Souvenirs (Montpetit) tome I/02

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L’Arbre (Ip. 31-40).


APPRENTISSAGES


Je m’inscrivis à la Faculté de droit.

La loi m’intéressait par plusieurs aspects, quoique j’aie été troublé, en commençant par l’article 1472 et sans savoir ce que c’était qu’un contrat, l’étude du code civil.

Le Droit romain, auquel je devais revenir un jour, provoquait des manifestations bruyantes qui rappelaient les classes d’anglais du collège. Pourtant, le professeur était pénétré de son enseignement. D’autres cours prêtaient davantage à l’éloquence : nous les suivions avec conviction, prompts à saisir la moindre allusion aux événements, le moindre sens détourné vers la politique ou la société, qui déchaînaient sans raison précise une tempête d’applaudissements ou de protestations.

Somme toute, atmosphère agréable et charmant laisser-aller. L’intelligence ne s’accrochait pas toujours à la parole du maître, ni même l’oreille. Certes, il y avait les élèves studieux ; mais une partie de la classe musait ou se distrayait. « Les cours de droit ? Épatant ! me confiait un ami : j’y ai lu tout Alexandre Dumas. »

Evidemment, on ne coupait pas aux examens ; il y fallait serrer le grain. Mais les aspirants avocats ont déjà la grâce d’état ; et ils devenaient assez vite habiles dans l’art de se tirer d’affaire. Pas toujours, car les professeurs veillaient.

J’ai rêvé, en ce temps, d’écrire un code de l’examen ; je m’en suis même ouvert à quelques camarades. Comme dans l’armée française, il y aurait eu des commandements à côté : « Divise par deux. — Ne fais pas aujourd’hui ce que tu pourras faire faire par un autre demain. » De même, quelques conseils, sous forme ou non de brocards, pouvaient, me semblait-il, guider les candidats : « Il faut avoir tout lu. — Ne quittez pas un camarade qui vient de subir l’oral que vous ne l’ayez vidé de sa substance. — Il y a des questions auxquelles les maîtres seraient embarrassés de répondre. — Étudiez votre professeur autant que l’examen. »

C’est sans doute en exploitant de tels principes que je courus une extraordinaire aventure. Après l’examen de licence, mon nom n’apparut pas sur la liste des candidats reçus, et l’appariteur m’avertit que le Conseil désirait me voir après le dîner. Qu’avais-je fait, mon Dieu ! Je me croyais recalé, pour sûr.

Le doyen, devant ses collègues complices, me fit passer le quatrième degré : « Vous avez réussi vos examens ; ils vous vaudraient même le titre de licencié avec grande distinction. Et vous êtes le seul ! Mais vous avez vraiment manqué trop de leçons. Que faire ? D’après le règlement vous n’avez droit qu’au baccalauréat. Enfin, nous vous offrons le simple titre de licencié. »

Je refusai. « Je prise trop les distinctions de la Faculté de droit pour y renoncer de la sorte. Je me mettrai en règle : je reviendrai suivre les cours manqués. » Puis, avec timidité : «Vous pourriez peut-être publier la liste comme elle aurait dû être. » On y consentit, et je fus gazetté, mais on suspendit ma licence et je reçus un diplôme de bachelier en attendant que j’eusse satisfait aux conditions que j’avais moi-même proposées. Je suivis quelques leçons.

Nommé, plus tard, professeur à la Faculté, je fis valoir que des leçons données valaient bien des leçons entendues et qu’un diplôme de licencié, surtout avec grande distinction, me serait utile pour mes inscriptions à Paris. Le temps avait fait son œuvre et j’obtins satisfaction. Voilà comment j’ai quelque part, dans un tube rebondi, deux diplômes au lieu d’un.

Le blâme le plus cinglant que je reçus de mes professeurs fut de me disperser dans des choses à côté, surtout de « faire de la littérature ». Cela voulait tout dire. J’avais beau assurer que je n’avais jamais écrit de roman, pas même de conte ou de nouvelle, rien n’y faisait. Ce n’était pas assez : il aurait fallu se confiner strictement au droit. J’avoue sans peine que je faisais de la littérature si l’on entend par là l’intérêt très vif que je portais aux idées plus qu’aux jeux de l’imagination.

Nous suivions les cours de Littérature française qui se donnaient à l’Université depuis le passage chez nous de Ferdinand Brunetière et, plus tard, de René Doumic, qui nous avait parlé, dans un silence religieux où tombait sa voix grêle, de l’Évolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle : cinq leçons qui, des romantiques, nous avaient conduits aux décadents — devenus depuis de grands poëtes.

Nous devions ces cours, confiés à des professeurs de France, à la générosité de Saint-Sulpice. Ils réunissaient des auditoires friands et critiques. Les étudiants, aussi préoccupés de la salle que du conférencier, prenaient place dans la galerie circulaire d’où les mots et les rires fusaient.

Les cours fermés donnaient lieu à des rédactions. Je tentai un ou deux essais sans m’attirer autre chose qu’un vague encouragement et ce conseil que je ne compris pas alors : « Efforcez-vous de plier votre style à la nervosité. »

Nous faisions aussi du théâtre, ce qui suscitait le même scandale que nos goûts littéraires. Ce n’était pourtant pas un crime : il valait autant discuter des choses de la scène et nous réunir pour monter une pièce que courir les rues ou d’autres endroits moins recommandables.

Le théâtre ajoutait à notre culture et nous était utile. J’aurai l’occasion d’y revenir. Il nous familiarisait avec le public dont nous apercevions les points de résistance ou d’abandon. Il nous enseignait la puissance du geste, de l’attitude, du mot.

Au surplus, nous avions pris l’habitude des représentations théâtrales au collège. Même en grec : les hommes de ma génération n’ont pas oublié Antigone, et je ne rencontre jamais le vénérable Sulpicien qui tenait le rôle-titre sans me rappeler la figure qu’il faisait sous la perruque, la manière dont il portait le péplum. Le soir de la Sainte-Cécile, le jour de la fête du directeur, en d’autres occasions, nous jouions des comédies ou des drames de valeur inégale : Pour la Couronne, L’enfant prodigue.

Au Gesu, à titre d’ancien élève manqué, on me confia le rôle de Sévère dans un Polyeucte assez amusant si le personnage de Pauline était tenu par un jeune homme. Au Cercle Ville-Marie, au Monument national, au His Majesty’s même, nous donnions des levers de rideau. Nous courions aussi la campagne prochaine : Chambly, où nous comptions de fidèles amis, Saint-Jérôme et d’autres centres. Toujours pour le plaisir, bien entendu, ou pour la charité et sans rémunération jamais. Nous nous amusions de jouer aux nomades, heureux de certaines oasis et, souvent, émus de contribuer aux bonnes œuvres.

Nous étions aussi spectateurs et nous suivions avec avidité les saisons théâtrales qui se succédaient assez heureusement. Nous allions à l’Eldorado, où l’opérette et la lourde farce nous égayaient, au National et aux Nouveautés où l’on donnait du drame et de la comédie.

La saison des Nouveautés nous retenait surtout. Elle était, chaque année, largement annoncée. Nous guettions l’arrivée des artistes, aussi préoccupés qu’eux-mêmes de leur emploi : qui serait grand premier rôle ou jeune première, qui grand premier comique ou utilité ? Nous protestions entre nous si, au cours de la saison, la direction, par nécessité, intervertissait les rôles ou les emplois et exigeait d’une grande vedette qu’elle jouât les utilités. J’ai su depuis qu’il en était ainsi dans la province française.

Nous connaissions les artistes, du moins quelques-uns, qui furent pour nous d’excellents amis. Ils nous conseillaient pour nos entreprises d’amateurs, nous apprenaient la mise en scène, la tenue et le geste, qui sont, en vue d’un plus large domaine, des disciplines précieuses.

Surtout, nous nous sommes pénétrés du théâtre du XIXe siècle et du théâtre contemporain, à défaut des classiques qui, n’attirant guère le public, étaient peu joués. Les pièces les plus importantes du répertoire français depuis le romantisme — celles de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas, d’Émile Augier, de Becque, de Paul Bourget, de Brieux — ont passé sous nos yeux durant des soirs d’hiver enchantés. J’y prenais un plaisir d’esprit et j’y cherchais la source et l’orient de certaines idées. Bref, c’était apprendre, et de façon très agréable.

Étudiant, je m’évadais de Montréal, aussitôt que je le pouvais, vers une campagne, celle qui s’offrait. Je garde surtout le souvenir de Saint-Hubert et de Saint-Hyacinthe.

À Saint-Hubert, je descendais au presbytère où j’étais, avec un ami, l’hôte du curé Baillargé. C’était un homme très aimable à ses heures, et d’une forte personnalité. Il avait enseigné l’économie politique au Séminaire de Joliette et publié un Traité élémentaire auquel j’ai eu souvent recours. En face du presbytère habitait le docteur Quintal qui nous recevait en souriant et avec qui nous tenions, le soir, assis sur la galerie, de longues conversations. Quelques courses à travers la campagne. Et c’était tout.

Vus de loin, ces jeux paraissent assez ternes. Pas même une rivière où se baigner. Pas d’automobile, naturellement. Mais nous goûtions la joie de vivre loin de la ville.

Plus tard, j’allai à Saint-Hyacinthe y retrouver ma fiancée. Nous étions accueillis par les plus charmantes familles : les La Mothe, les Saint-Jacques, les Morin, les Guimont. Quelles délicieuses fins de semaine j’ai passées là ! J’évoque avec ravissement nos promenades sur la Yamaska, à l’ombre des grands arbres. Je suis retourné souvent vers ce pays enchanteur, appelé par des missions : jamais je n’ai revu la rivière, les bois, les cottages, la ville même, sans ressentir une vive émotion à retrouver, flottant sur les choses, les joies simples de ma jeunesse.