour de la cuisine.

Zeena continuait à les observer tous deux, tour à tour ; à la fin, elle eut un accès de son petit rire étrange.

— Je savais que mon chat était un chat remarquable dit-elle d’une voix perçante, mais je ne le croyais pas assez adroit pour ramasser les débris de mon plat, et les replacer sur la planche même d’où il l’avait fait tomber.

Brusquement, Mattie sortit ses bras de l’eau fumante.

— Ce n’est pas la faute d’Ethan, Zeena. Oui, c’est vrai, c’est le chat qui a cassé le plat mais c’est moi qui l’avais descendu de l’armoire. Je suis donc seule à blâmer.

Zeena restait debout devant les débris de son trésor immobile et raide comme la statue du ressentiment.

— Vous aviez descendu mon plat ?… Et pourquoi faire, je vous prie ?

Une légère rougeur colora les joues de Mattie.

— Je voulais décorer la table, dit-elle.

— Ah ! vous vouliez décorer la table ? Et vous attendiez que j’eusse le dos tourné pour le faire ? Et vous avez choisi pour cela l’objet auquel je tenais le plus, celui dont je ne voulais jamais me servir, même quand le pasteur venait dîner, ou tante Martha Pierce…

Zeena s’arrêta pour reprendre haleine. Elle semblait terrifiée par sa propre évocation du sacrilège.

— Vous êtes une mauvaise fille, Mattie Silver, et je vous ai toujours jugée telle… Vous marchez sur les traces de votre père… On m’avait bien prévenue, d’ailleurs, quand je vous ai recueillie. Aussi avais-je placé les objets auxquels je tenais en un endroit que vous ne pouviez atteindre. Et voilà que vous avez trouvé moyen de me briser celui qui m’était le plus cher de tous…

Ses paroles furent coupées par une courte crise de sanglots, vite réprimés.

— Si j’avais suivi les conseils de mes amis, il y a longtemps que je vous aurais renvoyée, et ce malheur ne serait pas arrivé, dit-elle.

Elle rassembla les morceaux de verre, et sortit lentement de la cuisine, comme si elle eût porté un mort dans ses bras décharnés…


VIII


Quand Ethan était revenu de Worcester à la ferme, sa mère lui avait donné, pour son usage personnel, une petite pièce inhabitée, attenant au « parlour[8] ». Il y avait doué lui-même des rayons pour ses livres, construit la charpente d’un divan, étalé dessus un vieux matelas, disposé ses papiers sur une table de bois blanc et accroché au mur dénudé une gravure d’Abraham Lincoln et un « Calendrier des Poètes ». Avec ces maigres moyens il avait cherché à se constituer un « cabinet de travail », comme celui d’un pasteur de Worcester chez lequel il avait fréquenté, et qui lui avait prêté des livres. C’était dans cette pièce qu’il se réfugiait encore pendant l’été, mais ayant dû donner son poêle pour la chambre de Mattie, lors de l’arrivée de la jeune fille à la ferme, il ne pouvait plus se tenir dans son « cabinet de travail » pendant l’hiver.

Après la scène pénible qui venait d’avoir lieu dans la cuisine, la maison était rentrée dans le calme. Lorsque Ethan monta dans la chambre il entendit, du lit, la respiration régulière de Zeena. Pour cette nuit la discussion était donc terminée… Il redescendit et gagna sa retraite.

Quand sa femme eut quitté la cuisine, Mattie et lui y était demeurés en face l’un de l’autre, sans chercher à se rapprocher. La jeune fille avait achevé de ranger, et lui-même, comme tous les soirs, avait pris sa lanterne pour aller faire au dehors la ronde habituelle. Au retour il avait trouvé la cuisine vide, mais sur la table étaient posées sa pipe et sa blague et, dessous, un bout de papier arraché à un catalogue de grainetier, qui portait ces mots : « Ne vous tourmentez pas, Ethan… »

Pénétrant dans son « cabinet de travail » sombre et glacé, il plaça sa lanterne sur son bureau et, penché vers la lumière, il lut et relut le petit mot de Mattie. C’était la première fois qu’elle lui écrivait et le fait de tenir ce papier entre les mains lui procura une sensation d’intimité nouvelle. En même temps, il songea douloureusement que tel serait désormais leur unique moyen de communiquer, et son angoisse s’en accrut. À la place du sourire de Mattie et du son de sa voix, il n’aurait plus d’elle que des pages inanimées, des paroles écrites…

Un instinct de rébellion grondait sourdement en lui. Il était trop jeune, trop robuste, trop bouillonnant de sève pour assister sans révolte à l’écroulement de ses espérances. Lui faudrait-il user toute sa vie à vivre auprès d’une femme aigrie et maussade ? Il avait eu d’autres aspirations : ces aspirations il avait dû les sacrifier, une à une, à l’étroitesse d’esprit et à l’ignorance de Zeena ; et, en fin de compte, qu’avait-il retiré de ces sacrifices ? Sa femme était cent fois plus maussade et plus acariâtre qu’au temps où il l’avait épousée : la seule joie qu’elle parût ressentir était de le faire souffrir. Tous ses instincts d’être jeune et bien portant se soulevaient contre l’inutilité de ses souffrances…

Il s’enveloppa dans sa vieille pelisse de raton pelée et s’allongea sur le divan. Sous sa joue, il sentit un objet dur et bosselé. C’était un coussin que Zeena avait brodé pour lui au temps de leur fiançailles, le seul travail à l’aiguille qu’il lui eût jamais vu faire. Il le lança sur le plancher et appuya sa tête contre le mur…

Ethan connaissait un jeune homme à peu près de son âge habitant l’autre versant de la montagne, qui s’était évadé d’une vie comme la sienne en emmenant en Californie une jeune fille qu’il aimait. Sa femme avait divorcé ; il avait épousé sa compagne, et il était heureux. L’été précédent, Frome avait rencontré le nouveau ménage à Shadd’s Falls où il se trouvait en visite chez des parents. Une petite fille était née du mariage : elle avait de jolis cheveux blonds et bouclés, et on l’habillait en princesse, avec un médaillon en or autour du cou… La première femme du jeune homme n’avait pas mal réussi non plus. Son mari, en la quittant lui avait laissé la ferme, qu’elle avait bien vendue et le produit tiré de cette vente, joint à sa pension alimentaire, lui avait permis d’ouvrir à Bettsbridge un restaurant qui prospérait.

Cette histoire revint soudain à l’esprit de Frome. Pourquoi, quand Mattie partirait le lendemain, ne l’accompagnerait-il pas, au lieu de la laisser s’en aller toute seule ? Il cacherait sa valise sous le siège du traîneau ; Zeena ne se douterait de rien jusqu’au moment où elle monterait dans la chambre faire son somme quotidien : à ce moment seulement elle trouverait une lettre de son mari sur son lit…

Il était encore à l’âge où l’acte succède aussitôt à la pensée. Il se remit sur pied, ralluma la lanterne et s’assit à son bureau. Il fouilla dans le tiroir, prit une feuille de papier et se mit à écrire :

Zeena, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu faire et je ne vois pas à quoi cela a servi. Ce n’est sans doute pas de votre faute ; et ce n’est certes pas de la mienne. Peut-être vaut-il mieux nous séparer. Je m’en vais dans l’Ouest tenter la chance. Je vous laisse la ferme et la scierie. Vous pouvez les vendre et garder l’argent.

Sa plume s’arrêta sur ce mot, qui brutalement le ramenait à la réalité impitoyable. S’il donnait la ferme et la scierie à Zeena, que lui resterait-il à lui-même pour se refaire une vie ? Une fois dans l’Ouest il était bien certain de trouver du travail. Seul, il n’eût pas craint de risquer l’aventure. Mais avec Mattie la situation serait autre… Et quel serait, d’autre part, le sort de Zeena ? La maison et la scierie étaient hypothéquées jusqu’à la limite de leur valeur. Dans le cas déjà improbable, où elles trouveraient acquéreur, il était douteux que sa femme retirât de la vente plus d’un millier de dollars. En attendant, comment pourrait-elle exploiter la propriété ? C’était seulement par un labeur incessant et une surveillance personnelle qu’il arrivait, lui, à en tirer un maigre rendement ; et, même en admettant que sa femme fût en meilleure santé qu’elle ne se l’imaginait, jamais elle ne parviendrait à porter seule un pareil fardeau.

Elle pourrait, il est vrai, rentrer dans sa famille : elle verrait alors ce que ses parents étaient prêts à faire pour elle. C’était la solution qu’elle imposait à Mattie ; pourquoi ne pas lui laisser courir le risque elle-même ? Lorsqu’elle aurait découvert où les amoureux s’étaient établis, et qu’elle intenterait une action en divorce, il serait vraisemblablement en mesure de lui servir une pension alimentaire convenable ; tandis que Mattie, chassée seule de la ferme, aurait bien moins de facilité à se tirer d’affaire.

Il avait bouleversé son bureau en cherchant une feuille de papier. Comme il reprenait la plume, il vit au fond du tiroir un vieux numéro du Bettsbridge Eagle. La page des annonces était sous ses yeux, et il y lut : « Excursions dans l’Ouest ; tarifs réduits… »

Il rapprocha la lumière et parcourut la liste des prix. Le journal lui tomba des mains. Il poussa loin de lui la lettre inachevée…

L’instant d’avant, il s’était demandé comment ils vivraient, Mattie et lui, une fois arrivés dans l’Ouest. Et maintenant il se rendait compte qu’il n’avait même pas l’argent du voyage ! Emprunter était hors de question. Six mois auparavant il avait donné sa dernière garantie pour obtenir des fonds nécessaires à la réparation de la scierie, et il savait bien que, sans garantie, il ne trouverait personne dans Starkfield pour lui prêter dix dollars. Les faits inexorables s’abattaient sur lui comme les mains d’un geôlier attachant les menottes à un forçat. Il n’y avait pour lui aucune issue… aucune. Il était prisonnier pour la vie ; et le seul rayon de lumière qui éclairait sa nuit était sur le point de s’évanouir.

Il s’affala lourdement sur le divan. Tous ses membres étaient si lourds qu’il avait l’impression de ne plus jamais pouvoir les remuer. Des larmes lui emplirent la gorge et creusèrent un sillon brûlant jusqu’à ses paupières…

Tandis qu’il demeurait ainsi étendu dans l’obscurité, la fenêtre en face de lui s’éclaira peu à peu, encadrant un coin de ciel d’une clarté laiteuse. Une branche tordue s’y profilait : une branche de ce pommier sous lequel, en rentrant de la scierie, il trouvait parfois Mattie assise pendant les soirs d’été. Lentement, le voile des vapeurs pluvieuses prit feu et se déchira, et l’astre apparut, tout pur, suspendu dans la nuit bleue.

Ethan se dressa sur le coude et regarda le paysage qui blanchissait peu à peu et arrondissait ses contours sous la sculpture de la lune. C’était cette nuit même qu’ils devaient, Mattie et lui, aller au village pour leur partie de luge ; et voilà que devant lui s’allumait la lampe qui les eût éclairés ! Le cœur lourd, il contemplait les pentes lumineuses, les bois sombres auréolés d’argent, les collines nébuleuses se confondant avec le bleu violacé de l’horizon ; et il lui sembla que la nature étalait devant lui toute cette beauté nocturne pour mieux se jouer de son désespoir.

Il s’assoupit… Lorsqu’il se réveilla, le froid de l’aube d’hiver emplissait la chambre. Il était gelé et courbaturé. Il avait faim et en était honteux. Il se frotta les yeux et s’approcha de la fenêtre. Un soleil rouge paraissait à peine au-dessus de la morne étendue de champs gris ; contre son disque en feu les arbres se dessinaient noirs et grêles. « C’est le dernier jour de Mattie », se dit-il… Et il essaya de se représenter ce que serait la maison sans elle.

Tandis qu’il demeurait ainsi, il entendit des pas derrière lui et Mattie entra.

— Oh ! Ethan… c’est ici que vous avez passé la nuit ?

Dans sa pauvre robe étriquée, la tête enveloppée de son écharpe rouge, sous la lumière blafarde qui accusait sa pâleur, elle paraissait si maigre, si grelottante, qu’il ne trouva pas un mot à lui répondre.

— Vous devez être gelé, continua-t-elle, fixant sur lui des yeux las.

Il fit un pas vers elle.

— Comment saviez-vous que j’étais ici ?

— Je vous ai entendu redescendre l’escalier hier soir, et toute la nuit j’ai prêté l’oreille… vous n’êtes pas remonté…

Toute la tendresse de Frome reflua à ses lèvres. Il regarda Mattie et lui dit :

— Je vais venir tout de suite allumer le feu de la cuisine.

Ils allèrent ensemble à la cuisine, et Ethan apporta le petit bois et le charbon ; puis il nettoya le fourneau. Pendant ce temps, Mattie mettait sur la table le pot de lait et les restes froids du pâté.

Lorsque la chaleur commença à monter du poêle et que le premier rayon de soleil s’allongea sur le plancher de la cuisine, les sombres pensées d’Ethan se dissipèrent dans la tiédeur environnante. La vue de Mattie, vaquant à sa besogne comme il la voyait faire tous les matins, l’empêchait de croire qu’elle pût jamais cesser de partager sa vie. Il se disait qu’il avait sans doute exagéré la portée des menaces de Zeena et qu’elle-même, avec le jour, deviendrait plus accessible à la raison.

Se dirigeant vers Mattie, qui était penchée au-dessus du fourneau, il posa la main sur son bras :

— Il ne faut pas vous tourmenter, vous non plus, dit-il, la regardant dans les yeux avec un sourire.

Elle devint toute rouge et murmura :

— Non, Ethan, je ne me tourmenterai pas…

— Les choses s’arrangeront…

Un rapide battement des paupières fut la seule réponse qu’elle lui fit… Il continua :

— Elle n’a rien dit, ce matin ?

— Non… Je ne l’ai pas encore vue…

— Ne faites pas attention à ce qu’elle pourra vous dire.

Ils se séparèrent, et Ethan se rendit à l’étable. En sortant de la maison il vit Jotham Powell qui montait la colline, dans la brume matinale : sa vue augmenta encore le sentiment de sécurité d’Ethan.

Tandis que les deux hommes nettoyaient les stalles des vaches, Jotham lui dit, en s’appuyant sur sa fourche :

— Daniel Byrne doit aller aux Flats à midi : il pourra emporter la malle de Mattie. Ça nous gênerait plutôt dans le cutter, quand je la conduirai à la gare.

Ethan lui jeta un coup d’œil stupéfait et Jotham continua :

— Mrs. Frome m’a dit que je devais prendre la nouvelle servante à la gare des Flats à cinq heures, et qu’en même temps je pourrais y conduire Mattie, de façon à ce qu’elle puisse attraper le train de six heures pour Stamford.

Le sang d’Ethan bourdonnait dans ses tempes. Il lui fallut un moment pour retrouver la parole ; puis il dit négligemment :

— Il n’est pas encore certain que Mattie parte…

— Ah ! bon, répondit Jotham d’une voix indifférente. Et ils se mirent tous deux à la besogne.

Lorsqu’ils rentrèrent dans la cuisine, les deux femmes s’étaient déjà attablées. Zeena paraissait plus éveillée et plus active que de coutume. Elle but coup sur coup deux tasses de café et donna au chat les miettes du pâté. Puis elle se leva et, allant vers la fenêtre, enleva aux géraniums deux ou trois feuilles jaunies.

— Ceux de tante Martha n’ont pas une feuille morte ; mais voilà, les plantes dépérissent toujours quand on ne les soigne pas, dit-elle sur un ton pensif. Puis elle se retourna vers Jotham et lui demanda :

— À quelle heure Daniel Byrne passera-t-il ?

Le journalier lança un coup d’œil hésitant à Ethan.

— Vers midi.

— Votre malle est trop lourde pour le cutter, continua Zeena en s’adressant à Mattie ; Daniel Byrne la portera aux Flats…

— Je vous remercie, Zeena.

— Il y a plusieurs choses que je voudrais passer en revue avec vous, poursuivit-elle d’une voix impassible. Il manque une serviette de grosse toile, et puis je me demande ce que vous avez pu faire du porte-allumettes, qui se trouvait toujours dans le parlour, derrière le hibou empaillé.

Elle sortit suivie de Mattie, et lorsque les hommes se retrouvèrent seuls, Jotham dit à Frome :

— Vaut mieux laisser venir Daniel…

Ethan termina sa besogne accoutumée à la ferme et aux écuries. Puis il annonça à Jotham :

— Je vais à Starkfield. Dites que l’on ne m’attende pas pour le dîner.

De nouveau, il se sentait pris d’une fièvre de révolte. Ce qui lui avait semblé incroyable à la lumière du jour était cependant en voie de réalisation, et il lui faudrait assister en spectateur impuissant au renvoi de Mattie ! Humilié dans sa fierté d’homme par le rôle qu’il était obligé de tenir, il se demandait avec amertume ce que Mattie pouvait bien penser de lui. Tandis qu’il s’acheminait vers le village, des résolutions contradictoires se débattaient en lui. Il voulait faire quelque chose, mais il ne savait pas encore ce qu’il ferait…

Le brouillard du matin s’était dissipé, et les champs neigeux s’étendaient sous le soleil comme un immense bouclier d’argent. C’était une de ces journées où le scintillement du froid est adouci comme par une vaporeuse buée de printemps. Chaque pas sur cette route évoquait pour Ethan le souvenir de Mattie. À toutes les branches nues se dessinant contre le ciel et au fouillis roussâtre du talus qui bordait le chemin creux, flottaient les souvenirs de leur intimité passée. La roulade d’un oiseau dans un frêne au bord de la route résonna au milieu de l’air calme comme le rire même de la jeune fille : et le cœur d’Ethan se contracta, puis s’élargit à nouveau. Il sentit alors qu’à tout prix il fallait agir.

Soudain il se dit qu’Andrew Hale avait le cœur généreux, et que peut-être il reviendrait sur son refus s’il apprenait que l’état de santé de Zeena forçait les Frome à prendre une servante. Hale, après tout, était assez au courant de la situation d’Ethan pour que celui-ci pût, sans un trop grand sacrifice d’amour-propre, tenter une nouvelle démarche. Et d’ailleurs, dans ce drame passionné qui se jouait en son âme, de tels scrupules ne comptaient plus guère.

Plus il songeait à son projet, plus celui-ci lui semblait réalisable. S’il pouvait parler à Mrs. Hale, il était certain du succès ; et avec cinquante dollars en poche rien ne pourrait plus l’empêcher d’accompagner Mattie…

Pour le moment, l’essentiel était d’atteindre Starkfield avant que Hale ne partît pour son travail. Frome savait que l’entrepreneur devait quitter le village de bonne heure afin d’aller surveiller une construction sur la route de Corbury. Les longues enjambées du jeune homme devinrent plus rapides à mesure que ses pensées s’accéléraient, et, comme il arrivait au pied de la montée de la School House, il vit au loin le traîneau du constructeur. Il hâta le pas, mais en approchant il s’aperçut que le traîneau était conduit par le plus jeune fils de Hale. À son côté se trouvait Mrs. Hale, si emmitouflée qu’elle ressemblait à un gros cocon de chenille auquel on aurait mis des lunettes. Ethan leur fit signe d’arrêter, et Mrs. Hale se pencha vers lui, souriant de toutes ses bonnes rides roses.

— Mr. Hale ? Je crois bien. Vous le trouverez à la maison. Il n’est pas à son travail ce matin… Il s’est réveillé avec un peu de lumbago, et je viens de lui poser un des emplâtres du docteur Kidder, en lui recommandant de ne pas quitter le coin du feu.

Jetant un regard maternel sur Frome, elle se pencha davantage pour ajouter :

— Mr. Hale vient justement de m’apprendre que Zeena a été à Bettsbridge consulter un nouveau médecin. Je suis vraiment désolée qu’elle soit toujours si souffrante. J’espère que le docteur Buck lui fera du bien, Je ne connais personne dans le pays qui ait été plus éprouvé que Zeena. Je dis souvent à mon mari que je ne sais pas ce qu’elle serait devenue si vous n’aviez pas été là. Je le disais déjà autrefois, à propos de votre mère. Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre Ethan…

Elle le salua d’un dernier petit signe de tête amical, tandis que son fils encourageait le cheval de la voix. Ethan demeura au milieu de la route, et regarda le traîneau s’éloigner…

Il y avait longtemps qu’on ne lui avait parlé avec autant de bonté. La plupart des gens étaient indifférents à ses soucis ou enclins à trouver tout naturel qu’un jeune homme de son âge eût porté sans murmurer le fardeau de trois existences avortées. Mais Mrs. Hale lui avait dit : « Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre Ethan… », et il se sentait moins isolé dans son malheur. Puisque les Hale le plaignaient, ils répondraient sûrement à son appel…

Il se remit en marche, mais au bout de quelques mètres le sang lui monta brusquement au visage. Pour la première fois à la clarté des mots qu’il venait d’entendre, il discernait nettement ce qu’il était sur le point de faire. Il était parti de chez lui avec l’intention de profiter de la sympathie des Hale pour leur soutirer, sous un faux prétexte, l’argent qui lui eût permis d’enlever Mattie Silver. C’était là la raison secrète qui l’avait conduit à Starkfield…

Il perçut brusquement l’extrémité à laquelle sa folie l’avait porté ; et aussitôt la folie tomba, et sa vie lui apparut telle qu’elle était réellement. Il était un homme pauvre, le mari d’une femme malade, que son abandon eût laissée seule et sans ressources ; et même s’il avait eu le cœur de l’abandonner, il n’eût pu le faire qu’en abusant deux braves gens qui lui avaient témoigné de la sympathie.

Il rebroussa chemin et reprit lentement la route de la ferme.


IX


Daniel Byrne était assis dans son traîneau, devant la porte. Son cheval gris piétinait la neige et secouait sans cesse sa longue tête méchante.

Ethan rentra dans la Cuisine. Il trouva sa femme auprès du poêle. Sa tête était enveloppée d’un châle, et elle lisait un livré intitulé : Les maladies de rein et leur guérison, pour lequel Ethan avait dû payer, quelques jours auparavant, un assez lourd port supplémentaire.

À son entrée, Zeena demeura immobile, les yeux toujours fixés sur son livre. Il attendit un instant, puis il lui demanda :

— Où est Mattie ?

Tout en continuant de lire, elle lui répondit :

— Elle est sans doute en train de descendre sa malle.

Le sang colora le visage de Frome.

— Elle descend sa malle… toute seule ?…

— Jotham Powell est reparti pour le taillis et Daniel Byrne n’ose pas quitter son cheval…

Ethan n’écouta même pas la fin de la phrase. Il grimpa l’escalier d’un trait. La porte de la chambre de Mattie était fermée et il hésita une seconde sur le palier.

— Matt, dit-il à voix basse.

Elle ne répondit pas et il posa la main sur le loquet. Il n’avait pénétré qu’une fois dans la chambre de la jeune fille. C’était au début de l’été, quand il y était entré pour couler du plâtre au bord du toit. Mais il conservait dans sa mémoire le souvenir fidèle de tout ce qu’il y avait vu : le lit étroit avec son couvre-pied rouge et blanc, la jolie pelote sur la commode, et, au mur, une photographie agrandie de Mrs. Silver, dans un cadre de métal argenté, surmonté de monnaies du pape.

Maintenant tout ce qui lui appartenait avait été enlevé de la pièce : elle était aussi nue, aussi peu accueillante que lorsque Zeena y avait introduit la jeune fille le jour de son arrivée. La malle était au milieu du parquet et Mattie était assise dessus, vêtue de sa robe des dimanches. Elle tournait le dos à la porte et cachait sa figure entre ses mains. À travers ses sanglots elle n’avait point entendu l’appel de Frome, et elle n’entendit son pas qu’au moment où il lui posa les mains sur les épaules.

— Oh ! Matt… je vous en supplie… ne pleurez pas ainsi…

Elle sursauta, se dressa, et tourna vers lui son visage baigné de larmes.

— Ethan… je croyais que je ne vous reverrais plus !…

Il la prit dans ses bras, la serra contre lui et d’une main tremblante caressa les cheveux épars sur son front.

— Ne plus me revoir… Que voulez-vous dire ?…

Entre deux sanglots elle reprit :

— Vous aviez prévenu Jotham qu’on ne vous attendît pas pour le dîner, et alors j’ai cru…

Il acheva la phrase avec amertume :

— Vous avez cru que j’avais l’intention de ne pas revenir ?

Sans répondre, elle se pendit à son cou ; il posa les lèvres sur ses cheveux, qui avaient la souplesse et la douceur de certaines mousses sur des pentes tiédies, et qui dégageaient la senteur aromatique de la sciure de bois au soleil.

À travers la porte ils entendirent la voix de Zeena qui criait :

— Daniel Byrne dit que vous ferez bien de vous dépêcher si vous voulez qu’il emporte votre malle.

Ils s’écartèrent l’un de l’autre, le visage navré. Des mots de révolte montèrent aux lèvres de Frome, mais y moururent. Mattie chercha son mouchoir et se sécha les yeux ; puis, se penchant, elle saisit une des poignées de la malle.

Ethan l’écarta aussitôt.

— Laissez cela, Mattie, ordonna-t-il.

Elle répondit :

— Il faut être deux pour pouvoir tourner le coin…

Ethan, sans plus discuter, s’empara de l’autre poignée, et ensemble ils portèrent la malle sur le palier.

— Maintenant, laissez-moi faire, dit-il.

Il chargea le colis sur son épaule, descendit l’escalier et traversa la cuisine. Zeena, toujours assise auprès du poêle, s’était replongée dans la lecture : elle ne leva même pas les yeux quand il passa. Mattie le suivit jusqu’à la porte d’entrée et l’aida à placer la malle à l’arrière du traîneau. Puis, à côté l’un de l’autre, ils demeurèrent sur le seuil à regarder Daniel Byrne s’éloigner au grand trot de son cheval impatient.

Il semblait à Ethan que son cœur était ligoté par des cordes qu’une main invisible resserrait à chaque tic tac de la pendule. Deux fois il ouvrit la bouche pour adresser la parole à Mattie, et deux fois le souffle lui manqua. Enfin, comme elle se retournait pour rentrer, il posa la main sur son bras et la retint.

— Je vous conduirai moi-même, Mattie, dit-il.

Elle murmura à mi-voix :

— Je crois que Zeena préférerait que j’aille avec Jotham.

— Je vous conduirai moi-même, répéta-t-il.

Sans répondre, elle rentra dans la cuisine.

Au repas de midi, Ethan fut incapable de manger. Dès qu’il levait les yeux il voyait devant lui le visage pincé de Zeena et le sourire qui faisait remonter les coins de ses lèvres étroites. Elle mangeait abondamment, déclarant que le temps doux l’avait remontée ; et elle, qui d’habitude n’encourageait guère l’appétit de Jotham Powell, insista pour qu’il reprît des flageolets.

Le repas achevé, Mattie, comme à l’ordinaire, se mit à débarrasser le couvert et à laver la vaisselle. Zeena, après avoir donné au chat sa pâtée, était revenue s’installer auprès du feu. Enfin, Jotham Powell, qui demeurait toujours le dernier à table, quitta lentement sa chaise et se dirigea vers la porte.

Sur le seuil il se retourna et s’adressant à Ethan :

— À quelle heure dois-je venir prendre Mattie ? demanda-t-il.

Ethan se tenait auprès de la fenêtre ; il bourrait machinalement sa pipe tout en regardant Mattie aller et venir. Il répondit :

— Je la conduirai moi-même.

Il vit la rougeur monter aux joues de la jeune fille, tandis que Zeena levait brusquement la tête.

— J’aurai besoin de vous cet après-midi, Ethan, dit-elle. Jotham conduira Mattie à la gare.

Mattie implora Frome du regard, mais il répéta d’un ton bref :

— Je la conduirai moi-même.

Zeena reprit :

— J’ai besoin de vous pour réparer le poêle de la chambre de Mattie, avant que la servante n’arrive. Voici plus d’un mois qu’il ne tire plus.

Ethan repartit sur un ton indigné :

— Ce qui suffisait pour Mattie est bien assez bon pour une servante.

Zeena poursuivit avec la même douceur monotone :

— Elle m’a dit qu’elle avait l’habitude de servir dans des maisons chauffées au calorifère.

— Elle aurait mieux fait d’y rester, lança-t-il.

Et se tournant vers Mattie, il ajouta d’une voix dure :

— Vous vous tiendrez prête pour trois heures. J’ai à faire à Corbury.

Jotham Powell s’était déjà mis en route pour l’écurie. Ethan le suivit. Ses tempes battaient, et il était aveuglé par une rage muette. Il se mit à l’ouvrage, sans savoir quelle force le dirigeait ni comment ses pieds et ses mains exécutaient ses ordres. Ce ne fut qu’au moment où il sortit l’alezan et le fit entrer dans les brancards du traîneau qu’il reprit conscience de ses actes. Tandis qu’il passait la bride par-dessus la tête du cheval et qu’il enroulait les traits autour des brancards, il se souvint de l’après-midi où il avait fait les mêmes préparatifs pour aller au-devant de Mattie, aux Flats, il y avait un peu plus d’un an. Comme aujourd’hui le temps avait été doux, avec un souffle de printemps dans l’air. L’alezan, tournant vers lui le même grand œil cerclé de noir, se frottait le museau de la même façon contre la paume d’Ethan… Un à un les jours qui s’étaient écoulés se dressèrent tous devant lui.

Il jeta la peau d’ours dans le cutter, puis il y grimpa et gagna la maison. Il trouva la cuisine vide ; seuls, le sac de Mattie et son plaid étaient placés auprès de la porte. Il alla jusqu’au pied de l’escalier et prêta l’oreille. Aucun bruit ne venait du premier étage, mais peu de temps après il lui sembla entendre quelqu’un remuer dans son « cabinet de travail ». Il poussa la porte : Mattie, en chapeau et en jaquette, se tenait debout près de la table, lui tournant le dos.

À son approche elle tressaillit et se retourna vivement.

— Est-il temps de partir ? dit-elle.

— Que faites vous ici, Matt ?

Elle le regarda timidement :

— Je jetais un dernier coup d’œil… voilà tout, répondit-elle avec un sourire hésitant.

Ils gagnèrent la cuisine en silence. Ethan prit le sac et le plaid.

— Où est Zeena ? demanda-t-il.

— Elle est montée dans sa chambre tout de suite après le repas. Elle se plaignait encore de ses douleurs, et elle a défendu qu’on la dérangeât.

— Elle ne vous pas dit adieu ?

— Non…

Ethan regarda lentement autour de lui. Il songeait, en frissonnant, que dans quelques heures il rentrerait seul dans cette maison. Puis un sentiment d’irréalité s’empara de lui à nouveau ; et il ne put croire que la jeune fille se trouvait là pour la dernière fois.

— Allons, venez ! dit-il, d’une voix presque enjouée ; et il ouvrit la porte.

Il plaça le sac dans le traîneau et sauta sur la banquette. Mattie s’installa à côté de lui, et il se pencha pour l’envelopper dans la couverture.

— Hop ! en route ! cria-t-il au cheval. Il secoua les guides et le vieil alezan partit d’un pas tranquille.

— Nous avons tout le temps de faire une belle promenade, fit-il ; et cherchant la main de la jeune fille sous la fourrure, il la serra doucement. Le sang lui brûlait le visage, et la tête lui tournait comme si, par un jour de grand froid, il était entré boire un verre au bar de Starkfield.

La barrière franchie, au lieu de gagner le village, il prit à droite dans la direction de Bettsbridge. Mattie demeurait silencieuse et ne manifesta aucune surprise ; mais après un moment elle dit :

— Vous allez faire le tour par Shadow Pond, n’est-ce pas ?

Il se mit à rire et répondit :

— Je savais bien que vous aviez deviné !

Elle se blottit sous la peau d’ours, de telle sorte que, lorsque Ethan, engoncé dans sa pelisse, la regardait de côté, il pouvait tout juste apercevoir le bout de son nez et une boucle brune qui voltigeait. Ils cheminèrent lentement entre les champs qui miroitaient sous le soleil pâle ; puis ils s’engagèrent dans un chemin de traverse bordé de pins et de mélèzes. Au loin, devant eux, s’étendait une ligne de montagnes dont les ondulations blanches, marbrées de futaies brunes, se déroulaient contre le blanc horizon d’hiver. Puis le chemin s’enfonça dans un bois de sapins. Leurs fûts rougissaient à la lueur du soleil couchant, et projetaient sur la neige des ombres d’un bleu transparent.

Sous le toit des arbres, la brise ne se faisait plus sentir. Une tiédeur paisible semblait tomber des branches avec la chute des aiguilles. La neige était si pure que les pattes des écureuils et des oiseaux avaient tracé sur elle des arabesques légères et dentelées. Les pommes de pin bleuissantes, à moitié enfouies dans cette blancheur immaculée, s’en détachaient avec le dur relief d’ornements de bronze.

Ethan conduisait en silence, poussant le cheval vers un endroit où les sapins s’espaçaient ; puis il arrêta le traîneau et fit descendre Mattie.

Tous deux se mirent à marcher entre les troncs aromatiques. La neige durcie craquait sous leurs pas. Ils atteignirent enfin un étang aux rives escarpées et revêtues d’arbres. Une colline abrupte, dressée contre le soleil couchant, allongeait une ombre conique sur la surface gelée de l’eau : cette ombre avait donné son nom à l’étang. C’était un endroit sauvage et retiré, d’où se dégageait une mélancolie morne semblable à celle qui oppressait le cœur d’Ethan.

Parcourant du regard la rive caillouteuse, il découvrit un tronc d’arbre abattu, à moitié enseveli dans la neige.

— C’est ici que nous étions assis le jour du pique-nique, lui rappela-t-il.

Il s’agissait d’une des rares parties de plaisir auxquelles les deux jeunes gens avaient participé, d’un pique-nique organisé par leur paroisse et qui, durant une longue après-midi d’été, avait rempli d’une animation bruyante le petit bois isolé.

Mattie avait prié Frome de l’accompagner et il avait refusé. Mais, vers le coucher du soleil en descendant de la montagne, où il avait été abattre des arbres, il fut surpris par quelques joyeux lurons de la bande et entraîné jusqu’à l’étang. Il avait retrouvé Mattie, entourée de jeunes gens en gaieté, qui préparait du café sur un feu de bohémien. Sous le large bord de son chapeau de paille sa figure ambrée, aux reflets roses, brillait comme une mûre sauvage. Ethan se souvint de s’être senti tout honteux à l’idée de se présenter devant elle dans ses habits de travail. Puis il se rappela la lueur de joie qui avait illuminé les yeux de Mattie à son approche, et la façon dont elle s’était détachée du groupe pour venir au-devant de lui, une tasse à la main. Ils s’étaient assis tous deux sur le tronc abattu près de l’étang, et elle s’était aperçue qu’elle avait perdu son médaillon en or. À sa prière, tous les jeunes gens s’étaient lancés à la recherche du bijou ; ce fut Ethan qui le découvrit le premier, brillant à travers la mousse épaisse…

C’était tout… Mais toute leur intimité était faite de pareils instants de rapprochement muet, où, étonnés et attendris, ils rencontraient le bonheur comme s’ils eussent surpris un papillon dans les bois dénudés et neigeux.

— C’est ici que j’ai retrouvé votre médaillon, dit Ethan, enfonçant le pied dans une touffe de myrtilles.

— Je n’ai jamais vu un œil comme le vôtre, répondit-elle.

Elle s’assit sur le tronc d’arbre, au soleil ; et Ethan se mit à son côté.

— Vous étiez jolie comme un cœur avec votre chapeau rose, lui dit-il.

Tout heureuse, elle répliqua en riant :

— C’était sans doute le chapeau…

Jamais encore ils n’avaient manifesté aussi ouvertement la sympathie qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. Ethan eut un instant l’illusion qu’il était libre et qu’il faisait la cour à la jeune fille qu’il rêvait d’épouser. Il regarda les cheveux de Mattie et éprouva le désir de les caresser de nouveau. Il aurait voulu lui dire qu’ils embaumaient la senteur des bois… mais il ne savait pas exprimer de pareilles choses.

Brusquement, Mattie se leva :

— Il ne faut pas que nous restions ici plus longtemps…

Il continuait de la considérer vaguement, encore à demi perdu dans son rêve.

— Oh ! nous avons bien le temps, répondit-il.

Ils se regardaient tous les deux comme si chacun avait tendu toutes ses forces pour saisir et emporter dans ses yeux l’image de l’autre. Il y avait certains mots qu’Ethan voulait prononcer avant qu’ils ne se séparassent, mais il ne pouvait les lui dire dans cet endroit tout imprégné de leur bonheur passé. Il se détourna, et suivit Mattie en silence jusqu’au traîneau… Comme ils se remettaient en route, le soleil disparut derrière la colline, et les fûts rouges des sapins devinrent gris…

Pour regagner la route de Starkfield, ils suivirent un chemin sinueux à travers champs. Sous le ciel découvert une pâle lumière s’attardait, et le rouge glacé du couchant illuminait encore les hauteurs lointaines. Les bouquets d’arbres épars sur la plaine neigeuse se serraient l’un contre l’autre comme des oiseaux cachant leurs têtes sous leurs plumes ébouriffées. Le ciel, en pâlissant, s’exhaussait, et la terre paraissait plus déserte.

Comme le traîneau débouchait sur la grande route, Ethan parla enfin :

— Matt, qu’avez-vous l’intention de faire ?

Elle hésita un moment, puis elle dit :

— J’essaierai de trouver une place dans un magasin.

— Vous savez bien que c’est impossible. La fatigue et le manque d’air ont déjà failli vous tuer.

— Je suis beaucoup plus forte qu’à mon arrivée ici.

— Et maintenant vous allez gaspiller toute la santé que vous avez regagnée !

À cela il n’y avait rien à répondre, et ils continuèrent leur route sans parler.

À chaque tournant un souvenir embusqué se dressait devant Ethan et Mattie, comme pour leur barrer le chemin : ici ils avaient ri, là, ils s’étaient tus ensemble…

— Parmi les parents de votre père, n’y a-t-il personne qui pourrait vous aider ?

— Aucun à qui je voudrais le demander.

Il baissa la voix pour dire :

— Vous savez que je ferais tout au monde pour vous, si je le pouvais…

— Oui, je le sais…

— Mais je ne puis rien…

Elle se tut, mais il sentit un léger tremblement de l’épaule appuyée contre la sienne.

— Oh ! Matt, si seulement j’avais pu partir avec vous, comme je l’aurais fait !

Brusquement elle se tourna vers lui, et tira de son corsage une feuille de papier.

— Ethan… Voilà ce que j’ai trouvé…, balbutia-t-elle.

Malgré l’obscurité croissante il reconnut la lettre à sa femme, commencée la nuit précédente et qu’il avait oublié de déchirer. À son étonnement se mêla un mouvement de joie sauvage.

— Matt !…, s’écria-t-il, si ç’avait été possible auriez-vous consenti ?

— Oh ! Ethan, Ethan… à quoi bon en parler ?

D’un mouvement soudain, elle déchira la lettre : les morceaux volèrent sur la neige.

— Dites, Mattie, dites ! Je vous en prie…

Elle demeura un instant sans répondre ; puis, d’une voix si basse qu’il dut pencher la tête pour l’entendre :

— J’y ai pensé parfois dans les nuits d’été, quand le clair de lune remplissait ma chambre et m’empêchait de dormir.

Le cœur d’Ethan tressaillit d’ivresse.

— Vous y songiez déjà, l’été dernier ?

Comme si depuis des mois la date était gravée dans sa mémoire, elle répondit aussitôt :

— La première fois, ce fut à Shadow Pond…

— C’est pour cela que vous m’avez donné ma tasse de café avant les autres ?

— Je ne sais pas… L’ai-je fait ? J’étais navrée lorsque vous avez refusé de m’accompagner au pique-nique : et quand je vous vis arriver je me suis dit : Il a peut-être pris ce chemin pour me retrouver… Et j’en étais tout heureuse…

Ils se turent à nouveau. Ils s’étaient engagés dans le chemin creux qui longeait la scierie d’Ethan. À mesure qu’ils avançaient sous les lourdes branches des sapins du Canada, le crépuscule descendait, tombait sur eux comme un voile noir.

— J’ai pieds et poings liés, Mattie… Je ne peux rien faire, reprit Ethan.

— Vous m’écrirez quelquefois, Ethan…

— À quoi bon écrire ? J’ai besoin, quand j’étends la main, qu’elle vous rencontre. J’ai besoin d’agir pour vous et de vous soigner, j’ai besoin d’être là quand vous êtes malade et que vous vous sentez seule…

— Soyez sûr que je me tirerai d’affaire…

— Vous n’avez pas besoin de moi, vous voulez dire ? Vous vous marierez, sans doute ?

— Oh ! Ethan, s’écria-t-elle.

— Je ne sais pas ce que vous me faites éprouver, Mattie, mais plutôt que de vous voir mariée, j’aimerais mieux vous savoir morte.

— Oh ! je voudrais l’être, je voudrais l’être ! s’écria-t-elle, dans un brusque accès de sanglots.

Il l’entendit pleurer, et sa rage sombre tomba… Il se sentait tout honteux.

— Ne parlons pas ainsi, murmura-t-il.

— Pourquoi pas, puisque c’est la vérité ?… Je n’ai pas cessé une minute d’y penser, toute la journée…

— Taisez-vous, Mattie ! Je vous défends !…

— Il n’y a que vous qui m’ayez témoigné de la bonté…

— Ne dites pas cela quand je ne peux même pas lever un doigt pour vous !

— Oui ; mais cela n’en est pas moins vrai…

Ils étaient arrivés en haut de la School House Hill. Au-dessous d’eux, Starkfield s’étendait dans le crépuscule. Un cutter qui venait du village les croisa avec un joyeux bruit de grelots. Ils se raidirent et regardèrent droit devant eux, la face rigide. Dans la grande rue, les lumières commençaient à briller aux fenêtres. Quelques villageois attardés regagnaient leurs portes. Ethan toucha du fouet l’alezan, qui repartit d’un trot paresseux.

Près de la sortie du village, des cris d’enfants leur arrivèrent, et une bande traînant des luges s’éparpilla sur la place devant l’église.

— J’ai idée que c’est leur dernière glissade pour un jour ou deux… dit Ethan, en regardant le ciel radouci.

Mattie ne répondit pas et il ajouta :

— Nous aussi, la nuit dernière, nous devions aller luger.

Elle se taisait toujours, et poussé par l’obscur désir d’alléger la tristesse de leur dernière heure ensemble, il continua à bavarder.

— C’est tout de même curieux que nous n’ayons descendu la côte qu’une fois depuis que vous êtes chez nous !

Elle répondit :

— Je n’avais guère l’occasion d’aller au village…

— C’est vrai…

Ils avaient atteint le sommet de la route de Corbury. Entre la vague masse blanche de l’église et le noir rideau que formaient les sapins des Varnum, la descente s’étalait au-dessous d’eux sans une luge sur son long parcours. Un élan insensé poussa Ethan à dire :

— Est-ce que cela vous amuserait de descendre la côte maintenant ?

Mattie eut un petit rire forcé.

— Nous n’avons pas le temps !

— Mais si, mais si !… Allons, venez !

Son seul désir était de retarder le plus possible le moment où il faudrait diriger l’alezan vers la gare des Flats.

Mattie balbutia : Mais la servante ? Elle sera à la gare à nous attendre…

— Eh bien ! qu’elle attende !… Si ce n’était pas elle, ce serait vous… Venez donc !…

Il parlait avec un tel accent d’autorité que Mattie en parut subjuguée. Il sauta hors du traîneau, et elle descendit sans résistance, se bornant à dire :

— Mais où trouverons-nous une luge ?

— J’en vois une là-bas, sous les sapins.

L’alezan se tenait paisiblement au bord de la route, inclinant sa vieille tête songeuse. Ethan le recouvrit de la peau d’ours ; puis il saisit la main de Mattie et l’entraîna à sa suite vers la luge.

Elle s’y assit docilement et il prit place derrière elle. Ils étaient si près l’un de l’autre que les cheveux de Mattie lui frôlaient le visage.

— Vous êtes bien, Mattie ? lui cria-t-il, comme s’il y avait entre eux toute la largeur de la route.

Elle se retourna pour lui dire :

— Il fait bien sombre… Êtes-vous sûr d’y voir ?

Il eut un rire dédaigneux.

— Je pourrais descendre cette côte les yeux fermés !

Cette audace sembla lui plaire, et elle rit avec lui.

Néanmoins, il attendit encore un moment, parcourant attentivement des yeux la longue descente, car c’était l’heure la plus trompeuse de la soirée, l’heure où la dernière clarté du ciel se confond avec la nuit naissante pour former une obscurité qui dénature les objets familiers et fausse les distances.

— Allons ! cria-t-il.

La luge partit d’un bond, et ils glissèrent à travers le crépuscule à une allure de plus en plus rapide. Devant eux la nuit creusait un gouffre noir, et l’air résonnait à leurs oreilles comme le chant d’un orgue.

Mattie ne bougeait pas, mais lorsqu’ils arrivèrent au tournant de la pente, là où le gros orme avançait son tronc menaçant, Ethan eut l’impression qu’elle se serrait davantage contre lui.

— N’ayez pas peur, Mattie, cria-t-il avec un accent de triomphe, au moment où ils dépassaient le tournant dangereux et prenaient leur élan pour la deuxième pente.

Lorsqu’ils se trouvèrent au bas de la côte, la vitesse du traîneau se ralentit, et il entendit le petit rire joyeux de Mattie.

Ils se mirent à remonter la côte à pied. Ethan, traînant la luge derrière lui, glissa son bras sous celui de Mattie.

— Aviez-vous peur que je vous envoie contre l’orme ? demanda-t-il avec un joyeux rire de gosse.

— Vous savez bien que je n’ai jamais peur avec vous, répondit-elle.

L’étrange exaltation d’Ethan détermina un de ses rares mouvements de fanfaronnade.

— C’est tout de même un endroit dangereux, reprit-il. Le moindre écart et nous étions fichus. Mais heureusement je sais mesurer les distances à une épaisseur de cheveu près. Je l’ai toujours su.

Elle murmura :

— J’ai toujours dit que vous aviez l’œil le plus sûr.

Autour d’eux une tranquillité profonde tombait avec l’obscurité sans étoiles, et ils s’appuyaient silencieusement l’un sur l’autre ; mais à chaque pas de la montée, Ethan se disait : « C’est la dernière fois que nous nous promenons ensemble. »

Lentement ils gravissaient la pente. Quand ils arrivèrent en face de l’église, il inclina la tête vers Mattie et lui demanda :

— Êtes-vous fatiguée ?

Elle répondit, haletante :

— Non, c’était trop beau !

Pressant son bras contre le sien, il la guida vers les sapins de Norvège.

— Je crois que cette luge appartient à Ned Hale. En tout cas, je vais la laisser où je l’ai trouvée.

Il traîna la luge jusqu’à la grille des Varnum et l’appuya contre la palissade. Lorsqu’il se releva, il sentit Mattie tout contre lui dans l’ombre.

— Est-ce ici que Ned et Ruth se sont embrassés ? lui souffla-t-elle, l’entourant de ses bras.

Ses lèvres, cherchant celles d’Ethan, effleurèrent son visage, et il l’étreignit dans un brusque transport.

— Au revoir… au revoir…, balbutia-t-elle, en l’embrassant de nouveau.

— Oh ! Matt ! Je ne puis vous laisser partir !

C’était toujours le même cri qui lui échappait.

Elle se détacha de son étreinte, et il entendit ses sanglots.

— Moi non plus, je ne peux pas partir ! gémit-elle.

— Matt, qu’allons-nous faire, qu’allons-nous faire ?…

Ils se tenaient la main comme des enfants, et le corps fragile de Mattie était secoué de longs frissons désespérés.

Dans le silence nocturne ils entendirent cinq heures sonner à l’horloge de l’église.

— Ethan, il est temps de partir ! s’écria-t-elle.

Il l’attira contre lui.

— Temps de partir ? Vous ne pensez pas que je vais vous laisser partir maintenant ?

— Si je manque mon train, où irai-je ?

— Où irez-vous, si vous le prenez ?

Elle se tut, ses mains inertes et glacées abandonnées dans celles d’Ethan.

— À quoi cela sert-il désormais que l’un de nous aille quelque part sans l’autre ? dit-il.

Elle demeura immobile, comme si elle ne l’avait pas entendu. Brusquement, elle se dégagea et, jetant ses bras autour du cou d’Ethan, pressa une joue mouillée contre son visage.

— Ethan ! Ethan ! il faut que vous me fassiez descendre encore une fois !…

— Descendre… où ?

— Au bas de la côte… tout de suite., reprit-elle. De façon à ce que nous ne la remontions plus jamais…

— Mattie, au nom du ciel !… Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Elle mit ses lèvres tout contre l’oreille du jeune homme.

— Droit sur le gros orme… Vous avez dit que vous le pouviez… Ainsi, nous n’aurons plus à nous séparer jamais…

— Que dites-vous ? Vous êtes folle !

— Je ne suis pas folle, mais je le deviendrai si je dois vous quitter.

— Oh ! Mattie… Mattie… gémit-il.

Elle se cramponna à lui d’une étreinte plus serrée, son visage tout contre le sien.

— Ethan, où irai-je si je vous quitte ?… Je ne sais pas me débrouiller toute seule : c’est vous-même qui le disiez tout à l’heure. Il n’y a que vous qui m’ayez témoigné de la bonté… Et cette étrangère qui va coucher dans mon lit, où je passais toutes mes nuits à guetter l’instant où vous remonteriez…

Les mots qu’elle prononçait semblaient au jeune homme comme des lambeaux de chair arrachés de son propre cœur. Ils évoquèrent en lui la vision abhorrée de la ferme où bientôt il lui faudrait rentrer… de l’escalier qu’il aurait à gravir chaque soir et de la femme qui l’attendait… Et le ravissement de l’aveu de Mattie, le fol étonnement de savoir enfin que tout ce qu’il avait éprouvé, elle aussi l’avait ressenti, lui rendit l’autre vision plus haïssable encore, et plus intolérable la pensée de cette autre existence…

Elle parlait toujours, par petites phrases entrecoupées de sanglots ; mais depuis longtemps il ne l’entendait plus. Elle avait perdu son chapeau, et il lui caressait les cheveux. Il voulait que sa main en gardât un souvenir vivace, qui pût y sommeiller comme une graine en hiver… Une fois encore il rencontra ses lèvres, et il lui sembla qu’ils étaient auprès de l’étang, sous un brûlant soleil d’août. Mais la joue qui effleura la sienne était froide et baignée de larmes : et il crut voir à travers la nuit la route des Flats, et entendre au loin le sifflement du train qui approchait.

Les sapins de Norvège les enveloppaient d’obscurité et de silence, comme si tous deux étaient déjà sous terre, dans leurs cercueils.

« Voilà ce qu’on doit éprouver quand on est mort », songea Ethan ; puis il se dit : « Quand elle sera partie, je n’éprouverai plus jamais rien… »

Tout à coup il entendit hennir le vieil alezan de l’autre côté de la route : « Il doit se demander pourquoi nous ne rentrons pas souper… », pensa Ethan.

— Venez, supplia Mattie, en l’entraînant par la main…

La sombre violence de la jeune fille fit ployer la volonté d’Ethan. Elle lui apparut comme l’instrument même du destin. Il alla prendre la luge et sortit de l’ombre épaisse des sapins. Sur la route, la faible clarté du ciel lui fit cligner des yeux, comme un oiseau de nuit. Devant eux, la pente était déserte. Tout Starkfield soupait, et personne ne traversait la place devant l’église. Le ciel, gonflé de l’humidité qui précède le dégel abaissait ses lourdes nuées comme avant un orage d’été. Frome chercha à sonder l’obscurité, mais ses yeux lui semblèrent moins perçants, moins assurés que de coutume…

Il s’assit sur la luge et aussitôt Mattie vint se placer devant lui. Ses cheveux effleurèrent la bouche d’Ethan. Il étendit ses jambes et enfonça ses talons dans la neige pour maintenir le traîneau en place. Puis il saisit la jeune fille et l’inclina en arrière, sous ses lèvres…

Mais tout d’un coup il se dressa.

— Levez-vous, Mattie, lui ordonna-t-il.

C’était le ton auquel elle obéissait toujours, mais cette fois elle ne bougea pas.

— Non, non, non ! répéta-t-elle avec véhémence.

— Levez-vous !

— Pourquoi ?

— Parce que je veux me mettre en avant.

— Non, non ! Comment pourriez-vous diriger ?

— Je n’ai pas besoin de diriger. Nous suivrons le chemin tracé.

Ils parlaient à voix basse, en murmures étouffés, comme si la nuit les écoutait.

— Levez-vous, levez-vous, insista-t-il.

Mais elle s’obstinait à répéter :

— Pourquoi voulez-vous vous mettre en avant ?

— Parce que… parce que j’ai besoin de sentir vos bras autour de moi, balbutia-t-il.

Sa réponse parut la satisfaire ou peut-être céda-t-elle à l’accent de sa voix. Elle se leva. Frome se pencha, cherchant de sa main l’étroite bande de glace nivelée par la descente d’innombrables traîneaux ; puis, soigneusement, il plaça les patins entre les ornières qui la bordaient. Debout à son côté, Mattie attendait. Il s’accroupit en avant de la luge, les jambes croisées, et Mattie, prenant place vivement derrière lui, l’entoura de ses bras. En sentant sur sa nuque l’haleine de la jeune fille, il frissonna, et se dressa à demi… puis, dans un éclair, il se souvint… Non ! Elle avait raison, tout valait mieux que de se séparer. Il se pencha en arrière et attira les lèvres de Mattie sur les siennes…

Au moment même où ils partaient, le cheval hennit encore une fois. Cet appel familier et triste, et toutes les images confuses qu’il évoquait, remplirent la pensée d’Ethan durant la première partie du trajet. À mi-chemin, la route se creusait, puis il y eut une montée, suivie d’une longue descente vertigineuse. Comme ils prenaient leur élan pour cette deuxième descente, il sembla à Ethan qu’ils volaient véritablement, qu’il volaient très haut dans la nuit nuageuse, avec Starkfield bien loin au-dessous d’eux, perdu dans l’espace comme un point imperceptible. Puis le gros orme suivit, comme s’il les guettait au tournant… Frome marmotta entre ses dents :

— Nous l’atteindrons, je suis sûr que nous l’atteindrons…

Au moment où ils s’approchaient de l’arbre, Mattie resserra ses bras et Ethan eut l’impression que leurs deux sangs se confondaient. Une ou deux fois, la luge broncha quelque peu. Mais il s’inclina de côté de façon à la diriger droit sur l’arbre, et il se répétait sans cesse : « Je suis sûr que nous l’atteindrons. »

Des petites phrases que Mattie avait prononcées lui traversaient l’esprit, et paraissaient flotter dans l’air devant lui…

L’arbre se rapprochait, plus grand et plus menaçant… Comme ils piquaient sur lui, Ethan se dit : « Il nous attend… On dirait qu’il sait… »

Mais tout à coup le visage de sa femme, devenu subitement immense et grimaçant, se dressa entre son but et lui ; il fit un mouvement instinctif pour l’éviter. La luge obéit, mais il la ramena en ligne, la maintint droite et fonça sur la masse noire en saillie. Il eut conscience d’un dernier moment où l’air lui fouettait la figure comme des millions de fils de fer en feu. Puis il n’y eut plus que l’orme…

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Le ciel était toujours obscur, mais en levant les yeux il vit une étoile, une seule. Vaguement il essaya de la reconnaître. Était-ce Sirius… ou bien était-ce… ? L’effort le fatigua à l’excès. Il referma ses paupières pesantes, et songea qu’il serait bien bon de dormir…

Le silence était si profond qu’il entendit le vagissement d’un petit animal quelque part sous la neige. C’était comme la plainte menue et craintive de la souris des champs, et Ethan se demandait distraitement ce que pouvait avoir la petite bête. Puis il comprit qu’elle devait souffrir, d’une souffrance si atroce qu’il lui semblait, mystérieusement, en ressentir la répercussion dans tous ses membres. Ayant vainement essayé de se retourner dans la direction d’où venait le bruit, il allongea le bras sur la neige.

Maintenant le bruit n’était plus qu’un souffle, dont il croyait sentir la chaleur sous sa main, qui était posée sur quelque chose de doux et de soyeux. La pensée de la souffrance de cet animal lui devint intolérable et il fit effort pour se lever, mais il ne put y arriver : un rocher, ou quelque lourde masse, semblait peser sur lui… Il continua cependant à tâtonner de la main gauche, cherchant à s’emparer de la petite bête. Mais subitement il s’aperçut que ce qui avait paru si doux à son toucher était la chevelure de Mattie, et qu’il avait maintenant une main sur son visage.

Il parvint à se mettre à genoux et le poids effroyable se déplaça avec lui. Il promena ses doigts sur la figure de la jeune fille. Il sentit alors que c’était des lèvres de Mattie que s’exhalait cette plainte…

Il pencha sa tête tout contre la sienne ; il mit son oreille près de sa bouche et dans l’obscurité il vit ses yeux s’ouvrir et l’entendit prononcer son nom.

— Oh ! Matt, j’étais si sûr que nous donnerions dans l’orme ! dit-il en gémissant.

Et dans le lointain, là-bas sur la colline, il entendit le hennissement de l’alezan.

Il faut que j’aille lui donner à manger, songea-t-il…

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La voix geignarde cessa lorsque j’entrai dans la cuisine des Frome, et, des deux femmes qui y étaient assises, je ne pus deviner laquelle avait parlé.

L’une d’elles, à ma vue, dressa sa haute taille osseuse. Ce n’était pas pour m’accueillir, car elle ne me lança qu’un rapide regard d’étonnement, mais pour préparer le repas qu’avait retardé l’absence prolongée de Frome. Un peignoir d’indienne fripé pendait de ses épaules ; de rares cheveux gris, tirés en arrière et maintenus par un peigne édenté, découvraient un front étroit et allongé. Ses yeux pâles et opaques ne révélaient rien et ne reflétaient rien, et ses lèvres minces étaient de la même teinte jaunâtre que sa figure.

L’autre femme était plus petite et plus frêle. Elle se tenait toute recroquevillée dans son fauteuil près du poêle. À mon entrée elle tourna vivement la tête de mon côté, mais son corps demeura immobile. Ses cheveux étaient aussi gris que ceux de sa compagne et sa figure aussi exsangue et aussi ridée. Mais sa pâleur avait une nuance d’ambre, et des ombres bistrées creusaient ses tempes et accentuaient la minceur de ses narines. Sous sa robe informe, elle gardait une immobilité flasque, et ses yeux sombres avaient l’éclat maléfique particulier à ceux qui sont atteints d’une maladie de la moelle épinière.

Même pour le pays, la cuisine des Frome était assez misérable d’aspect. La femme assise près du poêle se tenait dans un fauteuil défraîchi qui paraissait avoir été acquis à la vente d’un mobilier plus luxueux ; mais les autres meubles étaient des plus humbles. Trois assiettes de porcelaine grossière et un pot à lait ébréché étaient placés sur une table graisseuse, tailladée de coups de couteau ; contre les murs blanchis à la chaux deux chaises de paille et un buffet de cuisine en bois blanc s’alignaient maigrement.

— Bigre, il fait froid ici !… Le feu doit être éteint, dit Frome en s’excusant.

La grande femme osseuse, qui s’était dirigée vers le buffet, ne fit aucune attention à ces paroles ; mais l’autre, de son fauteuil, repartit d’une voix aiguë et dolente :

— Le feu vient seulement d’être arrangé à la minute… Zeena s’était endormie et elle a dormi si longtemps que j’ai bien failli geler avant de pouvoir la réveiller.

Je me rendis compte alors que c’était elle dont j’avais entendu la voix au moment où nous arrivions. Sa compagne, qui rentrait avec une terrine fêlée contenant les restes d’un mince pie[9] froid, posa sur la table ce plat peu appétissant sans avoir l’air d’entendre l’accusation portée contre elle.

Frome parut hésiter un moment, tandis qu’elle s’avançait ; puis il me regarda et dit :

— Ma femme, Mrs. Frome.

Après un nouveau silence, il se tourna vers la malade blottie dans le fauteuil et ajouta :

— Miss Mattie Silver…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mrs. Hale, âme sensible, me voyait déjà égaré sur la route des Flats et enseveli tous la neige. Sa satisfaction fut d’autant plus vive en me retrouvant sain et sauf le lendemain, et je vis que le danger que j’avais couru m’avait fort avancé dans ses bonnes grâces.

Grand fut son étonnement, ainsi que celui de la vieille madame Varnum, quand elles apprirent que le cheval d’Ethan Frome m’avait conduit à la gare de Corbury et m’en avait ramené à travers la plus effroyable trombe de l’hiver. Leur surprise augmenta encore lorsque je leur racontai que Frome m’avait hébergé la nuit précédente.

À travers leurs exclamations, je devinai un secret désir de connaître les impressions que j’avais recueillies sous le toit des Frome, et je compris que le meilleur moyen de forcer leur réserve était de maintenir la mienne. Je me bornai donc à leur dire que j’avais été reçu très aimablement, et que Frome m’avait dressé un lit dans une pièces du rez-de-chaussée, laquelle paraissait avoir servi, autrefois, de bureau ou cabinet de travail.

— Évidemment, reprit Mrs. Hale, il se sera rendu compte que par un temps pareil il ne pouvait faire moins… Mais c’est égal, ça a dû lui coûter ! Vous êtes sans doute le seul étranger qui ait mis les pieds dans cette maison depuis vingt ans. Le pauvre homme est fier, et il ne veut plus y admettre même ses plus vieux amis. Je crois bien que le docteur et moi nous sommes les seuls à y être encore reçus…

— Vous y allez encore, mistress Hale ? risquai-je.

— J’y allais souvent après l’accident, dans les premières années de mon mariage ; mais au bout de quelque temps j’eus l’impression que mes visites les rendaient plus malheureux. Puis les années passèrent, et j’eus moi-même des soucis… Cependant, j’y vais encore à l’approche du nouvel an, et aussi une fois pendant l’été. Mais je tâche autant que possible de choisit un jour où Ethan est absent. C’est déjà assez pénible de voir les deux femmes assises l’une en face de l’autre… mais sa figure à lui, quand il regarde sa maison délabrée, me fend l’âme !… C’est que, voyez-vous, mes souvenirs remontent à l’époque où sa mère vivait encore, avant tous les chagrins…

Pendant ce temps la vieille Mrs. Varnum était allée se coucher. Sa fille et moi, nous restâmes à causer, après le souper, dans l’austère parlour aux chaises de crin noir.

Mrs. Hale me regardait de façon hésitante. Je m’imaginai qu’elle cherchait à deviner ce que j’avais su déchiffrer de cette histoire. Et je crus comprendre que si elle s’était tue si longtemps, c’était peut-être dans l’espoir qu’un jour quelqu’un verrait ce qu’elle, avait été seule à voir. J’attendis que sa confiance en moi se fût affermie, puis je dis :

— En effet, c’est bien pénible de les voir tous les trois ensemble dans cette maison…

Son front bienveillant se rembrunit, et elle fronça les sourcils.

— Cela a toujours été terrible, je me trouvais ici même au moment où on les remonta tous les deux. On coucha Mattie dans la chambre que vous occupez maintenant. Nous étions de grandes amies, elle et moi. Je devais me marier le printemps suivant, et il était convenu qu’elle serait ma demoiselle d’honneur… Quand elle reprit connaissance, je montai près d’elle et passai toute la nuit à son chevet. On lui avait donné des narcotiques, et elle sommeilla jusqu’au matin. Puis, à ce moment, elle revint à elle tout d’un coup, et me fixant de ses grands yeux, elle me dit… Oh ! je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ceci, s’écria Mrs. Hale, s’interrompant brusquement.

Elle enleva ses lunettes, essuya la buée des verres et les plaça sur son nez d’une main mal assurée…

— On sut le lendemain, continua-t-elle, que Zeena Frome avait renvoyé Mattie à l’improviste parce qu’elle avait engagé une servante… Les gens d’ici n’ont jamais bien compris comment il se faisait qu’Ethan et Mattie fussent en luge au moment où ils auraient dû être en route pour la gare des Flats. Moi-même je n’ai jamais su ce que Zeena en pensait : je ne le sais pas aujourd’hui. Personne ne connaît les pensées de Zeena… Quoi qu’il en soit, sitôt qu’elle apprit l’accident, elle accourut auprès de Frome, qu’on avait installé au presbytère. Et dès que les médecins l’autorisèrent à transporter Mattie, Zeena l’envoya chercher et la fit ramener à la ferme.

— Et depuis lors, Mattie Silver y est toujours restée ?

— Elle n’avait nulle part ailleurs où aller, répondit simplement Mrs. Hale.

Mon cœur se serra en pensant aux dures nécessités qui pèsent sur les pauvres.

— Oui, depuis ce jour elle a toujours vécu avec eux, continua Mrs. Hale, et Zeena a fait ce qu’elle a pu pour elle et pour Ethan. Ce fut un vrai miracle, quand on pense combien elle était malade elle-même… mais lorsqu’on eut besoin d’elle, elle parut comme ressuscitée. Non pas qu’elle ait jamais cessé de se droguer ; même, elle a encore, des crises de temps en temps. Cependant elle a trouvé la force de les soigner tous les deux depuis plus de vingt ans, elle qui, avant l’accident, se croyait incapable de se soigner elle-même.

Mrs. Hale s’interrompit un moment… Je restai silencieux, absorbé dans la vision que ces mots évoquaient.

— C’est épouvantable pour tous les trois, murmurai-je.

— Oui, ce n’est pas gai… Ajoutez à cela qu’aucun d’eux n’est facile à vivre. Mattie l’était avant l’accident : je n’ai jamais connu une plus douce nature. Mais elle a trop souffert… C’est ce que je réponds toujours quand on vient me raconter que son caractère s’est aigri. Quant à Zeena, elle a toujours été maniaque ; mais c’est étonnant comme elle supporte la mauvaise humeur de Mattie… Je l’ai vu de mes propres yeux. Cependant les deux femmes se chamaillent parfois, et alors le visage d’Ethan fait pitié. Dans ces moments-là, je crois bien que c’est lui qui souffre le plus… En tout cas, ce n’est pas Zeena ; elle n’en a pas le temps… C’est bien malheureux, termina Mrs. Hale, qu’ils soient tous trois renfermés dans cette cuisine. L’été, quand il fait beau, on roule Mattie dans le parlour, ou bien devant la porte de la maison, et les choses vont un peu mieux… Mais l’hiver, il y a le bois à économiser, car les Frome n’ont pas un centime de trop…

Mrs. Hale poussa un soupir de soulagement : elle semblait heureuse de s’être enfin déchargée de son secret. Je croyais qu’elle ne me dirait plus rien ; mais elle céda tout à coup à un accès de complète franchise.

Enlevant ses lunettes de nouveau, elle se pencha vers moi par-dessus le tapis de table en laine frangée, et poursuivit à mi-voix :

— Il y eut un moment, environ une semaine après l’accident, où l’on crut que Mattie ne vivrait pas. Eh bien ! je prétends, moi, que c’est grand dommage qu’elle ne soit pas morte. Je l’ai dit tout de go, un jour, à notre pasteur, qui en fut scandalisé. Seulement, voyez-vous, il n’était pas là le matin où elle revint à elle pour la première fois… Et je répète que si elle était morte, Ethan, lui, eût pu vivre ; tandis que maintenant je ne vois guère de différence entre les Frome de la ferme, et ceux qui sont couchés dans le cimetière… sauf que ces derniers sont en paix, et qu’il faut bien que leurs femmes se taisent…



  1. Dans les villages montagneux de la Nouvelle-Angleterre, un certain nombre d’églises sont construites à deux étages : le rez-de-chaussée sert de salle commune, et c’est là que se réunissent les habitants pour leurs fêtes paroissiales. Le premier étage est réservé au culte.
  2. Petit traîneau léger à deux places.
  3. Coutume américaine.
  4. Espèce de sucre d’orge américain.
  5. Petit belvédère en bois peint caractéristique des maisons de campagne du dix-huitième siècle aux États-Unis.
  6. Gâteau américain.
  7. Myrtilles sauvages.
  8. Pièce de cérémonie chez les gens de la campagne.
  9. Pâté de viande et de raisins secs.