Sous le voile de l’Islam/II

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L’Intransigeant (p. 6-7).
Les méharistes de Palmyre défilent devant les ruines de la cité morte

Première vision de Palmyre


Kariatin, avec ses vergers, est le dernier îlot de verdure sur le chemin de Palmyre. Quand on l’a traversé, on n’a plus devant soi que le désert : une immense étendue où poussent uniquement, par places, des touffes clairsemées. Après la brève saison des pluies il produit une herbe fine tout émaillée de fleurs qui fait de cette région un immense pâturage temporaire pour les chameaux ou les gazelles. C’est, alors, un terrain hospitalier aux bédouins nomades. Mais à la saison où nous étions arrivés, il n’était pas tombé d’eau depuis plusieurs mois : l’herbe et les fleurs avaient depuis longtemps disparu. Le désert avait son aspect normal, celui que je lui ai vu si souvent depuis lors, mais qui me paraissait nouveau : une immense plaine poussiéreuse, lumineuse, dorée et vide. Mon âme a été du premier coup conquise par le désert, car il donne l’impression la plus forte du silence, de la liberté et de l’infini…

Rien n’est venu rompre la monotonie de nos derniers cent kilomètres, qu’une tour byzantine à demi ruinée : Ksar-el-Heir, et, trente kilomètres avant Palmyre, un petit puits, flanqué d’un poste turc, délabré : Aïn-el-Beida.

À notre droite une longue ligne de montagnes bleues court vers l’est, parallèlement à notre piste.

Vers la gauche aussi paraît maintenant une ligne de hauteurs. La dernière partie du trajet se fait entre ces deux chaînes qui se rapprochent et bientôt se rejoignent devant nous, barrant l’horizon. Nous les atteignons au point de leur soudure, peu avant le coucher du soleil. Soudain le paysage a cessé d’être monotone. Au nord une haute falaise verticale se détache, parmi les collines aux formes heurtées. Des plaques de sable miroitent sur les crêtes et dans les vallons se creusent des ombres puissantes. Devant nous, dans l’amphithéâtre, se dressent les ruines de plusieurs tours carrées.

Nous nous engageons entre ces bastions et, aussitôt, surgissent d’autres tours inégales, les unes en ruine, réduites à des pans de murs, émergeant des décombres, les autres presque intactes encore, hautes et sévères. Nous suivons la vallées des tours, puis nous nous élevons, un peu, vers le petit col. Au point culminant de ce col c’est l’étonnant spectacle auquel je m’attendais si peu : une vaste étendue de ruines dorées, auxquelles le soleil couchant apporte, dans un air transparent, des couleurs légères et chaudes. Les hauts murs jaunes sombre du sanctuaire de Bêl dominent le groupe serré des maisons basses et grises du village arabe.

La ville antique captive notre regard ; elle présente un enchevêtrement de colonnes, de parois monumentales, que deux mille ans et le soleil du désert ont revêtu d’une patine extraordinaire d’ocre rouillé. La tache vert sombre de l’étroite oasis, sur une montagne la silhouette d’un château qui semble imaginé par Gustave Doré, au-dessous de nous, issue du flanc de la montagne, la source, le filet d’eau auquel l’oasis doit son existence et, au bord de cette eau, des chameaux, des bédouins accroupis et quelques soldats préparant leur repas du soir. Derrière la source, l’oasis et les ruines qui couvrent une trentaine d’hectares, partout le désert sans limite, où ondulent, très loin, quelques lignes de collines. Parmi le sable qui poudroie, nous apercevons, à l’horizon, une nappe d’eau qui n’est pas un mirage : c’est une lagune d’où Palmyre tire son sel. Que l’on imagine ma surprise. Je ne savais rien de Palmyre. Le matin même, en quittant Damas, elle n’était pour moi qu’un nom. J’avais seulement, dans la mémoire, quelques bribes de l’histoire de la reine Zénobie. Je savais que Palmyre ou, en arabe, Tadmor, « ville des Palmiers », avait été une cité puissante dans l’antiquité et que Zénobie en avait fait la capitale de l’Orient. Or, subitement, se révélait à moi la plus majestueuse et la plus inattendue féerie.

Il y a six ans que j’ai ressenti cette puissante émotion, que j’ai aimé ce spectacle, le plus beau que j’aie rencontré. La vie arabe dans ce cadre monumental présente une série de tableaux qui ne me lassaient pas et dont aujourd’hui je garde le souvenir vivant et la nostalgie.

Avec ma spontanéité coutumière, je décidais, à l’instant, que j’habiterais à Palmyre. Six mois plus tard nous y étions installés.

Arabes et Bédouins, très curieux par nature et encore plus de ce qu’ils ignorent totalement, se précipitèrent chez moi et m’invitèrent à qui mieux mieux.

Ces gens me plurent toute de suite, les visites que je leur rendais sous la tente me causaient une joie complète.

Leur accueil enthousiaste, leur si généreuse hospitalité, la grande simplicité de la réception, leur sentiment de l’honneur me charmaient.

À peine arrivée chez un cheik je m’accroupis comme tous les hommes présents, autour du feu, où sont alignées les cafetières au long bec et les théières. Le service ne chôme pas ; il est vrai que le nombre d’hommes oisifs qui vous entoure est impressionnant. L’un broie le café dans un mortier de bronze, et le pilon frappe en cadence, tantôt lent, tantôt rapide, selon l’inspiration de l’artiste.

La nuit, la veillée, c’est le « guetta », poète qui improvise des récits difficiles à comprendre ; on en devine une partie aux mimiques expressives du récitant et il nous séduit, car il s’en dégage une véritable harmonie sauvage.

Je vais toujours faire un petit tour sous la tente des femmes, où elles vivent entourées d’une foule de gosses.

La nuit on me met, non loin de l’âtre, un petit matelas, caché par un paravent de jonc, dont toutes les fibres sont réunies les unes aux autres par des laines de couleur, tissage inédit du désert.

Le cheik vient me border, dans ce lit où je dors toute habillée, sous les couvertures de parade de la tribu.

Au matin je me régale du lait de chameau, qui « te donnera beaucoup de force » me disent mes hôtes avec une telle conviction que je les crois. Cette atmosphère de confiance, de repos, me donne une impression de satisfaction intérieure totale que je ne saurais exprimer exactement et que je n’ai jamais éprouvée dans la société européenne.

Le matin, suivant le temps et la saison, on m’offrait une chasse à la gazelle ou au faucon.

Partons à la gazelle, dis-je un jour à Naouaf. On s’empile dans une grande auto américaine, trois devant, je suis entre le cheik Sattam et son chauffeur nègre, trois sur les strapontins, quatre dans le fond.

Depuis des heures, de secousses en secousses, nous abattons des kilomètres monotones lorsque, brusquement, Embarak, le chauffeur nègre, appuyant à fond son pied nu sur l’accélérateur, nous crie : « Ha ! ha ! ha ! Ghazellan ! » (gazelle). Sortant de la torpeur où le soleil nous avait plongés, nous regardons, cherchant de la main nos fusils dans le désordre inextricable de l’auto. Chacun scrute l’horizon en chargeant ses armes. Sattam défait sa cartouchière pour en tirer plus facilement les balles. Et l’auto, marchant à cent dix à l’heure, nous amène près du troupeau affolé des farouches gazelles. Bêtes de sang et de race, d’une finesse et d’une grâce délicieuses, elles fuient sur leurs pattes grêles à une allure vertigineuse. Leurs grands yeux noirs nous regardent, furtivement, pendant l’effort intense qu’elles fournissent. Victimes de la nature, elles portent sur elles leur condamnation, une cible. Une cible vivante formée par le haut de leurs fesses blanches et le bout de leur queue noire… elles fuient et sont ainsi placées le mieux possible pour le tir.

Le soir arrive et depuis le matin nous ne nous sommes rien mis sous la dent. Le gibier mort ne manque pas, à table… ou plutôt à la cuisine.

On dépèce quelques gazelles, on nettoie un bidon d’essence, on ramasse du crottin de chameau, excellent combustible. Chacun de son côté a un rôle bien défini. Et bientôt les apprêts du repas commencent.

Le fourneau ? Un trou dans le sable.

Le combustible ? Du crottin desséché.

La casserole ? Un tanaquet.

La viande ? Les gazelles.

L’accommodage ? Leur graisse.

La table ? Une peau de gazelle retournée servant à la fois de table et de plat.

Enfin, comme siège le sable, comme couvert nos doigts, comme orchestre le vent, comme éclairage le soleil couchant et comme horizon l’infini.

Ces courses dans le désert, cette vie en commun, toute simple, avec les nomades m’ont mise en confiance avec eux. Je les aimais cordialement et je crois pouvoir dire, sans me vanter, que ces sentiments sont réciproques.

Sous la tente bédouine j’ai connu un nombre important d’indigènes de toutes sortes et de tous caractères, presque toujours sympathiques. C’est là que j’ai rencontré Soleiman, qu’un hasard (tout n’est-il pas hasard dans la vie ?) amena chez moi le jour même où je songeai à traverser le Nedj.