Souvenirs (Montpetit) tome II/10

La bibliothèque libre.
Chanteclerc (IIp. 174-184).

SAINTE-JUSTINE


Au cours d’une soirée organisée par l’Hôpital Sainte-Justine, j’avais l’occasion d’évoquer l’œuvre que dirige encore, avec tant de dévouement, Madame Louis de Gaspé Beaubien.

Au printemps de 1907, quelques bonnes volontés s’étaient unies à l’appel d’une femme, le docteur Irma Levasseur. Un danger, que le docteur Raoul Masson avait signalé de nouveau à l’élite, menaçait la nation : la mortalité infantile. Un hôpital pour enfants aiderait à la combattre. Or, nous n’en avions pas. Les protestants nous réservaient quelques lits : c’était tout. Nous avions cru longtemps qu’un enfant ne pèse pas lourd devant la vie : disparu, n’était-il pas « le plus heureux » ? Nous comptions sur les naissances pour nous consoler des deuils, sans songer qu’il eût valu mieux n’avoir pas à se consoler.

L’hôpital fut installé rue Saint-Denis, dans la simple maison où se réunissait le premier conseil. Il n’y avait pas de chaises pour tous les membres, et le premier malade n’aurait même pas de lit.

On obtint une Charte, non sans difficulté : des femmes pouvaient-elles assumer la responsabilité qu’elle impliquerait ?

On constitua des comités. On fit appel à des dames patronnesses. Bientôt le Bureau médical est désigné ; un Conseil de gouverneurs, institué. Des modes de souscription sont prévus, car il faut un budget pour passer les premières semaines, les premiers mois, atteindre l’année.

Les bébés affluent : on les photographie, afin que le public les voie et sache qu’il peut leur donner la santé. Un dispensaire est ouvert. On forme des garde-malades et des aides maternelles. L’œuvre se répand. Elle participe à d’autres initiatives sociales. Elle est connue, appréciée. Est-elle attaquée ? C’est qu’elle vit.

Le dévouement s’était multiplié. Le Comité de régie interne avait accueilli tout ce que la piété lui apportait de disparate : caisses vides, lits, matelas, charbon, savon, couvertures, serviettes, pièces de toile, horloges, chaises, draps, machines à coudre, œufs de Pâques, bonbons, jouets, balances, bénitiers, un abonnement de six mois au téléphone, des caisses de thé, une statue de la Vierge, un tronc. On sourit devant ce galimatias du cœur ; mais, pour ceux qui recevaient ces choses, quelle joie ! Rien de négligeable, rien de trop usé : avec deux chaises on en fait une : de quatre vieilleries, on tire un meuble. La vie est chère et il faut s’installer.

Le Comité de la lingerie n’a pas de fil, pas d’aiguilles, pas de chaises ni de lampes : la bohème de la charité. Mais le cœur, le sourire, et des doigts dont les hommes disent qu’ils sont de fée, quand ils sont de femme tout simplement. On travaille longtemps le soir, dans le silence où l’on pense aux malheureux, et des trésors jaillissent du néant.

René Doumic a évoqué chez nous ceux qui sont notre raison d’aimer l’avenir, d’espérer dans un souvenir par quoi, oubliés du reste des hommes, nous ne mourrons pas tout à fait : ceux à qui nous n’en voulons pas de nous « pousser vers la mort » et que nous désirons voir recueillir l’honneur de notre nom et le peu que nous aurons fait de bon ; qui sont une joie perpétuelle et notre recommencement ; qui retrouvent nos gestes, nos mots, nos intonations, nos silences et nos colères où nous aimons si souvent les reconnaître : qui nous aident de leur affection, en qui nous nous reposons des inepties de l’existence ; qui nous offrent la sûreté de leur cœur et la sincérité de leur regard : les tout-petits. Lacordaire s’écriait : « Qui touchera le cœur de l’homme si l’âme de l’enfant ne le touche pas ? » L’hôpital Sainte-Justine a fait une devise de ces mots de l’ardent dominicain. Mais si nous éprouvons un tel bonheur à remercier nos enfants de leur sourire, pensons-nous que d’autres, aussi aimants, endurent la douleur de voir souffrir, sans espoir de guérison, leurs petits ? Les enfants des autres, n’est-ce pas notre propre histoire ? Le foyer pauvre est-ce moins d’amour ? L’enfant pauvre qui meurt, est-ce moins de douleur ? Sainte-Justine aide les tout-petits qui ont moins d’argent et tout autant de maman.

Le premier rapport du Bureau médical, présenté par le docteur Raoul Masson, avait pu conclure, optimiste : « L’avenir ne peut pas et ne doit pas être autre chose que très brillant. » On comptait déjà mille jours d’hospitalisation offerts à cent soixante-quinze nourrissons et enfants de un à dix ans. Ces petits, que la mort guettait, on les avait, pour la plupart, sauvés.

Et ce fut la recherche de plus d’espace : rue Delorimier d’abord, puis rue Saint-Denis. Les rapporteurs jubilaient.

L’immeuble où logeait, en 1918, l’hôpital était encore fort simple, bien différent de ce qu’il est devenu depuis. Je l’avais visité avant d’en parler au public.

Dès l’entrée, la propreté la plus méticuleuse et la plus riante, une intimité qui venait peut-être de l’exiguïté des salles, peut-être aussi du jeune âge des pensionnaires, m’avaient frappé.

Les malades s’inscrivaient dans une première pièce, à gauche. J’enseignais à cette époque la statistique et le registre m’émerveilla. Sous des rubriques précisées par l’expérience, s’additionnait le travail de la charité : le nom des enfants, leur âge, leur nationalité, la durée du traitement, les progrès de la thérapeutique. Les malades recevaient une carte portant un numéro d’ordre et une fiche dont la couleur indiquait le service où ils étaient dirigés. Le vert allait aux affections du nez, de la gorge et des yeux ; le rose, aux interventions chirurgicales ; le bleu, à la médecine générale, et le jaune à la dermatologie. Pourquoi telle couleur ? Fantaisie : mais qui permettait de cataloguer les observations. Le dispensaire avait des issues indépendantes, en sorte que son travail s’opérait sans gêner l’activité propre de l’hôpital. Neuf mille enfants y étaient passés en 1917.

Bordées d’un long corridor, des salles où se logeaient les spécialistes. Puis, un cabinet de consultation, la pharmacie, la salle de couture et le bureau. Les étages supérieurs abritaient les malades.

Beaux enfants parfois, et gais le plus souvent. L’un d’eux feuillette un cahier où ont été collées des images : têtes couronnées, vues prises depuis des aéroplanes d’où la terre de souffrance semble ordonnée et heureuse ; engins de guerre ; et des vers de Crémazie ; de Jean Aicard, « La prière française » : de Paul Bourget, « À une belle enfant » ; d’Ernest Marceau, le cher directeur de Polytechnique, « Hymne au Canada ». Le petit tourne les pages sous mon regard qui associe les images et les vers à sa douleur muette. Je lui demande son âge. Il répond à mi-voix : trois ans. Et j’obtiens un sourire quand je lui dis : « C’est pas un docteur ; il ne fait pas mal, le monsieur. » Il fait signe que non, doucement ; et cache sa timidité derrière son grand livre. Dans un coin, une bonne figure de Polonais, qui parle déjà français et anglais. Un bambin réclame du papier pour écrire devant la visite. Je lui assure : — « T’es un Irlandais ? » Il me répond : — « Oui », avec le plus pur accent du Faubourg Québec. Et des tout-petits aux figures très pures, le front chargé parfois d’une grave pensée, les poings bleuâtres, les cheveux en coup de vent. Quelques-uns ont des jouets, et je ne sais rien de plus émouvant.

Sur des plaques suspendues aux lits, les noms des donateurs : celui d’une jeune fille, mademoiselle Solange Thibaudeau ; au-dessus d’un bébé blond aux yeux bleus, celui d’un de nos glorieux officiers, tombé au champ d’honneur, le capitaine Abel Beaudry ; et celui d’un héros de dix-sept ans, James de Beaujeu Domville.

Je traverse les laboratoires, la pasteurisation, la salle d’opération. Tout là-haut, les dortoirs alignés sous des ailes blanches ; et la chapelle où prient des religieuses.

Dans le sous-sol, la buanderie : on soupçonne ce qu’il faut de linge ; les cuisines, où se font des milliers de tartines ; les fournaises, qui sont des gouffres.

Qui dira les dévouements qu’ont vus passer les deux premiers lustres de cette œuvre : médecins, qui sont un argument pour ceux qui réclament des compétences, et dont plusieurs, revenus d’Europe, ont modifié nos méthodes et secondé les œuvres sociales ; religieuses, animatrices de l’hôpital ; garde-malades, sentinelles de la vie : infirmières bénévoles : dames patronnesses.

L’espace, de nouveau, manquait. Il allait falloir bâtir encore : « Nous n’avons pas un coin pour y placer un lit de plus, disait le docteur A.-Z. Crépeault. Tous les mois, toutes les semaines, nous refusons de pauvres petits patients. »

Le budget était devenu lourd. Les recettes, faites de subventions, du Sou du pauvre, de la pension de quelques enfants seulement, car la gratuité régnait, devaient s’augmenter de souscriptions et de dons. L’Hôpital attendait chaque année plus de dix mille dollars du public qui n’abandonnait pas cette œuvre aidée dès ses premières heures et à qui il a toujours conservé sa sympathie.

C’est qu’elle est imprégnée de devoir social et de la plus chaude humanité. Elle réalise le commandement de la solidarité. Elle rapproche ceux qui sont heureux, et qui ont plus que leur bonheur, de ceux qui souffrent et qui n’ont que leur souffrance. Elle incline le dévouement vers la détresse. Et le riche qui lui donne protège souvent, du même geste, ses enfants de la mort, car les quartiers élégants de nos villes sont guettés par la contagion qui monte des taudis. L’être infime que Pasteur a révélé ne choisit pas sa chair. Il n’obéit qu’à sa virulence. Rien n’arrête son tourbillon : et il arrive aussi qu’il descende des palais vers les masures. Double raison d’agir : ou la charité ou la crainte. L’œuvre sociale est fondée sur l’amour et sur la sagesse.

En faut-il davantage pour provoquer l’action d’une conscience collective, pour consacrer les droits de la misère ?

Les droits de la nation aussi. Nous commencions à le comprendre et à regarder en face la situation qui nous était faite. À quoi servait-il d’augmenter pour la mort le chiffre de nos naissances ? Nous mourions trop. La typhoïde, la tuberculose, l’alcoolisme, la gastro-entérite nous assaillaient. Sans doute, nous ne taririons pas ces maux : mais nous pouvions, nous devions, en diminuer l’atteinte. Une épidémie nous avait affolés parce que, en peu de jours, elle avait fauché la moisson d’une année.

Le nombre est notre première ressource. Nous avons survécu, grâce à lui. Pourquoi n’organisions-nous pas la résistance ? « Ce qui me déconcerte, disait quelqu’un, ce n’est pas que l’on ait tant à faire, c’est qu’on ne fasse rien. » Pour exagérée que fût la formule, elle restait vraie. Agir, et vite : et sur un plan d’ensemble, à l’exemple des autres pays : l’avenir était à ce prix. C’était une question d’argent ; non pas uniquement, mais une question d’argent quand même, c’est-à-dire une question de puissance et, finalement, de pensée. Si nous adaptons nos qualités innées aux conditions de la vie moderne, le passé survivra, pleinement, sans diminution, dans tout l’éclat de sa promesse. Sinon, c’est la mort ; la mort lente comme une illusion.

L’essor économique écartera bien des misères. Tout se tient. La faim peut déchaîner l’effondrement moral. Si la richesse est impuissante à tuer la souffrance et à supprimer la pauvreté, du moins peut-elle aider ceux qui demandent, et sauver une race en lui donnant la seule confiance qui compte : celle qui réussit. Cela tient en trois mots : instruire, produire, organiser.